Lettre à l'honorable Ahmed Hussen

Le 21 juillet 2021

 

L’honorable Ahmed Hussen
 Ministre de la Famille, des Enfants et du Développement social
 142, Promenade du Portage

Gatineau (Québec)  J8X 2K3

 

Objet : Suivi concernant l’Allocation canadienne aux parents de jeunes victimes de crimes

Monsieur le Ministre,

Une partie importante de mon mandat à titre d’ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels consiste à formuler des recommandations au gouvernement fédéral concernant ses lois, ses politiques et ses programmes afin qu’ils soient mieux adaptés aux besoins des victimes et des survivants d’actes criminels. En juin 2017, le Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels a entrepris un examen systémique du Soutien du revenu fédéral pour les parents d’enfants assassinés ou disparus. L’objectif de l’examen était de dégager des recommandations clés à l’intention du gouvernement fédéral afin que soit améliorée la participation au programme, tout en veillant à ce que les fonds alloués à l’aide aux victimes soient, autant que possible, dispersés.

L’examen a révélé que les sommes consacrées à l’administration du programme au cours des trois premiers exercices de sa mise en œuvre ont été environ 14 fois supérieures à celles versées aux parents d’enfants assassinés ou disparus. Des 23 millions de dollars prévus pour le soutien, 170 520 $ seulement ont été versés aux demandeurs.

Mon bureau a formulé 15 recommandations dans le cadre de cet examen systémique, en mettant l’accent sur les trois grands aspects suivants :

En mai 2018, le gouvernement fédéral a remplacé le soutien aux parents d’enfants assassinés ou disparus par l’Allocation canadienne aux parents de jeunes victimes de crimes. Bien que ravie de constater que des changements importants ont été apportés au programme et que le projet de loi C-30 a été adopté, je crois qu’il faut en faire davantage pour que le fonds réponde aux besoins de la population qu’il est censé servir. À mon avis, la portée du programme est encore trop restreinte et ne permet pas de rejoindre un nombre assez grand de Canadiens et Canadiennes. Par exemple, de 2018 à 2019, Statistique Canada a signalé 364 victimes d’homicide âgées de 0 à 24 ans[i]. Il s’agit d’au moins 364 familles qui pourraient bénéficier du soutien, sans compter les innombrables jeunes disparus, certains sans doute à la suite d’infractions criminelles probables comme la traite. Par conséquent, je vous invite à revoir l’Allocation canadienne aux parents de jeunes victimes de crimes et je recommande les changements suivants pour élargir sa portée :

  1. Retirer entièrement le critère faisant obstacle à l’admissibilité dans les cas où l’enfant était une « partie consentante » à l’infraction qui a mené à sa mort. Le terme « consentement » est extrêmement vague, subjectif et non mesurable. Ce critère prête au rejet du blâme sur la victime en imposant une partie de la responsabilité de la mort de l’enfant ou du jeune assassiné à la victime (p. ex. en cas de violence liée aux gangs) ou à ses parents ou tuteurs. Peu importe leur âge ou leur situation sociale, personne ne consent à être assassiné.
  2. Revoir la condition selon laquelle le crime doit être « attribuable à une infraction probable au Code criminel » et envisager d’élargir l’admissibilité pour aider les parents dont les enfants sont victimes de crimes autres que l’homicide ou l’enlèvement, notamment aux fins de l’exploitation sexuelle, ou de reconnaître d’autres formes de victimisation qui peuvent nécessiter un congé parental. Par exemple, les enfants et les jeunes qui ont déjà fait une fugue peuvent être négligés par les organismes d’application de la loi, alors que bien souvent, ils fuient la violence et les mauvais traitements à la maison. Il se peut que les organismes d’application de la loi ne considèrent pas ou ne classent pas ces disparitions comme étant « attribuables à une infraction probable au Code criminel ». Il est également important de souligner que les personnes qui disparaissent courent un risque nettement accru d’être victimes d’une façon ou d’une autre. Tel qu’il est souligné dans le rapport Missing and Missed de la commissaire Epstein, « un pourcentage important de personnes disparues seront exposé au risque de devenir victime d’actes suspects ou criminels ou d’exploitation criminelle » [traduction]. Ainsi, les familles qui signalent de telles disparitions devraient avoir accès à l’allocation. En outre, les organismes d’application de la loi doivent remplir et estampiller un formulaire confirmant que l’enfant a disparu ou est décédé à la suite d’une infraction probable au Code criminel. Cela peut retarder le traitement de la demande pour les parents qui devraient par ailleurs être admissibles au soutien.
  3. On devrait envisager d’élargir le soutien afin qu’il soit possible de l’obtenir quand la victimisation de l’enfant a eu lieu à l’extérieur du Canada. Au fil des ans, les victimes et les survivants de crimes ont exprimé à mon bureau leurs préoccupations concernant le manque d’aide financière offerte aux Canadiens victimes d’actes criminels à l’étranger. À l’heure actuelle, afin que les familles puissent avoir accès à l’allocation, le décès ou la disparition doit s’être produit au Canada. Par conséquent, si un enfant a été assassiné ou a disparu alors qu’il voyageait à l’extérieur du Canada, il est impossible d’avoir accès à l’Allocation aux parents de jeunes victimes de crimes. Même si le Fonds d’aide aux victimes du ministère de la Justice du Canada demeure à la disposition des victimes d’un crime violent à l’étranger, il ne s’applique pas aux personnes disparues et il ne peut servir à couvrir une perte de salaire.
  4. Produire un rapport annuel sur les activités liées à l’allocation aux parents de jeunes victimes de crimes, afin d’en améliorer la transparence. À ma connaissance, le seul rapport public sur l’Allocation aux parents de jeunes victimes de crimes fait état des dépenses de programmes du Ministère. Sans rapport officiel sur les résultats, il est difficile de comprendre pourquoi le programme continue d’être sous-utilisé. De fait, en 2019-2020, sur les 10 millions de dollars du budget, seulement 349 930 $ ont été versés aux parents, ce qui n’est pas beaucoup plus que les sommes versées initialement au titre du Soutien du revenu fédéral pour les parents d’enfants assassinés ou disparus. Les rapports annuels sur les activités liées au soutien aideront à expliquer où les fonds sont dépensés et à déceler toute lacune dans l’administration du soutien.
  5. En adoptant une approche fondée sur l’analyse comparative entre les sexes plus (ACS+), explorer la question de savoir si certaines populations se heurtent à des obstacles nuisant à l’accès à la subvention. Les renseignements démographiques sont nécessaires pour analyser les données sur les personnes qui ont accès aux fonds. Par exemple, selon Statistique Canada[ii], les Autochtones ont représenté 23 % des victimes d’homicide entre 2018 et 2019. Or, quel pourcentage représentent-ils parmi les familles qui ont eu accès aux prestations au cours de ces années? De plus, la Gendarmerie royale du Canada a publié des renseignements qui indiquent que les femmes et les filles autochtones continuent d’être surreprésentées parmi les femmes disparues et assassinées au Canada[iii]. Les fournisseurs de services aux victimes autochtones confirment qu’il n’est pas rare qu’un parent autochtone ne travaille pas pendant deux à trois ans suivant la disparition de son enfant[iv]. Récemment, le Ottawa Homicide Project a constaté que l’homicide frappe de manière disproportionnée les communautés racialisées, les personnes noires et celles d’origine moyen-orientale ayant représenté 45 % de l’ensemble des victimes d’homicide de 2010 à 2020. Il faut tenir compte des familles de ces jeunes hommes victimes de violence. Il reste encore du travail à faire pour savoir quels groupes démographiques ont accès au soutien et quels les obstacles nuisent aux groupes qui n’y ont pas accès.
  6. Accroître la sensibilisation au soutien. Selon les documents obtenus par la Presse canadienne en vertu de la Loi sur l’accès à l’information[v], le programme destiné aux parents de jeunes victimes de crimes n’a été communiqué qu’à 71 organismes de services aux familles et aux victimes et à 162 services aux victimes axés sur la police. La dernière Enquête sur les services aux victimes, qui a eu lieu en 2011-2012, a révélé que 760 fournisseurs de services aux victimes exerçaient leurs activités au Canada[vi]. Les renseignements concernant l’allocation aux parents de jeunes victimes de crimes doivent être communiqués à tous les fournisseurs de services aux victimes au Canada afin que les professionnels puissent échanger des renseignements entre eux et faire davantage de sensibilisation auprès des demandeurs éventuels. Selon les documents obtenus, le nombre moyen de demandes reçues par année n’est que de 31[vii]. Ce faible nombre témoigne de la nécessité d’un examen de suivi de l’allocation.
J’encourage Emploi et Développement social Canada à mettre en œuvre les recommandations susmentionnées. Tel qu’il est indiqué dans un rapport du Comité permanent des ressources humaines, du développement des compétences, du développement social et de la condition des personnes handicapées (HUMA), le deuil est vécu profondément, mais différemment selon les personnes. Le processus de deuil n’est pas linéaire. Si des améliorations sont apportées pour élargir la portée de l’Allocation canadienne aux parents de jeunes victimes de crimes, un plus grand nombre de familles auront accès à du soutien, et le programme sera administré en mettant davantage l’accent sur les victimes. Je me ferai un plaisir de vous rencontrer pour discuter davantage de cette question importante.

Cordialement,


Heidi Illingworth
Ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels

c. c. L’honorable David Lametti, C.P., c.r., ministre de la Justice et procureur général du Canada

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