Rafales Courtes – Réflexions de Lettonie III : La guerre de manœuvre dans l’environnement opérationnel actuel
par Mme Rebecca Jensen, Ph.D.
Note du rédacteur :
Le groupement tactique multinational en Lettonie dirigé par le Canada, la Force opérationnelle Paladin (FO Paladin), comprend des forces de dix pays contributeurs, de même que 438 membres de l’Armée canadienne. L’interopérabilité a rarement été poussée à ce niveau, ni à cette échelle. Pour faire correspondre la démarche d’instruction et la préparation au combat de la FO Paladin, le commandant (cmdt), le Lcol Jean-François Labonté, a commencé la rotation par une rencontre d’une fin de semaine pour les chefs. Après une demi-journée de breffages sur l’environnement opérationnel actuel, de petits groupes ont eu la tâche d’élaborer des maximes qui s’inscrivent sous la devise du cmdt « Nous combattons ». Le présent article fait partie de la série de rubriques Rafales courtes : « Réflexions de Lettonie », qui se penche sur certaines de ces maximes, sur leur signification dans la pratique et sur leur importance.
Se disperser pour survivre
Tôt durant la guerre menée par les Russes contre l’Ukraine, la couverture de l’actualité présentait régulièrement des reportages sur la destruction de grands quartiers généraux et formations de la Russie. La transformation des techniques de ciblage des Ukrainiens faisait en sorte que peu après qu’une cible de grande valeur ait été identifiée, elle pouvait être frappée grâce à des tirs à longue portée. Comme l’Ukraine avait acquis des dispositifs de tir à portée de plus en plus longue et de plus en plus précis, elle est devenue encore plus habile à ce chapitre, forçant les forces russes à se disperser. Bien entendu, la Russie, comme toutes les forces armées étudiant cette guerre en a tiré des leçons et s’est adaptée. Les tirs de précision à longue portée, comme ceux du système de roquette d’artillerie à grande mobilité (le HIMARS actuellement utilisé en Ukraine), peuvent détruire des cibles avec une grande précision à une distance de centaines de kilomètres. Cette capacité n’est cependant pas sans coûts, puisque les roquettes coûtent individuellement quelque 200 000 $ CA, et même plus dans certains cas. Les plateformes qui tirent les missiles coûtent des millions de dollars chacune, et lorsqu’elles lancent de l’artillerie de roquette, elles risquent de devenir exposées.
L’une des clés de la survie est d’éviter de créer le genre de cibles qui sont rentables pour les tirs de précision à longue portée, et le moyen de plus facile d’y parvenir est la dispersion. Étaler une force sur une grande surface rend les éléments de cette force plus difficiles à détecter et aussi moins susceptibles d’être considérés comme des cibles de grande valeur lorsqu’ils sont détectés. Cela accroît aussi la déception en aidant les éléments plus gros et les postes de commandement à sembler plus petits et plus génériques. C’est simple, mais ce n’est pas facile. Le ravitaillement et la protection de la force de beaucoup d’éléments dispersés sont plus intensifs sur les plans de la logistique, de la main‑d’œuvre et du temps comparativement à un nombre moindre de groupes plus grands. La FO Paladin peaufine continuellement son approche en matière de dispersion afin de rendre la force plus apte à survivre, tout en demeurant hautement efficace. Cependant, cela crée la difficulté de savoir comment se concentrer pour frapper et combattre offensivement.
Se concentrer pour frapper
Si la dispersion accroît la surviabilité et constitue une solde mesure défensive, une manœuvre interarmes et le mouvement vers l’offensive exigent une concentration de forces amies. L’un des caractéristiques remarquable de la lutte de l’Ukraine contre l’invasion russe a été l’opération d’ouverture de brèche réussie, mais coûteuse, qui n’a pas été pleinement exploitée par la suite. C’est souvent parce qu’il faut du temps pour rassembler les troupes, l’équipement et les fournitures pour exploiter cette brèche et que ce faisant, on crée une fenêtre de vulnérabilité où l’ennemi peut attaquer avec des tirs de précision à longue portée.
Compte tenu de cela, la difficulté demeure si l’on veut regrouper des effets sans nécessairement rassembler des forces ou, d’un autre côté, si l’on veut créer une fenêtre où une force peut se concentrer de façon sécuritaire afin d’exploiter un avantage. Cette dernière tactique est en cours d’élaboration par les forces armées des É.-U., plus particulièrement par le commandement des forces armées futures. Ce commandement élabore le concept de « convergence » ou de synchronisation des effets dans tous les domaines où l’ennemi, pendant un bref moment dans le temps et l’espace, est incapable soit de détecter les forces regroupées, soit de les frapper, ou les deux. Bien que ce soit très prometteur, ça exige des capacités et des plateformes qu’on trouve peu chez la plupart des forces de l’OTAN. La première approche, celle consistant à regrouper des effets sans rassembler les forces, est plus réalisable en ce moment. Les tirs préparatoires et d’appui, la guerre électronique et les éléments de RECO peuvent conférer une certaine protection aux forces de l’OTAN pendant qu’elles se préparent à exploiter une brèche ou à passer à l’offensive. Par le passé, nous avons vu l’exemple de l’approche des Britanniques pendant les deux Guerres mondiales consistant à faire de petites avancées et à tenir les position, et où de petites exploitations ont été appuyées par les tirs, puis sont graduellement devenues des positions défensives. Bien que ce soit intensif sur le plan des munitions, cela permet de faire des progrès constants, par petites étapes donnant lieu à un effet cumulatif important.
Ne jamais être au point mort
La FO Paladin est activement surveillée par les forces russes, tout comme le sont les autres forces de l’OTAN dans les pays baltes. Cela ne fera que s’intensifier si la Russie s’en prend activement à l’OTAN dans le théâtre. L’impulsion et l’initiative sont donc essentielles. Le fait de rester en mouvement complète la dispersion comme aspect de la surviabilité, et bien que cela augmente le fardeau imposé au maintien en puissance, le fait d’être difficile à trouver et à fixer maintient la puissance au combat. Compte tenu du besoin de se déplacer, de communiquer, de coordonner, parfois avec des outils analogues, ça n’est pas une tâche facile. Ça exige un commandement de mission, l’habilitation de commandants subordonnés afin qu’ils puissent exercer leur propre jugement et prendre l’initiative selon les paramètres établis par le cmdt de la FO Paladin. Dans un groupement tactique multinational comme la FO Paladin, ça signifie d’établir de solides relations reposant sur la compréhension et la confiance, ce qui peut être difficile, même au sein d’une seule armée. Même avant la rotation de la FO Paladin, les chefs du groupement tactique et tous les pays fournisseurs ont travaillé pour créer et maintenir ces relations. Ça peut prendre la forme d’unité symbolique, comme de concevoir ensemble l’emblème de la force opérationnelle, et d’activités sociales où les soldats de tous les grades font connaissances les militaires d’autres pays au-delà du milieu de travail. Ça signifie aussi un entraînement commun, non seulement pour la Force opérationnelle dans son ensemble, mais aussi à des niveaux inférieurs. Cela comprend de voyager ensemble vers des États de l’OTAN tout près pour s’entraîner dans différentes conditions et à différentes compétences.
Le fait de ne jamais rester au point mort a aussi une dimension cognitive. Les commandants des sous‑unités ne peuvent pas simplement être efficaces dans la compréhension de leurs responsabilités immédiates et de leur mission; ils doivent aussi continuellement réviser leur compréhension de l’environnement opérationnel, des capacités de la FO Paladin dans son ensemble, et les menaces auxquelles sont les plus susceptibles d’être confrontés. Le perfectionnement professionnel courant, souvent officieux, appui cette impulsion cognitive. De nombreux chefs de la FO Paladin ont constaté que le fait de travailler et de s’entraîner ensemble avait amélioré leur rendement au travail, mais que cela leur avait donné une bonne idée de la façon dont leurs collègues d’autres pays s’entraînent et combattent. Ces observations ont ouvert la voie à des changements et des améliorations qu’ils ramèneront dans leur propre pays à la fin de leur rotation.
Au bon endroit, au bon moment
Les contre‑insurrections et les petites guerres de la période de l’après‑guerre froide comptaient des forces d’une densité relativement faible, engagées dans ce qui était souvent appelé un « conflit de faible intensité ». Lors de ces missions, les commandants avaient beaucoup de latitude quant à la façon et au lieu où ils étaient engagés, puisque l’élimination des conflits (du moins au niveau physique) était moins pressante, et les capacités de l’ennemi étaient nettement inférieures aux leurs. Nous n’aurons pas la même liberté d’action lors d’un conflit entre l’OTAN et la Russie. Il est crucial de veiller à ce que chaque partie de la force opérationnelle soit au bon endroit, au bon moment, afin de s’acquitter de ses tâches, tout comme le fait de savoir quand le plan change invariablement après le contact. L’évitement des conflits et la coordination de forces dans l’espace et le temps sont cruciaux pour éviter les tirs fratricides. Les outils utilisés de longue date, comme les mesures de contrôle clairement communiquées, sont importants ici.
Comme il s’agit d’une force opérationnelle où les communications peuvent être plus compliquées et moins fiables que dans une force issue d’un seul pays, la direction de la FO Paladin a produit des directives vastes et faciles à comprendre concernant les zones de responsabilité. Ces directives sont solides et suffisamment simples pour être utiles, même si les communications sont intermittentes ou non disponibles. De façon plus générale, il est essentiel d’avoir une intention claire conjuguée à un concept d’opérations simple afin que, même avec les frictions inévitables et le chaos de la guerre, chaque composante de la force opérationnelle puisse faire en sorte que ses efforts appuient la mission et contribuent à l’atteinte de l’objectif. Cette approche tire parti du commandement de mission et des relations présentées précédemment.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Mme Rebecca Jensen, Ph.D., est chercheuse associée au Royal United Services Institute et professeure adjointe au Collège des Forces canadiennes à Toronto. Elle est actuellement en mission en Lettonie en qualité de conseillère auprès du commandant de la FO Paladin (le groupement tactique multinational), le Lcol Jean-François Labonté.
Cet article a été publié pour la première fois en ligne dans la section Rafales Courtes du Journal de l'Armée du Canada (février 2025).