Le leadership

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Un discours du commodore de l’air Leonard Birchall (né le 6 juillet 1915 et décédé le 10 septembre 2004) prononcé à l’École d’études aérospatiales des Forces canadiennes, à Winnipeg, au Manitoba, le 17 septembre 1997.

Préface par le major William March

Le commodore de l’air Len Birchall est l’exemple du parfait officier. Pendant ses 62 années de service, en temps de paix comme en temps de guerre, il a fait preuve de véritables qualités de chef grâce à son dévouement et à sa volonté de faire passer la sécurité et le bien-être de ses subalternes avant son propre bien-être. Le récit de ses actes a été relaté à de nombreuses reprises, mais ce fut un plaisir immense de l’entendre prodiguer lui-même des conseils pratiques en matière de leadership à des générations d’aviateurs et d’aviatrices. L’article ci-après est la transcription de l’une de ses allocutions à cet égard. L’article donne donc une idée générale de l’aviateur dont les réalisations ont été décrites ainsi par le major-général James R. Davies du United States Marine Corps : « Dans des circonstances où un trop grand nombre d’officiers ne se sont pas montrés à la hauteur de leurs responsabilités, les récits du leadership exercé par Leonard Birchall propagés à la grandeur du réseau des camps d’emprisonnement ont redonné espoir et courage à des centaines de prisonniers. C’est incroyable à quel point l’exemple d’un officier courageux peut remonter le moral d’hommes abattus. Birchall est devenu en quelque sorte un symbole en incarnant dans le cœur de ses hommes l’officier véritable. » Voici, dans ses propres mots, les réflexions d’un vrai officier.

Pardonnez-moi de me présenter avec toutes ces notes, mais, ce mois de juillet, j’ai célébré mon quatre-vingt-deuxième anniversaire et, à cet âge, on commence à avoir de petits problèmes de fonctionnement! Premièrement, il y a la vue qui baisse, et c’est pour cela que mes verres sont si épais. Deuxièmement, l’ouïe aussi décline, et cela me fait penser que j’aurais bien besoin d’un appareil acoustique. Troisièmement… Bon sang! Qu’est-ce que c’était donc? Je n’arrive pas à me le rappeler! Enfin… Tout ça pour vous dire que si je ne m’en tiens pas à mes notes, je risque de constamment m’écarter de mon sujet. Ah! C’est vrai… Il y a une autre chose qui ne fonctionne plus très bien chez nous autres, les vieux, mais nous préférons ne pas y penser, et encore moins en parler : c’est trop démoralisant!

Vous noterez probablement que je m’arrête souvent pour prendre une gorgée d’eau. Ça me vient de mon initiation à la culture japonaise… À l’époque, ça se faisait à grands coups de bâton. Mais moi, trop souvent, je levais la tête quand il fallait la baisser, et ça a fini par m’endommager la gorge. Il a fallu pour réparer les dégâts beaucoup de chirurgie et de radiothérapie et j’en suis resté avec une bouche et une gorge perpétuellement sèches. Vous voudrez bien m’excuser de cela.

Le 21 avril 1996, malgré tous les embêtements que j’ai causés pendant mes 62 années de service, j’ai eu droit à la cinquième agrafe de ma Décoration des Forces canadiennes. Oui, 62 ans : j’ai passé la majeure partie de ma vie dans l’armée canadienne. Napoléon disait qu’il n’y a pas de mauvais soldats, mais seulement de mauvais officiers.

Il s’agit donc de savoir si j’ai été un bon ou un mauvais officier. Je ne pense pas qu’il y ait de critères très précis pour cela. Certains considèrent qu’on peut se baser sur le grade atteint. Ce n’est pas mon avis : parmi les hommes que j’ai rencontrés ou avec lesquels j’ai servi, ceux que j’ai jugés les plus estimables n’avaient pas toujours les grades les plus élevés. Mais s’il y a quelque chose qui détermine la valeur d’un officier, c’est sûrement ses qualités de chef; tous ceux que j’ai particulièrement estimés étaient remarquables à cet égard. Je crois d’ailleurs que ces qualités sont essentielles au succès, dans toutes les activités humaines. Par ailleurs dans les forces armées, à tous les échelons, il y a énormément de possibilités de les développer et de les exploiter et on peut en tirer d’immenses satisfactions. Mais, comme dit le proverbe, si on peut amener le cheval à la rivière, on ne peut pas le forcer à boire; ou encore, selon une variante de ce proverbe, on peut mener un cheval à boire, mais on ne peut pas lui faire de l’eau. Les possibilités existent, mais encore faut-il les exploiter, en déployant les efforts appropriés. Dans la vie, rien n’est gratuit, rien n’arrive sur un plateau d’argent… Il faut toujours payer. Et pour vous, le prix, c’est un TRAVAIL ACHARNÉ, UN EFFORT CONTINU ET UNE ABNÉGATION TOTALE.

Je voudrais maintenant vous expliquer ce que sont, d’après moi, les qualités essentielles à un chef, et pour quelles raisons. Je remarque que le point d’enseignement 4 est « Leadership ou gestion », qui demande certes la définition de ces termes. La définition la plus concise du leadership que j’en connaisse est celle-ci : un chef est celui qui peut envoyer quelqu’un en enfer en faisant en sorte qu’il ait hâte d’y arriver. La gestion, en revanche, consiste à arriver à maintenir trois balles dans les airs d’une main tout en se protégeant avec l’autre main. Si, un jour, vous devez conduire des troupes au combat (et je souhaite sincèrement que ce jour n’arrive jamais), vous vous tiendrez devant vos soldats sans aucun insigne ou signe extérieur d’autorité de commandant. Votre capacité de commander ne sera pas déterminée par votre grade mais par l’idée que se feront de votre caractère, de vos connaissances et de votre formation les hommes et les femmes qui devront vous laisser disposer de leurs vies. Et les soldats savent très bien juger leurs chefs, surtout quand leur existence est ainsi en jeu. Il faut donc que vous montriez le caractère et le savoir qu’il faut pour les convaincre de vous faire confiance, de vous suivre et d’exécuter vos ordres.

Examinons maintenant de plus près ces deux grands éléments sur lesquels les soldats se basent pour juger leurs chefs. Et tout d’abord le « caractère ». Ici, l’aspect crucial, la pierre angulaire, c’est, je crois, l’intégrité. « Intégrité » : c’est un de ces mots qu’on fait souvent suivre, en pensée, par « trop difficile! ». Ce n’est pas le genre de choses dont on parle dans les cocktails ou à la fin d’un bon repas. Ça ne se vend pas, ça ne s’achète pas. Mais, combinée à une formation appropriée, elle peut être extrêmement utile quand les choses deviennent confuses, quand les règles et les principes ne semblent plus s’appliquer, lorsqu’on a de la difficulté à distinguer le bien du mal. Ça permet de maintenir le cap dans la tempête. Ne serait-ce que pour ses avantages pratiques, c’est une qualité à laquelle tout jeune homme et toute jeune femme devrait accorder une importance prépondérante. Sans intégrité, toutes les compétences intellectuelles ne servent à rien. Comme le philosophe Épictète l’écrivait il y a près de deux mille ans, dans un « manuel de campagne » à l’intention des soldats romains :

L’intégrité consiste entre autres à être d’une franchise absolue dans tous ses rapports avec ses supérieurs et ses subordonnés, tant dans le service qu’en dehors. C’est ce qui incitera les hommes et les femmes que vous commanderez à se comporter de la même façon. Quand ils seront sûrs de la valeur de votre parole, ils vous feront confiance et ils se fieront les uns aux autres. Ils doivent savoir qu’ils peuvent vous donner les mauvaises nouvelles comme les bonnes. Ne blâmez jamais le porteur de mauvaises nouvelles : vous inciteriez vos subordonnés à ne plus vous donner l’information exacte dont vous avez besoin pour bien commander. Et vous-même devez pouvoir tout transmettre à vos supérieurs, l’intéressant et l’ennuyeux, l’agréable et le désagréable, par l’intermédiaire de la chaîne de commandement. Dans le métier des armes, la franchise est indispensable : ce que nous faisons est trop important pour qu’il puisse en être autrement.

Être intègre, c’est aussi avoir le courage d’assumer toute la responsabilité de ses actions et de celles de ses subordonnés. Ne cherchez pas d’échappatoire, ou de bouc émissaire; ne rejetez pas vos fautes sur les autres. Si vous ou votre unité avez fait une gaffe, corrigez-la, si c’est possible, puis continuez. Vous donnerez ainsi l’exemple à vos subordonnés et vous acquerrez leur respect, ainsi que celui de vos supérieurs. Il n’y a rien d’aussi nuisible à l’efficacité d’une unité et de son commandement que des chefs qui n’assument pas l’entière responsabilité de leurs actes. Le premier indice en est habituellement le carriérisme, l’attitude consistant à « protéger ses arrières ». Et cela a tendance à apparaître d’abord aux états-majors de niveau supérieur. Une fois le mal installé, il s’auto-alimente et se répand comme une traînée de poudre dans toute l’organisation. Au premier signe de cette attitude égoïste, égocentrique et intéressée, il faut tout faire pour l’éradiquer et cultiver à la place l’intégrité.

L’autre élément fondamental que les soldats attendent de ceux qui doivent les commander, c’est le savoir et la formation. Vous devez veiller à avoir la formation, l’information et les connaissances nécessaires pour adéquatement analyser et résoudre les problèmes auxquels vous et vos hommes pouvez être confrontés. Vous devez y parvenir de votre mieux, indépendamment de l’ampleur ou de l’importance des difficultés. Ne vous contentez jamais d’un pis-aller sous prétexte qu’une tâche ne mérite pas votre temps ou vos efforts. Si vous n’avez pas les connaissances ou l’information qu’il faut, allez les chercher : demandez de l’aide ou des conseils, faites des recherches, jusqu’à ce que vous soyez certain d’avoir ce dont vous avez besoin pour parvenir à la meilleure solution. Appliquez ensuite cette solution avec toute la détermination et tous les efforts possibles.

Les soldats attendent en outre de leur chef qu’il ait à cœur leur bien-être et qu’il s’en occupe. Vous devez leur montrer, hors de tout doute, que vous les traitez équitablement et que vous les aimez et les respectez sincèrement. Et vous devez toujours, quel qu’en soit le prix pour vous, faire passer leur bien-être avant le vôtre.

Un dernier élément enfin, qui est peut-être aussi important, c’est que lorsqu’ils vous auront accepté comme leur chef, vos hommes, en plus de vous suivre, chercheront à vous imiter, dans votre caractère et dans votre conduite. Vous devrez donc, partout et toujours, donner l’exemple en respectant les critères les plus rigoureux.

Mais qu’est-ce que tout cela peut bien donner en pratique, dans le cadre du service? Permettez-moi pour vous le montrer de puiser dans mon expérience de prisonnier de guerre. Selon ces grands historiens sociaux qu’ont été les Durant, la civilisation n’est qu’un mince vernis plaqué sur l’humanité. C’est absolument vrai, et quand les hommes sont dépouillés de ce vernis et de tout ce qui fait la vie civilisée, et qu’on les traite et les fait vivre comme des animaux, comme cela a été le cas pour mes camarades de captivité et moi, la loi de la jungle peut rapidement l’emporter. C’est dans des circonstances de ce genre que j’ai appris ce que c’était que d’avoir l’étoffe d’un chef.

À mon arrivée au Japon, à bord d’un navire de la marine japonaise, j’ai été envoyé dans un camp spécial d’interrogation de la marine nipponne, à un endroit appelé Ofuna, en banlieue de Yokohama. On y était en isolement cellulaire, avec interdiction de parler. Chaque jour, on nous interrogeait et on nous battait. Nous n’étions pas considérés comme des prisonniers de guerre, mais comme si nous étions toujours au front; autrement dit, nous pouvions être tués n’importe quand. Six mois plus tard, à l’arrivée de l’équipage d’un Catalina américain abattu près de Dutch Harbour, j’ai participé à l’établissement d’un camp de travail, à Yokohama.

C’était dans un stade de baseball construit par la Standard Oil dans le centre de la ville. Nous y étions logés dans un grand bâtiment couvert, sous une des tribunes. J’y suis arrivé le même jour que le premier groupe de prisonniers en provenance de Hong Kong. Ils étaient environ 300, dont cinq officiers. À Hong Kong, les Japonais avaient violé, puis passé à la baïonnette, les infirmières, les autres femmes et les enfants. Ils avaient aussi tué les médecins et les patients, partout dans les hôpitaux, dans les salles communes, les salles d’opération et les salles de réveil. Ils s’en étaient ensuite pris aux soldats prisonniers, les perçant de leurs baïonnettes, les mutilant, les décapitant ou les tuant à coup de fusil, simplement pour s’amuser. Ils cherchaient aussi à les humilier, de toutes les façons possibles. Et, évidemment, pas question de soins ou de médicaments pour les blessés et les malades; il s’agissait des conditions de vie les pires qu’on puisse imaginer et d’une alimentation absolument insuffisante. Deux mois plus tard, nous avons reçu 75 autres prisonniers de guerre (PG) des Philippines; c’étaient quelques-uns des survivants de la marche de la mort de Bataan, au cours de laquelle plus de 16 950 hommes ont péri (les deux tiers des participants de cet effroyable voyage). Et tous ces prisonniers, ceux de Hong Kong et ceux des Philippines, avaient fait le trajet entre Hong Kong ou Manille et le Japon dans ce qu’on a appelé les « navires de l’enfer ». Des milliers d’hommes y sont morts. Dans un seul de ces bâtiments, l’Arisan-Maru, sur 1 800 PG, seulement huit ont survécu au voyage. Dans un autre, l’Oryoku-Maru, de 1 619 PG embarqués, seuls 200 étaient encore vivants à l’arrivée.

À Tokyo, l’état-major japonais avait donné l’ordre aux responsables des camps de prisonniers de Hong Kong et des Philippines d’envoyer travailler au Japon ceux de leurs « pensionnaires » qui étaient les plus compétents et en santé. Mais, comme vous le savez bien, quand un commandant reçoit ainsi l’ordre d’envoyer ses meilleurs éléments, il en profite pour se débarrasser des tire-au-flanc, des bons à rien, des fauteurs de troubles, des malades, des blessés, des incompétents, etc.

J’ai d’ailleurs été le PG le plus élevé en grade dans tous les camps de travail où j’ai été détenu. Mais c’était un titre bien illusoire dans la mesure où je n’avais aucun moyen physique de maintenir la discipline. J’étais responsable de la santé et du bien-être de tous les occupants du camp, mais sans aucun moyen de faire respecter mes décisions. Il y a, dans l’armée, deux genres de discipline : celle qui est imposée au soldat et celle qu’il juge nécessaire de s’imposer lui-même, l’autodiscipline. Le feld-maréchal sir Archibald Wavell, dans son livre « Soldiers and Soldiering », a décrit cela ainsi :

Dans notre cas, les sanctions étaient absolument impossibles. Les conditions et le milieu dans lesquels nous nous trouvions minaient notre santé au point où nous étions à peine en vie : dans ces camps, nous avions en effet besoin de la plus petite parcelle d’énergie et de toute l’endurance du monde simplement pour demeurer en vie d’un jour à l’autre. La moindre peine disciplinaire aurait été dans ces conditions une véritable condamnation à mort. Nous n’avions donc que l’autorité que les hommes voulaient bien nous accorder.

En tant qu’officiers, nous avions droit à un traitement particulier de la part des Japonais : tous les moyens étaient bons pour nous diminuer devant nos hommes, de façon à nous empêcher de maintenir tout contrôle ou toute discipline. De plus, nos soldats nous considéraient avec méfiance. Ils croyaient qu’on les avait laissé tomber et que leur sort résultait en grande partie de l’incompétence de leurs officiers. Et, il faut malheureusement l’admettre, une fois prisonniers, les officiers ne pensaient trop souvent qu’à eux-mêmes. Ils s’emparaient du meilleur de ce qui était disponible : logement, mobilier, vêtements, fournitures diverses; la troupe devait se contenter du reste. C’était particulièrement le cas pour la nourriture. Nettement insuffisants, les vivres étaient extrêmement précieux; en prenant plus que leur part, les officiers ne faisaient pas que réduire celle de leurs hommes, ils diminuaient aussi leurs chances de survie.

À notre première nuit au camp de Yokohama, les cinq officiers de Hong Kong et moi avons convenu que nous devions supporter autant de privations, de mauvais traitements et de travaux que nos hommes et que, pour que ce soit bien clair, il faudrait en fait en prendre plus que notre part. Nous avons donc immédiatement organisé un système en vertu duquel tout ce que nous recevions, nourriture, etc., était distribué publiquement, devant tous les hommes. Quiconque jugeait avoir moins reçu qu’un officier pouvait échanger sa part avec lui. Et les officiers se servaient toujours en dernier. Bien sûr, au début, il y a eu des individus qui mangeaient une partie de leur ration, puis échangeaient ce qui en restait contre la part d’un officier, mais les soldats ont eux-mêmes rapidement mis au pas ces petits malins, et malheur à ceux qui auraient tenté le manège! Cela a d’ailleurs été plus loin : quand les Japonais réduisaient la ration d’un officier, parce qu’il était malade ou pour le punir, les hommes se privaient pour que l’officier ait autant (et souvent plus) que les autres.

Nous utilisions des cigarettes comme monnaie. Il y avait d’ailleurs, malgré la sous-alimentation et les horribles conditions de vie, un développement incroyable du tabagisme. C’était comme si fumer nous aidait à oublier la réalité et à apaiser les tourments de la faim. Des hommes sous-alimentés, qui ne passaient pas une journée, pas une heure, sans avoir atrocement faim et qui savaient que leur vie pouvait dépendre de la moindre miette de nourriture, en arrivaient quand même à donner des aliments en échange de cigarettes. Nous, les officiers, avions renoncé à fumer; ça n’avait pas été facile, mais ça nous permettait d’éviter toute critique à ce sujet. Nous ajoutions les cigarettes que nous recevions à celles des hommes. Et nous avons aussi constitué une petite réserve pour le médecin, qui s’en servait pour empêcher les fumeurs les plus invétérés de donner toutes leurs rations pour du tabac. De leur côté, les hommes dénonçaient au médecin quiconque proposait d’échanger de la nourriture contre des cigarettes. Le docteur discutait alors avec les personnes concernées et prenait les mesures nécessaires. Tout cela nous a rendu la vie plus supportable, et a empêché de nombreux décès.

Nous avions aussi convenu que quand un garde japonais se mettrait à battre un prisonnier, l’officier le plus près se jetterait entre les deux, prenant les coups pendant que le prisonnier filerait. Parfois, le garde, étonné de constater qu’il n’avait plus la bonne victime, s’arrêtait. Parfois aussi, ça le mettait en colère et il se vengeait sur l’officier. Évidemment, on ne le savait jamais à l’avance; on ne pouvait qu’espérer que ça ne finisse pas trop mal.

Pour la tenue, nous ne disposions que des vêtements que nous avions sur nous au moment de notre capture et de ceux dont les Japonais s’étaient emparés, mais dont ils ne voulaient pas ou qu’ils ne pouvaient pas utiliser autrement et, croyez-moi, ça n’était pas grand-chose. Donc, nous étions en loques. Nous remettions aux hommes tous les vêtements que nous recevions, mais ceux-ci, encore une fois, s’assuraient que pour chaque rassemblement devant les Japonais, les officiers aient une chemise, une cravate, une veste, un pantalon et un couvre-chef passables.

Nous avions droit chaque semaine à un petit pain de savon d’un pouce carré, pour nous laver et faire notre lessive. Il n’y avait pas d’eau chaude et très peu d’eau froide. Nous avions aussi un bain chaud (parfois seulement tiède) une fois par mois. Comme pour les vêtements, nous n’avions comme rasoirs, lames de rasoir, tondeuses à cheveux, ciseaux, aiguilles et fil que ce que nous avions pu apporter au camp. Il nous était donc impossible de maintenir une hygiène saine. De plus, nous étions douze heures par jour hors du camp à faire des travaux de coolie, que notre état de sous-alimentation rendait encore plus pénibles. Nous avions froid et nous étions affamés, malades, sales et couverts de poux, puces et punaises, mais nous n’avions ni le temps, ni l’énergie, ni les moyens d’y changer quoi que ce soit. Malgré tout, grâce à des prodiges d’ingéniosité et d’improvisation, nous avons réussi à maintenir la meilleure tenue possible. En outre, dans les rassemblements, nous étions peut-être en haillons, mais debout, propres, fiers, imposants et aussi invaincus qu’on pouvait l’être.

Je voudrais ici citer le feld-maréchal Slim, qui disait, au sujet de sa campagne de la Seconde Guerre mondiale dans les jungles de Birmanie :

C’est tellement vrai! Et permettez-moi, à ce propos, d’attirer votre attention sur la tenue malheureusement souvent déplorable, et insuffisante, de beaucoup des militaires qu’on peut rencontrer dans les rues d’Ottawa. Cela m’inquiète beaucoup.

Quant à nous, en captivité, cela a été très difficile mais, graduellement, la confiance et la dignité ont été rétablies, autant parmi les hommes que chez les officiers. Notre premier hiver au Japon, celui de 1942-1943, a été le pire. Il fallait s’habituer à tout en même temps : à des baraquements sans chauffage où chacun n’avait qu’une couverture, à l’obligation de travaux continuels malgré la sous-alimentation et à l’absence de soins médicaux. Cet hiver-là, environ 35 pour cent des PG des camps de travail du Japon sont morts. Et pourtant, dans notre camp, où il y avait en moyenne 375 prisonniers, nous n’avons perdu pendant les deux premières années que trois hommes, soit moins d’un demi d’un pour cent par an, ce qui montre bien les résultats de l’effort collectif entrepris.

Parlons maintenant de la solidarité, de la camaraderie et de l’entraide qui se sont développées dans notre camp et qui sont une condition essentielle de l’exercice efficace du commandement. Comme il est écrit dans les Évangiles :

Cela décrit bien, je crois, les liens de camaraderie qui se sont tissés entre nous. L’exemple suivant l’illustrera. Nous n’avions à peu près pas de médicaments. Les Japonais ne nous ont jamais donné de fournitures médicales. Quant à celles que la Croix-Rouge envoyait au Japon pour les PG, ils s’en emparaient et, après en avoir modifié l’emballage, les envoyaient à leurs troupes. Après la guerre, les Alliés ont trouvé, partout au Japon, des entrepôts pleins de fournitures médicales, de vêtements et d’aliments envoyés par la Croix-Rouge à l’intention des prisonniers de guerre; les Japonais les gardaient en réserve pour approvisionner leurs troupes en cas d’invasion du pays. Nous ne pouvions donc que mettre en commun le peu que nous avions et tenter d’en faire le meilleur usage possible pour l’ensemble du groupe. Et cela devait se faire dans le secret le plus parfait, car les Japonais confisquaient toutes les fournitures médicales qu’ils trouvaient et interdisaient absolument à notre médecin de soigner les prisonniers. Dans ces conditions, chacun cachait jalousement ce qu’il avait, ce qui causait des problèmes importants. Et s’il n’avait pas besoin pour lui des médicaments dont il disposait, en raison des différentes maladies qui sévissaient, il pouvait toujours le troquer contre autre chose. Sous-alimentés comme nous l’étions, nous n’avions pas la moindre résistance à la maladie ou à l’infection. Nous souffrions constamment des conséquences de la malnutrition sur notre santé : béribéri, pellagre, cécité, gangrène, etc. Cependant, lorsque notre médecin a entrepris, secrètement, des visites médicales, les hommes ont commencé à lui faire confiance et lui ont peu à peu remis toutes les fournitures médicales qu’ils avaient. On en tenait d’ailleurs une comptabilité détaillée, en notant d’où provenaient les différents objets, qui les avait fournis, de combien on en disposait, combien on en avait utilisé, et pour qui, combien il en restait, etc. Tous les prisonniers du camp pouvaient consulter ces comptes.

Un des prisonniers venus de Hong Kong avait ainsi remis au médecin trois pilules de morphine qu’il avait pu introduire clandestinement dans le camp. Comme il s’agissait des seuls calmants disponibles, il a été convenu de ne les utiliser qu’avec l’accord unanime de tous les prisonniers. En effet, comme chacun pouvait en avoir besoin pour supporter une poussée de douleur particulièrement aiguë, tous voulaient avoir voix au chapitre quant à leur utilisation. Nous savions qu’après ces trois pilules, il n’y en aurait plus d’autres. À de nombreuses reprises, l’anesthésie étant évidemment impossible, le médecin a jugé qu’il devait donner une des pilules à un patient devant subir une amputation rendue nécessaire par la gangrène. Il en a aussi recommandé l’emploi pour les trois hommes qui sont morts, lorsqu’il est devenu évident qu’on ne pouvait plus rien pour eux. Dans tous les cas, il a pu obtenir le vote unanime nécessaire; cependant, dans tous les cas aussi, la personne à laquelle on a offert la pilule l’a refusée. J’ai quitté le camp après deux ans mais, d’après ce qu’on m’a dit, les trois pilules n’avaient pas encore été utilisées à la fin de la guerre.

Quelques mots maintenant sur nos larcins. Car le chapardage était l’une de nos principales ressources. Chaque jour, on nous amenait faire toutes sortes de tâches à des endroits où, souvent, il y avait diverses choses dont nous avions besoin et dont nous pouvions nous emparer, et qui étaient aussi recherchées par nos compagnons de travail japonais. C’était notamment le cas dans une huilerie où l’on broyait des arachides, des noix de coco, des graines de soja, etc., pour faire diverses huiles de cuisson, et où l’on produisait aussi des huiles lubrifiantes à partir de graines de ricin. C’était pour nous une véritable mine d’or. En plus de voler arachides et noix de coco pour nous nourrir, nous faisions du savon, en chauffant sur les chaudières de l’usine de l’huile de noix de coco et du caustique volés, dans des plateaux fabriqués au moyen de vieilles boîtes de fer-blanc. Les coolies qui travaillaient avec nous savaient ce que nous faisions. Aussi, nous mettions leur nom sur les plateaux à savon. Quand le savon était prêt, nous en remettions la moitié à la personne qui avait son nom sur le plateau. Il ne nous restait plus qu’à rapporter clandestinement le reste au camp. Mais ce n’était pas de tout repos, car nous étions fouillés, d’abord par les gardes de l’usine avant de quitter le travail, puis de nouveau par ceux de l’armée avant de monter dans les camions ou de marcher jusqu’au camp. Une fois rendus au camp, nous étions encore fouillés par les gardes. Il était entendu que si nous étions pris, il ne fallait surtout rien dire du rôle des travailleurs japonais. Ceux-ci le savaient, de sorte qu’ils ont fini par nous faire davantage confiance qu’à certains de leurs compatriotes qui travaillaient avec eux. Les Japonais, en plus du savon, recherchaient aussi beaucoup le sucre, le sel et l’huile de cuisson, à cause du strict rationnement imposé. Ces objets, nous les volions non seulement dans les usines, mais aussi quand nous devions charger ou décharger des wagons, des navires ou des péniches. Nous pouvions prendre quelque chose à un endroit et l’échanger ailleurs contre un bien plus utile que pouvaient nous fournir les coolies japonais; c’est ainsi que nous avons pu nous procurer certains médicaments dont nous avions besoin et qui étaient disponibles dans le commerce au Japon.

Pour protéger les hommes qui commettaient tous ces petits larcins, nous avions décidé que lorsque quelqu’un pensait pouvoir s’emparer d’une chose utile, soit des aliments, des marchandises, etc., il devrait en informer les officiers. Un d’entre eux l’accompagnerait alors au lieu de travail où le vol devait être commis. Si l’homme était pris, l’officier interviendrait pour dire qu’il lui avait ordonné de voler. De cette façon, ce serait encore l’officier qui supporterait le plus gros de la punition, qu’il s’agisse d’une raclée, d’une période d’isolement cellulaire ou d’une autre punition. Si le vol réussissait, la moitié du produit était versé dans une réserve dont on se servait pour les malades ou pour obtenir des médicaments des coolies japonais. Dans ce cas aussi, nous tenions des comptes très exacts que chacun pouvait consulter pour s’assurer que le matériel était utilisé à bon escient.

Voici maintenant une anecdote qui illustre bien la fierté et la dignité qu’ont su montrer tous ces hommes, quelle que soit leur origine, et malgré les humiliations et les mauvais traitements subis. J’étais loin d’être un prisonnier modèle et, une fois, excédé de voir un des gardes japonais systématiquement battre de grands malades, je lui ai sauté dessus et je l’ai jeté à terre. Je ne m’attarderai pas sur le prix que j’ai payé pour cela. Mais j’ai été extrêmement chanceux d’y survivre, et aussi de ne pas avoir été tout simplement exécuté. Cependant, peu après, on a recommencé à battre les malades. Les hommes m’ont alors demandé d’intervenir de façon différente de la première fois, sinon je risquais trop d’y laisser la vie. Nous avons plutôt décidé de faire une grève sur le tas, et ce n’est qu’après avoir été roué de coups, mais aussi après avoir obtenu l’assurance que les malades n’auraient plus à travailler, que j’ai donné l’ordre de reprendre le travail. Une heure plus tard cependant, j’étais en route pour un camp disciplinaire particulièrement dur situé à Omori, près de Tokyo : on voulait me donner une leçon

.À Omori, j’étais montré comme l’exemple à ne pas suivre, et c’était presque un suicide pour n’importe lequel des autres prisonniers de simplement me regarder en présence des gardes, qui semblaient avoir été spécialement recrutés pour leur sadisme. Pendant les deux premières semaines, je travaillais toute la journée à coudre de petits bouts de fourrure, puis toute la nuit dans une cuisine. Là, quand on voulait nous punir, on nous forçait à rester debout sur un four en briques bien chaudes en tenant deux grands seaux d’eau. Quand on avait des douleurs aux pieds en raison du béribéri, c’était tout simplement infernal. Je dormais quand je pouvais, lorsque les gardes ne me regardaient pas, quelques minutes par-ci par-là. À cette époque, au camp des PG canadiens de Yokohama, le militaire le plus élevé en grade était un sergent-major régimentaire et il n’y avait pas de médecin. Ils ont aussi eu à ce moment-là beaucoup de malades. Un groupe de malades a été envoyé dans un autre camp, mais, en route, ils se sont arrêtés pour quelques jours au camp où j’étais prisonnier. Le jour de leur arrivée, ils ont appris que j’étais dans le camp. Le sergent qui les commandait est venu me voir, dans l’atelier où les officiers cousaient des bouts de fourrure. Il m’a fait le premier salut que j’ai vu entre PG à ce camp, puis il m’a expliqué que lui et ses compagnons avaient entendu parler de mes efforts pour améliorer le sort des prisonniers et que, comme j’étais aussi le premier officier canadien qu’ils rencontraient depuis leur départ de Hong-kong, ils aimeraient que je les passe en revue. J’ai tenté de lui faire comprendre ce qui risquait de se passer, mais en vain. Finalement, à contrecœur, j’ai accepté. Il m’a alors dit que sa troupe serait prête en quelques minutes. Ils se sont groupés sur le petit terrain qu’on utilisait pour faire l’appel, pour former les équipes de travail et pour les autres rassemblements. Ils étaient sales, malades, affamés et en haillons; certains devaient être soutenus par leurs compagnons. Mais enfin, ils étaient tous là. Comme je m’y attendais, la revue n’était pas plus tôt commencée que les gardes se sont jetés sur nous, comme des fous furieux, à coups de poing, de bâton, de crosse, assommant à coups de pied ceux qui avaient le malheur de tomber. Mais cela ne nous a pas dérangés outre mesure et, une fois nos bourreaux calmés, nous sommes simplement rentrés dans nos huttes pour panser nos plaies, en rigolant doucement de la bonne blague que nous venions de faire.

Ce n’était bien sûr qu’un simple acte de défi de notre part. Mais il était le fait d’hommes qui venaient d’unités de la Réserve de Montréal et de Winnipeg et qui, pour la plupart, n’avaient quasiment aucune expérience militaire. Ils avaient tous été rabaissés à un état des plus avilis en raison des mauvais traitements subis et des conditions de vie horribles mais, malgré tout, ils ont fait preuve d’une fierté que je n’avais jamais vue auparavant et que je ne crois jamais revoir. J’ai été fier qu’ils m’accueillent dans leurs rangs. J’ajoute que la nouvelle de notre revue s’est répandue comme une traînée de poudre à travers les camps de travail du Japon; elle y a beaucoup amélioré le moral parmi les prisonniers et a entraîné bien des tracas pour les gardes.

Le camp disciplinaire d’Omori se trouvait dans le port de Tokyo, sur une petite île faite de vase et de sable amassés du fond du port, à environ cinquante pieds du rivage. Il y avait une batterie de défense antiaérienne à une extrémité et une installation de projecteurs à l’autre. Nous étions logés entre les deux, dans des bâtiments de bois préfabriqués standard d’un étage de l’armée japonaise. En face du camp se trouvait l’importante base de chasseurs de l’aéroport Haneda, dont les Japonais se servaient pour protéger la zone Tokyo-Yokohama. Dans cette situation, sans aucune marque pour indiquer notre état de prisonniers de guerre, nous étions très vulnérables. Aussi, chaque fois qu’un B-29 approchait, évidemment pour une reconnaissance photographique, nous courions sur le terrain de rassemblement et, sans que les Japonais comprennent ce que nous faisions, nous nous placions de manière à former les lettres « P O W » (pour « prisoner of war » [prisonnier de guerre]), dans l’espoir qu’elles soient lisibles sur les photos.

Les bombes incendiaires et les tempêtes de feu dévastaient tout autour du camp. Mais nos cinquante pieds d’eau, en nous isolant, nous protégeaient du reste du pays. Ailleurs, tout était plat comme une galette : ça ressemblait à ce qu’on voit dans le nord, chez nous, après un gros incendie de forêt. Manquant de nourriture, d’eau et d’électricité, et d’endroits où travailler, les Japonais ont alors entrepris de nous transférer en périphérie de la ville. Comme j’étais une forte tête, j’ai été un des premiers à partir.

Je me suis ainsi retrouvé dans un groupe de prisonniers provenant de divers camps de la région de Tokyo. Les Japonais nous ont fait monter dans des wagons couverts, en nous y entassant si bien que nous devions nous asseoir à tour de rôle car nous ne pouvions tous le faire en même temps. C’était froid, nous n’avions rien à boire ou à manger et il n’y avait pas de toilettes. Nous sommes restés comme cela pendant plus de 48 heures. Beaucoup d’entre nous souffraient de diarrhée ou de dysenterie amibienne et la situation était plus que légèrement désagréable. On nous conduisait dans les montagnes au nord-ouest de Tokyo. Enfin, sur une voie d’évitement, on nous a laissés sortir et nous étendre sur le sol. Ce n’est qu’à ce moment que j’ai pu bien examiner mes nouveaux compagnons de captivité et leur état physique. Malheureusement, je me suis à nouveau rendu compte que j’étais le plus élevé en grade. C’était une troupe absolument disparate de 280 prisonniers dont l’état physique était le pire que je n’avais jamais vu. Certains avaient perdu la vue par manque de vitamine A, d’autres un pied ou une main à cause d’une gangrène résultant elle-même du béribéri. Tous étaient terriblement émaciés par la malnutrition. Comme c’était le premier contingent à quitter Tokyo, les commandants des divers camps y avaient mis leurs malades, leurs invalides et tous ceux qui leur causaient des problèmes. Ensuite, on nous a entassés sur des camions à plateau et on nous a amenés à notre camp, à un endroit appelé Suwa, dans la montagne. L’altitude étant assez élevée, c’était plutôt froid, surtout la nuit, au point qu’il se formait souvent de la glace sur les surfaces d’eau laissées à l’air libre.

À notre arrivée, le camp n’était qu’à moitié construit : certains des bâtiments n’avaient pas de toit, d’autres étaient dépourvus de murs latéraux. Il n’y avait pas de cuisine, ni d’ailleurs aucune installation pour préparer les aliments, et pas non plus d’installations sanitaires. Pour l’électricité, il n’y avait qu’un fil, traversant tout le camp, avec une ou deux ampoules de 40 watts dans chaque bâtiment. Et il pleuvait à torrents; nous étions incroyablement trempés, frigorifiés, abattus, affamés et sales. Les baraquements nous protégeaient peu : il n’y avait même pas de paille sur les planches où nous dormions et le plancher était en boue.

Le deuxième jour, nous avons essayé d’arranger les choses. C’est à ce moment que nous nous sommes rendu compte que nous étions sur le flanc d’une montagne entièrement aménagée en terrasses où l’on cultivait riz et légumes. Notre eau nous venait d’un petit ruisseau qui circulait dans ces terrasses avant de traverser le camp. Comme les paysans utilisaient des excréments humains comme engrais, il fallait au moins faire bouillir l’eau avant de la boire. Nous avons aussi tenté de rendre nos baraquements le plus étanches possible, avec de la boue, de la paille et de l’herbe. Il faut dire ici qu’il n’y avait aucun chauffage. Et il a aussi fallu installer des latrines et des installations de lavage de fortune. Les Japonais ont aussitôt commencé à nous faire travailler. Il fallait partir à 7 heures tous les matins, descendre de la montagne où nous étions et remonter sur la voisine, jusqu’à une mine à ciel ouvert d’où on extrayait une sorte de métal blanc. Le chemin entre le camp et la mine était couvert de grosses roches cassées. Comme nous n’étions chaussés que de sabots, un nombre de plus en plus grand d’entre nous a eu des blessures et des infections aux pieds. Quant aux rations, je n’en avais jamais reçu d’aussi maigres. Et il n’y avait pas non plus de soins médicaux ni de médicaments. En fait, nous étions dans un véritable camp d’extermination. La première semaine, il y a eu trois morts, et le nombre de prisonniers gravement malades a doublé. Nous avons calculé qu’à ce rythme, il se pourrait qu’aucun d’entre nous ne survive à l’hiver de 1945.

La guerre commençant à mal tourner pour le Japon, et les Alliés progressant d’île en île dans sa direction, le haut commandement japonais a donné l’ordre à ses troupes de ne plus reculer mais de combattre, jusqu’à la mort, y compris par des attaques suicides. Les avions kamikazes constituaient un bon exemple du nouveau principe appliqué. On a aussi ordonné qu’au premier signe d’un débarquement ou d’une attaque, on tue tous les PG et les civils détenus, ainsi que les malades, les blessés, les inaptes, etc., de manière à ce que tous les Japonais valides puissent se battre sans entrave, jusqu’à la mort. Dans les camps de prisonniers, nous devions creuser des tranchées et des mitrailleuses étaient disposées à chaque extrémité de celles-ci. Il était prévu qu’on nous y ferait descendre, qu’on nous arroserait d’essence et qu’on y mettrait le feu. Tous ceux qui tenteraient de fuir seraient abattus par les mitrailleuses. C’est exactement ce que les Japonais ont fait dans les îles du Pacifique qu’ils occupaient : quand les Américains y sont débarqués, ils y ont trouvé les corps des prisonniers de guerre, et ceux des blessés et des malades, japonais et autres, que les soldats avaient massacrés avant de partir.

Au moment de la capitulation du Japon, pour assurer notre survie, nous avons pris la maîtrise du camp. Il s’agissait ensuite de nous rétablir suffisamment pour pouvoir quitter le camp et rejoindre les Alliés. Nous nous sommes emparés de toute la nourriture que nous avons pu trouver et nous avons gardé la cuisine ouverte 24 heures par jour. Nous avons acheté un porc, un cheval et une vache, nous les avons tués et mis à bouillir, à peu près au complet sauf la peau et les sabots. Nous avons parcouru la campagne pour quêter, emprunter, acheter et parfois réquisitionner les fournitures médicales dont notre médecin et ses assistants avaient besoin pour améliorer au moins un peu, en travaillant jour et nuit, l’état des personnes les plus gravement malades. Avec de la peinture jaune, nous avons peint de grosses lettres « P O W » sur les toits de nos bâtiments. Nous avons aussi confectionné des drapeaux avec de vieux draps que nous avons colorés à l’aide de crayons de cire. Puis, nous les avons hissés à des mâts et nous avons attendu. Bientôt, des avions de la marine américaine nous ont trouvés et nous ont largué une quantité incroyable de vêtements, d’aliments, de produits médicaux et aussi de cigarettes, de tablettes de chocolat et d’autres friandises.

Lorsque le médecin a jugé qu’il ne pouvait faire plus, avec ce dont il disposait, pour améliorer la santé des hommes, nous sommes partis. Nous avons pris un train de nuit pour Tokyo. Là, constatant qu’il n’y avait aucun soldat allié aux alentours de la gare, nous nous sommes rendus à une autre gare où nous avons pris un train électrique pour Yokohama. Une fois arrivés, nous sommes sortis de la gare et nous nous sommes assis, avec nos drapeaux attachés à des mâts de bambou.

Ça a l’air assez facile raconté comme cela, mais, en fait, ce ne l’était pas du tout. Il faut vous rappeler que beaucoup d’entre nous étaient aveugles, que d’autres avaient perdu un pied ou une main, que d’autres encore pouvaient à peine marcher à cause de leurs pieds affaiblis par le béribéri et que nous étions tous à la limite de nos forces. Nous devions réquisitionner des camions, des wagons, des vélopousses, n’importe quoi, pour transporter nos malades et nos invalides. Les plus forts d’entre nous portaient les fusils des gardes japonais, pour nous protéger en cas de mauvaises rencontres, car, une fois sortis du camp, nous ne pouvions compter que sur nous et c’était à la grâce de Dieu.

À la gare de Yokohama, très vite, une jeep est arrivée, avec à son bord un officier américain et un gros poste de radio. Nous nous sommes fait reconnaître. L’officier a alors demandé de l’aide pour nous par radio et, bientôt, nous avons été entourés d’autobus, de camions et d’ambulances qui nous ont amenés à un centre d’accueil installé dans le secteur du port de Yokohama. Là, on nous a demandé de nous rendre sur les quais. À ce moment, le sous-officier le plus élevé en grade de notre groupe a fait mettre la troupe au garde-à-vous, l’a formée pour la marche et m’en a remis le commandement. Nous nous sommes ainsi rendus à pied sur les quais, nos drapeaux de fortune fièrement levés. Nous étions sales, fatigués, en haillons, et beaucoup d’entre nous ne pouvaient avancer sans aide, mais nous étions tous là, tous ceux qui étaient en mesure de marcher, dignes, fiers et invincibles!

Puis, on a commencé par nous faire déshabiller et on a jeté tous nos vêtements au feu. Ensuite, on nous a rasé tous les poils et cheveux et on nous a fait passer par un poste d’épouillage. Puis, nous avons eu droit à une douche, avec beaucoup d’eau, bien chaude, et du savon. Après, toujours nus, nous nous sommes retrouvés devant une petite armée de médecins et d’infirmières qui nous ont triés, selon notre état de santé. On nous a alors fait entrer dans une salle remplie de vêtements de toutes les tailles, où nous pouvions prendre tout ce que nous voulions. Un peu plus tard, nous avons été interrogés par une équipe de renseignement et d’autres qui étaient chargés d’enquêter sur les crimes de guerre. Pendant tout ce temps, de jeunes femmes de la Croix-Rouge nous distribuaient des cigarettes et du chocolat.

Quant à moi, on m’a conduit à bord d’un navire-hôpital, le USS Marigold. Je suis monté à bord car je me tenais debout, mais je ne m’en souviens pas. Ce que je me rappelle cependant, c’est que j’ai eu droit à une cabine particulière. Depuis ma capture, je n’avais jamais pu être un instant seul, sauf évidemment en isolement cellulaire. Pour la première fois en trois ans et demi, j’avais des pyjamas, parfaitement propres. Pour la première fois en trois ans et demi, j’étais moi-même propre, sans vermine. Et pour la première fois en trois ans et demi, je n’étais responsable que de moi, et de personne d’autre.

Notre camp a eu ceci de particulier qu’entre la fin de la guerre et notre rencontre avec les Américains, nous n’avons pas perdu un seul homme. Et cela n’a été possible que grâce à l’autodiscipline et à la solidarité de tous. Ici, il faut expliquer qu’après leur débarquement, les Américains étaient restés dans le secteur du port de Yokohama jusqu’à ce qu’ils soient certains que les militaires et civils japonais acceptent de se rendre et ne tuent pas les prisonniers de guerre et les civils détenus comme on le leur avait ordonné. Mais une bonne partie des troupes japonaises ne voulaient rien entendre d’une reddition et juraient de se battre jusqu’à la mort. De plus, un très grand nombre de civils, qui avaient perdu des membres de leur famille, notamment dans les bombardements, étaient très hostiles. Pour les prisonniers qui étaient à l’intérieur des terres, comme nous, cela voulait dire attendre leur libération pendant assez longtemps, ou alors se libérer tout seuls en se frayant un chemin. Malheureusement, dans la plupart des camps, c’était chacun pour soi. Beaucoup d’hommes sont morts à cause de cela. Certains ont été tués par des militaires, mais d’autres par des civils. Des prisonniers sont ainsi morts empoisonnés par la nourriture qu’on leur a donnée et d’autres pour avoir bu de l’esprit-de-bois (de l’alcool méthylique). D’autres encore ont péri d’épuisement sur les chemins qui les menaient à la liberté, qui étaient trop ardus en raison de leurs capacités affaiblies. Et il faut se rappeler qu’il était très difficile, pour ne pas dire impossible, de contrôler des hommes qui venaient de vivre quatre ans d’enfer, particulièrement sans aucun moyen matériel de maintenir la discipline. Pendant la guerre, plus de 30 pour cent des prisonniers de guerre et des civils détenus par les Japonais ont été tués ou sont morts dans les camps et ne sont donc jamais rentrés au pays. Je ne peux m’empêcher ici de penser à l’épitaphe du monument funéraire du cimetière militaire allié de Kohima, en Birmanie, où plus de 1 500 soldats alliés ont été inhumés :

Les petites expressions accrocheuses sont bien utiles, et s’il m’en fallait une pour résumer ce que sont les plus importantes qualités d’un chef, je choisirais : « les trois C », c’est-à-dire :

CARACTÈRE : Je crois fermement que l’élément le plus fondamental à cet égard est l’intégrité. Comme Shakespeare le fait dire à Polonius dans Hamlet : « Avant tout, sois véridique avec toi-même, d’où découlera, comme du jour la nuit, que tu ne seras faux pour personne. » Dire ce qu’on pense, et donc dire la vérité et non des mensonges, et penser ce qu’on dit, c’est-à-dire être intègre. Vous devez avoir la force morale de distinguer le bien du mal, puis le courage de tenir bon quelles que puissent être les conséquences pour vous.

COMPÉTENCE : Il faut avoir la formation, les connaissances et le discernement nécessaires et les utiliser à fond. Quelle que soit l’importance d’un problème, il faut y accorder toute son attention. Ensuite, une fois que vous avez pris une décision, exécutez-la au mieux de vos capacités. Sachez ce que vous faites et sachez comment le faire.

CAMARADERIE : Vous devez vous intéresser, entièrement, à vos subordonnés. Vous devez vraiment les respecter et vous en soucier, au point que, dans toutes les circonstances, leur bien-être doit passer avant le vôtre, et quelles qu’en soient les conséquences pour vous. Lorsque ces trois qualités sont réunies, toutes les autres (le sens de la discipline, l’autodiscipline, un sentiment de fierté à l’égard de soi-même et de son unité, le respect de soi, des supérieurs et des subordonnés, la tenue, le comportement, etc.), en se développant et se renforçant mutuellement, finissent par vous donner ce que j’appelle LA VÉRITABLE ÉTOFFE D’UN CHEF. Suivez ces préceptes et comportez-vous comme un membre des Forces canadiennes qui se consacre au bien-être de ses compatriotes et à la préservation du mode de vie canadien : vous y gagnerez non seulement une véritable estime de vous-même, mais également le respect de tous. Par ailleurs, vous ne pouvez avoir de meilleur but dans la vie. Le Canada a besoin de vous, car vous serez les dirigeants, les protecteurs et les défenseurs du pays au 21e siècle. Le Canada a besoin de votre jeunesse, de votre courage et de votre énergie, mais aussi de votre autodiscipline, de votre discipline intellectuelle, de votre force de caractère, de votre intégrité, bref, de vos QUALITÉS DE CHEF!

Je vous regarde et je n’ai absolument aucun doute quant à votre avenir au sein des forces armées. Comme le disait « Bull » Halsley, le célèbre amiral américain de la flotte du Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale :

Comme notre histoire militaire le prouve, on n’a jamais manqué au Canada, et on n’y manquera jamais, d’hommes et de femmes ordinaires prêts à surmonter toutes les difficultés, comme vous qui êtes ici aujourd’hui et qui êtes prêts, disponibles et très aptes à surmonter les difficultés avec lesquelles vous devrez composer. Per ardua ad astra. Vers les étoiles à travers l’adversité. C’est cet héritage qui vous a été confié : puissiez-vous bien le garder, comme je suis convaincu que vous le ferez. Mesdames et Messieurs, c’était un honneur et un privilège pour moi de vous faire part de mes réflexions. Bonne chance et merci bien.

Note de l’éditeur : Bien que l'article précédent ait fait l’objet d’une révision, on a conservé la ponctuation du texte original. Le texte ci-dessus a d’abord paru dans l’édition de la Revue de l'Aviation canadienne (aujourd’hui la Revue de l'Aviation royale canadienne) publiée en hiver 2009 (volume 2, numéro 1).

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