Notes d'allocution
Guy Berthiaume, Bibliothécaire et archiviste du Canada
Symposium à l’Université de la Colombie-Britannique
Le 13 février 2015
Sous réserve de modifications
J’aimerais d’abord remercier Luciana Duranti de m’avoir invité à vous parler aujourd’hui.
Permettez-moi de vous présenter un aperçu de Bibliothèque et Archives Canada.
Notre mandat consiste :
- à préserver la mémoire du Canada pour les générations présentes et futures;
- à être une source de savoir permanent accessible à tous;
- à faciliter la concertation des divers milieux intéressés à l’acquisition, à la préservation et à la diffusion du savoir;
- à être la mémoire permanente de l’administration fédérale et de ses institutions.
Les Archives publiques du Canada ont été fondées en 1872.
Fait intéressant, elles faisaient alors partie du ministère de l’Agriculture!
Elles sont devenues les Archives nationales en 1987.
La Bibliothèque nationale, pour sa part, a été fondée en 1953.
En 2004, on a réuni ces deux vénérables institutions en une seule organisation : Bibliothèque et Archives Canada.
Cette fusion était une mesure ambitieuse. Révolutionnaire, même.
D’autres pays ont tenté, sans succès, de fusionner leur bibliothèque et leurs archives nationales : les Pays-Bas, la Belgique, Nouvelle-Zélande, pour ne nommer que ceux‑là.
Mais ici, au Canada, nous avons réussi.
Quand l’ancienne ministre du Patrimoine canadien a annoncé la création de Bibliothèque et Archives Canada, elle a souligné à quel point l’évolution rapide des nouveaux médias et des technologies de l’information modifiait en profondeur les tâches des archives et des bibliothèques – au point où les mandats des deux organisations commençaient à se confondre.
L’archiviste national, Ian Wilson, et le bibliothécaire national, Roch Carrier, avaient tous deux constaté ceci : les usagers se souciaient peu de savoir si ce qu’ils cherchaient venait de la Bibliothèque ou des Archives nationales.
Ce fut une prise de conscience prophétique.
Récemment, une nouvelle bibliothécaire de référence a mentionné que ses clients abordent sans distinction des sujets propres aux bibliothèques et aux archives.
Pour leur répondre, elle doit faire appel à ses connaissances dans les deux domaines. Sur le plan professionnel, elle est en quelque sorte un hybride.
MM. Wilson et Carrier avaient aussi remarqué que les Canadiens étaient avides d’information, mais qu’ils ne savaient pas toujours ce qui existait ni où le trouver.
Comme l’a dit M. Wilson, l’objectif, en rassemblant les collections de ces deux grandes institutions, était de documenter toute la complexité et la diversité de l’expérience canadienne.
Et grâce au monde numérique, nous avons pu élargir encore plus cette vision.
En quelques années à peine, nous avons mis en ligne des millions de pages de documents, des photos, des cartes, des portraits, des enregistrements et d’autres genres d’information – là où les Canadiens peuvent facilement les consulter.
Notre site Web, l’un des plus populaires du gouvernement du Canada, reçoit en moyenne 1,8 million de visites par mois. Notre site Flickr vient tout juste d’atteindre les six millions de visiteurs. Et c’est sans compter nos émissions en baladodiffusion, notre blogue et notre compte Twitter.
Nous avons noué de nouveaux partenariats fructueux avec des bibliothèques, des archives, des musées, des galeries d’art et le secteur privé.
Ensemble, nos archivistes et nos bibliothécaires continuent d’acquérir et de préserver des témoignages de notre passé et de notre époque, et d’y donner accès.
Bibliothèque et Archives Canada compte plus de 200 professionnels ayant une formation d’archiviste ou de bibliothécaire.
Plusieurs travaillent dans leur discipline. Et certains ont transféré leurs connaissances et leur savoir-faire à d’autres secteurs de notre organisation – comme les communications, les technologies de l’information, les programmes, les services, les politiques et, bien sûr, la gestion.
Aujourd’hui, je veux mettre l’accent sur les compétences que les professionnels de l’archivistique devront acquérir pour s’adapter et évoluer dans ce monde qui change rapidement.
Quel est le rôle des archivistes, maintenant que la majorité de l’information est accessible en ligne?
Comment ce rôle évolue-t-il alors que l’écart diminue entre l’usager et l’information?
Et comment devrions-nous enseigner aux archivistes de demain à remplir leur rôle, quel qu’il soit?
Permettez-moi maintenant de vous parler du récent rapport du comité d’experts du Conseil des académies canadiennes, intitulé À la fine pointe du monde numérique : possibilités pour les institutions de la mémoire collective au Canada.
J’aimerais remercier tout spécialement la professeure Luciana Duranti, titulaire de la chaire de recherche en études archivistiques ici, à l’Université de la Colombie-Britannique, pour son travail au sein du comité d’experts.
Le rapport le montre clairement : la relation entre le public et les institutions de mémoire a énormément changé.
Le Canada est maintenant une société numérique.
Et malgré le retard qu’a pu avoir notre pays, des possibilités emballantes s’offrent aux archivistes qui sont prêts à repenser leur rôle dans ce monde numérique.
Nous avons besoin d’archivistes :
- qui comprennent et peuvent analyser les processus opérationnels
- qui chercheront de nouvelles façons de rendre l’information accessible
- qui recueilleront et organiseront l’information numérique pour qu’elle soit facile à trouver et à utiliser
- et qui forgeront de nouvelles relations avec des organisations partenaires et le public.
De nos jours, les archivistes doivent vraiment sortir des sentiers battus.
Laissez-moi vous donner un exemple inspiré de ce qui se fait à Bibliothèque et Archives Canada.
Vous avez probablement entendu parler du Mountain Legacy Project – un projet sur le patrimoine des montagnes de l’Ouest, réalisé en collaboration avec l’École des études environnementales de l’Université de Victoria.
Dans le cadre de ce partenariat unique, des scientifiques recréent des photos prises entre 1886 et 1958 dans les montagnes de l’Alberta et de la Colombie-Britannique.
Ils utilisent 60 000 négatifs sur plaque de verre, tirés du fonds d’arpentage des terres fédérales de Bibliothèque et Archives Canada, ainsi que des archives photographiques, textuelles et cartographiques.
Leur but : étudier l’évolution des paysages et analyser les changements environnementaux.
Bibliothèque et Archives Canada leur fournit des copies numérisées des négatifs originaux, accompagnées de descriptions.
Jusqu’à maintenant, nous avons créé et décrit plus de 5600 copies numérisées à haute résolution.
Notre archiviste qui s’occupe du projet, Jill Delaney, a participé à toutes les étapes :
- négociation du transfert de la collection de Ressources naturelles Canada
- recherches et allocutions sur le processus
- collaboration avec les spécialistes de la numérisation pour produire les copies
- collaboration avec Bibliothèque Alberta, Développement des ressources durables Alberta et Parcs Canada
- et excursion photo sur le terrain.
Cet exemple met en lumière plusieurs des compétences que doivent posséder les archivistes d’aujourd’hui :
- la capacité de négocier
- de faire des recherches historiques dans un éventail de disciplines
- de travailler en équipe et de collaborer avec des personnes tant à l’interne qu’à l’externe
- de sensibiliser le public
- de posséder une insatiable curiosité
- et même d’escalader une montagne s’il le faut!
Voilà un exemple du travail que peuvent accomplir les archivistes à Bibliothèque et Archives Canada.
Mais ce n’est pas tout.
Nos archivistes trouvent des documents pour les chercheurs de la Commission de vérité et de réconciliation.
D’autres traitent les documents personnels de hauts fonctionnaires, de diplomates et de premiers ministres.
D’autres encore collaborent avec les conservateurs du Musée des beaux-arts pour évaluer d’importantes œuvres d’art canadiennes vendues aux enchères.
Certains préparent un inventaire des dossiers d’archives générés par la Défense nationale concernant les activités du Canada au sein de l’OTAN.
Plusieurs des archivistes qui travaillent à Bibliothèque et Archives Canada – dont bon nombre sont diplômés de l’Université de la Colombie-Britannique – apportent le point de vue de diverses disciplines, outre celui de la théorie archivistique.
Ils se spécialisent en études canadiennes, en théorie littéraire, en communications publiques, en études proches-orientales, en linguistique, en histoire de l’art, etc.
Et de plus en plus, leurs compétences sont en lien avec la science de l’information et les technologies numériques.
Les archivistes et les bibliothécaires ayant un diplôme de deuxième cycle en bibliothéconomie ou en archivistique et qui sont aussi des spécialistes dans un autre domaine font bénéficier l’institution d’une perspective vitale sur la recherche – ce qui est essentiel pour bâtir des collections et servir les chercheurs.
La Section de la capacité numérique est un des groupes de travail les plus avant-gardistes à Bibliothèque et Archives Canada.
Elle moissonne le Web, y compris l’ensemble des sites Web du gouvernement du Canada.
Elle organise des collections thématiques en ligne sur divers sujets, dont le pipeline Keystone, le mouvement Idle No More et l’attaque du 22 octobre 2014 sur la colline du Parlement.
Elle prépare des lignes directrices et des procédures, et elle fournit des conseils stratégiques sur les biens numériques des bibliothèques et des archives au gouvernement du Canada, au public et aux universités.
Elle réfléchit à des questions comme la façon d’établir l’authenticité d’un enregistrement numérique.
Cette section est dirigée par une équipe de bibliothécaires et d’archivistes qui travaillent côte à côte, d’une manière de plus en plus interchangeable – tout comme les créateurs de Bibliothèque et Archives Canada l’avaient imaginé.
Par le passé, les bibliothécaires se souciaient davantage d’évaluer la fiabilité et la pertinence de l’information, alors que les archivistes s’employaient à estimer la valeur et l’authenticité d’un enregistrement.
Mais les temps ont changé, et nous devons veiller à ce que les compétences et les approches du monde analogique soient adaptées au monde numérique.
Alors que toujours plus de matériel numérique voit le jour, les décisions prises par les futurs archivistes auront de profondes incidences sur le patrimoine de notre pays.
Comment décider ce qui doit être préservé, et de quelle façon?
Les archivistes de demain devront être à la fois philosophes, avocats, programmeurs, voire détectives… et pouvoir repérer ce qui a de la valeur dans une montagne de données!
Nous aurons besoin de diplômés en analyse légale des environnements numériques, qui pourront récupérer des fichiers supprimés et retracer notre histoire dans l’écheveau du cyberespace.
Nous aurons besoin d’archivistes qui comprendront les aspects juridiques du droit d’auteur dans un monde où tout peut être numérisé, et qui maîtriseront les concepts de fiabilité dans un monde sans papier.
Pensez seulement aux répercussions de l’imprimante 3D. Des musées (comme le Rijksmuseum à Amsterdam et la Smithsonian Institution à Washington) ont déjà créé des banques de modèles tirés de leurs collections – des modèles qu’on peut télécharger et imprimer en 3D.
Tout le monde peut ainsi créer des répliques exactes de ces objets. Les imprimantes 3D peuvent même en reproduire les parties manquantes ou brisées!
Imaginez les répercussions que cela aura sur la façon dont nous définissons ce qu’est un original. C’est hallucinant.
Bref, nous allons avoir besoin d’archivistes qui peuvent naviguer dans ce nouveau monde avec imagination et créativité.
Et qui auront les compétences nécessaires pour préserver notre monde numérique et le rendre accessible.
Nous nous attaquons à ces questions dès maintenant, puisque nous transformons Bibliothèque et Archives Canada en dépôt numérique fiable.
Nous nous préparons aussi pour 2017, date à partir de laquelle les documents du gouvernement du Canada nous seront transférés par voie numérique.
Nous aurons besoin d’archivistes et de bibliothécaires qui comprennent les formats de fichiers numériques, les supports de données et les processeurs électroniques, tout autant que les sciences sociales et humaines.
En pleine révolution de l’information, notre pays pourra alors jouer un véritable rôle de chef de file dans ce domaine.
Après l’archiviste hybride, passons maintenant à l’archiviste non conformiste.
De tout temps, les archivistes ont été les spécialistes de l’authenticité de l’information.
Mais de nos jours, les utilisateurs créent eux-mêmes de telles quantités d’information – largement accessibles grâce aux moteurs de recherche – que ce rôle est maintenant remis en question.
Le rêve démocratique d’un monde numérique n’est pas tout à fait ce à quoi nous nous attendions.
Il y a de bonnes choses dans ce monde, mais savons-nous comment les trouver?
Si votre recherche dans Google débouche sur 10 000 réponses, savez-vous par où commencer?
Des données, c’est bien, et beaucoup de données, c’est encore mieux. Mais les données et le savoir sont deux choses.
Il nous faut absolument des archivistes et des bibliothécaires qui aideront les gens à comprendre l’information, qui enrichiront la culture citoyenne et qui s’exprimeront en langage clair, pour être compris de tout le monde.
Parce que les citoyens d’aujourd’hui sont aussi des chercheurs, la préservation ne peut pas être notre seul objectif.
Nous devons aussi viser l’accès; sinon, nous ne faisons qu’accumuler.
Voilà une des raisons pour lesquelles nos archivistes se retrouvent de plus en plus sous les feux de la rampe.
Pour discuter de leurs découvertes, pour nous dire en quoi elles sont importantes et pour partager du contenu avec un public élargi.
Comme l’a souligné le comité d’experts du Conseil des académies canadiennes, la culture participative est en plein essor dans les institutions de mémoire. Cette ouverture va dans les deux sens.
Les gens s’attendent de plus en plus à ce que nous offrions des services numériques de pointe, mais ils veulent aussi partager leurs connaissances, leurs idées et leurs expériences personnelles.
En retour, les institutions de mémoire, comme Bibliothèque et Archives Canada, doivent offrir au public des outils et des services conviviaux pour lui permettre d’utiliser leurs collections et leurs biens culturels.
Les utilisateurs veulent étiqueter les contenus, rédiger des évaluations et faire connaître leurs réactions à des œuvres ou à des collections particulières.
Et ce dialogue crée de nouvelles relations entre les professionnels de l’information et le public.
Enfin, passons à l’archiviste en tant qu’humaniste.
Aujourd’hui, tout le monde parle de tout numériser – comme si cela pouvait remplacer efficacement l’original.
Comment pouvons-nous parvenir à un équilibre entre l’émerveillement suscité par un document original et la portée universelle d’une copie numérique?
Dans le Wall Street Journal, Walter Isaacson a décrit l’émotion qui l’a d’abord envahi quand il a su que les documents d’Albert Einstein allaient être publiés gratuitement en ligne – un sentiment suivi par un pincement au cœur.
Il regrettait le fait que la prochaine génération ne connaîtrait pas le frisson d’inspiration que procure la vue des documents originaux.
Selon moi, ses craintes ne sont pas fondées.
Même si la Joconde n’est qu’à un clic sur Google, des millions de gens font toujours la file pour la voir au Louvre – vivante et en personne, pour ainsi dire.
Même si la musique des Beatles est facilement disponible sur iTunes, les gens font la file à la British Library pour voir les paroles de la chanson A Hard Days’ Night griffonnées au verso de la carte d’anniversaire de Julian Lennon.
C’est un de mes engagements auxquels je tiens le plus, à titre de bibliothécaire et archiviste du Canada : voir à ce que nous exposions autant de documents originaux que possible.
Voir les témoignages de notre histoire dans leur forme originale nous permet d’établir un véritable lien émotif avec eux.
J’espère vous avoir inspirés, parce qu’à Bibliothèque et Archives Canada, nous offrons des occasions en archivistique parmi les plus intéressantes au pays.
J’espère aussi ne pas vous avoir rebuté en décrivant toutes les compétences dont les archivistes ont besoin aujourd’hui.
À Bibliothèque et Archives Canada, nous embauchons plus d’archivistes que toute autre institution au pays. Et nous constatons avec plaisir que nos professionnels s’adaptent constamment pour demeurer pertinents en cette ère numérique.
Nous nous intéressons aussi de près au perfectionnement des futurs archivistes.
Récemment, nous avons participé, en tant qu’employeur, à des discussions sur les futurs programmes universitaires. L’objectif est de former des professionnels de l’information qui répondront aux besoins du XXIe siècle.
Nous avons fait valoir que nous devons pouvoir compter sur un large éventail de compétences :
- des compétences comme la collaboration, la communication et la capacité de gérer
- la compréhension du monde numérique, et la compréhension de l’incidence des technologies
- la capacité d’aller au fond des choses, de travailler efficacement en équipe et de faire preuve d’initiative
Et, parfois même, la capacité d’escalader une montagne.
Je vous remercie.