Le monde problématique du deuxième siècle de la Marine

Les analyses prévisionnelles sont semées d’embûches, c’est bien connu. Comme l’a fait remarquer un commentateur, « nous savons beaucoup de choses, mais en comprenons très peu ». 1 Pouvons-nous projeter les tendances dans l’avenir de manière linéaire? À quel stade les boucles de rétroaction se déclenchent-t-elles? Et comment tenir compte des agents humains dont les décisions ne sont pas toujours rationnelles? Nous devons reconnaître que la causalité est de plus en plus multidimensionnelle et synergétique. Les défis à examiner sont de deux ordres : ce que sera le monde dans l’avenir prévisible (disons en 2025) et ce que voudront dire les nouvelles conditions mondiales pour la Marine canadienne, du point de vue de son caractère et de ses opérations.

Ce chapitre est donc divisé en deux parties. Dans la première partie, nous analyserons les grands facteurs qui sont susceptibles de façonner notre monde dans une vingtaine d’années. Ces facteurs sont la démographie, les ressources, les tendances environnementales et les développements géostratégiques. Dans la seconde partie, nous analyserons le contexte canadien du point de vue de la politique de défense et des façons dont la Marine canadienne se développera et sera employée en 2025.

Toile montrant un navire qui vogue sur l’eau tandis qu’un hélicoptère le survole.

Les futurs bâtiments de la flotte canadienne pourraient ressembler à cette interprétation d’un grand catamaran semisubmersible porte-hélicoptères par l’artiste Geoff Bennett, 1984.

Les prévisions ne sont guère réjouissantes et font réfléchir. Le XXe siècle a été un siècle de croissance exponentielle. Ses grandes icones ont été la bombe atomique, la pilule anticonceptionnelle, la navette spatiale et l’Internet. Au cours de ce siècle, l’homme a eu pour la première fois dans l’histoire la capacité de tuer à l’échelle mondiale et instantanément. Pendant ce temps, les humains se sont mêlés de la démographie comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant. Nous avons regardé la Terre depuis l’espace et nous nous sommes rendu compte que les fondements philosophiques du concept occidental du progrès n’étaient plus d’actualité. Le monde, au sens large du terme, est fini et non pas infini. Cette réalisation s’accompagne d’une corolaire peu réjouissante, celle que nous sommes inexorablement poussés d’une culture de consommation à une culture de conservation. Et la nouvelle de ce phénomène peut être communiquée partout dans le monde en un instant. Toutes ces réalités disparates sont capturées par le terme « mondialisation ». La mondialisation était en grande partie affirmée par les attentes néolibérales de la primauté de la démocratie et les forces du marché libre, phénomène télégraphié à une vitesse vertigineuse aux quatre coins du monde.

À la fin du XXe siècle, l’humanité est arrivée à un tournant décisif. Les habitants de l’Europe occidentale vers la fin des années 1340 pensaient sans aucun doute que la peste noire annonçait la fin du monde qu’ils connaissaient, mais leurs problèmes étaient, rétrospectivement, moins existentiels que ceux de leurs descendants, plus de 700 ans plus tard. L’humanité est maintenant confrontée à un nombre décourageant de défis, et ces défis sont, à bien des égards, vraiment existentiels.

La première préoccupation, et vraisemblablement la préoccupation dominante, est la démographie. Il a fallu de la nuit des temps jusqu’en 1820 pour que la population mondiale atteigne 1 milliard. Dans les 180 années suivantes, cette population a dépassé 6 milliards et dans les 20 prochaines années, elle augmentera de près de 2 milliards. Nous ajouterons en quelque sorte trois fois la population du Canada chacune des 20 prochaines années. Et ce qui est particulièrement important est que 98 % de cette croissance se fera dans les parties du monde qui sont le moins en mesure de la supporter. L’augmentation planétaire de la population mettra des pressions presque inimaginables sur la pénurie grandissante de ressources — la nourriture, les carburants, les poissons — et sur l’environnement. Quel sera l’impact sur le réchauffement planétaire de cette augmentation de 25 % de la population mondiale en vingt ans? Si l’impact est profond, comment les réserves de nourriture et d’eau le supporteront-elles? De façon générale, la mondialisation sort de plus en plus de gens de la pauvreté (bien que l’écart entre les riches et pauvres continue à se creuser), mais comme l’a souligné Paul Collier dans The Bottom Billion (Oxford University Press, 2007), il y a près d’un milliard de gens sur la planète dont la situation empire. Haïti, par exemple, s’enfonce dans la pauvreté, et ses habitants s’appauvrissent chaque année depuis 40 ans. Les pauvres de la planète vont-ils devenir plus nombreux? Et malgré plus de deux trillions de dollars d’aide étrangère versée aux pays en développement, la pauvreté persiste, surtout en Afrique.

Chaudières d’eau à la main, un homme traverse des terres arides et craquées.

La grande sécheresse qui sévit dans de nombreuses régions du globe pourrait donner lieu à une course aux ressources en eau potable.

Et pour compliquer encore les choses, les forces démographiques ne sont pas uniformes. Tandis que les populations africaines explosent, les populations des pays industrialisés non seulement diminuent mais vieillissent. La population du Japon vieillit plus vite que toutes les autres. En Russie, la tuberculose, l’alcool, le SIDA, le suicide, l’avortement et autres maux sociaux font baisser chaque année la population de près de 750 000 personnes. De même, la population de l’Europe occidentale diminue de façon considérable. Face à ces puissantes asymétries, d’énormes forces osmotiques se sont créées, propulsant les populations de l’Afrique saharienne et subsaharienne vers l’Europe, du Mexique et de l’Amérique centrale vers les États-Unis et de la Chine vers le monde industrialisé. Ces migrations sont en grande partie illégales; on ne peut donc que supposer que tant que la population du monde en développement (et des états qui semblent n’avoir aucun espoir de jamais se développer) continuera à croître sans limite, les mouvements de population dans le monde entier deviendront encore plus intenses et potentiellement violents.

Comment allons-nous fournir de la nourriture et de l’énergie à cette population mondiale en augmentation constante? Il y a 40 ans, c’était presque de l’hérésie que de suggérer que les réserves de pétrole mondiales étaient en train de s’épuiser. Pourtant, il semble maintenant acquis que nous avons atteint le « pic pétrolier ». Petit à petit, nous acceptons le fait que les réserves de pétrole brut non corrosif ne sont pas inépuisables. Il y a bien sûr des variations dans les perspectives (par exemple un vaste gisement pétrolifère au large de Sao Paulo au Brésil), mais les tendances profondes restent les mêmes. Il y a de moins en moins de grandes découvertes. Les économies asiatiques, consommatrices de pétrole, ont un appétit insatiable d’énergie. Le prix du baril de pétrole continue à grimper et à franchir un seuil psychologique après l’autre. Malgré tout son attrait, l’éthanol semble être l’homme de Piltdown du monde de l’énergie : mi-canular, mi-cul-de-sac de l’évolutionnisme. La canne à sucre et les algues sont assez prometteuses, mais tout le maïs américain destiné à la fabrication d’éthanol (environ 33 p. cent de la production nationale) n’a produit que 5 milliards de gallons en 2007, soit à peu près la production d’une plateforme de forage au large de l’Afrique occidentale. De plus, on a pu constater qu’il faut pratiquement un baril de pétrole pour produire un baril d’éthanol. Mais ce n’est pas tout; on pense que la circulation automobile mondiale augmentera considérablement au cours des 20 prochaines années, surtout dans le monde en développement. Le PDG de Renault Nissan, Carlos Ghosn, a calculé que le nombre actuel d’automobiles, 650 millions, passera à 2,9 milliards d’ici 2050. Qu’est-ce que cela veut dire pour un monde dont les réserves de pétrole sont relativement peu élastiques? Quelles seront les répercussions de ce surcroît de consommation d’énergie sur les gaz à effet de serre et les changements climatiques? Quel effet aura la pénurie de produits à base de pétrole, par exemple les engrais dont le coût a doublé en 2007?

Un hélicoptère livre des fournitures d’urgence à la foule.

Des scènes comme celle-ci, des marins canadiens distribuant de l’aide humanitaire à Haïti en septembre 2008, vont devenir de plus en plus courante dans les décennies à venir.

Il y a bien entendu d’autres facteurs à envisager. Si les réserves de pétrole brut non corrosif sont de plus en plus restreintes, qu’en est-il des réserves plus difficiles à extraire comme celles des sables et des schistes bitumineux? Les sables bitumineux posent un dilemme. En effet, l’énergie requise pour produire du pétrole à partir des sables bitumineux contribue de façon significative au réchauffement planétaire. En outre — fait moins connu — il faut environ quatre barils d’eau pour produire un baril de pétrole.

L’eau est une autre ressource menacée. Les Nord-Américains sont de grands gaspilleurs d’eau : 350 L par personne et par jour dans les secteurs résidentiels contre 10 à 20 L par jour en Afrique subsaharienne. La rareté de l’eau est de plus en plus évidente au Moyen-Orient, en Asie du Sud et dans le nord de la Chine. Le fleuve Jaune, un des grands fleuves de Chine, s’est déjà trouvé à sec plusieurs fois dans les 30 dernières années. Les Chinois ont un dicton, « quand tu bois de l’eau, souviens-toi de sa source », mais notre société planétaire semble avoir oublié cet adage. Plus d’un milliard de gens sont privés d’eau potable, et l’incroyable pollution des cours d’eau en Asie ne pourra qu’aggraver cette situation. Quel est le lien, devrions nous demander, entre la rareté de l’eau et les conflits internationaux? L’avenir est sombre. Le réchauffement climatique aggravera la rareté de l’eau et l’évolution de l’alimentation dans les pays en développement (il faut 1 000 L d’eau pour produire 1 kg de blé et 13 fois plus pour produire 1 kg de bœuf) ne laisse entrevoir aucune amélioration à court et à moyen terme.

L’escalade du prix du pétrole, l’utilisation pour produire de nouvelles sources d’énergie de plantes qui servaient à l’alimentation, l’augmentation du prix des engrais et des herbicides et la rareté croissante de l’eau mettent des pressions intolérables sur la production alimentaire mondiale. Dans le monde en développement et en pré-développement, les gens consacrent souvent l’essentiel de leurs revenus à deux choses : l’énergie et la nourriture. Beaucoup préconisent une autre révolution verte, mais la révolution agricole des années 1960 et 1970 semble avoir suivi son cours. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, plus de gens vivent dans les villes que dans les campagnes. Or, ces citadins sont à la merci des producteurs alimentaires locaux, nationaux et internationaux, mais il y a une foule d’obstacles à la libre circulation mondiale d’aliments peu coûteux. On ne sait malheureusement que trop bien qu’en Europe occidentale, les agriculteurs sont payés pour détruire leurs récoltes alors qu’ailleurs, des millions de gens meurent de faim. Il semble maintenant fatalement présomptueux de croire que la science viendra à notre secours, comme elle l’a fait si souvent auparavant. Il est arrogant de croire que la science est un remède miracle. Nous avons mis la planète au bord du gouffre, et certaines réserves qu’on croyait inépuisables, comme par exemple les poissons dans la mer, commencent en fait à s’épuiser. Nous apprenons que 90 p. cent des grands prédateurs des mers du monde ont disparu et que plus de deux tiers des réserves mondiales de poisson ont atteint ou dépassé leurs limites soutenables. C’est un fait lourd de conséquences étant donné les milliards de gens dans le monde qui dépendent de la mer pour les protéines de leur alimentation.

Un sous-marin arborant le drapeau chinois remonte à la surface de l’eau.

La revue navale de Qingdao, en avril 2009, soulignant le 60e anniversaire de la fondation de la Marine de l’Armée de Libération Populaire. C’est la première fois que la Chine montre ses sous-marins à propulsion nucléaire, signe de son désir de devenir une grande puissance navale.

Mais ce qui est particulièrement déconcertant est la vitesse à laquelle ces phénomènes se produisent, ou encore la lenteur lamentable avec laquelle nous nous sommes rendu compte que la fin était en vue. Et pourtant, un grand nombre de ces développements existentiels étaient prévisibles, mais motivés par un funeste mélange de cupidité et d’abnégation, nous avons choisi d’occulter ces réalités. Le réchauffement planétaire est l’exemple le plus criant de notre inaction. En outre, la vitesse et l’ampleur de ce phénomène sont alarmantes. Il est vrai que la température de la Terre s’est déjà réchauffée au cours de l’histoire géologique, mais c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’elle se réchauffe aussi rapidement. Douze des 15 dernières années ont connu des records absolus de température. Et ce qui est encore plus inquiétant est que les scientifiques d’un peu partout prévoient que les changements climatiques entraîneront, au cours des 25 prochaines années, des boucles de rétroaction qui accéléreront le réchauffement. Du point de vue politique, 25 ans c’est après-demain, mais les gouvernements du monde entier semblent se contenter d’effleurer le problème. Fait navrant, un récent sondage d’opinion britannique a révélé que 70 % des électeurs ne sont pas disposés à payer plus d’impôts pour lutter contre les changements climatiques. Par conséquent, même les dirigeants politiques les plus écologistes battent en retraite au moment même où des changements radicaux dans la consommation d’énergie s’imposent.

Que veut dire ce tableau lugubre pour l’analyse finale? Nous savons maintenant avec une certitude mathématique que la population mondiale aura atteint environ 8,3 milliards d’âmes d’ici 2025. Et c’est à peu près la seule chose dont nous sommes certains. Le pétrole ne semble plus inépuisable, mais combien de temps faudra-t-il pour épuiser les réserves mondiales? On constate déjà que l’augmentation du prix des carburants se répercute sur les transports maritimes mondiaux et sur les voyages aériens. Mais est-ce que tous ces facteurs sont tout simplement des variations sur le même thème? L’augmentation de l’utilisation du pétrole et de son coût semble bien établie et il est peu probable que des réactions sociétales changent beaucoup ces tendances. Et si elles le font, l’issue ne s’en trouvera que repoussée. Quelle interaction y a-t-il entre les forces démographiques, la disponibilité d’énergie, les aliments, l’eau douce et l’environnement?

Tous ces phénomènes ont un effet marqué sur les systèmes mondiaux. Il est vrai que les prix du pétrole ont momentanément renforcé les tendances autoritaires dans des pays comme la Russie, le Venezuela et l’Iran, et l’influence corruptrice des revenus élevés de l’énergie est largement prouvée. Même si, de façon générale, la démocratie gagne du terrain depuis quarante ans, ce processus pourrait bien être en train de ralentir. Beaucoup de gens dans le monde se réjouissent du déclin apparent des États-Unis — leur situation financière est effectivement inquiétante — mais les États-Unis demeurent un acteur extrêmement important et puissant sur la scène mondiale. Il semble même y avoir quelques lueurs d’optimisme en Irak. Ce qui rend les États-Unis aussi influents n’est pas l’ampleur de leur pouvoir militaire et économique et de leur pouvoir discret, mais leur capacité de projeter une vision universelle de la liberté et de la démocratie. Aucune autre puissance émergente n’a cette philosophie dynamisante. Certainement pas la Chine ni l’Inde; quant à la Russie, son message au reste du monde est manifestement dépassé.

Il est intrigant de constater que si le monde industrialisé représente 70 p. cent de l’activité économique mondiale, les pays en développement sont le moteur de la mondialisation. En termes relatifs, la puissance américaine a diminué, et après un bref moment d’unilatéralisme exagéré par les médias, Washington se montre de plus en plus ouverte au multilatéralisme pour des raisons pragmatiques sinon philosophiques. La politique de l’équilibre des pouvoirs commence à se réaffirmer, et Washington parle maintenant de « coalition des pays disposés » ou de « communauté de démocraties », expressions d’une vision blasée et harcelée du monde.

Quelles sont les conséquences de tout cela pour les marines, et pour la Marine canadienne en particulier? Tout d’abord, comme l’ont fait remarquer l’historien Paul Kennedy et d’autres, le déplacement du centre de gravité du monde de l’Atlantique vers le Pacifique s’accompagne d’un déplacement correspondant de la puissance navale. La situation difficile dans laquelle se trouve la Royal Navy (qui aurait pu imaginer que ce qui a pendant longtemps été la plus grande marine du monde puisse être abandonnée par ses propres citoyens insulaires?) et la diminution progressive du nombre de bâtiments de la marine américaine (sans oublier la morosité des programmes contemporains de construction navale) semblent appuyer la thèse de Kennedy.

Les Européens, las de siècles de conflits internes, sont passés dans une ère postmoderne et commencent à abandonner volontairement les notions westphaliennes de la souveraineté nationale et à vouloir élargir leur sens de la communauté. L’Union européenne, dans sa façon veule et contraire à ses intérêts de répondre aux menaces, offre un frappant contraste avec le nationalisme robuste et assuré qui émerge en Asie de l’Est. Cette région est un terrain complexe, historiquement, géographiquement et territorialement. La Chine et l’Inde sont devenues ouvertement mahaniennes dans leur conquête de la puissance navale pour surmonter ces défis. Psychologiquement, elles font état de volonté d’imposer leur loi, volonté que les Européens ont perdue et dont les Américains se lassent.

Tout cela signifie que les marines occidentales vont avoir de plus en plus de mal à exécuter leurs tâches traditionnelles. Les pressions démographiques vont s’intensifier et il va devenir plus difficile de contrôler ou d’interdire le flux d’immigrants illégaux cherchant à gagner le monde industrialisé. Ces flots migratoires seront à la fois spontanés et organisés. Il faut savoir que la fin de la guerre froide (qui a « libéré » toutes sortes de forces criminelles de l’ex-Union soviétique, de connivence avec les agences de renseignement, le secteur privé et les politiciens) et la montée de la mondialisation, avec son aplanissement des barrières mondiales, ont causé une expansion considérable du crime organisé international. Les éléments criminels autonomes, voués à la contrebande, à la contrefaçon, à la prostitution etc., se sont montrés beaucoup plus agiles et beaucoup plus adaptables que les organismes hiérarchiquement organisés qui s’attachent à les combattre. Ces éléments criminels ont su exploiter la courbe décisionnelle des bureaucraties de lutte contre le crime, gênées par des contraintes juridiques et par l’insuffisance de leurs budgets. Comme le souligne Moises Naim, « malgré d’énormes efforts, les gouvernements n’arrivent pas à endiguer le commerce illicite. » 2 Les marines et les gardes côtières s’emploient depuis longtemps à lutter contre le narcotrafic, le trafic humain et d’autres activités illicites en mer, et tout porte à croire que d’ici 2025, ces forces — la Marine canadienne y compris — consacreront encore plus de temps à ce rôle policier.

Un homme prépare un navire à quai.

Les cartels qui font le trafic de la cocaïne en Colombie utilisent des engins semi submersibles de fabrication artisanale pour transporter jusqu’à 70 % de la drogue qui équipe la côte du Pacifique.

Les gouvernements canadiens successifs ont promis de respecter leurs engagements en matière de développement étranger et de défense, mais ils ont presque invariablement échoué. Étant donné le vieillissement de la population en Amérique du Nord (marginalement compensé par l’immigration), les gouvernements seront-ils différents en 2025? De fait, ils seront encore moins susceptibles d’allouer les fonds nécessaires pour équiper et doter en personnel les Forces canadiennes comme il le faudrait (autre défi démographique). Il y a bien longtemps, Norman Augustine avait prévu, avec une grande prescience, que le coût unitaire moyen des armes continuerait à augmenter. En effet, comme le fait remarquer un observateur farceur, il est très possible que d’ici 2025, les États-Unis doivent dépenser en une seule année tout leur budget de défense pour acquérir un seul avion. Selon John Christie « la plupart des gens trouveront difficile de croire que notre défense [américaine] décline alors que nous dépensons plus de 400 milliards $ par an à la défense … Et pourtant les faits confirment cette situation alarmante. Les forces de défense américaines continueront à se rétrécir et à vieillir, et si nous n’agissons pas rapidement, nous cesserons bientôt d’être une force militaire dominante dans le monde. » 3

Il est probable que les FC et la Marine auront les mêmes impératifs. L’escalade des coûts d’acquisition du matériel de défense fera-t-elle renoncer les gouvernements canadiens à assurer la présence du Canada sur la scène internationale — ce qu’ils ont déjà fait dans plusieurs secteurs? Washington (et sans aucun doute d’autres capitales à la recherche du concept de la communauté de démocraties ou de variantes ultérieures) feront-elles pression pour que nous fassions davantage de ce que nous faisons déjà, soit servir de complément aux opérations de la marine américaine dans le monde?

Ce que nous pourrons faire dépendra en grande partie du nombre de navires qui seront construits dans les dix-sept prochaines années. Nous devrions alors avoir une nouvelle flotte, mais de quelle nature? Dans quelle mesure la Marine sera-t-elle victime du jeu à somme nulle dans lequel les navires destinés à l’Arctique seront construits aux dépens des navires de guerre traditionnels, de taille moyenne, qui sont essentiels au rôle mondial du Canada? Ou bien est-ce qu’une garde côtière repensée se chargera de l’Arctique, où il devrait y avoir d’ici 2025 un volume assez considérable de navigation commerciale ainsi que d’exploration et d’exploitation en mer?

Comment fonctionnera une nouvelle Marine canadienne en dehors de l’Arctique? Le terrorisme que nous connaissons depuis le 11 septembre, ou même un peu avant, aura probablement pris fin. La mouvance médiévale et millénariste al-Qaeda, n’ayant pas vraiment réussi à réaliser ses objectifs, sera grandement discréditée même aux yeux des fidèles. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas d’attentats terroristes de temps à autre. L’Afghanistan et l’Irak seront derrière nous, mais le sous-développement tenace du monde arabe ainsi que le ferment social né d’un sentiment d’envie corrosif, d’impotence et de marginalisation (légitimé par le recours à une cause religieuse supérieure) continueront d’alimenter l’activité terroriste. Mais la Marine canadienne sera probablement beaucoup plus occupée à combattre le crime organisé, dans toutes ses dimensions, qu’à livrer la guerre au terrorisme en mer.

Il semble certain que les changements climatiques et la concentration croissante de la population dans les zones urbaines côtières imposeront à la Marine un rôle d’aide humanitaire et de secours en cas de catastrophe. Ce qui est moins certain, ce sont les implications interétatiques (voire intra-étatiques) de la raréfaction croissante des ressources. Le bois, l’eau et le blé seront les nouvelles monnaies de 2025. Est-ce que les états se disputeront les maigres réserves de poissons? Étant donné l’épuisement actuel de certains stocks et l’incessante pêche illicite, il y a tout lieu de croire qu’il y aura des échauffourées en mer, surtout dans les eaux complexes de l’océan Indien et de l’océan Pacifique. Est-ce que le Western Pacific Naval Symposium, par exemple, servira de catalyseur et incitera les marines et les gardes côtières à s’unir pour surveiller les pêches dans leur région? Probablement.

Pendant ce temps, la Marine canadienne devra répondre à des demandes plus traditionnelles. Malgré une profonde faiblesse interne, la Chine sera devenue l’hégémon incontestable de l’Asie de l’Est d’ici 2025. Les intérêts canadiens dans le Pacifique seront bien mieux reconnus qu’ils ne le sont maintenant et il y aura une pression nationale et internationale (de la part des Five Eyes, 4 plus le Japon, la Corée du Sud, l’Inde et peut-être d’autres pays) pour maintenir un équilibre des pouvoirs contre la Chine. Par conséquent, la Force navale permanente du Pacifique, ostensiblement formée pour maintenir la paix et l’ordre dans les eaux internationales, mais conçue pour incorporer la Marine chinoise (et s’en protéger) sera probablement un élément dominant du contexte maritime en 2025.

Vue de l’avant de trois navires se déplaçant en formation

En route vers l’avenir : les NCSM Regina (en tête, tirant du canon) et Algonquin, avec une frégate américaine pendant l’exercice Trident Fury en 2007.

Les changements fondamentaux qui se produiront à coup sûr d’ici 2025 sont de nature existentielle et tendront profondément — individuellement et collectivement — le tissu social du monde. En 2025, le monde sera un endroit de plus en plus problématique où l’ordre établi sera régulièrement menacé par l’instabilité intérieure, les conditions météorologiques sévères, le crime transnational, les pressions démographiques croissantes (poussées jeunes déstabilisantes, populations vieillissantes et en déclin, appauvrissement des populations, migrations légales et illégales), la pénurie critique de ressources ou le réchauffement planétaire progressif. Ce qu’il est difficile de deviner par contre, c’est comment tous ces éléments interagiront et comment l’intervention humaine façonnera cette interaction.

Les marines auront un rôle crucial dans le maintien de l’ordre face à ces phénomènes mondiaux. Le rôle de la Marine canadienne sera en grande partie déterminé par la nature des biens d’équipement qu’elle acquerra dans les quinze prochaines années. La contraction constante des ressources navales, sous le prétexte spécieux que chaque génération de navires est plus capable que la précédente, doit être évitée. Ce qu’il faut, c’est augmenter le nombre de navires et non le réduire. Le Canada doit aussi résister à la tentation de s’isoler dans sa bulle. En 2025, le monde aura plus besoin que jamais d’une présence navale mondiale, que ce soit pour lutter contre la pêche illicite ou les mouvements humains illégaux, pour secourir les sinistrés ou pour remplir un rôle plus traditionnel d’équilibre des pouvoirs. Le monde sera de plus en plus hobbésien, il manquera encore de « volonté politique » malgré les signes incontestables que la planète est en danger, et les marines comme celle du Canada devront parcourir les mers du monde pour porter secours et maintenir la paix.


Auteur : James Boutilier

1 Professor Danforth Middlemass, Dalhousie Centre for Foreign Policy Studies, Maritime Security Conference, 12 juin 2008.

2 Moises Naim, Illicit (New York: Anchor Books, 2005), 217.

3 John D. Christie, “DoD on a Glide Path to Bankruptcy,” U.S. Naval Institute Proceedings (juin 2008), 25.

4 Terme dérivé des ententes de partage du renseignement (« eyes only ») qui existent depuis longtemps entre les alliés AUSCANNZUKUS, soit l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et les États-Unis.

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