L’entre-deux-guerres
Jeune officier de la Marine canadienne à l’époque, Frank Llewellyn Houghton, ne fit le récit de ses souvenirs que bien plus tard, mais ils étaient encore frais dans sa mémoire. Le carnage qu’avait été la Première Guerre mondiale avait pris fin, mais l’institution qu’était la Marine royale du Canada, devait alors évaluer sa place dans la politique du gouvernement du Canada et sa priorité dans le budget fédéral. Les grandes menaces navales, particulièrement l’Allemagne, avaient été éliminées et, même si la Grande-Bretagne et les États-Unis étaient devenues rivales sur les mers (sur le plan du commerce), la possibilité d’un conflit de grande envergure entre ces deux pays était bien trop éloignée pour justifier une planification navale. En outre, les 60 000 Canadiens qui avaient été tués sur les champs de bataille européens avaient touché un grand nombre de familles, et celles-ci étaient bien naturellement sceptiques quant à ce que cela avait changé et elles étaient peu enclines à faire d’autres sacrifices, à terre comme en mer. Les historiens Michael Hadley et Roger Sarty remarquent : « le Canada n’avait pas la volonté nationale de se créer une marine et il n’avait pas non plus de mythe de gloire et d’empire pour nourrir une telle volonté. Les débats parlementaires de mai 1919 sur les prévisions du service naval mirent le rendement de la Marine canadienne pendant la Grande Guerre sous la loupe et l’accablèrent souvent injustement. » Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la MRC avait fait son devoir, mais elle n’avait pas capturé l’imagination du public et elle avait même été en partie blâmée pour l’explosion d’Halifax. « Cette absence de hauts faits semblait priver la Marine de toute possibilité de développement à venir. Le prestige naval n’était pas un enjeu canadien. ». 1 Le Corps expéditionnaire canadien, qui s’était sans contredit couvert de gloire, avait été dissous, et on comprend donc que les membres de la MRC envisageaient l’avenir avec une certaine appréhension.
Mais pas au point de mettre fin à toute planification. L’amiral de la flotte, Lord Jellicoe, recommanda au Canada, lors de sa visite aux colonies de l’Empire, de se doter de trois croiseurs légers, d’un navire chef de file, d’une douzaine de torpilleurs et de huit sous-marins avec un bateau-mère afin de protéger son commerce et ses ports. Il recommanda aussi l’obtention d’un bâtiment de ligne qui pourrait faire partie de la RN en cas d’urgence, mais il fut décidé à la Conférence impériale de 1921 que « tout en reconnaissant le besoin de coopération entre les diverses forces de l’Empire pour produire la défense navale nécessaire à la sécurité et tout en maintenant que l’égalité avec la force navale de toute autre puissance est un minimum à cette fin, la Conférence est d’avis qu’il appartient aux divers parlements concernés de décider la forme que prendra cette coopération. » L’autonomie des dominions l’emporta donc sur la centralisation navale, et tout ce que put obtenir la RN fut un certain nombre de « consultations utiles » avec plusieurs dominions et avec l’Inde, consultations au cours desquelles fut discutée la coopération locale de chaque dominion en matière de réservoirs de carburant, de défense navale locale, etc. 2
« Défense navale locale » faisait penser à Laurier, et la guerre n’était finie que depuis un an et demi lorsqu’un gouvernement conservateur canadien fit l’acquisition, le 24 mars 1920, d’une marine à la Laurier. Il accepta l’offre du gouvernement britannique d’un croiseur léger et de deux destroyers, qui seraient mis en service sous les noms de NCSM Aurora, Patriot et Patrician. Cette acquisition était quelque peu ironique puisque la MRC disposerait de plus de capacités en temps de paix que pendant la guerre. En effet, aucun des navires qu’elle avait pendant la Grande Guerre n’aurait pu être caractérisé de « navire de guerre ». Les nouveaux navires seraient basés à Halifax et à Esquimalt, tout comme les chalutiers transformés en dragueurs de mines. Pendant les premières années de paix, tous ces navires resteraient très près des ports, à des fins d’instruction et d’opérations et consacreraient une grande partie de leur temps à la surveillance des pêches. Le Service naval avait pris en charge une partie de ce travail — effectué auparavant par le ministère de la Marine et des Pêches — dès les premières années de son existence et il continua à jouer un rôle important dans la protection des ressources naturelles maritimes pendant tout le siècle et même au-delà. Il le fit à ses propres frais, car ce travail lui donnait l’occasion d’entraîner son personnel. En 1921–1922, le Service naval consacra 325 000 $, et le ministère de la Marine et des Pêches 350 000 $, à la surveillance des pêches. Étant donné la nature des lois qui régissent l’exploitation des ressources, leur application n’était pas toujours facile. On lit notamment dans le rapport mensuel du commandant du Thiepval (5 mars 1920) :
… au large du cap Scott, nous avons vu un bateau de pêche qui rassemblait ses doris. Notre commandant ordonna à son capitaine de venir à bord, car c’était La Paloma, de Seattle, qui se trouvait vraisemblablement à moins de trois milles de nos côtes. Nous l’avons donc pris en remorque et l’avons emmené jusqu’à la bouée intérieure. Après nous être assurés, en faisant le point au sextant, qu’il était à 3,5 milles de l’île West Haycock, nous l’avons relâché et notre commandant lui a donné l’ordre de s’éloigner, car son capitaine, un certain Hurley, avait déjà été averti en 1914 par le Malaspina, au large de Rose Spit, alors qui commandait le bateau américain Malola. 3
Quant aux trois plus grands navires de guerre de la MRC, ils furent mis en service le 1er novembre 1920.Après l’installation et les essais de l’équipement, ils quittèrent les Îles Britanniques le 1er décembre, mais dès 18 h, comme le rapporte le commandant de l’Aurora, H. G. H. Adams, « tous les navires étaient à la cape dans un fort coup de vent du sud … Les trois navires avaient une excellente tenue de mer, mais l’équipage dût réparer toutes sortes de petites avaries, notamment des fuites dans le pont supérieur. »
Le terme « manque d’expérience » était très fréquent dans les rapports sur l’équipage. Par exemple, sur les 323 membres d’équipage de l’Aurora, 47 matelots de troisième classe et mousses avaient été recrutés au Canada sans aucune expérience. « Le nombre est pratiquement aussi élevé qu’il y a de places à bord » ajouta-t-il. En effet, le navire n’avait pas le nombre d’artisans qu’il lui fallait. Il lui manquait deux artificiers d’ordonnance, un artisan en électricité, un plombier, un menuisier et un directeur de tir (pour le Patriot). Adams pensait aussi qu’il devrait y avoir à bord des destroyers « un artificier d’armement, un artisan en électricité et un charpentier de marine, en plus de l’équipage normal, car il y a sur un destroyer plus de travail que ne peut le faire l’équipage de l’Aurora ». Il y avait notamment des exercices de télémétrie tous les jours ouvrables, bien que « il reste beaucoup de travail à faire sur les canons avant de pouvoir tirer sans danger … Je ne pense pas être prêt à entre- prendre un véritable programme de tir avant deux mois. En attendant, nous nous entraînons tous les jours … ». 4
Comme prévu, les choses s’arrangèrent avec la pratique. L’Aurora et d’autres navires firent des exercices d’escorte de convois et de défense portuaire dans l’année et jouèrent un rôle sur la scène internationale en 1921. C’était au Costa Rica, pendant une campagne de l’Aurora, du Patriot et du Patrician au printemps et à l’été. Un message de l’Amirauté arriva le 6 juin, informant les navires que Puerta Culebra, qui était une escale possible pour les navires de guerre canadiens, « ne convenait pas à une escale de Navires canadiens de Sa Majesté, car les saluts habituels et autres formes de courtoisie internationale ne pouvaient se pratiquer dans ce port. Le ministre britannique au Costa Rica suggéra Punta Arenas, qui était relié directement à la capitale par chemin de fer. Les navires arrivèrent le 6 juillet et après les politesses d’usage (échange de salves) :
Le ministre britannique arriva par train spécial dans l’après-midi, accompagné d’une délégation de Britanniques établis à San José et fut mon invité à bord pendant son séjour au port. Douze officiers de l’escadre furent invités à visiter San José le lendemain et à y rester deux nuits. J’acceptai, car le ministre pensait que cette invitation lui donnerait un atout dans ses négociations avec le gouvernement du Costa Rica au sujet de la Banque royale du Canada et qu’elle lui permettrait de convaincre le gouvernement du Costa Rica de réaccorder à une entreprise britannique les concessions pétrolifères qu’il lui avait retirées. 5
Les négociations furent couronnées de succès. Il y eut même une soirée à l’opéra; c’était plus une mission commerciale que de la diplomatie de la canonnière, mais c’était néanmoins un signe que la petite marine du Canada était capable de jouer un rôle dans les affaires de l’Empire.
En 1921, l’élection des Libéraux de William Lyon Mackenzie King obligea la MRC à réévaluer ses effectifs et ses capacités. Le budget de la Marine était passé de 1,2 million de dollars en 1919 à près de 2 millions dans les deux exercices financiers qui suivirent, et le nouveau gouvernement limita le budget à 1,5 million de dollars. Le chef de l’état-major de la marine, le Commodore Walter Hose, qui avait remplacé Kingsmill en 1920, conclut rapidement que cela ne suffirait pas à maintenir une marine, même petite, à flot. La Marine dépendrait alors de réservistes, et le plan qu’il soumit le 19 avril 1922 fut approuvé sans tarder le 24. Ce plan prévoyait que l’Aurora serait désarmé et que le Collège naval royal du Canada serait fermé; les deux destroyers resteraient en service.
C’est à ce moment que Frank Houghton retourna au Canada, après huit ans de service dans la RN, et devint commandant en second du Patriot. Le commandant était le Lieutenant de vaisseau Howard Emerson Reid, « qui avait un an de plus que moi et seulement six mois d’ancienneté de plus. » La situation n’était guère réjouissante car « j’étais revenu au moment où la MRC était à son plus bas. Je me souviendrai toujours de la fête d’adieu que nous avons donnée à mon prédécesseur, le Lieutenant Cuthbert Robert Holland Taylor … J’entends encore les derniers mots qu’il a réussi à prononcer avant de tomber ivre mort : ‘J’ai vu une marine mourir, les gars! J’ai vu une marine mourir!’ » 6 C’était peut-être mélodramatique, mais il ne faut pas oublier que la MRC n’était pas seulement une institution, mais aussi une société et une communauté. Et pourtant, un membre de cette société, Walter Hose, semblait moins furieux et beaucoup plus optimiste, au moins au bout de quelque temps. Il écrivit à un de ses collègues qui avaient pris sa retraite avant les restrictions budgétaires que :
« Comme vous vous en doutez, nous avons eu des moments difficiles en ce qui concerne la Marine canadienne, mais même si je déplore la réduction arbitraire de un million de dollars de notre crédit, je n’ai absolument pas perdu espoir et j’espère que d’ici deux ans, nous aurons une réserve efficace d’au moins 1 500 hommes, organisés et entraînés par le noyau de militaires de la force permanente, et je crois encore que nous redeviendrons un jour une marine qui navigue. ». 7
Il avait raison. Il avait aussi la tête froide et préférait les arguments logiques aux débordements d’émotion pour expliquer pourquoi la MRC servait les intérêts du Canada. En octobre 1922, dans un rapport au Cabinet, il demanda aux décideurs de ne pas oublier que :
… à cause de notre position géographique, particulièrement sur la côte du Pacifique, l’aide d’autres parties de l’Empire met très longtemps à nous arriver. Et ceci s’applique encore plus à nos entreprises maritimes, l’immense capital embarqué dans nos pêches, nos navires marchands, notre commerce maritime et les industries connexes qu’à notre territoire …
La nécessité de défendre le commerce plutôt que le territoire était un thème qui revenait souvent dans l’analyse de Hose. Il remarque par exemple que les relations économiques avec des pays autres que les États-Unis avaient une valeur de 695 millions de dollars :
Cette somme est simplement la valeur réelle des marchandises et ne tient pas compte de la souffrance que cause aux fermiers et aux bûcherons, aux artisans et aux pêcheurs de tout le dominion le déplacement d’un tel volume de marchandises. 8
Tout cela s’élevait à un total de 796,5 millions de dollars. La Marine devait aussi tenir compte des besoins de la Milice, car le transport des troupes outre-Atlantique, comme pendant la Première Guerre mondiale, devait se faire sous escorte navale.
Le budget de la Marine augmenta effectivement d’année en année pendant la période où Mackenzie King était au pouvoir, atteignant près de 3,6 millions de dollars en 1930– 1931 et permettant le fonctionnement des bases navales d’Esquimalt et d’Halifax, de deux destroyers (le Patriot et le Patrician) et de quatre dragueurs de mines (le Festubert, l’Ypres, l’Armentières et le Thiepval). Deux réserves furent mises en place : la Réserve de la Marine royale du Canada (RMRC), composée d’officiers et de marins de la marine marchande qui pouvaient passer quelques semaines par an à s’entraîner pour servir un jour dans la MRC, et la Réserve de volontaires de la Marine royale du Canada (RVMRC). En ce qui concerne la première, des centres d’enrôlement avaient déjà ouvert à l’automne 1923 à Charlottetown, Québec, Saint John, Halifax, Montréal, Lunenburg, Prince Rupert, Victoria et Vancouver. Quant à la RVMRC, elle comptait 24 officiers et 577 matelots en 1926–1927, si on ne compte que ceux qui se présentaient à l’instruction. Ses membres avaient déjà de l’expérience au sein de la Marine ou de la marine marchande, et ses compagnies et demi-compagnies dispersées dans des villes de tout le Canada servaient non seulement à préparer les officiers et les marins, mais faisaient connaître la MRC dans des localités situées à des centaines, et même des milliers, de kilomètres de la mer. L’expérience ultime pour un membre de la RVMRC était de naviguer sur un navire de la Marine canadienne. En septembre 1924, par exemple, une cinquantaine de réservistes embarquèrent sur des navires de l’escadre de l’Amérique du Nord et des Antilles qui effectuaient toutes sortes d’évolutions dans les eaux canadiennes et terre-neuviennes.
La Marine royale du Canada mena une opération intéressante dans les années 1920. Au printemps de 1924, le dragueur de mines Thiepval partit d’Esquimalt, chargé de deux missions. La première consistait à cacher du carburant à différents endroits entre les Aléoutiennes et le Japon pour un tour du monde en avion par un équipage britannique. La deuxième consistait à recueillir des renseignements après que des officiers du renseignement de la MRC eurent fait remarquer qu’il s’agissait d’une occasion à ne pas manquer. À son retour, le 21 août, le navire déposa un rapport de 30 pages (ce qui était très détaillé pour l’époque) sur plusieurs ports des Aléoutiennes et des îles Pribiloff (Alaska), de la presqu’île du Kamtchatka et des îles Komandorski de l’Union soviétique et des îles Kourile du Japon. On lit dans ce rapport qu’aux îles Aléoutiennes et aux îles Pribiloff, « les conditions de santé sont généralement bonnes … il a des suintements de pétrole près des lacs Ugashik et Becherof en Alaska … il y a une église à Oestkamchatka, dans la presqu’île du Kamtchatka, ce qui prouve bien que l’athéisme n’a pas complètement gagné cette partie de l’Union soviétique ». Dans une autre partie du rapport, on trouve des renseignements sur des stations de radio, avec photo, nom de la ville la plus proche, latitude et longitude, altitude au-dessus du niveau de la mer, type de station et nombre et type de mâts, soit 21 renseignements différents. 9
On voit donc que si la Marine royale du Canada n’était pas capable de livrer la guerre, elle était tout de même capable de mener des opérations utiles en temps de paix, et pas seulement des opérations de surveillance des pêches ou de sauvetage. À la fin des années 1920, la MRC s’était imposée comme un instrument de la politique du gouvernement du Canada qui, en temps de guerre, aurait pour rôle de défendre les points névralgiques du commerce canadien. À cette fin, le Commodore Hose déclarait « le nombre d’unités est plus important que leur taille et leur puissance offensive, car si un croiseur est tout à fait capable de tenir tête à un raider marchand armé, il ne peut lutter que contre une menace à la fois, alors que deux ou trois destroyers rendraient la position dangereuse, en particulier en cas d’attaque de nuit pour un croiseur léger. Chacun tiendrait tête à la plupart des attaquants armés. Pour la recherche, ces navires pourraient couvrir un grand rayon d’action et se concentrer rapidement sur un seul point. En outre, en ce qui concerne la lutte anti- sous-marine, ils sont pratiquement essentiels. ». 10 La MRC deviendrait donc une marine de destroyers.
Le Patriot et le Patrician avaient été remplacés par les destroyers Champlain et Vancouver, qui portaient le nom de deux grands explorateurs de l’Est et de l’Ouest canadien. Les dragueurs de mines faisaient surtout de la surveillance des pêches et des opérations de sauvetage, et les destroyers s’entraînaient au tir de canons et de torpilles, mais ils faisaient aussi connaître la Marine dans les villes et villages de la côte et des fleuves navigables. Ils partaient aussi en mission dans les mers du Sud. Ces deux destroyers avaient été acquis à titre de mesure temporaire, car le gouvernement King passa contrat pour la construction du Saguenay et du Skeena en 1929. Ces deux navires seraient équipés de certaines des technologies de pointe en construction navale. Ils furent mis en service en 1931 et suivirent le même programme opérationnel, d’instruction, de visites à l’étranger et de campagnes dans le Sud que leurs prédécesseurs.
Il y eut toutefois une exception en janvier 1932. Les conditions économiques avaient conduit le peuple du Salvador à se révolter. Le parti communiste s’attribuait le mérite de cette révolte, mais celle-ci avait en fait des causes bien plus matérielles qu’idéologiques. Le consul de Grande-Bretagne, craignant que les insurgés n’attaquent les installations britanniques (voies ferrées, etc.), demanda de l’aide navale. Or, les Navires canadiens de Sa Majesté Skeena et Vancouver se trouvaient dans la région. Les ordres du Skeena, qu’il avait reçus par radiotélégraphe pendant qu’il faisait route vers le port d’Acajutla, étaient clairs et précis, selon les habitudes de la Royal Navy et de la MRC :
À votre arrivée, prenez contact avec le consul de Grande-Bretagne ou une autre autorité britannique et voyez ce qu’il y a moyen de faire. À défaut, adressez-vous à une autorité salvadorienne constituée et voyez si de l’aide est nécessaire pour protéger des sujets ou des biens britanniques. Prenez aussi contact avec les autorités américaines et coopérez avec elles et voyez si des Canadiens ont besoin d’aide. Ne prenez aucune mesure à moins que ce soit absolument nécessaire pour sauver la vie de sujets britanniques. 11
Cinq femmes britanniques qui se croyaient en danger embarquèrent; pendant ce temps, le commandant, Victor-Gabriel Brodeur, et son second, l’omniprésent Frank Houghton, allèrent en reconnaissance à terre.
Ils trouvèrent une population paysanne en pleine révolte, mais qui épargnait les églises, les chemins de fer et les fermes qui payaient plus que la moyenne. L’armée salvadorienne rétablit l’ordre, exécutant près de 20 000 personnes, et l’insurrection fut écrasée avant la fin du mois. La MRC tira une leçon importante de cette campagne; elle avait bien vu qu’il était nécessaire d’installer une station de télégraphie sans fil moderne à Ottawa, car les messages du Skeena avaient dû être transmis par les Bermudes à Halifax, qui n’avait pas pu communiquer avec Ottawa pendant toute la journée du 25 janvier et n’avait pu communiquer que partiellement le 26 et le 27 à cause de perturbations atmosphériques. Il y avait bien une station dans la banlieue d’Ottawa, à Rockliffe, mais :
La faible puissance de l’émetteur de Rockliffe posait un grand problème … Certains messages étaient arrivés directement, mais il n’avait pas été possible d’en accuser réception tout de suite, ce qui avait causé une certaine congestion et un trafic télégraphique inutile puisque les messages étaient retransmis par une station intermédiaire
… La station des Bermudes aurait été beaucoup plus efficace si Ottawa avait pu accuser réception des messages dès leur arrivée … Les communications auraient aussi été bien plus faciles si Ottawa avait été en mesure de transmettre directement au Skeena pendant toute la période où Ottawa recevait les signaux du navire. 12
Rockliffe devrait être, selon le directeur du Renseignement naval, le Capitaine de frégate W.B. Hynes, RN, la grande priorité lorsque le Canada rééquiperait ses stations de radio sans fil. La leçon était claire : la MRC de 1932 n’était pas une force côtière.
Pendant que Walter Hose et l’état-major de la Marine se penchaient sur une telle expansion et une telle modernisation, ils ne savaient pas que l’année suivante, l’institution qu’ils servaient serait pratiquement frappée à mort. Le pays traversait une des plus fortes crises économiques de son histoire et, comme le remarque l’historien Desmond Morton « les politiciens et les bureaucrates cherchaient désespérément à réduire les budgets, et celui de la défense était la cible parfaite. Craignant le mouvement communiste qui se répandait parmi les chômeurs, le Cabinet décida de ne pas trop couper le budget de la Milice et celui de la force permanente (l’Armée), mais les autres services étaient plus vulnérables ». 13 Comme l’expliquait à l’époque le chef d’état-major général, le Général Andrew McNaughton, « la situation à laquelle nous faisons face nous oblige à réduire fortement les fonds disponibles pour la défense, et il ne serait pas raisonnable de répartir ces réductions entre toutes les forces, car cela ne ferait que les affaiblir toutes … Il serait donc préférable de nous concentrer sur les forces nécessaires au maintien et au soutien du pouvoir civil et à la création d’une dissuasion minimale aux attaques maritimes. » Une petite marine ne réaliserait pas cet objectif, au moins pas de l’avis du chef d’état-major général :
Par contre, des forces aériennes, même en petit nombre, sont indéniablement un élément dissuasif, surtout dans les passages maritimes étroits et en haute mer à proximité des côtes. Elles peuvent être augmentées très rapidement, à condition d’avoir du personnel qualifié dans un établissement d’instruction approprié. Les pilotes engagés dans l’aviation civile peuvent rapidement être formés pour la défense. Les avions civils ne sont pas inutiles à des fins de défense et toutes les usines de construction d’avions peuvent aussi bien produire des avions militaires que des avions civils. 14
Devant une telle alternative, McNaughton prit, à tort ou à raison, la décision de soutenir l’Aviation royale du Canada, quitte à sacrifier la MRC s’il le fallait.
À Ottawa, McNaughton n’était pas le seul à envisager de se défaire complètement de la Marine. Par contre, Hose, maintenant chef d’état-major de la Marine, rappela au Conseil du Trésor que même si la Grande Dépression obligeait le gouvernement à réduire ses dépenses, la géostratégie n’avait pas changé. Il menaça aussi de démissionner. On ne sait pas laquelle de ces initiatives sut convaincre le président du Conseil du Trésor de changer d’idée, mais il le fit. Le budget de la Marine fut réduit mais pas anéanti; il passa de près de 3,6 millions de dollars en 1930–1931 à un peu moins de 3 millions de dollars l’année suivante. Il serait encore réduit — ramené à 2,2 millions de dollars — en 1933–1934, mais l’existence de la Marine ne fut plus jamais mise en doute. Lorsque Walter Hose prit sa retraite le 1er janvier 1934, il avait de bonnes raisons d’être satisfait.
Son successeur fut Percy Nelles, un des élèves-officiers de la première promotion qui s’étaient engagés en 1908, avant même la création de la MRC. À la fin de 1935, il était chef d’état-major d’un organisme permanent qui comptait 102 officiers, 804 matelots et quatre destroyers — bientôt six puisque le budget de 1937–1938 prévoyait l’acquisition de deux nouveaux destroyers. Puis, entre 1935 et 1939, le budget de la défense quadrupla, et le rôle principal de la Marine commença à prendre forme. Il passa d’un besoin général de défense contre des attaquants de surface à une fonction plus spécifique énoncée dans le plan de défense no 2 de l’Armée : protéger la neutralité du Canada en cas de guerre entre les États-Unis et une troisième puissance — très probablement le Japon. La Marine se concentrerait donc surtout sur la côte Ouest, même si l’invasion de l’Abyssinie (Éthiopie) par l’Italie en octobre 1935 donna l’occasion de réfléchir aux besoins logistiques de la MRC le jour où la guerre éclaterait en Europe. Le gouvernement du Canada n’avait nullement l’intention d’intervenir, mais le Service naval ne le savait pas et il se prépara donc à opérer avec les quelques navires qu’il avait. Il avait besoin, par ordre de priorité : de munitions pour des canons de quatre pouces et de 12 livres à installer sur les navires auxiliaires (20 000 $), de deux filets anti-sous-marins (32 500 $), d’un stock général de munitions (110 000 $), de cinq torpilles, soit la moitié d’un armement (70 000 $), de deux radios sans fil (30 000 $), d’équipement de dragage de mines (15 000 $), de deux horloges de conduite du tir (30 000 $) et, en dernier lieu, de la deuxième moitié de l’armement de torpilles (70 000 $). Tout cela s’élevait à 377 500 $. L’Italie réussit à annexer l’Éthiopie sans réelle opposition, et l’équipement et les approvisionnements ne furent pas achetés, mais cet exercice avait peut-être été utile sur le plan de la planification logistique.
L’acquisition du Fraser et du St-Laurent en 1937 fut une mesure plus concrète et, au début de 1938, le Cabinet autorisa un effectif de 1 582 matelots, soit près du triple de l’effectif de l’après-guerre. À la Réserve navale, qui avait des bureaux d’enregistrement dans tous les grands ports du Canada, et à la RVMRC, qui avait des divisions dans toutes les grandes villes du pays, fut ajoutée la Réserve des pêcheurs, sur la côte Ouest seulement, chargée de surveiller les milliers de baies, de bras de mer et de fleuves de la côte tout en maintenant la neutralité du Canada conformément au Plan de défense no 2. La surveillance des pêches et le sauvetage en mer continuèrent à faire partie du travail courant de la MRC, mais elle fut aussi chargée de missions de déglaçage et de reconnaissance dans le Grand Nord canadien. L’Ottawa et le Restigouche furent mis en service en 1938 et l’instruction du personnel commença, surtout sur la côte Ouest, tandis que les bruits de bottes se faisaient plus forts, surtout depuis l’invasion de la Chine par le Japon en 1937.
Puis en 1938, Adolf Hitler réclama l’annexion des Sudètes — région de la Tchécoslovaquie où vivaient plus d’un million d’Allemands de souche — au IIIe Reich. Une conférence, qui réunirait la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne et d’autres interlocuteurs, fut convoquée à Munich, mais en attendant, il était raisonnable de supposer que la guerre n’était pas loin. Comme le relate le commandant du Fraser :
Pendant que nous étions à Cypress Bay, la situation internationale devint extrêmement tendue. Les seules nouvelles que nous avions étaient les informations non officielles que nous recevions par la radio principale et les différentes émissions que captaient des membres d’équipage sur leur propre radio. Le mardi 27 septembre au soir, le commandant décida de mettre les navires sur le pied de guerre, à l’exception de ce qui représentait un embarquement massif de matériel et de ce qui n’était pas absolument nécessaire … Le travail commença à 6 h le mercredi 28 septembre et se poursuivit jusqu’à la tombée de la nuit. Ce qui nous prit le plus de temps fut la préparation de huit torpilles et l’installation des ogives de guerre sur le Fraser.Le travail ne fut terminé que le jeudi 29 septembre à midi. 15
Comme dans le cas de la crise abyssinienne, ce fut plus un exercice qu’une nécessité, mais c’était la première fois depuis l’Armistice de 1918 que les navires canadiens se préparaient à entrer en guerre. L’instruction devint donc encore plus importante, et Frank Houghton s’en souvient :
En dépit — ou peut-être à cause — de la situation internationale, qui depuis Munich (remise d’une partie de la Tchécoslovaquie à l’Allemagne) devenait de plus en plus sombre, nous sommes partis pour notre campagne habituelle de printemps dans les Caraïbes en janvier 1939, et nous avons fait des exercices de guerre avec les croiseurs de l’escadre de l’Amérique du Nord et des Antilles. 16
Ces exercices étaient réalistes et entraînaient les navires de la MRC à des opérations qu’ils devraient mener en temps de guerre. « Je me souviendrai toujours d’un exercice où les deux croiseurs représentaient des attaquants ennemis armés et avaient pour objectif de couler les navires marchands britanniques dans l’Ouest des Caraïbes.» La flottille canadienne avait pour mission de les trouver et de les couler. C’était très grisant car :
Il fallait naviguer à grande vitesse sur de grandes distances, dans un cadre idéal pour un tel exercice à cette période de l’année. À un moment donné, les destroyers étaient dispersés, presque trop éloignés les uns des autres pour se voir, à la recherche de « l’ennemi ».Vers le soir, comme personne n’avait rien aperçu, le commandant rappela les destroyers et les rassembla pour un balayage de nuit. Mais à ce moment-là, d’après des renseignements que j’avais pu intercepter à la radio, j’étais pratiquement certain d’être sur la piste d’un des croiseurs; j’ai donc décidé de prendre un risque calculé et de désobéir au signal de ralliement.
Environ une demi-heure plus tard, « à mon grand soulagement », les Canadiens aperçurent le haut des mâts d’un croiseur à l’horizon. Nous avons immédiatement fait demi-tour afin de ne pas être vus et j’ai envoyé un rapport d’aperçu de l’ennemi. Vers 2 h du matin, les destroyers ayant rejoint le commandant, nous avons pu faire une attaque surprise sur le croiseur et le « couler » avec nos torpilles. Houghton ne fut pas réprimandé de n’avoir pas suivi les ordres.
Les forces d’Hitler envahirent la Pologne le 1er septembre 1939, la France et la Grande- Bretagne déclarèrent la guerre à l’Allemagne le 3, et le Canada en fit autant le 10. La MRC entra dans la Deuxième Guerre mondiale avec une force bien plus cohérente et un bien meilleur sens de ce qu’on attendait d’elle que dans le premier conflit mondial, principalement parce que ses dirigeants ne se laissaient pas distraire de ce qui comptait vraiment. Au début des années 1920, le manque de financement pour entretenir un croiseur et deux destroyers avait obligé la Marine à sacrifier le croiseur et à confier aux réservistes le soin d’établir un lien avec les localités de tout le pays; le Service naval fit donc de son mieux avec les moyens qu’il avait. Face au désastre budgétaire du début des années 1930, il expliqua avec cohérence son rôle dans la défense du Canada, notamment la protection des ports par lesquels passait une très grande partie du commerce canadien et les routes de navigation qui menaient à ces ports. Pendant toute l’entre-deux-guerres, il eut des navires, notamment des destroyers, et pouvait donc légitimement se qualifier de Marine, par opposition à une simple liste de noms de réservistes qui naviguaient sur des petits chalutiers ou d’autres bateaux qui n’avaient rien à voir avec des navires de guerre. Ce n’était pas la flotte de croiseurs cuirassés et d’autres bâtiments que certains avaient espérée dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale, mais c’était une petite force réaliste, qui savait naviguer en mer et qui était capable de se tenir. Dans un pays peu peuplé, sortant d’une dépression qui avait menacé les fondements de son économie et de sa société, l’institution qu’était la Marine royale du Canada en 1939 n’était pas une mince réalisation.
Auteur : Bill Rawling
1 Michael L. Hadley et Roger Sarty, Tin-Pots and Pirate Ships, 301.
2 A. Temple Patterson (ed.), The Jellicoe Papers: Selections from the Private and Official Correspondence of Admiral of the Fleet Earl Jellicoe, Vol II (London, 1968), 370–71, 374–76, 378.
3 NCSM Thiepval, Captain’s Monthly Report for March 1921 (BAC).
4 Commandant de l’Aurora au secrétaire du Service naval, 17 décembre 1920 (BAC).
5 NCSM Aurora, Letter of Proceedings, 14 juillet 1921 (BAC).
6 Houghton, Memoirs, 91.
7 Walter Hose au Capt. H. E. Holme, 10 août 1922 (Hose Papers, DHP).
8 Walter Hose à William Lyon Mackenzie King, 26 octobre 1922 (King Papers, BAC).
9 Directeur du Renseignement naval à l’officier de district du Renseignement, Esquimalt, 27 septembre 1924 (BAC).
10 Chief of the Naval Staff, The Naval Defence Policy in Canada, 21 août 1930 (BAC).
11 Chef d’état-major de la Marine au Skeena, 23 janvier 1932 (BAC).
12 Directeur du Renseignement naval au Chef d’état-major de la Marine (trad.), 12 février 1931 (BAC).
13 Desmond Morton, Canada and War, 97 (trad.).
14 Chef d’état-major de la Marine au ministre de la Défense nationale, 1er juin 1933 (BAC).
15 NCSM Fraser et St-Laurent, Reports of Proceedings, 1er-30 septembre 1938.
16 Houghton, Memoirs, 136-37.
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