Changements de paradigme : la simulation aérospatiale dans l’Aviation royale canadienne (La Revue de l'ARC - HIVER 2015 - Volume 4, Numéro 1)

Par le major Ryan Kastrukoff, M.S.A

« L’économie d’effort consiste à investir ou à employer le minimum de moyens et de ressources ailleurs que là où l’on compte déployer l’effort principal contre l’ennemi[1]. » Il faudrait appliquer ce principe à la simulation aérospatiale dans l’Aviation royale canadienne (ARC) puisque nous ne rencontrons jamais d’ennemis dans un monde simulé. Le lieutenant-général Yvan Blondin, commandant de l’ARC, a déclaré : « Je crois que nous pouvons améliorer l’entraînement en ayant recours à la simulation et ainsi réaliser des économies opérationnelles. De cette façon, nous pouvons prolonger la durée de vie de nos aéronefs et, parallèlement, amenuiser notre empreinte carbone. Cette méthode est bonne pour l’ARC sur le plan opérationnel et elle le sera également pour le Canada sur le plan financier[2]. » L’objectif du commandant est donc de faire l’économie d’effort et d’améliorer l’instruction au moyen de la simulation aérospatiale. Pour y parvenir le plus sûrement possible, deux changements de paradigme s’imposent. Premièrement, il faut abandonner ce cadre d’instruction qui privilégie l’utilisation d’un très petit nombre de simulateurs de fidélité maximum et opter plutôt pour un plus grand nombre de simulateurs dont la fidélité est généralement moins élevée et qui sont conçus pour des objectifs d’instruction plus précis. Deuxièmement, il faut modifier le processus d’achat des simulateurs pour tenir compte de l’énorme croissance de la capacité de développement de logiciels sur le marché.

La simulation dans le système d’instruction des pilotes sert avant tout à l’instruction sur les procédures. Pendant les cours de pilotage, les premières activités d’une phase se dérouleront dans des simulateurs de haute fidélité et elles porteront sur les procédures, notamment sur le choix des commandes, les transmissions radio et les mécanismes de vol élémentaires. Bien souvent, la pratique des manœuvres dynamiques ne peut pas avoir lieu dans un simulateur puisque sa fidélité n’est pas suffisante pour représenter efficacement la réalité d’un véritable aéronef. Même si l’emploi des simulateurs est valable pour l’apprentissage des procédures, il ne répond pas totalement aux besoins. En bref, les simulateurs ne sont pas assez fidèles pour remplacer les heures de vol consacrées aux manœuvres dynamiques, mais leur fidélité est très supérieure aux exigences requises pour répondre aux objectifs de l’instruction sur les procédures. Cet écart entre les objectifs d’instruction et la capacité du simulateur se traduit par une perte d’effort. Au lieu de posséder un seul simulateur de très haute fidélité (mais pas tout à fait assez haute), nous pourrions en fabriquer de nombreux dont la fidélité correspondrait mieux aux besoins de l’instruction. Par exemple, l’ensemble des élèves-pilotes d’avion Hawk à Cold Lake dispose d’un seul simulateur de vol pour la phase 4 de l’instruction, et ce simulateur n’est relié à aucun autre, ni à aucune simulation. Pendant cette phase, la vaste majorité des vols des élèves-pilotes requiert deux appareils ou plus. Comme il n’y a qu’un seul simulateur, il n’est pas possible de simuler efficacement la dynamique entre les équipages des aéronefs. Pendant ce temps, il existe sur le marché un jeu vidéo de simulation de combat à plusieurs joueurs qui permettrait aux élèves-pilotes de se familiariser avec cette dynamique à un coût horaire nettement inférieur.

Pour la prochaine génération de simulation, il faudra absolument harmoniser la fidélité à l’objectif visé. À titre d’exemple, un objectif important de l’instruction des contrôleurs aériens avancés (CAA) et des pilotes de chasse consiste à développer leur capacité de discuter de ce que voit le pilote afin d’aider ce dernier à repérer une cible au sol. Une simulation de basse fidélité permettrait aisément de remplir cet objectif initial et réduirait le besoin d’heures de vol coûteuses ou d’heures de simulateur de haute fidélité. Voici une simulation possible : le CAA, installé dans une base de l’Armée de terre, regarderait Google Earth pour simuler ce qu’il voit à la surface du sol, alors que le pilote, installé dans une base éloignée de la Force aérienne, utiliserait le même outil pour simuler ce qu’il voit à l’altitude du vol. Les deux (et possiblement leurs instructeurs) pourraient ensuite tout simplement communiquer par téléphone pour discuter de ce qu’ils voient. Ils pourraient ainsi utiliser des champs de tir air-sol de partout dans le monde, et même des zones de combat réelles pour plus de réalisme, au moyen d’une simulation de fidélité peu élevée, et atteindre quand même l’objectif d’instruction.

Pour arriver à harmoniser les exigences de fidélité aux objectifs de l’instruction, il faut établir un rapprochement entre le personnel chargé de la mise sur pied de la force, de l’emploi de la force, de la recherche et des achats. Comme la prochaine génération de simulation aérospatiale en est encore à ses balbutiements, c’est maintenant qu’il faut examiner ce que la technologie de simulation moderne a à nous offrir. Il existe de nombreuses options outre l’instruction sur les procédures. Il est possible de créer des environnements de simulation de plus grande envergure, destinés à l’instruction interarmées et interalliés, en tirant parti de la technologie de réseautage moderne. La technologie d’imagerie par satellite a entraîné, dans les faits, la déclassification des polygones de tir aérien (en les exposant à une observation en temps quasi réel); toutefois, la simulation pourrait offrir un moyen sécurisé pour l’instruction et le développement de tactiques classifiées, à l’abri du regard de l’ennemi. La chaîne de commandement de l’ARC a reconnu le potentiel accru de la simulation[3]; néanmoins, on peut accélérer le processus si ceux qui sont aux « premières lignes » du système d’instruction découvrent des gains d’efficience et les communiquent dès maintenant à la chaîne de commandement.

L’emploi de la simulation est courant dans toutes les opérations de l’ARC. Les unités de contrôle de la circulation aérienne (ATC), de contrôle aérospatial et de vol ainsi que les centres de commandement utilisent tous la simulation, si ce n’est que pour l’instruction. Le monde simulé créé pour chacune de ces unités est une modélisation du monde réel. Par conséquent, si nous tentons tous de modéliser la même chose, ne devrions-nous pas « voler en formation » et développer ce monde ensemble? Plutôt que de reproduire un aéronef et de simuler les parties du monde dont nous avons besoin, pourquoi ne pas renverser le paradigme et reproduire le monde, puis simuler les parties de l’aéronef dont nous avons besoin? Au bout du compte, les mêmes lois de la physique s’appliquent à toutes les ressources aérospatiales. Ce changement de paradigme se traduirait par la construction d’un monde simulé commun à tous. Prévu dès la conception, le réseautage de ces mondes à une étape ultérieure serait un jeu d’enfant.

La conception d’un monde commun permettrait également de regrouper les budgets de simulation des flottes et des groupes professionnels, ce qui réduirait le coût total des simulations de l’ensemble de l’ARC. Chaque flotte ou groupe professionnel devrait définir ses objectifs d’instruction et les modules du monde simulé dont il a besoin, et qui pourraient être utiles aux autres flottes et groupes professionnels. Les unités de transport pourraient mettre au point les meilleurs modèles météorologiques, les unités ATC, les meilleurs modèles de circulation, les responsables des flottes d’hélicoptères tactiques, les meilleurs modèles de terrain, et les responsables des flottes de chasseurs, les meilleurs modèles de guerre électronique (GE); toutefois, chacun aurait la possibilité de brancher les mises à niveau élaborées à la demande des autres flottes.

La production d’un monde commun profiterait également aux activités de recherche et de développement; en effet, la fidélité d’un modèle de radar construit pour un simulateur de chasseur serait susceptible de s’accroître, donnant ainsi lieu à la production d’un modèle de recherche. Ce modèle de recherche serait ensuite retourné dans la communauté des chasseurs pour y être utilisé à répétition afin d’élaborer de meilleures tactiques de GE, qui façonneraient ensuite les besoins de recherche futurs.

Ce changement de paradigme — de la construction d’une cellule d’abord à la construction du monde en premier — ouvre également des possibilités en ce qui concerne la passation de marchés. Le concepteur du modèle de monde simulé n’a pas besoin d’un accès particulier à des documents classifiés; la création de la plus grande partie du modèle peut donc être impartie à des entreprises de développement de logiciels, alors que les modules classifiés peuvent être rédigés sur place, au besoin, par des sous-traitants distincts. Étant donné le grand nombre d’entreprises de développement de logiciels maintenant disponibles pour exécuter des contrats éventuels, la concurrence devrait s’accroître et les coûts baisser, et notre efficience globale pourrait s’améliorer encore.

Par-dessus tout, les deux changements de paradigme traités plus haut offrent la possibilité d’améliorer l’instruction, l’interopérabilité, les tactiques et la recherche, et tout cela, à moindre coût. En créant d’abord un monde simulé et en y ajoutant des modules au fur à mesure, nous nous assurerons que les futures mises à niveau demeurent économiques et que l’ARC « vole en formation ». Ce modèle de développement de logiciels par couches existe déjà dans l’industrie du jeu commercial et il fonctionne bien. Imaginez un marteau : c’est un bon outil qui sert à régler bien des problèmes. Toutefois, au fil du temps, nous avons conçu d’autres outils qui s’ajoutent à ce marteau et qui permettent globalement d’obtenir de meilleurs résultats. La vieille méthode qui consiste à utiliser très peu de simulateurs de très haute fidélité pour atteindre nos objectifs d’instruction s’apparente au marteau. Grâce à l’amélioration des méthodes de conception de logiciels, des capacités de réseautage, de l’équipement informatique et des objectifs de l’instruction fondée sur les effets, nous disposerions des outils complémentaires nécessaires pour réaliser des économiques d’effort et offrir, au moyen de la simulation aérospatiale, une meilleure instruction, moins coûteuse.


Le major Ryan Kastrukoff est actuellement pilote instructeur au 419e Escadron d’entraînement à l’appui tactique. Il est né et a grandi dans la banlieue de Vancouver. Après avoir terminé un baccalauréat en sciences (physique et informatique) à l’Université de Toronto, il s’est enrôlé dans l’ARC. En 2013, il a obtenu une maîtrise en sciences aéronautiques (sciences spatiales) à l’Embry-Riddle Aeronautical University. Le major Kastrukoff a piloté le CF188 Hornet et pilote actuellement le CT155 Hawk. Il a participé à l’opération ATHENA, à l’opération PODIUM, à l’opération NOBLE EAGLE et à des opérations de protection du territoire dans le Nord.

ARC―Aviation royale canadienne

ATC―contrôle de la circulation aérienne

CAA―contrôleur aérien avancé

GE―guerre électronique

[1]. Canada, ministère de la Défense nationale, B-GJ-005-000/FP-002, Publication interarmées des Forces canadiennes 01, Doctrine militaire canadienne, Ottawa, Centre d’expérimentation des Forces canadiennes, septembre 2011, p. 2-6. (retourner)

[2]. Dave Wheeler, « Le futur chasseur du Canada : un concept d’opérations pour l’instruction », Revue militaire canadienne, vol. 13, no 2, 2013, p. 68, http://www.journal.forces.gc.ca/vol13/no2/page68-fra.asp (consulté le 12 janvier 2015). (retourner)

[3].« Les équipages de l’Aurora se préparent au moyen de la simulation », major Sonia Dumouchel-Connock, Aviation royale canadienne, http://www.rcaf-arc.forces.gc.ca/fr/article-modele-standard.page?doc=les-equipages-de-l-aurora-se-preparent-au-moyen-de-la-simulation/huwd2rdd (consulté le 12 janvier 2015); « Un avenir prometteur : des technologies d’instruction novatrices au service de l’ARC », major Sonia Connock, Aviation royale canadienne, http://www.rcaf-arc.forces.gc.ca/fr/nouvelles-modele-standard.page?doc=un-avenir-prometteur-des-technologies-d-instruction-novatrices-au-service-de-l-arc/ht8s3wor (consulté le 12 janvier 2015). (retourner)

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