Rafales courtes :
Les membres juniors : La clé d’un changement culturel durable

Par le lieutenant-colonel Cameron Meikle, CD

La cause profonde des difficultés rencontrées par les Forces armées canadiennes (FAC) pour instaurer un changement de culture durable fait l’objet d’un large débat. Un ouvrage figurant dans la dernière liste de lecture du commandant de l’Armée canadienne attribue cette lacune à un leadership toxique persistant.Note de bas de page 1  Un autre ouvrage jette le blâme sur le refus de promouvoir l’éducation, ce qui limite la pensée critique des dirigeants dans la résolution de problèmes complexes, comme ceux liés à l’évolution de la culture.Note de bas de page 2  Même si le défi que représente le changement de culture est pluridimensionnel, un examen approfondi de la théorie du changement organisationnel, c’est-à-dire ce que les organisations devraient faire selon les experts pour assurer des changements durables, révèle une ressource sous-utilisée de l’Armée canadienne (AC) qui pourrait accélérer et soutenir l’évolution de la culture : les idées des membres juniors.

Les théories sur le changement organisationnel soulignent que le changement de culture ne peut pas être dicté uniquement par les dirigeants. Bien que la vision et le leadership des hauts dirigeants sont essentiels au changement, Andrew Saffron, expert en changement de culture, préconise une approche « du haut vers le bas, du centre vers l’extérieur et du bas vers le haut ». Cette rupture avec les directives strictement descendantes est une réaction aux messages des hauts dirigeants qui sont souvent dilués ou bloqués au niveau des cadres intermédiaires lorsque ces derniers ne savent pas exactement comment soutenir l’effort.Note de bas de page 3  Des études ont montré que jusqu’à 87 % des employés de première ligne ne connaissent pas la vision d’avenir de leur organisation.Note de bas de page 4  De même, il est prouvé que des approches ascendantes sont nécessaires afin de susciter une adhésion suffisante aux initiatives de changement.Note de bas de page 5  Ces preuves concordent avec les critiques du changement de culture au sein des FAC, qui affirment que les seuls changements de culture significatifs au sein des FAC sont le fruit d’une mobilisation ascendante interne ou de pressions externes.Note de bas de page 6  

Une décision descendante est celle prise par un dirigeant ou une équipe au sommet d’une structure hiérarchique et qui doit être exécutée par le personnel subalterne. Cette approche est pratique dans de nombreuses situations et a l’avantage de permettre de rapidement détecter les problèmes et de mettre en place des solutions ainsi que de garantir la diffusion d’un message cohérent dans toute l’organisation. Cependant, lorsqu’un seul petit groupe de personnes prend les décisions, il y a moins de diversité des points de vue, ce qui peut entraîner une diminution du nombre de solutions créatives. De plus, il se peut que les employés aux échelons supérieurs ne comprennent pas pleinement les défis auxquels sont confrontés leurs collègues aux échelons inférieurs, et ce processus crée un goulot d’étranglement, car de nombreux problèmes complexes doivent être analysés et résolus par des cadres supérieurs qui ont de nombreuses responsabilités concurrentes.Note de bas de page 7

Une approche descendante informée par le bas, permet à l’ensemble du personnel d’une organisation de participer activement à la détection des problèmes, à l’élaboration de solutions et au suivi de l’efficacité des nouveaux changements. Cela va bien au-delà d’un sondage, d’une assemblée générale ou d’entretiens ponctuels, car les membres du personnel doivent être en mesure d’analyser un enjeu, de proposer des solutions innovantes et de partager leurs idées avec les cadres supérieurs. Non contraints par l’habitude de pratiques répétées sur plusieurs décennies, les membres juniors peuvent apporter des solutions hautement créatives.

Les dirigeants des FAC ont mis l’accent sur le rôle des initiatives ascendantes pour favoriser un changement de culture durable. Le rapport d’étape final sur l’opération HONOUR a mis en évidence l’influence importante des membres juniors sur la culture des FAC et fait ressortir leur rôle déterminant dans la réussite des initiatives de changement.Note de bas de page 8  En outre, à la suite des allégations de comportement inapproprié formulées en 2021 à l’encontre de plusieurs dirigeants des FAC, de hauts responsables militaires ont insisté sur l’importance d’intégrer les suggestions des membres juniors afin d’en tirer des leçons, d’orienter les actions et de trouver des solutions.Note de bas de page 9  

Bien que la définition du terme « membre junior » puisse être assez vague, les sources citées ci-dessus renvoient probablement toutes à des personnes qui ne sont pas figées dans leur façon de penser, c’est-à-dire qui n’ont pas un biais appelé « enracinement cognitif », qui se développe lorsqu’une personne est confrontée de manière répétée au même type de problème. Au fil du temps, une personne peut s’habituer à utiliser les mêmes solutions et cesser de chercher des façons plus efficaces de relever les défis.Note de bas de page 10  Bien que les militaires du rang subalternes (caporaux-chefs et grades inférieurs) et les officiers subalternes (capitaines et grades inférieurs) sont généralement ceux à qui le terme « membre junior » réfère, tout militaire qui n’est pas influencé par les biais inconscients liés à l’enracinement cognitif peut être considéré comme un contributeur d’idées ascendantes.

Malgré la reconnaissance de la nécessité de solutions ascendantes, la responsabilité de l’élaboration du plan d’évolution de la culture des FAC a été confiée au Chef – Conduite professionnelle et culture (CCPC). Roger Connors, auteur à succès sur le changement de culture, fait une mise en garde : retirer des membres du personnel de leur unité pour former des équipes de changement de culture est une erreur courante.Note de bas de page 11  Le risque lié à cette approche est bien résumé dans l’observation du général Eyre que les recommandations de l’opération HONOUR semblaient déconnectées de la réalité et étaient perçues comme « conçues à Ottawa, pour Ottawa ».Note de bas de page 12  

La création d’une organisation telle que le CCPC peut également, sans qu’on l’ait voulu, permettre à d’autres dirigeants d’éviter de s’attaquer au changement de culture en supposant que celui-ci est pris en charge ailleurs. C’est peut-être la raison pour laquelle l’AC n’a pas publié d’ordres de changement de culture précis depuis la fin de l’opération HONOUR en mai 2022. De même, le comité sur l’évolution de la culture de la 5e Division du Canada a invoqué l’attente des directives du CPCC pour justifier l’absence d’orientation officielle actualisée.

Soyons clairs sur ce point : cette critique constructive des efforts de changement culturel des FAC ne signifie pas que les initiatives actuelles sont inefficaces — tout le travail accompli était nécessaire, attendu depuis longtemps et aura une incidence positive. Cela dit, l’objectif de cet article est de mettre en évidence la possibilité d’accélérer et de pérenniser le changement de culture au sein des FAC en mettant en œuvre les idées des militaires subalternes. Toutefois, comme il convient d’apporter des solutions plutôt que de soulever des problèmes, les paragraphes suivants décrivent comment traduire cette vision en actions concrètes.

Afin d’élaborer un plan de changement de culture descendant et informé par le bas, la plupart des unités de la 6e Brigade d’appui au combat du Canada (6 BACC) ont créé des sondages visant à cerner les défis liés à la culture des unités et des FAC. Munies d’une liste d’enjeux, certaines unités ont organisé une journée de la culture au cours de laquelle des groupes de travail ont été créés pour élaborer des solutions. Les groupes travaillant sur les mêmes enjeux ont échangé leurs idées afin d’approfondir la discussion et, en fin de compte, de déterminer la solution de l’unité à chaque enjeu cerné, autrement dit des solutions à l’échelle de l’unité aux enjeux détectés par l’unité. Lorsque les mesures relevaient de l’autorité du commandant, des ordres ont été donnés pour intégrer les idées issues de la journée de la culture, ce qui a permis de mettre en place un plan d’évolution de la culture descendant, mais informé par le bas.

Malheureusement, l’initiative s’est heurtée à des obstacles lors de la transmission des suggestions de l’unité au commandant de l’AC (ou des FAC) compétent, car certaines solutions nécessitaient une autorité dépassant le contrôle de l’unité. Par exemple, une suggestion visant à améliorer l’inclusivité consistait à ajouter un champ facultatif pour les pronoms préférés à la liste d’adresses globale d’Outlook, permettant ainsi aux expéditeurs de vérifier les pronoms avant d’utiliser des termes genrés. Cette initiative nécessitait une autorisation dépassant les compétences de la 6 BACC, mais de nombreuses demandes au niveau de l’état-major adressées au 7e Groupe des communications sont restées sans réponse, probablement en raison d’un manque de ressources ou de structure pour traiter ce type de demandes. Ce genre d’obstacle à la communication empêche l’institutionnalisation d’une approche descendante informée par le bas pour changer la culture des FAC.

L’exercice mené par la 6 BACC a eu une conséquence inattendue : les soldats se sont sentis ignorés, car de nombreuses solutions n’ont reçu aucune attention ni réponse. Cet exemple montre que si l’AC souhaite réellement écouter les membres de son personnel, il lui manque une méthode pour transmettre efficacement les suggestions des niveaux inférieurs aux décideurs appropriés (c’est-à-dire éviter de transmettre systématiquement aux commandants les notes d’information pour chaque suggestion). Cette recommandation ne signifie pas que toutes les solutions doivent être mises en œuvre. Des contraintes de ressources ou une meilleure compréhension des effets de deuxième ordre peuvent conduire au rejet d’une suggestion. Cependant, les soldats ont besoin de se sentir écoutés et, surtout, d’avoir le sentiment que leurs solutions réalisables peuvent être adoptées. 

Les FAC doivent démontrer leur capacité de répondre aux préoccupations de leur personnel afin de réduire la perception selon laquelle les initiatives de changement culturel sont « conçues à Ottawa, pour Ottawa ». Par exemple, le Plan global de mise en œuvre des FAC, c’est-à-dire la feuille de route des FAC publiée en juillet 2024 pour favoriser le changement de culture, comporte 194 recommandations à mettre en œuvre.Note de bas de page 13  Dans cette liste, seuls 19 éléments sont considérés comme étant axés sur l’amélioration du bien-être des militaires, dont 15 portent sur la promotion des hauts dirigeants, la réforme de la police militaire ou l’amélioration de la collaboration avec les groupes consultatifs.Note de bas de page 14  Les 175 recommandations restantes portent principalement sur les rapports stratégiques, les changements structurels et les modifications apportées aux politiques. Bien que ces recommandations soient importantes, puisque seulement 30,4 % des membres des FAC estiment que l’organisation leur offre une qualité de vie raisonnable et que certains dirigeants des FAC citent un leadership toxique comme cause des problèmes de maintien en poste,Note de bas de page 15  il pourrait être avancé qu’il faudrait mettre davantage l’accent sur les aspects du bien-être.

L’AC peut renforcer les efforts de changement de culture en adoptant une approche descendante informée par le bas. Il est essentiel de réaliser des sondages sur la culture des unités afin de déterminer les points à améliorer. Chaque unité devrait ensuite organiser une journée de la culture au cours de laquelle le personnel élaborerait des solutions à ses défis particuliers, ainsi que d’autres activités visant à promouvoir la culture militaire. Les solutions aux problèmes relevant de la compétence de l’unité peuvent être mises en œuvre immédiatement. Parallèlement, les enjeux qui nécessitent la compétence d’une autorité supérieure doivent être communiqués efficacement aux décideurs sans alourdir la chaîne de commandement. Puisque chaque division est tenue de disposer d’un officier de l’évolution de la culture, ce poste pourrait être mis à profit pour faciliter la mise en place d’un nouveau processus de gestion de ces recommandations. Grâce aux militaires subalternes agissant comme moteurs de changement, l’AC aura l’adhésion qui, selon les experts, est si difficile à obtenir. Il suffit de les écouter.

À propos de l’auteur

Cameron Meikle a plus de vingt ans d’expérience en tant qu’officier des blindés au sein du Lord Strathcona’s Horse (Royal Canadians). Il a récemment obtenu son diplôme de l’United States Army School of Advanced Military Studies à Fort Leavenworth, au Kansas, et détient deux maîtrises. Il occupe actuellement le poste de G5 au sein de la 6e Brigade d’appui au combat du Canada, à Kingston, en Ontario.


Cet article a été publié pour la première fois en ligne dans la section Rafales Courtes du Journal de l'Armée du Canada (septembre 2025).

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2025-09-16