Rôle de la puissance aérienne dans la coercition (La Revue de l'ARC - ÉTÉ 2015 - Volume 4, Numéro 3)

Table des matières

Par le Lieutenant-colonel Brian L. Murray, CD

Note de la rédaction : Le présent article a d’abord été publié dans la revue Austratian Defence Force Journal, no 186, 2011, en anglais australien.

Réimpression tirée de La Revue de l’Aviation royale canadienne, vol. 1, no 2, printemps 2012

Un pays ou une coalition peuvent-ils recourir à la puissance aérienne pour contraindre des adversaires à se soumettre à leur volonté et remporter ainsi la guerre de manière décisive? Il s’agit là de l’un des débats fréquents concernant son utilisation. Bien que de nombreuses théories sur l’emploi de la puissance aérienne soutiennent qu’une attaque stratégique est la meilleure façon de sortir victorieux lorsque les centres de gravité et la volonté de combattre de l’adversaire sont les principales cibles, d’autres théories militaires prétendent que le seul moyen de vaincre est de remporter les combats en prenant et en tenant le territoire.

Idéalement, le Service ne devrait pas choisir les « moyens » de guerre en fonction de ses préférences. Dans un véritable environnement interarmées, la stratégie la plus appropriée devrait être choisie en fonction des objectifs stratégiques, des moyens les plus efficaces pour les atteindre dans la situation donnée et des outils disponibles (en mobilisant tous les éléments de la puissance nationale et militaire). Les stratégies de coercition, qui visent la volonté et la capacité de l’adversaire, peuvent s’avérer des outils efficaces dans la panoplie du stratège et contribuer à la réalisation des objectifs stratégiques qui supposent la prévention de la guerre et, s’il y a lieu, le déclenchement des hostilités.

Dans le présent article, l’auteur entend expliquer les concepts de coercition, de diplomatie coercitive et de force de coercition, les types de stratégies de coercition et leurs objectifs, ainsi que le rôle de la puissance aérienne dans l’atteinte de ces objectifs. Il décrit en quoi consiste la contre-coercition et il présente quelques leçons retenues de l’analyse des opérations aériennes qui ont facilité la coercition d’un adversaire. Finalement, il propose un exemple de la contribution de la puissance aérienne à la coercition, soit les opérations aériennes menées en Libye.

Le verbe coerce, que l’on pourrait rendre en français par l’expression « exercer une coercition », est ainsi défini dans le dictionnaire Macquarie (un dictionnaire australien) : « restreindre ou empêcher par la force, la loi ou l’autorité; forcer ou contraindre, par exemple à faire quelque chose, notamment obliger à obéir par la force » [traduction]. Le même dictionnaire propose cette définition de coercion (« coercition » en français) : « action ou pouvoir de contraindre; action de contraindre ou de gouverner par la force » [traduction]. Par définition, la coercition suppose donc l’utilisation de la force pour obliger quelqu’un à une action. Dans le contexte militaire, ce terme est parfois défini comme suit : « la coercition est l’utilisation de la menace, incluant l’utilisation limitée d’une force réelle pour renforcer la menace, afin de persuader un adversaire de se comporter différemment qu’il ne le ferait sans cela »[1] [traduction]. Voici une autre définition : « La coercition, dans son sens le plus large, vise à inciter une personne à choisir une ligne de conduite plutôt qu’une autre, car l’option que préfère l’auteur de la coercition lui paraîtra plus attrayante que les autres. Sur l’échiquier international, la coercition cherche habituellement à changer les comportements des États… »[2] [Traduction] Ces définitions ont en commun l’idée d’influer sur le comportement d’un adversaire, et c’est la menace d’utiliser la force ou l’utilisation réelle limitée d’une force qui permettent d’aboutir à ce résultat.

La diplomatie est ainsi définie dans le Trésor de la langue française : « Science et pratique des relations politiques entre les États. » La diplomatie coercitive serait donc la science et la pratique des négociations entre États en menaçant d’utiliser la force ou en l’utilisant réellement. Cette force peut provenir de n’importe lequel ou de l’ensemble des quatre éléments de la puissance nationale : diplomatique, informationnelle, militaire ou économique. Si cette force est militaire, le terme « diplomatie de la canonnière » est parfois utilisé. « Bien que la “diplomatie coercitive” soit maintenant principalement associée à la force militaire, il serait plus juste de la décrire comme l’utilisation coercitive par un État des quatre piliers de la puissance nationale dans l’arène des relations étrangères[3]. » [Traduction] Même si nous sommes conscients que tous les aspects de la puissance nationale peuvent participer à la diplomatie coercitive et influer sur le comportement d’un État ennemi, le présent article porte sur l’utilisation coercitive d’une force militaire et, tout particulièrement, de sa puissance aérienne.

Avant d’examiner le rôle de la puissance aérienne dans la coercition, il importe de connaître les différentes stratégies de coercition et les objectifs de chacune. Dans le contexte des efforts diplomatiques ou des campagnes militaires, il est possible de faire appel à de multiples moyens pour parvenir à ses fins; toutefois, pour réussir, il faut savoir ce que ces moyens visent à atteindre et choisir le plus approprié d’entre eux, en fonction de la situation donnée.

Les deux principales catégories de stratégies de coercition sont la dissuasion et la « contrainte »[4]. Ces deux concepts sont liés, mais généralement, la dissuasion a pour but de convaincre un adversaire de renoncer à faire une chose qu’il ferait autrement ou voudrait faire, tandis que la contrainte vise à modifier un comportement déjà manifesté ou à forcer un adversaire à se plier à la volonté de l’auteur de la coercition. Il y a eu un grand nombre de débats savants pour savoir si l’on devait considérer la dissuasion comme une forme de coercition. On voit souvent la dissuasion comme une action passive, qui repose sur la perception que l’ennemi craint des représailles destructrices de la part de la force ou du pays exerçant la dissuasion, tandis que la force de coercition, ou contrainte, est considérée comme une intervention dynamique qui dépend de l’efficacité des méthodes de l’auteur de la coercition. Néanmoins, l’auteur du présent article estime que les objectifs de la dissuasion et de la contrainte sont les mêmes : influer sur le comportement de l’ennemi, l’un au moyen de la peur et l’autre en menaçant d’utiliser la force ou en l’utilisant réellement.

On peut sans réserve affirmer que la dissuasion est une question de perception et que, la plupart du temps, elle se fonde sur la menace d’utiliser la force (et non sur son utilisation réelle). Elle s’attaque à la détermination de l’adversaire qui entend déclencher les hostilités, et non à sa capacité de combat. Pour être jugée efficace, la dissuasion doit inciter l’ennemi à renoncer à une action qu’il comptait entreprendre. Ce dernier doit croire que la force de dissuasion est non seulement susceptible d’infliger à ses ressources militaires ou à son pays des dommages insoutenables, mais qu’elle est prête à mettre sa menace à exécution. Il faut souligner que la dissuasion basée sur une menace perçue (mais non réelle) peut être totalement efficace, alors qu’une menace réelle, dont l’ennemi n’est pas conscient, n’a absolument aucun effet dissuasif.

Les forces de maintien de la paix, les forces de stabilisation, les forces et les groupes aéronavals sont des exemples de missions ou de capacités militaires qui servent à dissuader un adversaire envisageant une agression, ou à le contraindre (force de coercition) en cas de déclenchement des hostilités. Parfois qualifiées de présence militaire coercitive[5], ces forces ont la capacité et la mission d’accroître l’intensité de leurs interventions en cas d’agression, jusqu’à employer la force, et elles disposent de méthodes précises pour ce faire. Même un personnel désarmé et des technologies d’observation propres à déceler les actions de l’adversaire et à les signaler auront un effet dissuasif, si les renseignements communiqués peuvent nuire à la réputation ou aux efforts du pays adversaire et entraîner des réactions politiques, diplomatiques et militaires défavorables à son endroit.

La portée de la contrainte, qui peut s’exercer par l’emploi ou par la menace de l’emploi de la force, se situera entre influencer légèrement la volonté de l’adversaire et lui retirer physiquement les moyens dont il dispose pour réaliser ses objectifs et résister à la coercition, en l’isolant, en le capturant et/ou en détruisant ses forces. Prendre, tenir et contrôler le pays de l’adversaire sont les moyens par excellence pour forcer un ennemi à agir conformément à ses exigences. La contrainte revêt donc un éventail de formes : des stratégies visant à ébranler la volonté de l’ennemi jusqu’aux stratégies cherchant à anéantir sa capacité de réaliser ses objectifs et de résister à la volonté de l’auteur de la coercition.

Trois stratégies peuvent décrire la gamme de moyens de contrainte (voir la figure 1 ci-dessous) : punition, interdiction et anéantissement. Dans les campagnes militaires, il est possible d’employer des axes d’intervention qui font appel à plus d’un de ces types de contrainte, et il est probable que des éléments des trois seront utilisés.

Figure 1. Gamme de moyens de contrainte

Les stratégies d’anéantissement cherchent à détruire la volonté de l’adversaire à poursuivre les combats ou à agir d’une certaine façon. Elles ont pour but d’accroître les coûts de la résistance ou du non-respect de la volonté de l’auteur de la coercition, et elles peuvent être dirigées contre tout ce à quoi tient l’ennemi, notamment ses forces militaires, sa prospérité économique, ses infrastructures nationales ou son influence sur la scène internationale. Même si les premiers théoriciens de la puissance aérienne, comme Douhet, étaient d’avis que les populations civiles ennemies constituaient des cibles valables des bombardements aériens, l’histoire ne compte pas beaucoup d’exemples prouvant que le bombardement de civils a permis de miner la volonté d’un pays ennemi de se battre et, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est une stratégie qui ne se justifie plus sur les plans juridique, éthique ou moral. La coercition par la punition est censée inspirer la peur des souffrances à venir au sein du principal appareil décisionnel de l’ennemi.

Les stratégies d’interdiction visent à effriter la résolution et la capacité de l’adversaire d’atteindre ses objectifs. L’objet de ces stratégies est de réduire la probabilité que l’adversaire parvienne à atteindre ses objectifs prévus et à résister aux efforts de la force de coercition. Si l’adversaire recourt surtout à ses forces militaires pour parvenir à ses fins, l’interdiction consiste le plus souvent à attaquer ces forces ainsi que les moyens utilisés pour les mettre sur pied, les transporter et les soutenir[6]. Les stratégies d’interdiction sont conçues pour briser la volonté de l’ennemi en faisant naître un sentiment de désespoir attribuable à la perte physique ou à la dégradation des principaux moyens qui lui auraient permis de poursuivre ses buts.

Les stratégies d’anéantissement sont simples d’un point de vue théorique, mais leurs coûts peuvent s’avérer extrêmement élevés, tant pour l’adversaire que pour l’auteur de la coercition. Elles visent à détruire les capacités de l’ennemi. Alors que la perte de la capacité par sa destruction entraîne des effets psychologiques, l’anéantissement a pour objet d’éliminer les options dont dispose l’adversaire, et de lui retirer ainsi tout moyen de résister, le laissant sans autre choix que de capituler.

La puissance aérienne est une forme de puissance militaire qui convient parfaitement à la coercition. Étant donné sa souplesse et la simultanéité possible de ses applications dans de nombreux types de missions, la puissance aérienne peut servir de diverses façons et dans de multiples fonctions, en vue d’obtenir au même moment un grand nombre d’effets différents et complémentaires. Grâce à l’approche de la campagne aérienne dans des opérations aériennes interarmées, la puissance aérienne peut à la fois dissuader et contraindre, de manière graduelle et variable; de plus, son empreinte dans l’environnement opérationnel en cause est minimale et elle est très efficace, tout en offrant une grande surviabilité.

La théorie de la guerre aérienne a largement mis l’accent sur la puissance aérienne comme moyen de saper la volonté de l’ennemi. Les premiers théoriciens de la puissance aérienne étaient généralement des officiers de l’armée de terre qui se sont joints à leurs forces aériennes respectives durant la Première Guerre mondiale. Choqués et horrifiés par l’ampleur du coût en vies humaines de la guerre d’usure menée dans les tranchées pendant ce conflit, ils se sont mis à réfléchir à de nouvelles stratégies de guerre. Ainsi, les théoriciens de cette époque, comme Douhet, Sherman et Mitchell, ont avancé que la guerre consistait à détruire la volonté de combattre de l’ennemi en attaquant le cœur du pays et ses infrastructures, plutôt que ses forces déployées[7]. Plus tard, Slessor a soutenu un point de vue plus nuancé, car il s’est rendu compte qu’au-delà des bombardements stratégiques, la puissance aérienne pouvait contribuer de manière importante à la guerre en empêchant le système d’approvisionnement de l’ennemi de parvenir au champ de bataille et en soutenant sa propre force terrestre. Slessor, issu de la balbutiante Royal Air Force durant la Première Guerre mondiale, a été le premier théoricien de la puissance aérienne à prôner véritablement les avantages de la guerre interarmées[8]. L’un des plus célèbres théoriciens de la puissance aérienne de l’ère moderne, le Colonel John Warden, tout comme les anciens théoriciens, était partisan des attaques stratégiques. Le point de vue de Warden différait légèrement en ce sens qu’il voyait l’adversaire comme un système constitué de cinq cercles, chacun représentant des groupes de centres de gravité reliés par thèmes. Au centre des cercles se trouvait le commandement de l’ennemi, constituant la cible prioritaire de la puissance aérienne. Le cercle extérieur, soit celui ayant la plus faible priorité, correspondait aux forces armées de l’ennemi. Selon Warden, le but ultime était de forcer l’ennemi à se soumettre aux objectifs des forces amies[9].

Au niveau stratégique, nous atteignons nos objectifs en imposant de tels changements à l’une ou à plusieurs parties du système physique matériel de l’ennemi de façon à ce que ce dernier décide d’adopter nos objectifs, ou nous faisons en sorte qu’il lui soit impossible de s’opposer à nous, ce que nous appelons la paralysie stratégique[10]. [Traduction]

En somme, la théorie de la puissance aérienne n’a pas beaucoup changé depuis que les premiers théoriciens l’ont couchée sur papier au début des années 1920. Elle a surtout privilégié la coercition de la volonté de combattre de l’adversaire, plutôt que l’utilisation de la force brutale uniquement pour détruire ses forces militaires en campagne, même si les méthodes employées pour contraindre l’ennemi ont varié en fonction de l’époque et du théoricien. Si certains affirment que la puissance aérienne convient surtout à l’une ou l’autre des stratégies de coercition, c’est sa polyvalence et sa souplesse intrinsèques ainsi que son caractère défensif qui lui permettent de contribuer efficacement à la plupart des stratégies, voire à toutes.

Il importe de reconnaître la différence entre la théorie et la pratique. Les caractéristiques et les capacités inhérentes à la puissance aérienne, lorsqu’elles sont prêtes à servir ou qu’elles sont employées, peuvent produire de nombreux effets, certains voulus et d’autres non. Par exemple, la destruction peut avoir des effets néfastes sur le moral de l’ennemi et sa volonté de combattre, mais la destruction excessive peut transformer la peur en résolution (accroître la volonté de résister). L’application de la force engendrera de nombreux effets simultanément, et il serait faux d’affirmer qu’on peut employer une capacité précise de la puissance aérienne, dans le contexte d’une stratégie de coercition particulière, pour obtenir un seul effet désiré. Au bout du compte, c’est la situation dans laquelle la force de coercition est appliquée et une combinaison de nombreux facteurs favorables et défavorables, attribuables ou non à la force adversaire, qui détermineront l’ampleur de l’impact sur la volonté de l’ennemi. Lorsqu’on se prévaut de l’efficacité de la puissance aérienne ou de ses effets à contraindre un adversaire, il est plus réaliste de parler d’effets et de contributions attendus ou prévus, plutôt que d’établir un lien de cause à effet pur et simple entre l’intervention aérienne et les changements survenus dans le comportement de l’adversaire.

Les caractéristiques de la puissance aérienne en font une force de dissuasion particulièrement efficace et économique. La vitesse, la portée (à l’échelle mondiale dans certains cas), la capacité d’adaptation, la souplesse et la profondeur de la pénétration permettent à une force relativement modeste, centralisée, de se déployer rapidement, de prendre position pour décourager ou contrer une agression ou, au besoin, effectuer des frappes de représailles destructives. Si la portée de cette force est planétaire, l’effet de dissuasion ne dépend plus du lieu. Si la puissance aérienne est suffisamment robuste (de taille raisonnable, possédant une capacité de calibre mondiale), l’effet de dissuasion ne dépend plus de l’ennemi. Comme les capacités de la puissance aérienne de la plupart des forces aériennes n’ont pas toute une portée ou une prédominance véritablement mondiales, l’effet de dissuasion des petites et moyennes forces aériennes sera vraisemblablement de nature régionale et dépendra de la résistance de l’ennemi et du type de situation.

Les missions entreprises par des éléments de la puissance aérienne peuvent produire de multiples effets sur les plans tactique, opérationnel et stratégique de la guerre. Bien sûr, la puissance aérienne peut se charger du contrôle des opérations aériennes en vue d’empêcher la puissance aérienne adversaire de nuire aux opérations des forces amies. Toutefois, elle atteint son objectif en menant parallèlement des missions offensives (offensives contre le potentiel aérien) afin de détruire la capacité de la puissance aérienne adversaire, soit dans les airs soit au sol, et des missions défensives (défensives contre le potentiel aérien) afin de mettre l’adversaire dans l’impossibilité de parvenir à ses fins dans l’espace aérien ami. Les missions de frappe comme l’interdiction aérienne (IA) servent généralement à détruire des cibles au sol; néanmoins, il est possible d’adapter ces frappes afin d’optimiser aussi leurs effets démoralisants (saper la volonté de combattre). Les paragraphes qui suivent illustrent les emplois éventuels ou passés de la puissance aérienne pour obtenir des effets coercitifs.

Les caractéristiques de la puissance aérienne et l’expérience de la guerre aérienne ont amené nombre de théoriciens à conclure que la puissance aérienne est essentiellement une force stratégique dotée de la capacité particulière de frapper des cibles à haute valeur stratégique. Toutefois, dans l’histoire de la guerre, et jusqu’à maintenant, il y a peu d’éléments qui prouvent que les attaques aériennes stratégiques ont en elles-mêmes réussi à contraindre directement un régime à capituler ou à accéder à la plupart des exigences de l’auteur de la coercition. On peut toutefois affirmer qu’il existe des exemples où la puissance aérienne a joué un rôle important dans la diplomatie coercitive ou une stratégie axée sur la force de coercition.

Comme nous l’avons vu, le but de la stratégie de punition est d’exploiter la peur des souffrances à venir afin de provoquer un changement de comportement. Le meilleur exemple est peut-être le largage de bombes atomiques sur le Japon en août 1945. Même si la menace grandissante et réelle d’une invasion a aussi été, indéniablement, un facteur de coercition qui a poussé les dirigeants japonais à changer de comportement, à cesser de résister et à obtempérer, c’est l’emploi de bombes atomiques et, surtout, la poursuite éventuelle de leur utilisation qui a marqué le point de non-retour :

La campagne de bombardement stratégique continue américaine, qui a abouti aux frappes atomiques visant Hiroshima et Nagasaki, a entraîné la capitulation du Japon avant toute invasion. Durant le discours radiodiffusé qu’il a adressé au peuple japonais le 14 août 1945, l’empereur Hirohito a dit clairement qu’il reconnaissait le rôle des bombes atomiques dans sa décision de capituler. Même si on peut débattre des prévisions de victimes associées aux invasions terrestres planifiées, il ne fait aucun doute que les frappes atomiques ont permis d’épargner la vie de centaines d’alliés, ainsi que la vie de millions de militaires et de civils japonais[11]. [Traduction]

Plus près de nous, l’opération Allied Force et la campagne aérienne menée en 1999 au-dessus de la Serbie et du Kosovo illustrent la contribution de la puissance aérienne dans une stratégie de diplomatie coercitive fondée sur des punitions. Même si durant cette campagne on a eu aussi recours à des éléments importants des stratégies d’interdiction et d’anéantissement, c’est finalement l’accroissement graduel des attaques aériennes sur des cibles serbes qui a eu raison du commandement serbe. Outre la force de coercition, la présence coercitive des troupes terrestres déployées dans la région ainsi que la diplomatie coercitive consistant à isoler la Serbie de ses présumés alliés ont suffi à convaincre le dirigeant serbe, Slobodan Milosevic, d’acquiescer aux demandes de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) :

La puissance aérienne pourrait être considérée comme la force qui a permis d’acculer Milosevic au mur, mur contre lequel elle menaçait de l’écraser. Toutefois, si les membres de l’OTAN n’étaient pas restés unis, si la Russie n’avait pas joint ses efforts à ceux de l’OTAN dans la partie diplomatique finale, et si l’alliance n’avait pas commencé à mettre en œuvre une menace d’invasion terrestre convaincante, Milosevic aurait pu trouver une échappatoire malgré les punitions aériennes[12]. [Traduction]

Soulignons que même si la théorie de la guerre aérienne soutient parfois que les stratégies d’anéantissement ou le ciblage du commandement de la force ennemie (décapitation) peuvent entraîner une baisse considérable du moral, un changement de régime ou la capitulation, certains imminents théoriciens s’opposent à cette idée. Selon la théorie des cinq cercles de Warden, le commandement est au cœur du système de l’ennemi et constitue la cible prioritaire; néanmoins, Robert Pape affirme :

La décapitation, comme le châtiment, ne fera probablement pas tomber les gouvernements par la fomentation d’une rébellion populaire ou d’un coup d’État. L’attaque aérienne est un instrument peu efficace pour produire des rébellions populaires, surtout parce qu’un conflit avec une puissance aérienne déchaîne typiquement les forces politiques (telles le nationalisme et la peur d’un comportement félon) qui rendent improbable toute action collective contre des régimes, même si ceux-ci sont impopulaires, et ce jusqu’à la perte de toute chance de victoire militaire[13].

Même si les stratégies de coercition, qui cherchent à empêcher l’adversaire d’atteindre ses objectifs, semblent un compromis entre la punition et l’anéantissement, on peut dire qu’elles constituent le mélange le plus complémentaire des caractéristiques souhaitées de chacune. Les stratégies d’interdiction tiennent compte de l’interdépendance entre l’anéantissement et la volonté de combattre. La puissance aérienne, utilisant sa capacité de couvrir l’ensemble du champ de bataille et de lancer des armes très puissantes de façon très précise, jour et nuit, s’est avérée une arme très efficace lorsqu’elle recourt à l’anéantissement pour faire plier un adversaire. Les stratégies d’interdiction sont destinées à provoquer un sentiment d’impuissance et de désespoir chez l’adversaire. D’un côté, les stratégies d’anéantissement visent tout centre de gravité auquel tient l’adversaire, et d’un autre côté, les stratégies d’interdiction appliquent généralement la force de coercition aux principaux mécanismes dont se sert l’adversaire pour atteindre ses objectifs. Dans le cas des opérations militaires de l’adversaire, il s’agit le plus souvent de ses forces militaires en campagne, notamment de ses approvisionnements, de ses lignes de communication et de ses centres de commandement et de contrôle (C2).

La guerre du Golfe de 1991 est l’exemple le plus éloquent de l’effet de la puissance aérienne sur les forces militaires en campagne. Des quelque 400 000 soldats iraquiens déployés dans le théâtre d’opérations au Koweït, plus de 160 000 ont déserté avant le début de l’offensive terrestre, tandis que plus de 80 000 autres se sont rendus durant les 100 heures qu’a duré la campagne terrestre[14]. Même s’il est reconnu que d’autres facteurs sont intervenus, la puissance aérienne y a joué un rôle important.

Les frappes visant les unités terrestres ennemies se sont avérées la plus importante contribution de la campagne aérienne à la guerre. Cet emploi de la puissance aérienne (qui ne dépendait pas de l’utilisation des nouvelles et spectaculaires « armes intelligentes », mais des bombes conventionnelles non guidées et à chute libre, lancées en masse) a réduit l’armée iraquienne au Koweït en une force de combat terrifiée et inefficace. Les unités iraquiennes ont donc opposé peu de résistance, n’ont pas combattu ou se sont rendues, et il y a eu peu de victimes de part et d’autre durant les combats au sol. La puissance aérienne a fait la démonstration la plus convaincante qui soit que, employée dans les bonnes conditions, elle peut neutraliser, sinon complètement anéantir, une armée moderne en campagne[15]. [Traduction]

Le pouvoir des opérations aériennes d’influer de manière coercitive sur des forces militaires en campagne dépend de la situation. D’imposantes forces qui se trouvent dans des positions défensives statiques préparées, comme celles de l’Iraq au Koweït, sont à la merci des frappes aériennes. Les forces dispersées du Viêt-cong étaient beaucoup moins vulnérables. Nous pourrions apprendre, en étudiant l’emploi de la force aérienne comme moyen d’interdiction coercitive pour empêcher un adversaire d’atteindre ses objectifs, que l’effet psychologique est parfois la principale conséquence d’une attaque des forces en campagne, et que cette conséquence est souvent sous-estimée :

Un officier iraquien a avoué à son interrogateur que ce sont les frappes de B-52 qui l’ont poussé à se rendre. « Mais votre position n’a jamais été attaquée par des B-52 », s’est exclamé l’interrogateur. « C’est vrai, a répondu l’officier iraquien, mais j’en ai vu une qui l’avait été. »[16] [Traduction]

La puissance aérienne a le pouvoir d’anéantir toutes les cibles de l’adversaire qu’elle peut détecter. La puissance aérienne, en raison de sa capacité inhérente de rechercher et de localiser des cibles, puis d’envoyer rapidement des éléments d’attaque sur les lieux, est en mesure d’éliminer les moyens de guerre dont dispose l’adversaire. En plus d’être passée maître dans la conduite de campagne dévastatrice contre un large éventail de cibles visées délibérément, la puissance aérienne a également développé la capacité de faire feu tout aussi efficacement sur des cibles émergentes, dynamiques ou mobiles. Les planificateurs et les stratèges de la puissance aérienne reconnaissent que certaines conditions sont plus propices aux attaques aériennes que d’autres, et que la puissance aérienne n’est pas seule à pouvoir produire une puissance destructrice sur le champ de bataille. Néanmoins, les capteurs, les ressources servant au renseignement, la connaissance de la situation et les systèmes de C2 ainsi que les systèmes d’armement aérien de précision maintenant à notre disposition offrent une rapidité d’intervention et une capacité de destruction sans précédent sur les champs de bataille modernes. La bataille de Khafji, seule opération offensive après l’invasion par les forces iraquiennes durant la guerre du Golfe de 1991, a montré que la puissance aérienne a la possibilité de détecter, d’attaquer et de détruire, avec un effet dévastateur, des forces terrestres adversaires qui surgissent :

Le 29 janvier 1991, l’Iraq a lancé sa seule offensive de la guerre du Golfe, qui a été rapidement écrasée par la puissance aérienne… Khafji a montré à tous, sauf aux sceptiques les plus solides, que les attaques aériennes en profondeur peuvent modeler et contrôler la bataille, et exploiter ces avantages au profit des troupes terrestres engagées. En 1991, la puissance aérienne a identifié, attaqué et freiné des forces mécanisées de la taille d’une division, sans qu’il soit nécessaire de lancer une contre-attaque terrestre synchronisée[17]. [Traduction]

La puissance aérienne a aussi fait la preuve que les attaques stratégiques pouvaient détruire la plus grande partie de la capacité militaire d’un État. L’étude américaine des bombardements stratégiques, réalisée à la fin de la Seconde Guerre mondiale par un groupe formé principalement de gens d’affaires, d’avocats et de banquiers civils[18], a permis de rassembler 212 volumes de renseignements et d’analyses sur l’efficacité réelle de la puissance aérienne dans les théâtres d’Europe et du Pacifique. Cette étude révèle que, surtout durant la dernière année de la guerre, « les bombardements stratégiques ont eu un effet catastrophique sur l’économie et le système de transport allemands, qui a lui-même eu des conséquences fatales sur les forces armées allemandes »[19] [traduction]. Albert Speer, ministre du Reich pour l’Armement et la Production de guerre, affirmera plus tard que le mois de mai 1944, alors que la campagne de bombardements approchait de son point culminant, fut le début de la fin : « La guerre était terminée en ce qui concerne l’industrie lourde et les armements. »[20] [Traduction]

Diplomatie, conflit et coercition ne sont pas des affaires unilatérales. Les deux parties influent sur les résultats de toute interaction. Il ne fait aucun doute que ce concept s’applique à la diplomatie coercitive et à la force de coercition. Lorsqu’une des parties tente d’exercer une coercition sur son adversaire, ce dernier s’efforcera normalement de découvrir et d’atteindre les aspects vulnérables de l’auteur de la coercition.

Par exemple, pour éviter une guerre nucléaire, la stratégie de dissuasion fondée sur la destruction mutuelle assurée s’est rapidement perfectionnée. Cette stratégie vise à décourager les nations nucléaires de brandir la menace d’armes nucléaires pour atteindre leurs objectifs en leur opposant la menace de représailles nucléaires massives.

La destruction mutuelle assurée (MAD) est une doctrine de stratégie militaire et de politique de sécurité nationale, selon laquelle l’utilisation à grande échelle d’armes nucléaires puissantes de destruction massives par deux opposants se traduirait dans les faits par l’anéantissement complet, absolu et irrévocable de l’attaquant et du défenseur. Il n’y aurait donc ni victoire ni armistice, mais l’annihilation de chacun des belligérants. Cette doctrine se fonde sur la théorie de la dissuasion selon laquelle le déploiement d’armes puissantes, et la menace implicite de leur emploi, est essentielle pour menacer l’ennemi afin de l’empêcher d’utiliser ces mêmes armes contre soi[21]. [Traduction]

L’auteur de la coercition ou une force de coercition dominante auront aussi des centres de gravité qu’ils devront protéger, puisque l’adversaire tentera presque certainement de s’y attaquer. Par exemple, le soutien public est l’une des vulnérabilités critiques communes ou l’un des centres de gravité propres à la force qui sont exposés à la coercition de l’adversaire dans presque tous les types de conflit. Comme il s’agit d’une vulnérabilité qui touche la « volonté de combatte », l’adversaire tentera vraisemblablement d’employer une stratégie de punition coercitive et de faire grimper les coûts du conflit. Ces coûts peuvent être politiques (soutien du commandement), financiers (coûts du maintien en puissance des déploiements militaires de grande envergure ou coûts d’un équipement onéreux nécessaire pour l’opération), humains (victimes), ou moraux (dommages collatéraux excessifs et victimes civiles).

La puissance aérienne peut neutraliser efficacement les attaques coercitives de l’adversaire en montrant comment les coûts susmentionnés peuvent être réduits. Plus particulièrement, la puissance aérienne peut réduire les coûts humains et moraux en continuant d’employer des méthodes qui atténuent les risques pour les non-combattants, qui permettent de mener des actions offensives avec précision et proportionnalité et qui assurent un taux élevé de survie chez les combattants amis.

En examinant la capacité de la puissance aérienne à appliquer la force coercitive, on a pu dégager quelques leçons importantes à l’intention des dirigeants politiques qui envisagent d’employer la force dissuasive ou coercitive ainsi que des commandants, des planificateurs et des stratèges militaires chargés de concevoir des plans en vue d’appliquer la force coercitive.

  1. La puissance aérienne est plus coercitive lorsqu’elle est utilisée avec d’autres éléments de coercition. La diplomatie coercitive, d’autres éléments militaires constituant une présence coercitive, des opérations et des forces psychologiques parallèles capables d’exploiter sur-le-champ des changements dans le comportement de l’adversaire sont tous des éléments qui renforcent l’effet coercitif de la puissance aérienne.
  2. La démoralisation de l’ennemi (briser sa volonté de combattre) devrait constituer un objectif de la campagne aérienne[22].
  3. Le succès des stratégies de coercition, notamment celles qui emploient la puissance aérienne comme moyen de coercition, dépend souvent de l’exploitation d’un ou de plusieurs des trois facteurs suivants[23] :
    1. maîtrise de l’escalade – accroître ou réduire à son gré la menace que l’on fait peser sur l’ennemi;
    2. interdiction – faire échec à la stratégie militaire de l’adversaire;
    3. exacerber la menace d’une tierce partie – réduire la capacité de l’adversaire de se défendre contre une tierce partie. La puissance aérienne a été utilisée avec succès à cet effet au début de l’opération Enduring Freedom (l’Alliance du Nord constituant la tierce partie) et durant l’opération Unified Protector en Libye (où les forces opposées au gouvernement représentaient la tierce partie).
  4. La coercition a de bonnes chances de succès si l’auteur réunit quatre conditions connexes[24] :
    1. l’adversaire croit que la victoire est impossible;
    2. l’adversaire croit que toute résistance est inutile (il a perdu espoir);
    3. il est préférable de capituler maintenant que plus tard (le futur réserve des souffrances encore plus grandes);
    4. la soumission comporte certains avantages.
  5. 5. La destruction massive ou la destruction des mauvaises cibles (dont les non-combattants) peuvent nuire à la coercition et exposer la force qui en est responsable à la contre-coercition. Il faut utiliser la puissance aérienne de manière proportionnée et avec discrimination : « La puissance aérienne doit être utilisée avec circonspection pour demeurer convaincante et, de ce fait, conserver sa capacité de coercition. »[25] [Traduction]

Deux jours après l’adoption de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU), prise le 17 mars 2011 et autorisant « toutes les mesures nécessaires » pour protéger la population civile, établir une zone d’exclusion aérienne et faire respecter un embargo sur les armes[26], les forces américaines et alliées ont déclenché des opérations militaires visant la Libye. Cette intervention a reçu le nom d’opération Odyssey Dawn; il s’agissait d’une opération multinationale, dirigée par le commandement des É.-U. en Afrique, qui consistait au départ à contrôler l’espace aérien et à mener des missions de frappe. Les missions offensives ont débuté par des frappes de l’United States Air Force (USAF) et de l’United States Navy (USN) ainsi que des aéronefs de la France et de la Grande-Bretagne et par le lancement de missiles de croisière à partir de navires militaires américains et britanniques[27]. Le 24 mars, les Américains ont passé le contrôle de l’opération à l’OTAN, et elle a alors pris le nom d’opération Unified Protector.

Depuis le 24 mars 2011, une coalition sans précédent, composée de pays membres de l’OTAN et de pays non OTAN, est présente en Libye pour protéger des civils contre la menace d’une attaque et pour faire respecter un embargo sur les armes et une zone d’exclusion aérienne. Comme l’a expliqué le secrétaire général de l’OTAN, M. Rasmussen, l’Organisation ne fait, dans le cadre de l’opération Unified Protector, « ni plus, ni moins » que s’acquitter des mandats qui lui ont été confiés en vertu des résolutions prises par le Conseil de sécurité de l’ONU. L’OTAN n’a pas déployé de troupes au sol pour cette opération. Seuls ses moyens aériens et maritimes ont contribué aux succès que l’Alliance a remportés jusqu’ici[28].

À la fin de l’opération Unified Protector, les aéronefs de l’OTAN et de la coalition avaient accompli plus de 26 500 sorties, dont 9 700 sorties offensives, et avaient détruit plus de 5 900 cibles militaires[29]. Il ne fait aucun doute que de nombreuses analyses seront consacrées aux effets de cette opération. Il y sera certainement question des effets coercitifs et du rôle de la puissance aérienne à cet égard. Il pourrait être utile d’examiner sommairement si l’emploi de la puissance aérienne dans cette opération s’inscrit dans une ou plusieurs stratégies de coercition mentionnées dans le présent article, et si cet emploi s’est fait en tenant compte des leçons retenues susmentionnées.

Essentiellement, durant cette opération, on a eu recours à ce qui pourrait être perçu comme une stratégie d’interdiction coercitive afin d’empêcher le gouvernement libyen d’atteindre ses objectifs, à savoir la répression de la rébellion d’une grande partie de sa population au moyen de la force. La puissance aérienne a servi à cibler les ressources libyennes utilisées pour attaquer les forces rebelles et maîtriser l’agitation populaire, en particulier les aéronefs militaires et les armes lourdes. Il faudra une analyse plus approfondie pour déterminer si la puissance aérienne a réellement réussi à produire un effet d’interdiction, y compris le changement survenu dans le comportement ou la volonté de combattre de Kadhafi et de ses forces. Si elle a permis de persuader les forces de Kadhafi et si elle n’a eu que des effets tactiques et destructifs, la puissance aérienne peut quand même être considérée comme un outil de destruction coercitif, dans la mesure où l’élimination de l’armement lourd de Kadhafi, dont la plus grande partie de ses blindés et de son artillerie, a empêché ses troupes de vaincre les forces rebelles.

Il est intéressant d’observer qu’au milieu de l’opération, lorsque la guerre civile semblait paralysée de part et d’autre, des doutes ont commencé à poindre au sujet de la capacité de la puissance aérienne à influencer véritablement le dénouement du conflit :

Nous sommes arrivés à l’impasse à laquelle nous semblons invariablement aboutir lorsque nous comptons exagérément sur la puissance aérienne de l’Ouest pour soutenir les forces locales. Nous l’avons vu assez souvent dans les Balkans et ailleurs. Le pouvoir des frappes aériennes a ses limites, surtout quand la plus grande partie de la puissance de feu du gouvernement ou des forces loyalistes se trouve au sol. La géographie et les tactiques militaires utilisées des deux côtés posent un problème. Pour briser l’impasse, il faut disposer de forces conventionnelles lourdes qui se déplacent dans le pays[30]. [Traduction]

Même si les commentaires ci-dessus datent du début du mois d’août, à la fin du même mois, les forces rebelles, soutenues par la puissance aérienne, avaient pris la capitale libyenne, et les jours de Kadhafi étaient comptés. Le 20 octobre, Kadhafi était mort, et la victoire des rebelles assurée. Bien qu’il soit difficile d’évaluer l’importance de la puissance aérienne dans ce résultat et le rôle de coercition qu’elle a effectivement joué, il ne fait aucun doute qu’elle a contribué à la chute de Kadhafi et de ses forces.

Les leçons retenues concernant l’emploi coercitif de la puissance aérienne présentées précédemment peuvent s’avérer utiles pour comprendre l’effet qu’a eu la puissance aérienne sur cette guerre civile. L’affirmation de Byman, de Waxman et de Larson selon laquelle la coercition peut être jugée efficace si elle fait échec à la stratégie militaire de l’adversaire (interdiction) ou exacerbe la menace d’une tierce partie[31] semble s’appliquer au cas de la Libye. Compte tenu de la notion d’interdiction dont il a été question plus haut, il se peut que l’uniformisation des règles du jeu de la puissance aérienne, causée par la défaite des forces aériennes de Kadhafi et l’élimination des armes lourdes, ait accru plus que prévu la menace posée par les forces rebelles (la tierce partie) sur les forces de Kadhafi. La première indication montrant que la rébellion soutenue par la puissance aérienne était désormais perçue comme une menace sérieuse date peut-être du 1er septembre, lorsque la presse a rapporté qu’un des fils de Kadhafi cherchait à négocier avec les dirigeants rebelles :

Saadi Gaddafi a déclaré à la chaîne de télévision al-Arabiya être officiellement mandaté pour négocier avec les forces qui combattent l’ancien dictateur en vue de prendre le contrôle de la Libye. Pour certains, cette nouvelle indique que le colonel serait prêt à mettre fin aux affrontements l’opposant aux forces rebelles. Toutefois, son autre fils, Seif al Islam, a pris la parole à la chaîne de télévision al-Orouba (diffusée depuis la Syrie) pour appeler ses troupes à poursuivre la résistance. Dans un message enregistré, il a affirmé que son père se portait ‘bien’ et il a exhorté les partisans du régime à continuer les combats contre les opposants, qu’il a qualifiés de ‘rats’. Une guerre de mots : Seif et Saadi Gaddafi lancent des messages contradictoires. Selon Lisa Holland, correspondante à l’étranger pour Sky News, les commentaires de Seif, qui comme son père est accusé de crime de guerre par la Cour pénale internationale, semblaient tenir du ‘délire’[32].

Il est à noter qu’au moment où Saadi se disait prêt à négocier, son frère Seif, sur lequel pesait un acte d’accusation de la Cour pénale internationale, ne l’était pas. Cette situation soulève une interrogation : la mesure de la Cour a-t-elle favorisé ou empêché la résolution rapide du conflit? La mise en accusation de la Cour a renforcé la légitimité des forces qui s’opposaient à Kadhafi et rendu le régime de Kadhafi hors la loi. Pourtant, si l’on tient compte des conseils de Mueller[33] sur les conditions favorables au succès de la coercition, force est de constater que cette accusation a possiblement nui. Même si les deux premières conditions (l’adversaire croit que la victoire est impossible et que la résistance est inutile) étaient probablement réunies dès le début septembre, l’humiliation associée au procès public de Mouammar et Seif Kadhafi devant la Cour pénale internationale pourrait avoir annihilé toutes les chances de remplir les deux dernières conditions (il est préférable de capituler maintenant que plus tard et la soumission comporte certains avantages).

En ce qui a trait à la contre-coercition, il semble que l’emploi de la puissance aérienne et les méthodes de contre-coercition de l’OTAN aient été fructueux. Dès le début des frappes aériennes, des messages diffusés dans les médias tels que : « les CF18 abandonnent l’attaque d’un aérodrome libyen pour éviter les dommages collatéraux »[34] [traduction] constituaient de toute évidence des mesures proactives pour obtenir le soutien public afin que l’opération se poursuive. De plus, aucun membre du personnel de l’OTAN n’a été tué au combat en Libye au cours des sorties offensives qui ont presque atteint le nombre de 10 000. Comme le coût humain perçu de cette opération est demeuré faible, il n’a pu être invoqué pour solliciter le soutien public.

La contribution de la puissance aérienne à la coercition en Libye sera évaluée au fil du temps, à mesure que de nouveaux renseignements deviendront disponibles. Il ne fait aucun doute que la puissance aérienne a eu une incidence importante sur cette guerre civile, et certains de ses effets étaient coercitifs.

‘Que l’on soit d’accord ou non avec l’intervention, une chose est claire, et les observateurs objectifs ne s’en étonneront pas : la puissance aérienne moderne est la principale force qui a mené au renversement du régime de Kadhafi, tout comme ce fut le cas pour le régime de Milosevic en 1999 et le régime taliban en 2001’, a écrit dans un courriel le Lieutenant-général (retraité) David Deptula, ancien membre de la Force aérienne chargé de la planification de la campagne aérienne de la guerre du Golfe en 1991. ‘La puissance aérienne a éliminé le système intégré de défense aérienne de la Libye, a imposé une zone d’exclusion aérienne, rendant impuissantes les forces aériennes de la Libye, et a réduit l’Armée de terre libyenne structurée à l’état d’une infanterie incapable de se regrouper et d’assurer sa survie.’[35] [Traduction]

La coercition n’est pas une stratégie à utiliser isolément ou de manière rigide pour régler un conflit. Il s’agit d’un outil dont peuvent se servir un État ou une coalition d’États et qui les aidera à imposer leur volonté à un État adversaire ou à un groupe définissable. L’éventail des méthodes de coercition comprend des stratégies de coercition qui ont pour objectif de dominer un adversaire, mais par différents moyens, incluant la dissuasion, la punition, l’interdiction et l’anéantissement. L’application de ces moyens peut supposer l’utilisation de tous les éléments de la puissance nationale, mais la force militaire est généralement l’un des principaux éléments de la coercition. La force coercitive est rarement unidirectionnelle, et la plupart des adversaires sont en mesure d’appliquer la coercition à certaines vulnérabilités critiques ou à certains centres de gravité, particulièrement ceux associés aux coûts financiers, humains et moraux du conflit.

La puissance aérienne, étant donné la vitesse, la portée, la profondeur de la pénétration, la polyvalence, la souplesse et la précision qui la caractérisent, convient parfaitement aux stratégies de coercition. Bien que dans le passé, des théories sur la guerre aérienne aient parfois exagéré les effets coercitifs éventuels de la puissance aérienne, l’analyse d’un siècle de guerre aérienne a révélé que la puissance aérienne a constitué une force coercitive extrêmement efficace, même si ce fut parfois fortuit. La preuve que la puissance aérienne a la capacité de forcer un adversaire à changer de comportement, souvent de concert avec d’autres éléments coercitifs, est maintenant bien documentée. Comme le soulignait le Général Omar Bradley : « La puissance aérienne est devenue prédominante, aussi bien comme arme de dissuasion que comme force dévastatrice capable de détruire le potentiel d’un ennemi et de saper définitivement sa volonté de combattre. »[36] [Traduction]


Depuis qu’il s’est enrôlé dans les Forces canadiennes en 1985, le Lieutenant colonel Brian « Mur » Murray a été affecté à des opérations à bord du CH136 Kiowa et du CF18 Hornet, accumulant ainsi plus de 4 000 heures de vol à bord d’un hélicoptère ou d’un avion de chasse. Les faits marquants de sa carrière comprennent son déploiement en Italie dans le cadre de l’opération Allied Force ainsi que son rôle d’officier responsable du Cours d’instructeur – Armement de chasseurs, en 2000 et 2001. Il a également été commandant adjoint du 410e Escadron d’entraînement opérationnel à l’appui tactique en 2002 et officier des normes de la 4e Escadre Cold Lake en 2003. En 2009, au terme d’une affectation en tant que directeur – Analyse et leçons retenues au Centre de guerre aérospatiale des Forces canadiennes, le Lieutenant-colonel Murray a été nommé officier de liaison des Forces canadiennes au Air Force Air Power Development Centre de Canberra, en Australie.

L’auteur tient à remercier le Colonel d’aviation Rick Keir, directeur du Air Power Development Centre (APDC) et M. Sanu Kainikara, directeur adjoint chargé de la stratégie au sein du même organisme, qui ont relu le présent article et y ont considérablement contribué.

C2―commandement et contrôle
É.-U.―États-Unis
ONU―Organisation des Nations Unies
OTAN―Organisation du Traité de l’Atlantique Nord

[1]. Daniel L. Byman, Matthew C. Waxman et Eric Larson, « Air Power as a Coercive Instrument », RAND, 1999, p. 10 (ci-après Byman), http://www.rand.org/pubs/monograph_reports/MR1061.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[2]. Karl Mueller, « The Essence of Coercive Air Power: A Primer for Military Strategists », Air & Space Power Journal – Chronicles Online Journal, http://www.airpower.au.af.mil/airchronicles/cc/mueller.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[3]. Alan J. Stephenson, « Shades of Gray: Gradual Escalation and Coercive Diplomacy », Air War College, Air University, 4 avril 2002, p. 3. (retourner)

[4]. Mueller. Nota : Même si Thomas Shelling, célèbre auteur de Arms and Influence, pense comme Mueller que la dissuasion et la contrainte constituent deux éléments de la coercition, ce ne sont pas tous les théoriciens qui partagent leur avis. (retourner)

[5]. Alan J. Stephenson, « Shades of Gray: Gradual Escalation and Coercive Diplomacy », Air War College, Air University, 4 avril 2002, p. 9. (retourner)

[6]. Karl Mueller, « The Essence of Coercive Air Power: A Primer for Military Strategists », Air & Space Power Journal – Chronicles Online Journal, http://www.airpower.au.af.mil/airchronicles/cc/mueller.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[7]. Raymond P. O’Mara, « Clearing the Air: Airpower Theory and Contemporary Airpower », Air Force Journal of Logistics, XXXIV, no 1 et 2, édition annuelle, p. 52-59. (retourner)

[8]. Raymond P. O’Mara, « Clearing the Air: Airpower Theory and Contemporary Airpower », Air Force Journal of Logistics, XXXIV, no 1 et 2, édition annuelle, p. 63. (retourner)

[9]. Raymond P. O’Mara, « Clearing the Air: Airpower Theory and Contemporary Airpower », Air Force Journal of Logistics, XXXIV, no 1 et 2, édition annuelle, p. p. 65. (retourner)

[10]. Raymond P. O’Mara, « Clearing the Air: Airpower Theory and Contemporary Airpower », Air Force Journal of Logistics, XXXIV, no 1 et 2, édition annuelle, tiré de l’article de Warden, « The Enemy as a System », Air Power Journal, printemps 1995, p. 43, http://www.airpower.maxwell.af.mil/airchronicles/apj/apj95/spr95_files/warden.htm (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[11]. Phillip S. Meilinger, « A Short History of Decisiveness », Air Force Magazine, septembre 2010, p. 100. (retourner)

[12]. Ivo H. Daalder et Michael E. O’Hanlon, Winning Ugly: NATO’s War to Save Kosovo, Washington, The Brookings Institution, 2000, p. 184. (retourner)

[13]. Robert A. Pape, Bombarder pour vaincre : puissance aérienne et coercition dans la guerre, Paris, Centre d’études stratégiques aérospatiales, Documentation française, 2011, p. 104. (retourner)

[14]. Stephen T. Hosmer, « The Psychological Effects of U.S. Air Operations in Four Wars 1941-1991 », Rand Corporation, p. 153, http://www.rand.org/pubs/monograph_reports/MR576.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[15]. RAND Corporation, « Air Power in the Gulf War - Evaluating the Claims », http://www.rand.org/pubs/research_briefs/RB19/index1.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[16]. Stephen T. Hosmer, « The Psychological Effects of U.S. Air Operations in Four Wars 1941-1991 », Rand Corporation, p. 165, http://www.rand.org/pubs/monograph_reports/MR576.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[17]. Rebecca Grant, « The Epic Little Battle of Khafji », airforce-magazine.com, février 1998, http://www.airforce-magazine.com/MagazineArchive/Pages/1998/February%201998/0298khafji.aspx (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[18]. Phillip S. Meilinger, « The USSBS’ Eye on Europe », Air Force Magazine, octobre 2011, p. 75. (retourner)

[19]. Phillip S. Meilinger, « The USSBS’ Eye on Europe », Air Force Magazine, octobre 2011, p. 76. (retourner)

[20]. Phillip S. Meilinger, « The USSBS’ Eye on Europe », Air Force Magazine, octobre 2011, p. 78. (retourner)

[21]. Wikipaedia, « Mutual assured destruction », http://en.wikipedia.org/wiki/Mutual_assured_destruction (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[22]. Stephen T. Hosmer, « The Psychological Effects of U.S. Air Operations in Four Wars 1941-1991 », Rand Corporation, p. 189, http://www.rand.org/pubs/monograph_reports/MR576.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[23]. Daniel L. Byman, Matthew C. Waxman et Eric Larson, « Air Power as a Coercive Instrument », RAND, 1999, p. 29(ci-après Byman), http://www.rand.org/pubs/monograph_reports/MR1061.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[24]. Karl Mueller, « The Essence of Coercive Air Power: A Primer for Military Strategists », Air & Space Power Journal – Chronicles Online Journal, http://www.airpower.au.af.mil/airchronicles/cc/mueller.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[25]. Daniel L. Byman, Matthew C. Waxman et Eric Larson, « Air Power as a Coercive Instrument », RAND, 1999, p. 138(ci-après Byman), http://www.rand.org/pubs/monograph_reports/MR1061.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[26]. Nations Unies, Résolution 1973 (2011) du Conseil de sécurité des Nations Unies, 17 mars 2011, p. 3, http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N11/268/39/PDF/N1126839.pdf?OpenElement (consulté le 21 mars 2012). (retourner)

[27]. Jeremiah Gertler, Congressional Research Service, Report to Congress, 28 mars 2011, « Operation Odyssey Dawn (Libya): Background and Issues for Congress », p. 7, http://fpc.state.gov/documents/organization/159790.pdf (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[28]. OTAN, « L’OTAN et la Libye – Opération Unified Protector », http://www.nato.int/cps/en/natolive/topics_71652.htm (consulté le 21 mars 2012). (retourner)

[29]. NATO, Operation UNIFIED PROTECTOR Final Mission Stats, 2 novembre 2011, http://www.nato.int/nato_static/assets/pdf/pdf_2011_11/20111108_111107-factsheet_up_factsfigures_en.pdf (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[30]. Mat Hardy, « The Libyan Stalemate: can it be broken? », The Conversation, 5 août 2011, http://theconversation.edu.au/the-libya-stalemate-can-it-be-broken-2699 (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[31]. Daniel L. Byman, Matthew C. Waxman et Eric Larson, « Air Power as a Coercive Instrument », RAND, 1999, p. 29, (ci-après Byman), http://www.rand.org/pubs/monograph_reports/MR1061.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[32]. Sky News, « Gaddafi’s Sons “At Odds” Over Ending Conflict », 1er septembre 2011,
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[33]. Karl Mueller, « The Essence of Coercive Air Power: A Primer for Military Strategists », Air & Space Power Journal – Chronicles Online Journal, http://www.airpower.au.af.mil/airchronicles/cc/mueller.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[34]. TheSpec.com, « CF-18s abandon attack on Libyan airfield to avoid collateral damage », 22 mars 2011, http://www.thespec.com/news/world/article/505477--cf-18s-abandon-attack-on-libyan-airfield-to-avoid-collateral-damage (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[35]. Noah Shachtman, « So Much For “Stalemate”: Libyan Rebels Enter Tripoli, Backed By U.S. Firepower », DangerRoom, 21 août 2011, http://www.wired.com/dangerroom/2011/08/so-much-for-stalemate-libya/ (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

[36]. Phillip S. Meilinger, « Ten Propositions Regarding Airpower, Air and Space Power Journal », Air & Space Power Journal – Chronicles Online Journal, http://www.airpower.au.af.mil/airchronicles/cc/meil.html (consulté en anglais le 21 mars 2012). (retourner)

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