Ligne de mire

Le problème du juste-à-temps dans les opérations militaires : Un examen

  Le 26 Janvier 2022 - Sandeep Phogat

International Journal of Latest Research in Science and Technology, volume 2, numéro 6, pages 116-118, novembre-décembre 2013

(Republié sur Ligne de mire avec le consentement de l’auteur)

Résumé

L’approvisionnement juste-à-temps (JAT) a été crédité d’avoir révolutionné l’industrie manufacturière mondiale en accélérant les livraisons, en éliminant le gaspillage et en libérant le capital des stocks inutiles. Dans un contexte de menaces mondiales croissantes et de réduction des budgets nationaux, le principe du JAT est présenté par de nombreux planificateurs de la politique de défense, tant aux États-Unis qu’au Royaume-Uni, comme le sauveur de la logistique militaire. En effet, les attentes politiques sont si élevées des deux côtés de l’Atlantique que le JAT est rapidement en train de devenir un article de foi. Par conséquent, il y a un risque qu’il soit adopté comme un véritable dogme, sans que l’on comprenne vraiment ses limites.
Mots clés : - JAT, opérations de combat, défense, logistique.

1. INTRODUCTION

Le JAT n’est toutefois pas un concept nouveau. Ses origines remontent au Japon, à la Toyota Motor Company, en 1954, où le principe du JAT a été introduit pour réduire, dans la production automobile, le surplus de stocks causant du gaspillage. Il a été plus largement adopté dans les années 1970 et peut être défini comme suit : Produire les unités nécessaires, de la qualité requise, dans les quantités demandées, au tout dernier moment sans risque. Ou, plus simplement, on peut y voir une logistique sans stock. Il s’agit désormais d’une pratique courante dans l’ensemble de l’industrie manufacturière, notamment chez les grands fabricants de voitures et d’électronique aux États-Unis, au Japon et en Europe. Ce concept est bien documenté et découle des principes de gestion éprouvés suivants : la demande en fonction de l’utilisateur/du consommateur, la « rapidité » de la livraison et la production répétitive. Récemment, toutefois, d’éminents praticiens du commerce et des universitaires spécialisés dans le domaine des affaires (notamment Polito et Watson) ont émis des réserves quant à son applicabilité universelle. Aux États-Unis, Cusumano et d’autres ont également mis en évidence sa vulnérabilité inhérente aux catastrophes : conditions météorologiques extrêmes, perturbations politiques, tremblements de terre, grèves, hausses subites de la demande, pénuries de matières premières, instabilité des prix et retards dans le transport. Au Royaume-Uni, le site Web du ministère du commerce et de l’industrie met en garde le public à ce sujet : « L’entreposage (d’un stock) coûte de l’argent, mais une rupture de stock peut être désastreuse ». En raison de la mondialisation, les opérations de production externalisées sont devenues plus exposées aux perturbations mondiales, ce qui rend les utilisateurs du JAT de plus en plus vulnérables aux risques de perturbation chez les fournisseurs, aussi petits ou éloignés soient-ils. En d’autres mots, l’industrie a découvert que le problème avec le JAT est qu’il peut s’avérer désastreux. Avant de l’adopter sans hésiter, les dirigeants politiques et les planificateurs de la défense seraient donc bien avisés d’examiner très attentivement la capacité de résilience du JAT dans des conditions militaires. Le présent article vise à explorer certaines des questions que cela implique.

2. LA NATURE DU CONCEPT COMMERCIAL

Bien qu’il n’y ait rien de plus pratique qu’une théorie solide, aucune théorie ne peut être appliquée avec succès sans une compréhension profonde de ses principes fondamentaux. Le concept du JAT est assez simple, mais l’expérience commerciale des 50 dernières années a montré que son succès dépend de six règles :

Prévisibilité : – La prévisibilité doit être élevée – grâce à l’élimination des effets inattendus et la création de processus clairement définis, simples et continus, basés sur des procédures bien établies et un rodage efficace de la production dans un environnement opérationnel stable. Les systèmes d’approvisionnement locaux, les livraisons de courte distance et les temps d’acheminement rapides sont les meilleurs moyens d’y parvenir.

Partenariat : – Les relations commerciales doivent être exceptionnellement bonnes – elles doivent être fondées sur des partenariats matures et équitables avec tous les fournisseurs tout au long de la chaîne d’approvisionnement et sur un degré de confiance inhabituel.

Visibilité totale : – Une visibilité totale est essentielle – les organisations qui adoptent le JAT de façon efficace ont besoin d’une visibilité totale de tous les stocks, inventaires et articles individuels à tout moment – de la préfabrication jusqu’à la post-consommation.

Planification fondée sur le risque : – Tous les risques doivent être connus et atténués – il faut adopter une approche rigoureuse de la planification fondée sur le risque, dans laquelle les risques peuvent être exprimés en termes financiers et être soit transférés aux fournisseurs, soit compensés par une assurance.

Solidité financière : – Tous les coûts essentiels doivent être couverts – le JAT n’est pas bon marché, et les utilisateurs ont donc besoin d’une solidité financière considérable pour l’investissement initial ainsi que pour la maintenance et la mise à niveau. Un engagement financier à long terme est également nécessaire pour la formation et l’amélioration continue.

Systèmes d’information : – La fiabilité du traitement de l’information est essentielle; les systèmes d’information de gestion et de communication qui éliminent l’intervention humaine sujette aux erreurs dans les prises de décision courantes sont d’une importance vitale.

3. LES CONDITIONS NÉCESSAIRES AU JAT

De nombreuses formes de JAT sont maintenant mises en pratique dans le monde entier, mais la littérature à propos de toutes les variantes souligne que son succès dépend des conditions suivantes :

Demande garantie : – Connaissance préalable des besoins des consommateurs (utilisateurs) : il faut savoir quels types de produits et quelles quantités doivent être livrés quand et à qui et selon quelles échéances ainsi que quel volume d’affaires et quels flux de trésorerie seront générés. Toutes les formes de JAT sont fondées sur des opérations stables, et Karmarkar (l’un de ses principaux défenseurs) affirme que le JAT ne peut pas gérer une demande croissante. Aggarwal va plus loin en précisant que les systèmes du JAT s’effondrent lorsque les fluctuations de la demande dépassent les 10 pour cent.

Approvisionnement garanti : – Les organisations qui adoptent le JAT doivent avoir une confiance totale dans la capacité des fournisseurs de garantir l’approvisionnement, chaque fois que cela s’avère nécessaire. Les fabricants japonais ont constaté que ces idées ne s’exportent pas toujours bien. Le JAT dépend également de la certitude des prix et de la qualité, ainsi que du fait d’avoir la priorité absolue sur tous les autres clients. De même, il repose sur un accès garanti et immédiat aux matières premières et sur la viabilité financière à long terme de chaque maillon de la chaîne d’approvisionnement.

Distribution garantie : – Le transport et la livraison du lieu de production au point d’utilisation doivent également être garantis. Cette condition nécessite un suivi en temps réel des envois tout au long du système de livraison. Le fabricant Nissan a dû s’éloigner du JAT pur lorsqu’il a commencé à avoir des problèmes de livraison dans les zones urbaines encombrées, dès les années 1970 déjà.

Données garanties : – Des données d’inventaire fiables et à jour sont essentielles, tout comme le suivi constant des actifs, la visibilité des stocks jusqu’au point de consommation, la clarté des priorités relatives et la confiance dans les échéances.

Communications garanties : – La gestion du JAT dépend de communications globales, constantes, sécurisées, ininterrompues et sans faille, menées en temps réel et de façon assidue, entre tous les agents et tous les nœuds de la chaîne d’approvisionnement, dans l’ensemble du système logistique.

4. UNE MISE EN CONTRASTE AVEC LES OPÉRATIONS MILITAIRES

Ce qui ressort rapidement de l’examen des pratiques de l’industrie et des sources universitaires, c’est que la stabilité requise pour que la méthode JAT réussisse est extrêmement rare dans les organisations militaires, en particulier en temps de guerre. En effet, comme Dixon et d’autres l’ont illustré, même les meilleures armées constatent que les conditions normales des opérations militaires tendent à être caractérisées par :

Parmi les impondérables typiques de la logistique de combat, on peut citer : Combien de barils d’artillerie de 155 mm de remplacement seront nécessaires et quand? Combien de munitions pour armes légères? Combien de rails de remplacement? Combien de blocs d’entraînement d’essieux, de piles de radio et de filtres à air? Aucun de ces articles, ni des milliers d’autres articles de guerre, ne seront disponibles sur des lignes de production permanentes et stables. Même pour les fournisseurs habituels, on peut se demander s’ils sont en mesure de combler les besoins lors d’une hausse maximale de la demande. Et dans tous les cas, les échéances et les prix seront inconnus.

5. CONCLUSIONS CONCERNANT LA PERTINENCE DU PRINCIPE DU JUSTE-À-TEMPS

Ainsi, le véritable problème du JAT est que les principes fondamentaux sur lesquels repose le concept dépendent essentiellement de la stabilité de la demande et de l’état stable des conditions de production. En outre, sa prémisse de base repose sur une analyse exacte des tendances pour une gestion efficace des échéances, sans laquelle le JAT peut avoir des conséquences désastreuses. Ces conditions sous-jacentes sont presque inconnues dans les opérations militaires, sauf peut-être pour l’instruction de base et certaines formes de missions de maintien de la paix. Il est donc difficile d’en arriver à une autre conclusion que celle-ci : pour la conduite de la guerre, le JAT a très peu de chances de réussir. Il s’agit, après tout, d’un concept commercial. Les planificateurs de la défense ne devraient pas être surpris de constater que les impératifs militaires de combattre et de remporter la victoire diffèrent considérablement du comportement d’achat des consommateurs civils. Et pour que le JAT soit fiable, cet aspect est important. Il faut donc conclure que l’utilité du JAT pour la logistique militaire sera au mieux très discutable et sujette à de dangereuses vulnérabilités en fonction de ce qui suit :

1. La prévisibilité et la stabilité des exigences.

2. L’intégrité de l’information.

3. La visibilité des articles de bout en bout de la chaîne d’approvisionnement.

4. Les effets de l’interférence de l’ennemi.

5. L’impact et la probabilité des risques non financiers.

Cette conclusion suggère que la confiance actuelle dans le JAT militaire sans stock n’est peut-être pas le résultat d’une analyse complète et objective. En fait, cette confiance ne représente peut-être guère plus qu’un vœu pieux né de la parcimonie et d’une compréhension incomplète. Même dans les systèmes commerciaux de JAT les plus purs, les praticiens ont jugé nécessaire d’établir des stocks de sécurité et des tampons aux points critiques de la chaîne d’approvisionnement afin de réduire le risque de non-disponibilité catastrophique. Si ces leçons empiriques ne sont pas retenues, et si la logique du JAT militaire n’est pas adéquatement adaptée pour permettre la résilience face aux attaques ennemies, les risques d’une catastrophe militaire sont considérables. Les leçons des récentes opérations en Irak semblent confirmer cette conclusion. Ce qui est inquiétant, c’est que les planificateurs de la défense aux États-Unis et au Royaume-Uni semblent croire que le JAT peut éliminer le coût et le fardeau que repésentent les stocks de contingence « juste au cas où » dans l’ensemble du système d’approvisionnement militaire. Cinquante ans d’expérience commerciale en matière de JAT suggèrent que cette façon de penser est une folie dangereuse.

La voie à suivre

Comment les États-Unis et le Royaume-Uni doivent-ils procéder à leur « révolution de la logistique militaire » et à leurs examens de la logistique « de bout en bout »? S’agit-il simplement d’opposer les coûts de la « concentration » logistique aux risques de la « rapidité »? Ou s’agit-il de peser les mérites d’un système d’approvisionnement automatique par rapport à ceux d’un système d’approvisionnement « sur demande »? S’agit-il d’un concours entre la gestion traditionnelle et coûteuse des stocks et le système du JAT moderne et efficace? Ou la question se résume-t-elle à un simple choix entre l’une ou l’autre des méthodes? En pratique, la réponse à toutes ces questions doit être non. Les deux systèmes ont beaucoup à offrir, et les logisticiens militaires doivent être suffisamment ingénieux pour intégrer le meilleur des deux, sans devenir trop dépendants de l’un ou de l’autre. Les questions les plus importantes en matière de soutien à la conduite de la guerre tournent donc autour des risques spécifiquement militaires. Ces problèmes sont dus à des échéances peu fiables, aux effets de l’action ennemie et à la non-disponibilité de stocks tampons. Où, dans la chaîne d’approvisionnement, les tampons et les réserves sont-ils nécessaires? Combien faut-il conserver de quels articles? Comment la chaîne d’approvisionnement doit-elle être contrôlée et par qui? Peut-on trouver des fournisseurs fiables pour les hausses de la demande? Quelles sont les solutions alternatives à notre disposition? Comment peut-on prévoir des tampons pour tenir compte de variables connues telles que les hausses subites de demande et les goulots d’étranglement inévitables dans la chaîne d’approvisionnement? En d’autres mots, comment les logisticiens militaires peuvent-ils atténuer tous les risques probables liés à la mission? Bleakley rapporte qu’après l’introduction réussie du JAT par Bollinger Industries, certains stocks ont dû être augmentés de 30 pour cent pour pallier aux fluctuations de la demande de la part de la clientèle. Dans l’examen de bout en bout, ces questions doivent être abordées en fonction du jugement militaire et de la puissance de combat, et non en fonction de vœux pieux et de l’opportunisme financier. Pour remporter des batailles, il faut s’engager sans équivoque à fournir des munitions, des pièces de rechange et d’autres biens de consommation essentiels. Si cela signifie créer des réserves et conserver des stocks à l’avance - « juste au cas où » - alors ainsi soit-il. Il s’ensuit donc que, pour éviter les illusions et le risque de désastre qui en découle, la planification de la « révolution de la logistique militaire » des États-Unis et du « programme de transformation de la logistique de défense » du Royaume-Uni doit s’appuyer sur une analyse pragmatique, militaire et fondée sur les risques de tous les scénarios, de toutes les contingences et de tous les points de passage obligés possibles. Le réalisme en matière d’approvisionnement doit également être rigoureusement appliqué pour mettre à l’épreuve la capacité des fournisseurs à répondre à des hausses inattendues de la demande.

Le véritable test du JAT n’est pas son efficacité quand tout va bien, mais ce qui se passe quand tout va mal. Le résultat de cette analyse doit se refléter correctement dans les stocks tampons et doit être intégré dans la capacité du système logistique militaire à gérer les évènements inattendus et les scénarios difficiles, notamment les déploiements à court terme dans des conditions hostiles. L’expérience opérationnelle doit guider le processus de planification, et un jugement militaire sain doit prévaloir sur les dogmes politiques et les concepts industriels mal appliqués. Ce n’est que de cette manière que les logisticiens de la défense peuvent véritablement tirer des enseignements de l’expérience commerciale sans se laisser embobiner par celle-ci. En fin de compte, l’application du JAT ne s’étendra peut-être jamais au-delà des biens de consommation non militaires, de l’instruction en temps de paix, des tâches de routine des garnisons et des opérations stables de maintien de la paix.

Finalement, le problème du JAT dans le contexte de la défense est que le succès militaire est soumis à trop de variables capricieuses, et que la livraison essentielle peut passer de « juste à temps » à « juste trop tard » en un seul instant. C’est à ce moment déterminant que se joue le succès ou l’échec de grands évènements. Ce type de danger peut être géré dans le monde commercial, où les risques peuvent être transférés et les conséquences financières sont couvertes par des assurances, mais si le JAT ajoute des risques à une opération militaire, pourquoi un commandant voudrait-il prendre un tel pari, surtout si celui-ci est fondé sur une analyse inadéquate et une compréhension incomplète? Toyota ne le ferait pas.

RÉFÉRENCES

[1] Karmarkar, U., Getting Control of JIT, Harvard Business Review, 67(5), 1989.

[2] Aggarwal, S., Making Sense of Production Operations Systems, Harvard Business Review, 63(5), 1985.

[3] Norris, F., Inventories are Rising for the Right Reasons, The New York Times, 31 juillet 1994. [4] Polito, A. et Watson, K., JIT Under Fire, Proceedings of 2001 International Business & Economics Research Conference, Article 417.

[5] Cusamano, M., The Limits of ‘Lean’, Sloan Management Review, 35(4), 1994.

[6] Bleakley, F., JIT Inventories Fade in Appeal as the Recovery Leads to Rising Demand, The Wall Street Journal, 25 octobre 1994.

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[12] NATO Logistics Forum, Proceedings of January 2003 Conference.

[13] Bamfield, R., Smarter Logistics within MoD (UK), The Source, Public Management Journal, 1999.

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[17] Dixon, N., On the Psychology of Military Incompetence, Futura, 1976.

[18] The CRC handbook of mechanical engineering, deuxième édition, publié par Frank Kreith et D. Yogi Goswami, 2004, ISBN 0-8493- 0866-6.

[19] Mechanical Engineering Handbook, publié par Frank Kreith, CRC Press, 1999.

[20] Springer Handbook of Engineering Statistics par Hoang Pham, Springer-Verlag London Limited, 2006, ISBN-10: 185233806.

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