Doctrine russe en matière d’opérations urbaines et attaques contre Kiev et Kharkiv

par Major Jayson Geroux, CD

La meilleure façon de mener des opérations offensives réussies contre un centre urbain est de capturer la zone urbaine avant qu’elle ne soit défendue. Les frappes audacieuses sont une entreprise à haut risque. La Russie prévoyait des attaques terrestres rapides synchronisées avec des assauts aériens audacieux et profonds destinés à s’emparer des zones urbaines critiques avant qu’elles ne puissent être défendues. Les Russes ont largement échoué dans le nord et l’est de l’Ukraine en raison d’un manque d’effet de surprise, du poids insuffisant des forces d’attaque et de la compétence et de l’agressivité des défenses et des contre-attaques ukrainiennes.Note de bas de page 1 

– Lieutenant-colonel (à la retraite) Louis DiMarco

Au début du XXIe siècle, la Russie a affirmé qu’une majorité d’Ukrainiens souhaitaient être intégrés à la Russie en raison de la faiblesse supposée du gouvernement ukrainien et de sa présumée tolérance culturelle à l’égard de l’extrémisme de droite. Ces prétendues raisons ont suffi au Kremlin pour justifier le recours à la force contre l’Ukraine, alors qu’il était clair que l’intention de la Russie était de détruire la souveraineté nationale de l’Ukraine et son armée, afin de tirer profit des industries militaires et nucléaires de l’Ukraine.Note de bas de page 2  Le processus d’annexion de l’Ukraine a commencé en 2014 avec l’annexion illégale par la Russie des régions de la Crimée et du Donbass, qui a été suivie au cours des années suivantes par des affrontements occasionnels, mais intensément violents. Pendant plusieurs semaines en 2021-2022, la Russie a rassemblé ses forces militaires à ses frontières et à celles du Bélarus avec l’Ukraine, démontrant ainsi que le président russe Vladimir Poutine voulait terminer ce qu’il avait commencé et qu’une attaque contre l’Ukraine était imminente.

Le présent article traitera de la doctrine soviétique et russe en matière d’opérations urbaines aux niveaux opérationnel et tactique, puis identifiera brièvement quelques-unes des nombreuses raisons pour lesquelles les attaques initiales de Kiev et de Kharkiv ont échoué et examinera enfin comment la doctrine russe en matière d’opérations urbaines a été mal appliquée lorsque les Russes ont tenté de prendre les deux villes dans les premiers jours de la guerre. Cette étude de cas servira également de base à une discussion sur les enseignements tirés de l’histoire de la guerre urbaine en général et sur la manière dont le choix d’ignorer sélectivement sa propre histoire militaire en particulier ou de ne pas adapter la doctrine des opérations urbaines à la situation sur le terrain peut être fatal à un plan opérationnel et aux militaires qui exécutent ce plan au niveau tactique.Note de bas de page 3 

Contexte

Avant la réinvasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, les universitaires et les spécialistes militaires du monde entier se sont livrés à d’intenses spéculations et ont débattu des intentions possibles de la Russie et de son plan de manœuvre le plus probable. Les avis divergeaient quant à l’ampleur et à la portée de l’éventuelle opération future, certains experts estimant que le renforcement des forces aux frontières nord, est et sud-est de l’Ukraine était un signe précurseur d’une invasion à grande échelle. Une analyse a prédit que les forces russes avanceraient jusqu’aux frontières occidentales de l’Ukraine avec la Pologne, la Slovénie, la Hongrie et la Roumanie.Note de bas de page 4  D’autres perspectives ont suggéré que les unités du Bélarus n’étaient peut-être qu’une démonstration destinée à contraindre les Ukrainiens à placer davantage de forces militaires à proximité et à l’intérieur de leur capitale. Cela permettrait aux Russes d’affronter moins d’unités ukrainiennes dans le Donbass. Kiev étant un objectif trop difficile à capturer, la démonstration dans le nord permettrait à la Russie de mener une incursion plus importante en vue de sécuriser enfin l’est et lui permettre d’achever ce qu’elle avait commencé en 2014.Note de bas de page 5  Une myriade d’autres plans d’action ont également été envisagés. Cependant, toutes les prévisions concernant l’invasion de la Russie indiquaient que les villes ukrainiennes seraient des objectifs stratégiques. À titre d’exemple, les articles des médias étaient accompagnés de cartes où apparaissaient d’énormes flèches rouges, dont la plupart pointaient vers les principales zones urbaines de l’Ukraine, notamment Kiev, Kharkiv, Kherson, Odessa, Marioupol, Donetsk et Louhansk.

L’intention de la Russie est apparue clairement lorsque le monde s’est réveillé le 24 février 2022 en apprenant que la Russie avait franchi les frontières de l’Ukraine dans le cadre d’une invasion totale. Les grandes flèches rouges sur les cartes ont été remplacées par des taches rouges indiquant la profondeur de la pénétration des forces aériennes et terrestres russes dans le pays. L’une des opérations les plus importantes – et les plus inquiétantes du point de vue de la plupart des Ukrainiens et des Occidentaux – a été l’opération aéromobile menée par les Vozdushno-desantnye voyska Rossii (VDV), les forces aéroportées russes, visant à prendre le contrôle des aéroports essentiels situés à proximité de Kiev, en particulier l’aéroport international Antonov d’Hostomel situé au nord-ouest de la ville.Note de bas de page 6  Les colonnes terrestres qui semblaient se déplacer rapidement vers Kiev et Kharkiv, situées respectivement à 150 et 42 kilomètres de la frontière russe et donc relativement faciles à atteindre, étaient également inquiétantes. En effet, si l’aéroport venait à être pris et si Kiev, la capitale de l’Ukraine, venait à tomber, la guerre pourrait être achevée dans les jours suivant son commencement. Kiev présentait également un ensemble de centres logistiques de grande valeur, notamment des ports sur le fleuve Dnipro, plusieurs aéroports et un réseau complexe de voies ferrées et d’autoroutes reliant l’Ukraine à la Russie et au Bélarus.Note de bas de page 7  Sa capture permettrait à la Russie d’accumuler les réserves lui permettant de se déployer dans tout le pays. Si Kharkiv était également prise rapidement, les deux plus grandes villes d’Ukraine seraient tombées.

Les Russes semblaient suivre une doctrine donnant la priorité aux opérations urbaines. Celle-ci s’était souvent avérée fructueuse au cours de leur histoire militaire. Selon la doctrine soviétique/russe, au début d’une invasion, une force bien armée est envoyée dans une capitale ennemie non préparée et mal défendue, s’établit dans les banlieues, puis avance immédiatement et rapidement dans le centre de la ville afin de saisir ou détruire les sièges du pouvoir. Cela provoque une capitulation rapide de l’ensemble du pays et permet de mettre rapidement un terme à la partie conventionnelle du conflit.Note de bas de page 8  Ensuite, un gouvernement de substitution peut être mis en place afin de prendre le contrôle du pays. Pendant les premiers jours de la guerre, la prise de l’aéroport ukrainien par les Russes et la progression des colonnes vers la capitale et Kharkiv laissaient penser que cette doctrine était appliquée et qu’elle allait réussir.

Nous savons aujourd’hui que les Ukrainiens ont été en mesure de contrecarrer les attaques des VDV contre l’aéroport Antonov.Note de bas de page 9  Les colonnes terrestres qui avaient pénétré dans Kiev et Kharkiv ont été arrêtées et ont été détruites presque aussi rapidement que les Russes sont entrés dans les deux villes.Note de bas de page 10  Au lieu de procéder à une avancée rapide et conforme à la doctrine vers le centre des villes afin de décapiter les différents niveaux du gouvernement ukrainien, les colonnes russes se sont déplacées lentement, les soldats à pied côtoyant ou suivant des véhicules blindés au ralenti qui avançaient en file simple à travers la banlieue de Boutcha, juste au nord-ouest de Kiev. D’autres vidéos ont montré la même méthode de progression léthargique à Kharkiv. Dans les deux villes, les Ukrainiens ont été en mesure de répondre, de submerger et de détruire les colonnesNote de bas de page 11 . Ils ont ensuite mené des opérations de façonnage à l’extérieur et au nord-ouest de Kiev en particulier, détruit un certain nombre de ponts et ouvert une série de barrages afin d’inonder les terres. Les Russes ont ainsi été contraints d’avancer dans d’étroits goulets d’étranglement où leurs colonnes sont tombées dans des embuscades tendues par les Ukrainiens.Note de bas de page 12  Les Russes ont donc été contraints d’essayer d’envelopper les zones urbaines de l’Ukraine, en particulier Kiev, avec des forces plus importantes. Les tirs massifs de deux brigades d’artillerie ont freiné l’avancée vers la capitale ukrainienne et ont sauvé la ville – et le pays – d’une capitulation prématurée.Note de bas de page 13  Des manœuvres russes similaires dans les parties orientale, méridionale et sud-est du pays ont connu plus de succès : les Russes ont occupé des villes telles que Kherson et Melitopol, où il n’y avait que peu ou pas d’actions défensives.Note de bas de page 14 

Les universitaires et les analystes militaires n’ont pas tardé à relever les nombreuses failles du plan opérationnel russe en général. Les spécialistes de la guerre urbaine, en particulier, se sont fait l’écho des commentaires de DiMarco ci-dessus et ont commenté de manière caustique les actions initiales de la Russie aux niveaux opérationnel et tactique – en particulier, l’envoi de colonnes isolées dans Kiev et Kharkiv avec ce qui semblait n’être que des véhicules légèrement blindés et de l’infanterie débarquée utilisant des tactiques, des techniques et des procédures (TTP) inappropriées. Les analystes ont eu raison de relever ces lacunes. Les Russes semblent avoir ignoré des préceptes clés de leur propre doctrine et de celle d’autres armées, dont la pertinence a été démontrée à maintes reprises dans l’histoire de la guerre urbaine. Au niveau opérationnel, les publications doctrinales ont souvent indiqué que le fait de ne pas isoler une zone urbaine avant d’y pénétrer ne fera que prolonger la bataille et causer davantage de pertes pour l’attaquant. Au niveau tactique, l’attaque doit être menée par une force combinée composée de blindés, d’infanterie, d’artillerie et de génie qui forment une relation symbiotique de soutien et de protection mutuels au fur et à mesure qu’ils avancent et attaquent dans le but de dégager méthodiquement les rues d’une ville.

Pourquoi alors les Russes ont-ils appliqué des plans opérationnels de manœuvre et de tactique aussi risqués à Kiev et à Kharkiv? Ils l’ont fait en grande partie parce que la doctrine des opérations urbaines qu’ils avaient établie et qui traitait de ces méthodes particulières avait déjà donné lieu à des succès opérationnels, et que la doctrine elle-même fonctionnait le plus souvent. Toutefois, la clé de la doctrine est de savoir quand elle sera ou non couronnée de succès : les armées doivent être ancrées dans la doctrine, sans pour autant en être prisonnières, et elles doivent savoir quand s’en affranchir. Toutefois, je ne suggère pas que la doctrine russe en matière d’opérations urbaines est défectueuse et qu’elle est la seule raison de l’échec des attaques de Kiev et de Kharkiv, car il est bien connu que lorsque les opérations militaires échouent, c’est généralement pour de multiples raisons.

Doctrine soviétique/russe en matière d’opérations urbaines

En général, la doctrine militaire de l’Occident suit toujours les pratiques qui ont évolué et qui ont été établies pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), étant donné que cette dernière reste le plus grand conflit militaire moderne entre pairs dans l’histoire de l’humanité. De même, la doctrine militaire russe, y compris celle des opérations urbaines, est fondée sur la doctrine soviétique élaborée pendant et après le même conflit. Si l’on considère les Russes comme les héritiers de l’expérience soviétique, on peut affirmer que le nombre et l’ampleur des opérations urbaines qu’ils ont menées pendant et depuis la Seconde Guerre mondiale leur ont permis de s’impliquer largement dans les opérations urbaines contestées des XXe et XXIe siècles. En particulier, l’ex-Union soviétique et l’actuelle Russie ont une longue expérience de la guerre urbaine offensive. Le Dr Lester Grau, éminent spécialiste des questions militaires russes, a divisé les opérations urbaines offensives en trois catégories, en clin d’œil au titre du film de Sergio Leone de 1966 (« The Good, the Bad and the Ugly », en français : « Le Bon, la Brute et le Truand ») :

  1. The good (les bonnes opérations) : Stalingrad (1942-1943), Minsk (1944), Vienne (1945), Prague (1968), Kaboul (1979), Hérat (1984), Bakou (1988-1989), Grozny (1999-2000), Simferopol (2014);
  2. The bad (les mauvaises) : Kiev (1943), Varsovie (1944), Budapest (1944-1945), Berlin (1945), Berlin-Est (1953), Alep (2017);
  3. The ugly (les affreuses) : Budapest (1956), Grozny (1994-1995), et deux fois à Grozny (1996).

Comme le souligne Grau, dans tous ces cas, à l’exception des deux batailles de 1996 à Grozny, les Russes ont gagné.Note de bas de page 15  Toutefois, comme l’indique sa classification, les Russes ont payé le prix fort pour ces victoires, même s’ils avaient une grande expérience de la guerre urbaine.

Ce vaste passé d’opérations urbaines – qui a impliqué la lutte contre un adversaire conventionnel d’égal à égal pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) et contre des pays moins puissants ou des ennemis asymétriques moins nombreux pendant la Guerre froide – a été associé à l’importance accordée par la Russie à l’artillerie, aux roquettes et aux missiles, qui sont traditionnellement restés au cœur de sa doctrine.Note de bas de page 16  Cela a permis d’élaborer un état d’esprit doctrinal en matière d’opérations urbaines offensives qui présentait et continue de présenter certaines similitudes, mais aussi des différences marquées que les praticiens occidentaux de la doctrine en matière d’opérations urbaines reconnaîtront aisément.

Au stade de la planification doctrinale des opérations urbaines offensives soviétiques, les régiments coordonnaient les attaques tandis que les bataillons les exécutaient. Les commandants de bataillon et leurs états-majors ont mené leur propre procédure de combat, axée sur une planification centrale, mais une exécution décentralisée, garantissant un schéma de manœuvre interarmes avec des feux indirects tels que l’artillerie et les mortiers, avec un appui aérien rapproché qui était également tenu à leur niveau. Les bataillons étaient appelés des « détachements d’assaut » et les compagnies des « groupes d’assaut ». Un groupe d’assaut était une compagnie de fusiliers motorisés avec un ou deux pelotons de chars, des canons antichars, une batterie d’artillerie en tir direct, un peloton de génie de combat, un « lance-flammes » (terme russe pour une arme thermobarique) et des spécialistes chimiques, biologiques, radioactifs et nucléaires, tous en soutien. L’analyse du renseignement de l’environnement urbain a été soutenue par une plongée dans la zone urbaine sur le plan du renseignement, de la surveillance et de la reconnaissance. Les positions ennemies à l’extérieur et à l’intérieur de la ville – en particulier les centres de résistance, les centres de commandement, de contrôle et de communication, les emplacements des unités de réserve, les itinéraires de repli de l’ennemi et les positions défensives successives – devaient être identifiées.Note de bas de page 17 

Au stade de l’exécution, la doctrine soviétique consistait à utiliser un plan de manœuvre particulier consistant à prendre la ville « à partir de la marche ».Note de bas de page 18  Un premier échelon de la force principale contournait complètement la ville et continuait à avancer, laissant un deuxième échelon encercler la zone urbaine. Le deuxième échelon isolait alors efficacement la ville, physiquement ou par sa puissance de feu. Une fois cet isolement réalisé, le deuxième échelon exécutait des attaques frontales et arrière contre les périphéries et les banlieues de la ville afin de maintenir les forces adverses en place. Un ou plusieurs groupes d’assaut à détachement avancé et interarmes appliquaient alors la méthode d’attaque « à partir de la marche » – et c’est sur ce point que les doctrines soviétique et occidentale diffèrent – en poussant une ou plusieurs colonnes, chacune sur son propre axe de progression, sans pause dans le centre-ville, et en contournant rapidement les positions ennemies afin de s’emparer des ponts, des carrefours et des installations critiques en cours de route et, finalement, des bâtiments gouvernementaux dans le centre-ville.Note de bas de page 19  Si la ou les colonnes arrivaient à se déplacer assez rapidement, avant que l’ennemi n’ait la possibilité d’établir une défense coordonnée, la prise des points critiques devait permettre aux forces de deuxième échelon de manœuvrer librement et donner la possibilité aux forces soviétiques de renverser le gouvernement local, d’établir l’ordre et de poursuivre leur avancée.Note de bas de page 20  Pendant que la ou les colonnes effectuaient leur manœuvre « à partir de la marche » et pénétraient dans le centre-ville, d’autres groupes d’assaut situés dans la périphérie ou la banlieue de la zone urbaine effectuaient des reconnaissances par combat, sondant la ville afin de déterminer d’autres positions ennemies. Les voies de retrait de la ville devaient être bloquées par des blindés et/ou des éléments aéroportés. Les détachements du génie devaient construire des obstacles afin de bloquer davantage les voies de retrait et protéger les flancs des groupes d’assaut.Note de bas de page 21 

Figure 1 : Plan de manœuvre soviétique consistant à attaquer une ville « à partir de la marche  »
Figure 1 : Plan de manœuvre soviétique consistant à attaquer une ville « à partir de la marche »Note de bas de page 22 

Le plan de manœuvre soviétique pour attaquer une ville « à partir de la marche » implique qu’une force principale de premier échelon contourne la ville, tandis qu’un second échelon l’encercle. Attaquant par l’avant et l’arrière, le second échelon effectue des reconnaissances pour identifier les positions défensives. Des détachements avancés opèrent à l’intérieur de la ville pour s’emparer des infrastructures critiques. Des éléments de chars, des forces débarquées par avions et des détachements mobiles d’obstacles bloquent les voies de retrait et protègent les flancs de la force principale pendant qu’elle contourne la ville.

Cependant, que se passerait-il si les défenseurs menaient une défense énergique qui ne permettait pas aux colonnes de réussir leur mouvement rapide « à partir de la marche » vers le centre-ville? Si tel était le cas, les forces soviétiques tiendraient déjà des points de manœuvre critiques dans la ville, ce qui permettrait aux détachements d’assaut de deuxième échelon de procéder à un dégagement plus facile, méthodique et îlot par îlot de la zone urbaine avec leurs groupes d’assaut, pour finalement remporter la victoire. Si ce dernier plan de manœuvre consistant à dégager la ville dans son intégralité devait être mis en œuvre, la doctrine offensive soviétique ressemblerait alors à la doctrine occidentale, avec l’utilisation initiale du pilier soviétique – tirs d’artillerie directs, roquettes, bombes et missiles – contre des cibles urbaines à la fois à la périphérie et dans la profondeur. Les groupes d’assaut interarmes avanceraient alors dans une relation symbiotique de protection en utilisant l’appui aérien rapproché, l’artillerie à tir indirect et direct, les mortiers, l’infanterie, les chars et le génie afin de dégager les pièces, les bâtiments, les îlots, les banlieues et, finalement, la ville entière.Note de bas de page 23 

Figure 2 : Opérations interarmes soviétiques de dégagement de la ville, îlot par îlot, à l’aide d’un détachement d’assaut et de trois groupes d’assaut
Figure 2 : Opérations interarmes soviétiques de dégagement de la ville, îlot par îlot, à l’aide d’un détachement d’assaut et de trois groupes d’assaut.Note de bas de page 24 

Une carte schématique montrant un plan d’assaut pour une zone urbaine, avec une rivière courant du nord au sud sur le côté ouest. Le plan est divisé par des quatre lignes de phase orientées nord-sud pour un assaut venant de l’ouest : Vautour, Faucon, Épervier et Aigle.

Les praticiens russes des opérations urbaines ont par la suite adapté la séquence de la méthode d’attaque « à partir de la marche » de manière à exploiter les capacités croissantes de l’artillerie. Une fois encore, la doctrine russe, qui met l’accent sur l’artillerie et d’autres types de tirs, vise à supprimer puis à détruire d’abord les quartiers périphériques de la ville et les positions en profondeur :

L’artillerie joue le rôle le plus important dans la prise d’une ville en marche. Elle participe à l’escorte de tirs des unités du premier échelon, supprime et détruit l’ennemi dans les centres de résistance à la périphérie de la ville. La manœuvre tactique des équipages d’artillerie de combat avec les sous-unités d’assaut s’approchant de la ville consiste à transférer successivement les tirs sur les bâtiments et les structures dans les profondeurs de la défense et à interdire l’approche des réserves ennemies vers les objets attaqués.Note de bas de page 25 

Pendant que l’artillerie accomplissait sa tâche, les forces devaient s’emparer d’une banlieue afin de procéder à la prise d’ancrage et à l’établissement dans la ville, mais sans isoler initialement l’ensemble de la zone urbaine. Cela diffère de la doctrine soviétique évoquée plus haut, dans laquelle l’isolement était achevé avant cette étape. Ensuite, la pénétration « à partir de la marche » dans le centre-ville était exécutée. Si cette pénétration échoue, ce n’est qu’à ce moment-là que l’isolement complet est effectué et qu’un démantèlement délibéré de la ville, îlot par îlot, a lieu :

Selon les canons de la tactique, la prise de la ville et des autres localités s’effectue, en règle générale, en marchant. Dans ce cas, la première étape consiste à détruire l’ennemi à la périphérie de la ville. Puis le bataillon de fusiliers motorisés s’y engouffre et poursuit sans cesse ses actions en profondeur. Si la prise de la localité en marche échoue, sur décision du commandant supérieur, son encerclement (blocage) est organisé et, après une préparation complète, l’assaut et la maîtrise de la localité par les troupes commencent.Note de bas de page 26  

Il est évident que la méthode d’attaque « à partir de la marche », quelle que soit sa place dans les séquences soviétiques ou russes, comporte beaucoup de risques. La plupart des commandants militaires occidentaux répugneraient à l’appliquer. On peut craindre, à juste titre, qu’en contournant les positions ennemies et en avançant au cœur de la ville, les forces amies finissent par être encerclées par un adversaire réagissant rapidement, ce qui entraînerait des pertes amies et des pertes de puissance de combat considérables. Toutefois, si la ou les colonnes peuvent rapidement pénétrer dans le centre de la ville et soumettre le gouvernement, le conflit conventionnel prend fin immédiatement ou n’entraîne peut-être qu’une petite insurrection par la suite. Contrairement à la plupart des commandants militaires occidentaux, les commandants soviétiques étaient, et les commandants russes sont toujours, tout à fait disposés à prendre ce risque. En outre, étant donné que l’armée soviétique, puis russe, a souvent combattu des pays moins puissants ou des ennemis asymétriques moins nombreux pendant la Guerre froide, une méthode aussi risquée pouvait être, et a été, employée avec succès à plusieurs reprises, même si, comme le note à juste titre Grau, elle a toujours fini par être bonne, mauvaise ou affreuse. D’autres pays ont également essayé cette méthode. Par exemple, l’offensive de printemps du Nord-Vietnam dans le Sud-Vietnam en 1975 a été baptisée de façon imagée « Blooming Lotus » (Lotus en fleurs). Cette méthode d’attaque « à partir de la marche » consistait à contourner les défenses périphériques de nombreuses villes et à faire pénétrer des unités rapides dans les centres-villes, où elles attaquaient et détruisaient les nœuds de commandement et de contrôle essentiels. Une fois cette tâche accomplie, les forces se retournaient et commençaient à attaquer vers l’extérieur.Note de bas de page 27  Les Américains, qui tendent à adopter des dénominations plus agressives, ont mené le même type de plan de manœuvre « à partir de la marche » avec leur opération « Thunder runs » (coups de tonnerre) dans le centre de Bagdad, en Irak, en mars 2003.Note de bas de page 28 

Les attaques contre Kiev/Kharkiv

Dans les opérations urbaines, les aéroports et les ports maritimes sont des centres logistiques essentiels et figurent toujours en bonne place sur la liste des priorités en termes de capture de positions clés. Ce n’est donc pas une surprise lorsque, dans la matinée du 24 février 2022, les Russes attaquent l’aéroport international Antonov à Hostomel, à environ 20 kilomètres au nord-ouest de Kiev. Ils ont effectué quatre frappes de missiles dans et autour de l’aéroport, puis la 31e brigade d’assaut aéroporté de la Garde des VDV et la 45e brigade Spetsnaz de la Garde, en tant que bataillon séparé, ont été transportées en deux vagues d’environ 34 hélicoptères de transport Mi-8 « Hip » transportant 200 à 300 soldats, avec des hélicoptères de combat Kamov Ka-52 « Alligator » et Mi-24 « Hind » à l’appui. Deux des hélicoptères ont été abattus en cours de route, et les soldats ukrainiens de la 4e brigade de réaction rapide – ils n’étaient que 200, le reste de l’unité ayant été déployé à l’est en prévision d’attaques dans cette région – étaient en état d’alerte en raison des frappes de missiles précédentes. Les hélicoptères russes ont été accueillis par des tirs antiaériens ZU-23 et un système de missiles sol-air SA-24, qui ont abattu l’un des Ka-52. Les Russes ont tout de même réussi à faire atterrir les hélicoptères de transport Mi-8 « Hip » afin de permettre aux soldats aéroportés de descendre et, après une heure de combat, les défenseurs ukrainiens se sont repliés lorsqu’ils ont commencé à manquer de munitions. Afin d’empêcher l’utilisation de la piste d’atterrissage, deux canons d’artillerie D30 de la brigade ukrainienne ont tiré sur celle-ci afin de tenter de la détruire. Des dizaines d’aéronefs de transport Ilyushin Il-76 étaient présumés être en route vers l’aéroport en vue d’y décharger entre 1 000 et 5 000 soldats supplémentaires et leur équipement. Cependant, ces aéronefs ont interrompu leur mission, très probablement en raison des combats en cours et des tirs d’artillerie sur la piste d’atterrissage. Une force de contre-attaque ukrainienne plus importante a été constituée à partir de la 80e brigade d’assaut aérien, de la 95e brigade d’assaut aérien, de la 72e brigade mécanisée et du 3e régiment des forces d’opérations spéciales. Avec l’appui aérien des chasseurs-bombardiers ukrainiens SU-24 et de l’artillerie, les Ukrainiens ont attaqué l’aéroport à 17 h 30.Note de bas de page 29  Le chef d’état-major des VDV, le major-général Andrei Sukhovetsky, a été tué au cours des combats, et les parachutistes russes ont été repoussés hors des limites de l’aéroport à 21 h. La présence du chef d’état-major à l’aéroport d’Antonov montre à quel point il était important pour les Russes que la première partie de l’opération réussisse.Note de bas de page 30  En raison de l’importance des forces terrestres qui s’approchaient, les forces ukrainiennes se sont retirées après avoir tenté à nouveau d’endommager la piste afin d’empêcher les aéronefs d’y atterrir. Ce retrait a permis aux VDV, ainsi qu’aux unités mécanisées arrivées à la suite de l’avancée depuis le Bélarus, de reprendre l’aéroport dans la matinée du 25 février. Le 28 février, les Ukrainiens, qui ont de toute évidence compris le danger de laisser les Russes conserver l’aéroport, ont une nouvelle fois contre-attaqué et l’ont temporairement repris.Note de bas de page 31  Les combats à l’intérieur et autour de l’aéroport se sont poursuivis pendant plusieurs jours, jusqu’au 3 mars 2022.Note de bas de page 32  Tant que les Ukrainiens contestaient ou tenaient l’aéroport, ils empêchaient les Russes d’y transporter davantage de forces par voie aérienne et entravaient l’intention des Russes de permettre à ces forces transportées par voie aérienne d’attaquer Kiev en plus grand nombre.

Alors que les combats se déroulaient à l’aéroport Antonov dans les premiers jours de l’invasion, les colonnes russes qui étaient arrivées à l’aéroport se sont dirigées vers Kiev et Kharkiv, qui ont été frappées de plein fouet. Il convient de rappeler qu’il s’agit d’une pratique courante dans la doctrine soviétique/russe, associée à un recours intensif à l’artillerie, aux roquettes, aux missiles et aux frappes aériennes.Note de bas de page 33  Au niveau opérationnel, les Russes employaient leur méthode d’attaque « à partir de la marche » – qui avait été appliquée avec succès à plusieurs reprises dans l’histoire soviétique/russe – afin de tenter de permettre à leurs forces de contourner rapidement les défenses ukrainiennes, d’atteindre le centre-ville de Kiev et de s’emparer des bâtiments gouvernementaux et des principaux dirigeants politiques, afin de forcer le pays à capituler.Note de bas de page 34  Cependant, dans la soirée du 25 au 26 février 2022, alors que la colonne des VDV et ses petits véhicules blindés de transport de troupes se dirigeaient vers le sud sur l’étroite route à deux voies de la rue Vokzalnaya à travers la banlieue de Boutcha à Kiev, elle a été interceptée et est tombée dans une embuscade tendue par une force ukrainienne équipée d’armes antichars légères de nouvelle génération et bénéficiant peut-être du soutien d’aéronefs Bayraktar sans équipage.Note de bas de page 35  La tactique classique de l’embuscade a été employée : frapper les véhicules de tête et de queue et les détruire afin de piéger tous les véhicules et le personnel situés entre les deux, qui constituaient alors une proie facile puisqu’ils n’avaient aucun moyen de s’échapper.Note de bas de page 36  Le 27 février 2022, le maire de Boutcha, Anatoli Fedoruk, a publié sur les réseaux sociaux une vidéo montrant des dizaines de véhicules militaires russes incendiés et fumants sur ce tronçon de route.Note de bas de page 37 

À Kharkiv, plusieurs colonnes ont tenté d’entrer dans la ville « à partir de la marche » le 27 février 2022 : une colonne depuis le sud-est, le long de l’avenue Heroiv Kharkova; une colonne depuis le nord-est, le long de la rue Shevchenka; et une colonne depuis le nord-ouest, le long de la rue Akhsarova.Note de bas de page 38  Dans une vidéo prise par un habitant ukrainien et publiée sur les médias sociaux, on voit une colonne russe composée de véhicules d’infanterie tout-terrain polyvalents de mobilité d’infanterie GAZ Tigr 4×4, avec des soldats à pied suivant de chaque côté ou derrière les véhicules, se faufiler dans les rues de Kharkiv dans une démonstration presque époustouflante de tactiques de guerre urbaine ratées. Au lieu que les soldats débarqués marchent bien en avant des véhicules, afin de s’assurer que les véhicules ne puissent pas être détruits et qu’ils puissent fournir un appui-feu aux soldats à pied, assurant ainsi une protection symbiotique pour les deux, les Russes se sont contentés de marcher lentement derrière et de chaque côté des véhicules, permettant ainsi aux deux véhicules d’être exposés aux tirs ennemis.

Image 4 : Capture d’écran d’une vidéo prise par un résident ukrainien montrant l’avancée des Russes vers Kharkiv
Image : Capture d’écran d’une vidéo prise par un résident ukrainien montrant l’avancée des Russes vers Kharkiv.Note de bas de page 39

Capture d’écran d’une vidéo prise par un résident ukrainien montrant l’avancée des Russes vers Kharkiv.

Image : Capture d’écran d’une vidéo prise par un résident ukrainien montrant l’avancée des Russes vers Kharkiv.Note de bas de page 39

Compte tenu de ces tactiques, il n’est guère surprenant que les articles de presse contenant des photos et des vidéos de Kharkiv soient similaires à ceux de Boutcha, montrant des cadavres et des véhicules russes détruits dans les rues. De toute évidence, la méthode d’attaque « à partir de la marche » n’a fonctionné dans aucune des deux villes. Les raisons en sont à la fois psychologiques et physiques. Rétrospectivement, il est clair que la préparation par les services de renseignement russes de l’environnement en général et du contexte urbain en particulier n’a pas été aussi approfondie qu’elle aurait dû l’être. Cela était probablement dû à l’hypothèse selon laquelle l’Ukraine serait facile à prendre, comme d’autres pays l’ont été dans le passé de l’Union soviétique/de la Russie.

Ce manque de préparation des services de renseignement a eu un certain nombre d’effets négatifs en cascade. La réaction ukrainienne à l’invasion elle-même n’a pas été détectée. Comme l’indique DiMarco, le renforcement des forces russes à l’extérieur du pays pendant des mois a permis à la Russie de perdre l’effet de surprise, tandis que l’Ukraine et son peuple – hauts dirigeants politiques, forces militaires régulières, unités de défense territoriale et civils – ont su le créer. Ils ont eu le temps non seulement de se préparer à affronter les envahisseurs, mais aussi d’organiser une défense énergique, qui a choqué non seulement les Russes, mais le monde entier.

En outre, une bonne préparation de l’environnement urbain par les services de renseignement et un examen de l’histoire de la guerre urbaine auraient permis de déduire un certain nombre d’éléments nécessaires, mais ces informations ont fait défaut en raison de la conviction erronée de la Russie selon laquelle la capitulation de l’Ukraine allait se résumer à une simple marche sur celle-ci. Dans le contexte des opérations urbaines, le rapport de force entre attaquants et défenseurs était manifestement trop faible, et ce pour plusieurs raisons. La première était la taille des villes elles-mêmes, en termes de population et d’empreinte physique. Les 3,5 millions d’habitants et les 839 kilomètres carrés de Kiev et les 1,2 million d’habitants et les 350 kilomètres carrés de Kharkiv rivalisent avec d’autres villes telles que Berlin, Manille, Séoul, Bagdad et Mossoul qui ont souffert d’opérations urbaines passées. Les batailles dans ces villes sont considérées comme les plus importantes de l’histoire des guerres urbaines en raison de l’ampleur des forces engagées dans leur attaque ou leur défense.Note de bas de page 40

La première phase de toute opération offensive urbaine consiste à isoler la ville ou des parties de celle-ci, physiquement et/ou par la puissance de feu et/ou sur le spectre électromagnétique, afin d’empêcher les défenseurs de recevoir des renforts et des réapprovisionnements et d’interférer avec leur capacité à communiquer.Note de bas de page 41  La taille physique de Kiev et de Kharkiv – et même de leurs vastes banlieues – aurait sans doute signifié qu’une majorité des dizaines de groupes tactiques de bataillons impliqués dans l’ensemble de l’invasion aurait été nécessaire rien que pour isoler les deux villes, et qu’il en aurait fallu davantage afin d’effectuer la prise d’ancrage, l’établissement et le dégagement final. Un rapport de 3:1 constitue la norme en matière d’opérations offensives dans les environnements non urbains, mais les publications canadiennes, britanniques et américaines sur la doctrine des opérations urbaines indiquent catégoriquement qu’en raison de la multiplicité des facteurs à prendre en compte dans les opérations urbaines, des rapports de force allant de 6:1 à 15:1 sont nécessaires, bien que cela doive être considéré comme un état de départ, car les rapports pourraient être plus élevés ou plus bas.Note de bas de page 42  Tout cela signifie que les Russes auraient dû engager des forces considérablement plus importantes que celles qu’ils avaient initialement prévues, s’ils voulaient prendre Kiev et Kharkiv. En outre, une bonne préparation des services de renseignement à l’environnement urbain en particulier aurait permis de déduire que les forces russes, toutes catégories confondues, n’avaient que très peu d’entraînement aux opérations urbaines.Note de bas de page 43  Les environnements urbains étant les plus complexes, les Russes auraient pu mener ce type d’entraînement en parallèle, avant ou pendant le déploiement.

Cependant, très peu de ces éléments ont été pris en compte, examinés, déduits ou réalisés. Au lieu de cela, les Russes se sont repliés sur leur doctrine, ce qui a contribué à l’échec de leurs attaques sur Kiev et Kharkiv. Si tous les facteurs susmentionnés avaient été pris en considération – et il est tout à fait légitime de se montrer critique « après coup », car l’histoire de la guerre urbaine soviétique/russe avait déjà démontré ces facteurs à plusieurs reprises –, la doctrine russe aurait pu être revue et des déductions auraient pu être faites afin de l’adapter à la situation. Il suffisait aux Russes de revenir sur les exemples des « mauvaises » ou des « affreuses » opérations offensives de Berlin, 1945, et de Grozny, 1994-1995, étant donné que ces batailles urbaines sont désormais bien connues et que les Russes ont utilisé la méthode d’attaque « à partir de la marche » sur plusieurs axes dans ces villes. Comme à Kiev et à Kharkiv, les colonnes russes à Berlin et à Grozny sont tombées dans des embuscades et ont été détruites par de petits groupes de défenseurs allemands et tchétchènes agressifs respectivement. Les Russes auraient pu en déduire que les Ukrainiens allaient mettre en place une défense énergique dans leurs villes et qu’elle serait trop forte pour les Russes.Note de bas de page 44  Une meilleure préparation aurait également permis de déterminer que la méthode d’attaque « à partir de la marche » ne fonctionnerait pas et que d’autres moyens d’action, tels que l’utilisation de leur arme principale, à savoir la puissance de feu, l’isolement des banlieues des villes en vue d’appliquer la méthode « mordre et tenir bon », et/ou un dégagement îlot par îlot, devraient être mis en œuvre.Note de bas de page 45  Cela aurait également révélé le besoin relatif aux ressources leur faisant défaut. Bien qu’ils se soient rendu compte qu’ils avaient besoin de beaucoup plus de temps afin de prendre Kiev et Kharkiv, ils auraient pu identifier ces facteurs avant de lancer l’invasion et créer des mesures d’atténuation permettant de répondre à l’intention de leur commandant supérieur. Toutefois, avant l’invasion de l’Ukraine, cette réflexion n’a pas eu lieu : les Russes se sont contentés d’appliquer la méthode doctrinale d’attaque « à partir de la marche » en envoyant des colonnes à Kiev et à Kharkiv afin de tenter de forcer une capitulation rapide du gouvernement ukrainien.

Compte tenu des renseignements susmentionnés qui n’ont pas été recueillis et des facteurs qui n’ont pas été pris en compte, la méthode doctrinale d’attaque « à partir de la marche » était vouée à l’échec dans les deux villes avant même qu’elle ne soit mise en œuvre. Pour aggraver la situation, les Russes n’ont compris qu’après l’échec de la méthode d’attaque « à partir de la marche » qu’une méthode de prise des villes lente, coûteuse en temps et exigeant beaucoup de ressources était nécessaire en vue de réussir. Cependant, l’invasion avait déjà commencé et les forces devaient être poussées vers Kiev et Kharkiv afin d’assurer le succès de l’opération. Compte tenu de leur dispersion dans le nord, l’est et le sud de l’Ukraine, ainsi que du plan ukrainien consistant à inonder les terres et à créer des points d’étranglement afin de canaliser les colonnes supplémentaires vers des zones d’embuscade, il était impossible d’atteindre cet objectif.

Conclusion

Les Russes ont-ils tiré des leçons de leurs nombreux échecs opérationnels en général et de la mauvaise application de leur doctrine en matière d’opérations urbaines, en particulier de leurs attaques « à partir de la marche » sur Kiev et Kharkiv? Il semble qu’ils ne l’aient pas fait immédiatement. Dans l’article que Grau et Bartles publient dans ce numéro du JAC, ils analysent un article traduit, écrit à l’origine par le colonel A. Kondrashov et le lieutenant-colonel D. Tanenya et publié dans la principale revue du ministère russe de la Défense, Armeiskii sbornik (Recueil de l’armée). Dans l’article intitulé « Combat in a City », les deux officiers supérieurs russes évoquent les enseignements tirés des opérations urbaines, mais l’accent est mis sur les TTP ukrainiennes. Il n’y a aucune discussion sur les TTP russes. Bien que « Combat in a City » n’ait pas été conçu comme un examen de la doctrine russe, il est néanmoins curieux qu’un article axé sur les leçons tirées de la guerre urbaine peu après le début de l’invasion n’aborde pas les échecs initiaux des Russes à Kiev et à Kharkiv.Note de bas de page 46

De nombreux facteurs ont contribué aux échecs initiaux de la Russie dans les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine, tant au niveau opérationnel en général qu’au niveau des opérations urbaines en particulier.Note de bas de page 47  Pour n’en citer que quelques-uns : l’absence de surprise due à une accumulation de forces sur plusieurs mois; le poids insuffisant des forces d’attaque en raison des trois grandes lignes de front nord, est et sud qui s’étendaient sur plus de 2 500 kilomètres; l’incapacité de la logistique russe à soutenir le tout; le manque d’entraînement aux opérations urbaines; la mauvaise application des TTP urbaines; et l’absence d’une préparation appropriée du champ de bataille en matière de renseignement qui aurait révélé que les Ukrainiens prévoyaient une défense vigoureuse. Il faut également ajouter à cette liste l’échec au niveau opérationnel dû à la mauvaise application de la méthode doctrinale d’attaque « à partir de la marche. »

Il ne s’agit pas d’affirmer que si les Russes avaient examiné les tendances de l’histoire de la guerre urbaine, s’ils avaient été rigoureux dans l’examen des leçons qu’ils avaient tirées des conflits passés en matière d’opérations urbaines et s’ils avaient modifié leur doctrine en la matière, ils auraient été victorieux à Kiev et à Kharkiv. Indépendamment de ces éléments, toutes les failles opérationnelles susmentionnées auraient tout de même rendu la prise des deux villes extrêmement difficile pour les Russes, notamment en raison de la réaction rapide et forte des Ukrainiens et de leur capacité à défendre leur patrie. Les Russes auraient dû procéder à une préparation plus approfondie du champ de bataille sur le plan du renseignement afin de comprendre l’ennemi qu’ils s’apprêtaient à affronter. Ils devaient également examiner les tendances de l’histoire de la guerre urbaine et leur propre histoire des opérations urbaines. S’ils l’avaient fait, ils auraient pu adapter leur doctrine en matière d’opérations urbaines et créer un plan opérationnel plus viable qui aurait permis de mieux agir sur l’isolement de ces villes. Ils auraient également compris qu’ils avaient besoin de beaucoup plus de temps et de ressources en vue d’atteindre leurs objectifs stratégiques en s’emparant de Kiev et de Kharkiv et qu’ils auraient pu le faire en subissant beaucoup moins de pertes.

Remerciements

L’auteur tient à remercier la Dre Aditi Malhotra, le lieutenant-colonel (retraité) Les Grau, le lieutenant-colonel Chuck Bartles, John Spencer, le lieutenant-colonel (retraité) Charles Knight et M. Stuart Lyle pour leur relecture de cet article et leurs suggestions.

À propos de l’auteur

Le major Jayson Geroux est officier d’infanterie du Royal Canadian Regiment et, au moment de la rédaction de cet article, il travaille au Centre de doctrine et d’entraînement de l’armée canadienne. Il est instructeur en matière d’opérations urbaines et a participé à la planification, à la mise en œuvre et à l’enseignement de ce sujet à l’échelle internationale. Le major Geroux est également un historien militaire passionné qui a effectué des recherches, rédigé et publié plusieurs études de cas sur la guerre urbaine et a été l’orateur principal de plusieurs conférences internationales sur les opérations urbaines. Il a obtenu sa maîtrise ès lettres au Centre pour l’étude de la guerre et de la société Brigadier Milton Gregg V.C. à l’Université du Nouveau-Brunswick, où sa thèse portait sur la bataille urbaine d’Ortona, en Italie (20-27 décembre 1943), pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945).

Cet article a été publié pour la première fois dans l’édition d’novembre 2025 du Journal de l’Armée Canadienne (21-2).

Détails de la page

2025-12-01