Ottawa (Ontario) - 12 janvier 2015
Sir John A. Macdonald, notre premier Premier ministre, disait souvent de lui-même qu'il était un homme pragmatique et, à la blague, qu'il n'était qu'un simple « cabinet maker », ce qui signifie à la fois un « artisan du bois » et un « as de la composition de son Cabinet ». Il donnait rarement son opinion à l'égard des grandes théories sur la constitution, la politique ou le droit. En revanche, il cultivait une réputation d'homme qui agit pendant que d'autres philosophent. Et il s'en satisfaisait ouvertement.
Les historiens l'ont malheureusement trop souvent pris au mot. Certes, ils reconnaissent que l'homme avait le doigté nécessaire pour amener les Pères de la Confédération vers l'union des colonies et territoires britanniques de l'Amérique du Nord, mais ils concèdent rarement qu'il avait une grande vision ou qu'il saisissait en profondeur les principes sur lesquels ses réussites reposent aujourd'hui. Certains croient même qu'il ne se fiait à aucun principe.
On pourrait dire qu'il s'agit uniquement d'une insulte à sa mémoire. Or, c'est ne pas rendre justice au pays tout entier que de considérer la contribution de Macdonald à l'établissement de notre fédération comme étant un simple marchandage dénué de principes.
Au cours de la dernière année, les anniversaires de deux conférences fondatrices, soit celles de Charlottetown et de Québec, m'ont porté à réfléchir sur les réalisations et les convictions de Macdonald.
Deux choses me sautent aux yeux. D'abord, seule une personne ayant une grande vision d'avenir pourrait avoir imaginé et créé le Dominion du Canada et l'avoir fait cheminer vers le grand pays que nous connaissons et que nous aimons aujourd'hui.
De nos jours, le Canada est fort, tenace et paraît même infaillible, mais il n'en était pas ainsi dans les années 1860. À l'époque, Macdonald était co-Premier ministre d'une « province unie » qui était pauvre, peu peuplée et divisée par la langue, la religion et la culture – une province qui se trouvait dans une impasse politique difficile à dénouer. La province avait peu de liens économiques ou sociaux avec les autres colonies isolées dans la moitié nord du continent, qui présentaient elles aussi nombre de ces faiblesses difficilement surmontables.
Cependant, si le contexte local laissait à désirer, la situation géopolitique de l'Amérique du Nord britannique était encore pire. Au sud s'élevait une puissance avide et hostile. Dans la génération précédente, un président américain avait gagné ses élections parce qu'il avait promis d'annexer une grande portion de la Colombie-Britannique. Puis, au sortir de la guerre de Sécession, la sympathie dont les Britanniques semblaient faire preuve à l'égard du Sud avait créé un profond sentiment d'injustice parmi nombre d'habitants du Nord.
De l'autre côté de l'océan, la Grande-Bretagne se préoccupait elle-même de moins en moins de l'avenir de ses possessions en sol nord-américain. Macdonald et ses confrères comprirent alors que les représentants des affaires étrangères de l'Empire britannique souhaitaient davantage s'aligner sur la République américaine en plein essor que protéger les populations qui étaient tout ce temps demeurées loyales envers la Couronne.
Au même moment, en Europe, les grandes entités absorbaient de plus en plus les petites afin de créer des États-nations puissants, tels que l'Allemagne et l'Italie. Pourquoi cette tendance ne se serait-elle pas enracinée dans le continent américain? Même si les décideurs de l'Amérique du Nord britannique menaient des pourparlers concernant l'éventuelle création de leur Confédération, la puissante Armée de l'Union faisait la pluie et le beau temps dans les États confédérés du Sud.
Bref, Macdonald et ses collègues se trouvaient devant de sérieux obstacles. L'avenir semblait laisser présager un long isolement dans la misère et l'assimilation progressive des colonies et territoires britanniques au sein des États-Unis d'après-guerre en plein essor. La dissolution de la province du Canada, l'établissement d'un régime fédéral auquel se joindraient les autres colonies et la création d'un tout nouveau pays – qui serait le deuxième plus grand au monde – se sont alors révélés être un peu plus qu'une chimère.
Or, Macdonald a réalisé ce projet. D'autres auparavant avaient ruminé l'idée de la Confédération, mais lui seul a su comment y parvenir – comment plaider en faveur de l'unité, susciter les espoirs et les craintes communs des peuples, rassembler les points de vue et les intérêts.
Il a toutefois fait plus qu'y parvenir : il a fait durer le projet. C'est lui qui, avec l'aide indispensable de Sir George-Étienne Cartier, a insisté pour rallier les vastes territoires du Nord-Ouest « avant que les Yankees le fassent ». Macdonald et Cartier ont ensuite mis en place une « force de police » qui occuperait le territoire, un chemin de fer transcontinental pour y amener des colons et, enfin, une politique économique pour assurer la cohésion de ces mesures. C'est l'un des premiers exemples de l'application de l'adage « utilisez-le ou perdez-le ».
Dans les cours d'histoire portant sur les lendemains de la création de la Confédération, on insiste surtout sur les échecs et les failles de ces années. Il est vrai que les échecs furent nombreux, qu'ils furent de grande envergure et qu'ils eurent des conséquences pendant plusieurs années. Toutefois, l'édification du pays et, comme on le sait, sa réussite à long terme, sont beaucoup plus remarquables. Et le projet n'aurait jamais pu connaître ce succès si ses fondements n'avaient pas été bien pensés.
C'est là la deuxième évidence, au sujet de Macdonald : il pouvait se dire pragmatique, mais il comprenait bien autant la constitution britannique que le fédéralisme américain. En outre, il saisissait pleinement les idées des grands penseurs de tradition politique occidentale classique.
Macdonald ne jurait que par le common law britannique et jugeait qu'il s'agissait du grand héritage du Canada. Il avait assimilé les leçons des Pères fondateurs et avait été témoin de la calamité absolue qu'avait été la guerre de Sécession. Constamment, d'une manière qui était prévisible, ses actes suivaient l'esprit de Hobbes, Harrington, Montesquieu et Burke, pour ne nommer que ceux-là. (Ses détracteurs disaient également de Machiavel.)
Cet homme a donné des conseils sur l'autonomie gouvernementale au lieutenant-gouverneur nouvellement nommé, au cours de la Rébellion de la rivière Rouge – des idées issues de la pensée de John Locke.
Ce premier ministre provincial s'est rendu à la conférence de Charlottetown muni de son exemplaire des Essais fédéralistes, pour appuyer sa propre conception de la nouvelle fédération et de ses institutions.
Cet élève intéressé à la pensée politique a fait siens les mots de Burke, notamment les réflexions de celui-ci sur le Québec et l'Acte de Québec. Burke avait prédit que le Québec resterait loyal si l'on protégeait ses « vieilles coutumes ». Ainsi, Macdonald a affirmé ceci, au sujet des Québécois : « Traitez-les comme une nation et ils agiront comme un peuple libre le fait généralement, c'est-à-dire généreusement. Considérez-les comme une faction et ils deviendront factieux ». La Confédération a ainsi rétabli le caractère distinct de la province du Québec pour renforcer, d'une part, son sentiment d'unité nationale et, d'autre part, son sentiment d'appartenance au tout.
Je crois que la meilleure anecdote concernant la profondeur de la pensée politique de Macdonald provient de son secrétaire particulier, Sir Joseph Pope.
« Lors de l'une de ses visites en Angleterre, écrit Pope, il dînait chez un homme qu'il connaissait à peine. La plupart des invités lui étaient inconnus. Les convives se mirent à parler d'histoire constitutionnelle et Sir John affirma qu'il croyait que Bagehot était la référence en matière de constitution britannique. Son voisin de gauche lui dit alors : "Je suis heureux de vous entendre dire cela, car je suis M. Bagehot" ».
Pour nous tous, ce qui revêt probablement le plus d'importance est que Macdonald a tiré de la constitution britannique sa conception de la liberté, de la « liberté ordonnée », de l'équilibre entre le droit populaire et les droits des minorités, de l'égalité devant la loi (comme on la concevait à l'époque) et de la responsabilité des gouvernements devant les électeurs, par l'entremise des organes législatifs.
« Sous la plupart des gouvernements, les droits de la majorité seuls comptent; il n'y a que dans les pays comme l'Angleterre, qui jouissent de la liberté constitutionnelle et vivent à l'abri de la tyrannie du despote absolu ou de la démocratie sans frein, que les droits des minorités sont respectés », a déclaré Macdonald. La constitution que Macdonald a négociée a donc garanti une protection aux Canadiens contre l'ingérence arbitraire de l'État. Il a affirmé qu'elle assurait « une égalité absolue des droits en matière de religion, de langue, de propriété et de personnes ».
Aujourd'hui, la Confédération a près de 150 ans. Malgré son relatif jeune âge, notre pays est celui sur la planète qui a connu la plus grande continuité sur le plan de l'ordre constitutionnel. Depuis longtemps, les Canadiens connaissent « la paix, l'ordre et le gouvernement » – ou du moins deux de ces trois éléments – dans un monde où le contraire prévaut trop souvent.
Supposer que Macdonald aurait involontairement mené à terme ce grand projet pour des raisons de commodité temporaire et à partir de bribes d'éléments législatifs équivaut à dire que les frères Wright auraient inventé le vol propulsé sans connaître les fondements de l'aérodynamisme. C'est un argumentaire impossible à défendre.
Le Canada est le meilleur pays au monde. Si un Sir John A. Macdonald doté de pragmatisme a réussi à faire de notre pays ce qu'il est de nos jours, c'est parce qu'il était assez pragmatique pour recourir, dans l'édification du pays, uniquement aux principes qu'il savait efficaces. Il s'agissait à l'époque, il s'agit là et il s'agira toujours de la marque d'un homme de réflexion et d'action.