Conférence annuelle de la réconciliation de 2016 de l'ANU - « Reconciliation: Moving through the Post-Colonial Door » (La réconciliation : franchir la porte postcoloniale)

Discours

Notes d’allocution de

L’honorable Jody Wilson-Raybould, c.r., C.P., députée
Ministre de la Justice et procureur général du Canada

Théâtre Molonglo, édifice JG Crawford
Université nationale australienne
Canberra, Australie : le 9 novembre 2016
Heure : 17 h 30, heure locale

Le discours prononcé fait foi.

Je vous remercie de cette présentation très flatteuse, et gilakas’la à vous tous. Je vous remercie aussi de m’avoir invitée à présenter la conférence de réconciliation. Je tiens à vous dire que votre présentation me touche beaucoup et que j’ai été très heureuse, Monsieur le Chancelier, d’avoir pu vous rencontrer lors de votre séjour à Ottawa il y a quelques mois, alors que nous avons eu l’occasion de discuter un peu de l’ANU et de la conférence.

Je tiens également à saluer tous les dignitaires présents aujourd’hui, tous les étudiants et tous les membres des peuples autochtones. Merci de vous être déplacés pour participer à cette conférence. Je suis très heureuse de vous transmettre les salutations du très honorable Justin Trudeau et d’être ici parmi vous à titre de ministre de la Justice.

Je suis aussi très heureuse que l’aînée Auntie Agnes ait pu se joindre à nous. Nous accueillons chaleureusement ceux qui nous rendent visite et nous avons un très grand respect à l’égard des aînés. Donc, merci à Auntie Agnes Shea de nous avoir accueillis sur le territoire du peuple Ngunnawal.

Je tiens également à rendre hommage aux communautés aborigènes et insulaires du détroit de Torres qui sont les premiers peuples d’Australie, mais surtout les gardiens traditionnels du territoire sur lequel nous nous rencontrons aujourd’hui et dont nous a parlé Auntie Agnes.

Comme j’ai pu le constater, la tradition sur ce territoire est de rendre hommage aux aînés, passés, présents et à venir, et nous aussi, nous accordons une grande valeur à la sagesse de nos aînés.

Donc, tant en Australie qu’au Canada, nous suivons la voie de la réconciliation, et sur cette voie de la réconciliation, il est important pour nous de savoir qui nous sommes et d’où nous venons. Et c’est la sagesse de nos aînés nous guide sur cette voie.

Donc, comme on l’a déjà dit, nos pays ont beaucoup en commun. Nous sommes deux anciennes colonies britanniques, produits du colonialisme, avec toutes les pertes et les tous préjudices que cela a causés pour les territoires autochtones, les systèmes de justice et de gouvernance, les langues, les cultures et même les vies humaines. Nos pays tentent toujours de faire la paix avec le passé colonial et de se défaire des attitudes coloniales qui nuisent aux relations modernes entre les descendants des premiers peuples et les nouveaux arrivants. Nous devons avoir du courage et travailler avec acharnement, mais nos pays postcoloniaux sont plus forts et réussissent mieux en optant pour la réconciliation.

Notre premier ministre a déclaré publiquement qu’il n’existait aucune relation plus importante à ses yeux et pour le Canada que la relation avec les peuples autochtones. Il a demandé à tous ses ministres de travailler à rétablir une relation de nation à nation fondée sur la reconnaissance des droits, le respect, la coopération et le partenariat.

Au Canada, une transformation, parfois pas très bien comprise, s’opère alors que les nations autochtones se reconstruisent et franchissent ce que je nomme la porte postcoloniale, en rétablissant leurs institutions de bonne gouvernance et en prenant la place qui leur revient au sein de notre confédération.

Donc, j’aimerais vous parler ce soir du contexte historique, juridique et politique, et peut-être même un peu du contexte personnel, de cette transformation et de ce que fait notre gouvernement pour appuyer les efforts importants de réconciliation et de reconstruction des nations – des efforts essentiels non seulement pour l’avenir des peuples autochtones, mais aussi pour l’avenir de notre grand pays.

Toutefois, puisque cela fait partie de ma culture, j’aimerais tout d’abord me présenter, comme il se doit, et vous parler un peu du parcours qui m’a amenée ici aujourd’hui. Mon nom traditionnel est Puglaas. Ma nation est celle des Kwakwaka’wakw, les peuples parlant le Kwak’wala du nord de l’île de Vancouver. Au sein de ma nation, je suis issue des tribus Musgamagw Tsawataineuk et Laich-Kwil-Tach. Je suis du clan de l’aigle.

Je viens d’une société matrilinéaire. Nous avons des chefs héréditaires. Dans une société matrilinéaire, la descendance passe par la mère et nos ancêtres maternels. Le pouvoir et l’hérédité sont liés à la branche maternelle. Les chefs héréditaires, toujours des hommes, sont désignés dès leur naissance, et ils sont élevés pour devenir des chefs. Mon père – le chef héréditaire de notre clan – se nomme Hemas Kla-Lee-Lee-Kla. Son nom signifie « le premier des aigles », le chef qui est toujours là pour aider les autres.

Il a reçu son nom dans un potlatch, qui est une forme traditionnelle de gouvernance. Nous pratiquons toujours le potlatch. C’est là que nous passons ou donnons les noms d’une génération à l’autre. C’est là que nous établissons nos lois, que nous réglons nos différends, que les gens se marient, que les biens sont redistribués et ainsi de suite. Notre potlatch, ou dans notre potlatch, les dirigeants masculins de plus haut niveau se nomment des Hamatsa, ou chefs.

Le rang reflété dans les postes et les noms est accompagné de très grandes responsabilités et obligations. Le nom de ma grand-mère était Pugladee, un nom indiquant le rang le plus élevé de notre clan. Son nom signifie « une bonne maison », un nom qu’elle a transmis à ma sœur aînée Kory en même temps que j’ai reçu mon nom. Mon nom signifie « femme née de la noblesse ». Ces noms nous ont été donnés dans un potlatch d’attribution des noms dans une petite communauté nommée Gilford Island lorsque j’avais cinq ans et ma sœur six ans.

Même si nos chefs sont toujours des hommes, c’est toujours une femme, une Hiligaxste, qui forme ces futurs chefs, les conduit à la « grande maison » et les prépare symboliquement à diriger. Le mot « Hiligaxste » signifie « celle qui corrige le parcours du chef », une métaphore de la vie, et dans le potlatch symbolisé dans nos rituels où le pouvoir du Hamatsa est symboliquement apprivoisé.

Je suis moi-même une Hiligaxste, et ce rôle s’applique, de bien des façons, à tous les aspects de ma vie, y compris aux fonctions que j’exerce en ce moment. Ma grand-mère m’a certainement enseigné à savoir qui je suis, d’où je viens, mais aussi à reconnaître les droits et les responsabilités de notre peuple au Canada. Ma grand-mère et mon père ont lutté tous les deux pour que les droits des Autochtones soient respectés et pour que les peuples autochtones soient pleinement intégrés au Canada. On peut les qualifier d’activistes, et c’est dans ce contexte que j’ai grandi.

Mon éducation familiale et scolaire ainsi que mes expériences professionnelles et personnelles ont toutes façonné ma vision du monde et ont renforcé ma détermination à réconcilier toutes les nations au Canada.

Pendant de nombreuses années, j’ai travaillé, ainsi que l’ont fait plusieurs autres dirigeants, pour instaurer le changement – ou pour changer les lois et les politiques du gouvernement fédéral du Canada, y compris la Loi sur les Indiens, qui remonte à 1876. J’ai toujours considéré la Loi sur les Indiens comme un obstacle majeur sur la route de la réconciliation, l’antithèse de l’autonomie gouvernementale en tant qu’expression de l’autodétermination.

C’est ce point de vue que j’ai défendu en tant que chef régional représentant la Colombie-Britannique à l’Assemblée des Premières Nations, une organisation de notre pays qui représente plus de 630 collectivités des Premières Nations, soit près d’un million de personnes au Canada.

Compte tenu de mon expérience passée, vous vous demandez peut-être pourquoi j’ai décidé de me présenter aux élections pour devenir députée au Canada. Pour être honnête, il a été difficile de prendre la décision de me lancer en politique au niveau fédéral, et je n’ai pas pris cette décision à la légère. Je ne peux pas prétendre que j’ai toujours voulu être députée, encore moins une ministre de la Couronne. Toutefois, lorsque j’étais chef régionale pour la Colombie-Britannique, je me suis rendu compte que les peuples autochtones ne pourraient pas accomplir ce qu’ils voulaient accomplir sans des partenaires fédéraux et provinciaux motivés. Je me suis aussi rendu compte que de nouvelles approches de réconciliation étaient requises.

C’est environ à cette époque que j’ai rencontré un jeune homme nommé Justin Trudeau. Je l’ai rencontré pour la première fois il y a trois ou quatre ans lorsqu’il est venu à ma rencontre au Yukon. Nous étions au Yukon pour l’Assemblée générale annuelle de l’Assemblée des Premières Nations, et il participait à l’une de nos séances de travail, une séance de travail que je présidais et dans laquelle nous traitions de questions liées à la reconstruction des nations et à la réconciliation.

Après la séance, nous nous sommes assis et nous avons discuté. Nous avons parlé de l’avenir du Canada, des améliorations qui pourraient faire du Canada un pays encore meilleur, et nous avons parlé, en particulier, de ses convictions en ce qui concerne les peuples autochtones. Nous avons parlé de ce que nous avions en commun, notamment du fait que nous suivions tous les deux les traces de nos pères politiciens qui, en fait, se connaissaient. Son père, évidemment, était plus connu que le mien. Mais notre futur premier ministre m’a alors demandé de faire partie de son équipe pour les élections fédérales de 2015.

Je n’ai pas accepté immédiatement, comme vous pouvez l’imaginer, mais j’en suis venue à considérer ma candidature comme la chance qui m’était offerte de faire partie d’un gouvernement dont le chef s’est solennellement engagé à amener un vent de changement et voit une réconciliation véritable avec les peuples autochtones comme une partie intégrante d’une société inclusive, équitable et respectueuse.

Maintenant que j’ai été nommée ministre de la Justice et procureur général du Canada, pour ainsi dire la gardienne du système de justice canadien, je suis responsable de ces mêmes lois et politiques que bon nombre d’entre nous ont ardemment tenté de changer.

Même si j’ai été nommée à ce poste il y a à peine un an et quatre ou cinq jours, je dois parfois m’arrêter et réfléchir à tout ça, et il me faut parfois un peu de temps pour réaliser ce qui m’arrive. Lorsque je pense à ma nomination – et je vous remercie, Terry, pour vos commentaires sur ma nomination – je ne considère pas vraiment cela comme un accomplissement personnel, mais plutôt comme un symbole de ce que représente cette nomination et de tout le chemin que nous avons fait en tant que pays.

Il n’y a pas si longtemps, une femme autochtone comme moi n’avait pas le droit de voter, encore moins de se présenter à des élections ou de pratiquer le droit en tant qu’avocate. Aujourd’hui, une femme autochtone est la première conseillère juridique de la Couronne, et j’espère - (applaudissements). Merci, et j’espère m’acquitter de cette immense responsabilité avec une vigueur absolue.

Ce symbole est encore plus puissant quand on tient compte de l’histoire des peuples autochtones au Canada, et l’histoire de nos deux pays se ressemble sur certains points. Il est essentiel de comprendre cette histoire pour déterminer ce qui doit être accompli aujourd’hui, et c’est ce dont j’aimerais vous parler maintenant.

Donc, lorsque les pères de la Confédération canadienne se sont réunis en 1867 pour jeter les bases du Canada, les peuples autochtones n’étaient pas présents. Ils ont été exclus, et ce, malgré les premiers traités et les nombreuses alliances politiques et militaires conclus avec ces peuples autochtones, y compris ceux qui avaient été conclus dans le cadre de la Proclamation royale de 1763.

Lorsque cette proclamation était en vigueur, les autorités coloniales reconnaissaient le pouvoir des différentes nations ou tribus d’Indiens et la nécessité de signer des traités. Lorsque les peuples autochtones ont été écartés comme partenaires de la Confédération en 1867, cela a eu de vastes répercussions pour le Canada au cours des années tumultueuses qui ont suivi. Et, à bien des égards, ce que nous faisons aujourd’hui, c’est corriger cette erreur.

Avant la Confédération, certaines des tribus de l’est du Canada marquaient leur accord à un traité en présentant un wampum aux représentants de la Couronne. La ceinture wampum – des coquillages sur cuir – représente une entente selon laquelle ni l’un ni l’autre des groupes n’imposera ses lois, ses traditions, ses coutumes et sa langue à l’autre groupe mais que les groupes coexisteront en paix en reconnaissant mutuellement leur existence. Les lois de la tribu dans son canot sur la rivière sont symbolisées par une rangée de coquillages pourpres, et les lois des nouveaux arrivants dans leur bateau sont aussi symbolisées par une rangée de coquillages pourpres. Même si les deux rivières coulent côte à côte, elles ne se croiseront jamais.

Malheureusement, après la Confédération, la politique de la Couronne est devenue une politique d’assimilation et non de partenariat. Même si on a continué de signer des traités jusque dans les années 30, les gouvernements de l’époque voyaient ces traités ni plus ni moins comme des cessions de terre. L’outil législatif utilisé pour promouvoir la politique d’assimilation – que la tribu ait signé un traité ou non – était la Loi sur les Indiens, une loi qui s’appliquait à tous les Indiens qui, en vertu de la Constitution du Canada, étaient sous la responsabilité juridique du gouvernement fédéral. Plutôt que d’être des citoyens ou des membres d’une nation ou de tribus d’Indiens reconnues dans la relation scellée par traité comme le symbolise la ceinture wampum, les Indiens, en vertu de la Loi sur les Indiens, ont été déplacés dans des réserves et ont été placés sous la tutelle de l’État, le gouvernement étant leur fiduciaire.

Le système d’administration de la Loi sur les Indiens a divisé les nations autochtones existant avant l’arrivée des Européens, plus de 60 nations – ou peuples, pour utiliser le terme tel qu’il est généralement utilisé et compris dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones – en plus de 630 bandes indiennes assujetties à la Loi sur les Indiens vivant dans quelque 1 000 réserves.

Les Indiens au sens de la Loi sur les Indiens étaient considérés inaptes jusqu’à ce qu’ils s’affranchissent pour devenir des citoyens à part entière du Canada. Ils n’étaient alors plus reconnus en tant qu’Autochtones et perdaient leur voix politique au sein de leur nation, perdaient leurs droits d’accès ou de propriété relativement à des terres sur lesquelles ils détenaient un intérêt – ou à des terres de réserve sur lesquelles ils détenaient un intérêt, et ainsi de suite.

Comme en Australie, la Loi sur les Indiens a aussi donné lieu à la création de pensionnats dont le seul but était d’extraire l’Indien de l’enfant. Chaque jour, dans ces écoles, on enseignait aux enfants que leur culture – la culture de leurs ancêtres – était inférieure. On interdisait aux enfants de s’exprimer dans leur langue et de respecter leurs pratiques culturelles. Pire encore, un grand nombre de ces enfants ont subi des sévices inimaginables dans ces écoles. Certains ne sont jamais rentrés à la maison.

Les traumatismes associés à ces événements se sont fait sentir dans les collectivités autochtones pendant de nombreuses années. Les femmes et les jeunes filles, en particulier, sont devenues vulnérables à la suite de cycles de violence qui se sont succédé d’une génération à l’autre.

Ironiquement, même si l’objectif de la Loi sur les Indiens était d’assimiler les peuples autochtones, cette loi les a aussi dissuadés de participer à la société canadienne. Je crois qu’il n’est pas exagéré de dire qu’il s’agit de l’un des instruments les plus insidieux jamais utilisés pour soumettre des peuples.

Heureusement, le monde a changé et continue de changer. Les signes de ce changement montrent qu’on se dirige vers la reconnaissance des peuples autochtones en tant que groupes distincts à l’intérieur de leurs pays respectifs, des groupes qui ont des droits particuliers qui doivent être protégés et respectés. À l’époque moderne, le Canada a choisi une approche reconnaissant et affirmant expressément les peuples autochtones et leurs droits ancestraux et issus de traités lorsque notre constitution a été rapatriée du Royaume-Uni en 1982.

Au Canada, notre système de justice moderne repose sur la reconnaissance des droits fondamentaux de la personne. La Loi constitutionnelle de 1982 comprend la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que des dispositions particulières ayant trait aux droits des Autochtones. De bien des façons, et je l’ai souvent dit, mon rôle de ministre de la Justice équivaut en quelque sorte à celui d’une ambassadrice de la Charte; je dois veiller à ce que toutes les lois et politiques de l’État respectent la Charte canadienne des droits et libertés.

Aujourd’hui, les droits des Autochtones représentent une partie importante de notre cadre juridique, et ils déterminent comment la Couronne et les peuples autochtones géreront leurs relations futures. En incluant ces droits dans notre constitution, nous avons pour ainsi dire fait la promesse aux peuples autochtones que leur présence et leurs droits au Canada ne seraient plus bafoués, que leur assimilation et leur marginalisation constituaient des reliques du passé et que les Canadiens étaient prêts à travailler avec eux pour bâtir un Canada meilleur.

Il n’a pas été facile de respecter cette promesse. Le changement n’est pas survenu en une nuit, et nous avons encore beaucoup à accomplir.

Il est intéressant de souligner que les droits des Autochtones ne devaient pas, à l’origine, être inclus dans la Constitution. Toutefois, en raison des pressions considérables exercées sur le plan juridique et politique, ils ont finalement été inclus. En fait, au moment du rapatriement, certains conseillers juridiques des provinces minimisaient l’importance de l’article 35 et conseillaient à leurs clients que les droits permanents des Autochtones étaient limités et qu’ils ne devaient pas se préoccuper des incidences des dispositions constitutionnelles. À leurs yeux, l’article 35 était en quelque sorte une boîte vide qui ne pouvait être remplie que si la Couronne le décidait. Autrement dit, il n’existait en réalité aucun droit inhérent, y compris aucun droit en matière d’autonomie gouvernementale, les pouvoirs établis par la Constitution ayant été entièrement répartis entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux.

Au moment du rapatriement, certains dirigeants autochtones ressentaient un malaise face à l’article 35; ils craignaient la domestication des droits ou peut-être que les défendeurs de la boîte vide avaient raison. Toutefois, la grande majorité des dirigeants autochtones dans notre pays appuyaient l’article 35. Pour tous ceux qui s’étaient vigoureusement battus pour cet article et pour la modification de la Charte, dont mon père, cet article n’était absolument pas une boîte vide.

Une des dispositions de la nouvelle constitution prévoyait une série de conférences sur la Constitution au début des années 80 au cours desquelles on devait déterminer la portée et la nature des droits reconnus par l’article 35 et, en particulier, le droit à l’autonomie gouvernementale. Pendant les conférences sur la Constitution qui ont suivi, les écarts entre les points de vue des Autochtones et ceux du gouvernement étaient évidents à la table de négociation.

Je me rappelle qu’en 1983, alors que j’étais une jeune fille, je regardais la conférence à l’école; j’étais en sixième année. Je voyais mon père et le père de notre premier ministre actuel, le premier ministre de l’époque, Pierre Elliott Trudeau, s’affronter. Alors que les négociations n’allaient nulle part, mon père dit à Trudeau père, d’une façon qui lui était bien propre, que tous devaient faire preuve de bonne foi et qu’il ne s’agissait plus de discuter de manière franche et ouverte ni de comprendre les préoccupations des autres sur la base du respect et de la dignité. Il s’agissait maintenant d’une question de pouvoir et de savoir qui exercerait ce pouvoir.

René Lévesque, le premier ministre du Québec à l’époque, est celui qui a le mieux résumé les négociations lorsqu’il a déclaré pus tard dans la journée que derrière tout cela se déroulait un processus politique, un processus politique qui était fondamentalement une question de pouvoir. Un porte-parole autorisé des peuples autochtones avait déjà déclaré que tout ce processus se rapportait au pouvoir. Le premier ministre du Québec poursuivit en déclarant que le pouvoir avait traditionnellement été exercé de différentes façons classiques et que l’exemple le plus classique de cet exercice du pouvoir était par la force des armes et la force du plus grand nombre. Il ajouta que, par exemple, la dépossession des Métis du temps de Riel était un crime qui constituait un abus de la force des armes appuyé par la force du plus grand nombre. Il posa la question suivante : quelle option reste-t-il à un groupe pour qu’il puisse obtenir une solution civilisée? Il doit accumuler suffisamment de pouvoir et suffisamment de façons d’exercer de la pression pour que les négociations se déroulent d’égal à égal. Selon lui, cela était fondamental.

Évidemment, il avait raison. Depuis l’échec de ces conférences dans les années 80, c’est précisément ce que font les peuples autochtones au Canada. Ils accumulent suffisamment de pouvoir – économique, juridique et politique – pour atteindre ce que le premier ministre Lévesque qualifiait de solution civilisée. Aujourd’hui, je crois que cela se nomme la réconciliation – la réconciliation du pouvoir des peuples autochtones avec celui de la Couronne.

Depuis 1982, nos tribunaux ont confirmé que les peuples autochtones ont un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale et que ces pouvoirs ont survécu à la Confédération. Comme l’a stipulé un tribunal, ces pouvoirs sont des valeurs sous-jacentes et tacites de la Constitution en dehors des pouvoirs distribués au Parlement et aux organes législatifs en 1867. Ils ne sont pas absolus, mais ils sont bien réels.

La réconciliation est maintenant possible justement parce que l’article 35 n’est pas une boîte vide. La table de négociation a été mise à niveau. Aujourd’hui, on parle de partage du pouvoir et de fédéralisme coopératif.

En ce qui concerne les droits territoriaux dans les régions du pays où aucun traité, historique ou moderne, n’a été signé, des précisions ont également été apportées par la plus haute cour du pays. En 2014, dans le jugement William, la Cour suprême du Canada a octroyé la première déclaration de titre ancestral à la nation Tsilhqot’in en Colombie-Britannique. La plupart des commentateurs ont affirmé, à juste titre, que ce jugement venait changer la donne. Selon moi, ce jugement comporte deux éléments importants, ou leçons à retenir.

Premièrement, en accordant la déclaration de titre ancestral, la Cour a déterminé que le titre est de nature territoriale et ne s’applique pas seulement à des secteurs occupés intensivement ou à de petites parcelles comme le prétendait auparavant la Couronne, en supposant l’existence de ce titre à la base.

Deuxièmement, le titre est détenu collectivement par la nation, les peuples autochtones qui ont une langue, une culture et une histoire communes, et non les bandes définies par la Loi sur les Indiens et imposées par le gouvernement fédéral. Ces conclusions ont toutes les deux des répercussions majeures pour l’avancement du processus de réconciliation et la nécessité d’appuyer la reconstruction des nations.

Le défi aujourd’hui, tant pour les peuples autochtones que pour la Couronne, n’est pas de reprendre les mêmes luttes qu’il y a 40 ans – parce qu’après tout, nous avons l’article 35, et nous avons plus de 170 causes devant les tribunaux qui portent sur les droits. Nous avons aussi la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, un document que notre gouvernement a entériné l’année dernière sans réserve. Non, le défi aujourd’hui est d’utiliser concrètement ces instruments et de veiller à ce qu’ils soient utilisés pour produire des avantages concrets sur le terrain dans nos collectivités afin que la vie des peuples autochtones soit finalement améliorée.

Toutefois, il ne suffit pas que des droits soient énoncés dans un document ou déclarés par un tribunal pour qu’ils soient réellement mis en pratique. Vous comprenez certainement que le chemin de la décolonisation et de la réconciliation est compliqué, parfois douloureux et évidemment très difficile. Il n’est pas facile pour un peuple soumis vivant quotidiennement une réalité coloniale de faire la transition et de franchir la porte postcoloniale. L’héritage colonial est un lourd fardeau à porter – la pauvreté, les problèmes de santé et sociaux, l’effondrement des institutions sociales et le problème de la dépendance. Une reconstruction considérable doit être effectuée. On ne peut y arriver que par la reconnaissance, la guérison, le pardon et la confiance.

En 2008, une étape importante a été accomplie lorsque le gouvernement du Canada a présenté ses excuses aux peuples autochtones pour les pensionnats –la même année, par hasard, que des excuses ont été présentées dans votre pays.

De même, comme ce fut le cas ici, le gouvernement a créé une commission de réconciliation. Dans notre pays, il s’agissait de la Commission de vérité et réconciliation, qui était responsable d’examiner une période sombre de notre histoire, les pensionnats. Cette commission s’inspirait de la commission créée en Afrique du Sud après l’apartheid.

La Commission a documenté les récits de survivants ayant subi de mauvais traitements, tout en respectant leurs vérités, et elle a présenté de nombreuses recommandations – des appels à l’action – dans un rapport publié à la fin de 2015 et qui portait sur les aspects du projet de réconciliation du point de vue des survivants des pensionnats et de leurs expériences.

Notre gouvernement s’est engagé à mettre en œuvre les appels à l’action en améliorant l’éducation, la protection de l’enfance, les soins de santé dans les collectivités autochtones et en protégeant la langue et la culture des peuples autochtones.

Notre gouvernement a aussi franchi une autre étape importante vers la réconciliation afin de faire face à un autre sombre héritage : les plus de 1 200 femmes et filles autochtones qui ont été assassinées ou qui ont été portées disparues par la GRC – et je sais que ce nombre est encore plus élevé. Même si les femmes autochtones ne représentent que 4 % de la population totale de femmes au Canada, 16 % de toutes les femmes assassinées entre 1980 et 2012 au Canada étaient des Autochtones.

Au mois d’août cette année, le gouvernement du Canada a lancé l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, une enquête indépendante. Il ne fait aucun doute que les efforts combinés de la Commission de vérité et réconciliation et de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées seront d’une très grande valeur dans le processus de guérison et de réconciliation et dans le processus de déconstruction de notre héritage colonial.

Mais comme nous l’a enseigné le regretté Nelson Mandela, au-delà des excuses qui s’imposent et au-delà du travail émotionnel de la vérité et de la guérison, la réconciliation exige en réalité que les lois changent et que les politiques soient réécrites. C’est ainsi que je vois mon rôle de ministre de la Justice; je dois veiller à ce que les lois et les politiques de notre pays changent réellement pour tenir compte de la reconnaissance des droits. De nombreuses politiques et lois doivent changer, et de nouvelles politiques et lois doivent être adoptées. La réconciliation politique et juridique nécessaire pour que la relation de nation à nation puisse aller de l’avant est un projet national qui requiert une coordination et un engagement majeurs au plus haut niveau du gouvernement.

Alors, vous demandez-vous peut-être, par où nous devons commencer? Que doit-on faire pour reconstruire des nations autochtones, pour revenir à la relation d’origine représentée par la ceinture wampum, tant pour les nations visées par un traité que pour celles qui ne le sont pas?

La bonne nouvelle, c’est qu’au cours des 30 dernières années depuis que les droits ancestraux et issus de traités ont été reconnus dans notre constitution, alors que les titres et droits ancestraux ont été cristallisés devant les tribunaux, de nombreuses nations autochtones du Canada ont déjà commencé à se reconstruire avec succès, de façon discrète et sans grande attention de la part des médias, en créant leurs propres institutions de gouvernance – certaines au niveau local, d’autres au niveau régional et parfois même à l’échelle du Canada, certaines grâce à un traité moderne et d’autres dans le cadre d’initiatives de gouvernance sectorielle. Nous avons beaucoup à apprendre de ces initiatives, et nous devons miser sur cette réussite.

Au Canada, nous utilisons ce que nous appelons l’Indice du bien-être des collectivités, et les résultats sont clairs. Les collectivités qui jouissent de l’autonomie gouvernementale obtiennent de bien meilleurs résultats, tant sur le plan social qu’économique, que les autres collectivités. Aujourd’hui, plus de 40 anciennes bandes aux termes de la Loi sur les Indiens ont obtenu l’autonomie gouvernementale au Canada, et des douzaines de bandes ont entrepris une certaine réforme, sectorielle ou globale, de leur gouvernance. En fait, environ un tiers de nos nations ont entrepris une certaine réforme de leur gouvernance en s’appuyant sur les solutions qu’elles ont trouvées et qu’elles élaborent, tout en travaillant en collaboration avec la Couronne.

Par exemple, dans le domaine de la gestion des terres, les collectivités établissent des codes fonciers en vertu desquels les articles de la Loi sur les Indiens sont remplacés par leurs propres lois sur la gestion des terres dans les réserves, y compris par la création d’intérêts fonciers, ainsi que de dispositions sur le transfert de ces intérêts et la prise de décisions sur l’utilisation des terres. Certaines collectivités ont mis sur pied des initiatives régionales grâce auxquelles elles adoptent des lois en matière de santé, de prestation des soins de santé et d’éducation. Environ un tiers des collectivités établissent ou ont déjà établi des lois en matière d’administration financière. D’autres perçoivent des taxes foncières ou des taxes sur les biens et services. Un groupe de collectivités s’est formé pour émettre des obligations et recueillir des fonds sur le marché obligataire sécurisés par leurs propres recettes afin de construire l’infrastructure grandement nécessaire.

Toutefois, bien que des progrès aient été réalisés, le changement s’effectue beaucoup trop lentement, et ce changement ne s’effectue pas de manière équilibrée partout au pays. Dans la plupart des cas, on n’a toujours pas exécuté le travail de base de reconstruction des nations en rétablissant les institutions fondamentales de gouvernance au-delà de la Loi sur les Indiens. En réalité, il n’existe pas au Canada de mécanisme juridique simple de reconnaissance qui appuie l’abandon des systèmes imposés par le colonialisme par les nations qui sont prêtes, désireuses et capables de reprendre le contrôle de leur gouvernance. Plusieurs tentatives ont été faites dans le passé pour établir une loi sur la reconnaissance, mais ces tentatives n’ont pas abouti.

Selon certains, au rythme actuel – en utilisant les mécanismes existants de réconciliation juridique et politique pour appuyer la reconstruction des nations – il faudra des générations avant que toutes les nations aient franchi la porte postcoloniale. Évidemment, cette situation n’est pas acceptable, et elle démontre que le gouvernement doit mener un effort davantage concerté et créer de nouveaux instruments législatifs et d’autres mécanismes pour appuyer la reconstruction des nations – ce que notre gouvernement s’est engagé à faire en travaillant en partenariat avec les peuples autochtones.

Au plus haut niveau, la Déclaration des Nations Unies fournit un cadre de réconciliation en fixant des normes minimales, et elle indique comment nous devons établir notre propre cadre entièrement canadien de réconciliation qui tient compte de notre histoire et de notre cadre juridique et constitutionnel unique.

Surtout, ce cadre de réconciliation doit reposer sur un engagement à respecter certains principes. Ces principes ne doivent pas uniquement reposer sur les lois; ils doivent également démontrer un engagement à aller au-delà des obligations légales existantes et à renforcer la relation de nation à nation. L’engagement de renouvellement de la relation de nation à nation entre le gouvernement et les peuples autochtones devrait reposer sur la reconnaissance et la mise en application des droits intrinsèques des peuples autochtones. Il devrait reconnaître la centralité de l’honneur de la Couronne dans tous les processus, et il devrait admettre que les traités, les accords et les autres dispositions constructives entre la Couronne et les peuples autochtones sont des actes de réconciliation fondés sur la reconnaissance et le respect mutuels, et que les mécanismes de réconciliation doivent être établis en partenariat avec les Autochtones.

Le rétablissement de la relation de nation à nation, pratiquement parlant, signifie la déconstruction du système de la Loi sur les Indiens où il s’applique toujours et le remplacement des structures administratives imposées par des nations autonomes sur le plan gouvernemental. C’est cette tâche qui m’enthousiasme le plus, car en tant que Canadienne autochtone, je sais qu’elle est essentielle pour assurer le maintien de nations qui pratiquent leur culture et sont prospères.

Aussi, je tiens à souligner, à titre de ministre de la Justice, que mon ministère appuie la réconciliation d’autres façons. Par exemple, nous revoyons notre stratégie de contentieux afin que les points de vue que nous défendons devant les tribunaux reflètent nos engagements en matière de relation renouvelée de nation à nation fondée sur la reconnaissance des droits.

De plus, dans le cadre de mon mandat plus général – un mandat de taille – que m’a confié le premier ministre, nous avons entrepris l’examen complet de notre système de justice. Tout comme l’Enquête sur les femmes et les jeunes filles autochtones assassinées et disparues examine la façon dont les femmes autochtones ont été victimisées, notre gouvernement s’est engagé à s’attaquer à la surreprésentation des Autochtones, tant comme victimes que comme contrevenants, dans le système de justice pénale – un autre symptôme de la marginalisation, de la pauvreté et de l’héritage de la colonisation.

Notre examen du système de justice porte surtout sur les problèmes qui rendent le système moins efficace et moins équitable, ce qui peut réduire l’accès à la justice. Mené à l’échelle du gouvernement, cet examen tentera de déterminer comment des mesures telles que la justice réparatrice et les cercles de détermination de la peine peuvent fournir des voies de sortie du système de justice et peut-être même réduire les taux d’incarcération pour les crimes non violents. Tous les Canadiens pourraient tirer des leçons et bénéficier des cercles de détermination de la peine de la justice traditionnelle autochtone.

Ce n’est pas seulement dans le domaine de la justice que les traditions, les traditions juridiques et la gouvernance des Autochtones peuvent avoir une incidence positive sur notre pays à mesure que le processus de réconciliation se déroule. En ce qui a trait au développement des ressources naturelles, la réconciliation avec les Autochtones peut aussi influencer la façon dont nous abordons la gouvernance au Canada de façon plus générale.

Revenons maintenant au thème du pouvoir. Dans l’histoire, le pouvoir politique au Canada – qu’il soit fédéral ou provincial – s’est concentré dans le sud où la majeure partie de la population habite, et donc exerce son droit de vote. Les collectivités locales avec leur rôle de gouvernance limité dans les régions rurales du Canada ont généralement eu moins d’influence sur les décisions importantes en matière de politique publique qui les concernent, et elles ne conservent en règle générale que très peu de la richesse générée par le développement des ressources, même si ce sont elles qui en subissent le plus les répercussions.

Toutefois, les choses changent avec le rétablissement des gouvernements autochtones succédant à la Loi sur les Indiens. Les peuples qui sont attachés aux terres, qui vivent sur les terres et qui survivent grâce aux terres sur lesquelles ils habitent ont leurs propres points de vue sur la gestion des terres et l’exploitation des ressources, des points de vue qui peuvent souvent différer de ceux des personnes qui ne font que passer sur ces terres ou qui sont des investisseurs passifs.

Cette réalité politique en évolution a déjà commencé à modifier le processus de planification et de décision concernant l’utilisation des terres partout au Canada, y compris la façon dont les gouvernements doivent assurer la durabilité et le partage des revenus. Selon moi, la relation de nation à nation et le rétablissement des systèmes de gouvernance autochtones fondés sur les traditions juridiques autochtones amélioreront, au cours de la prochaine génération, la façon dont le Canada est gouverné, non seulement en transformant les nations autochtones, mais aussi en transformant l’ensemble de notre pays.

Sur cette note, et en terminant, j’aimerais vous faire part de quelques réflexions. La réconciliation, c’est un voyage, pas une destination. Le Canada est une fédération, et nous célébrerons notre 150e anniversaire en 2017. Alors que nous célébrerons cet événement marquant l’année prochaine, je crois, je sais qu’il y a beaucoup d’espoir et d’optimisme au sein de la population canadienne. Et c’est dans cet esprit de partenariat que nous prévoyons compléter notre projet de fédéralisme. Le fédéralisme promis doit plaire tant aux Canadiens autochtones qu’aux Canadiens non-autochtones, et il doit être profitable pour tous. À mesure que les peuples autochtones reprennent le contrôle de leur vie, notre fédération sera renforcée, et nous créerons ainsi un Canada où, je crois, tous les Canadiens aspirent à vivre – un pays reposant sur les valeurs et les principes communs que nous avons mis des années en tant que nation à promouvoir, une société bienveillante, juste et compatissante qui fera de notre pays une nation privilégiée de notre planète et l’un des meilleurs pays où vivre dans le monde.

C’est dans cette espace de ce qui est, et doit continuer d’être, le Canada que seront préservées les nations autochtones et l’avenir de nos différentes cultures et langues, voire de toutes les différentes manières d’être Canadiens, notre diversité.

Gilakas’la. Merci beaucoup.


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