Discours de la ministre des Affaires étrangères à l’occasion de la réunion des chefs de mission de l’Allemagne

Discours

Le 27 août 2018 – Allemagne

Le discours prononcé fait foi. Ce discours a été traduit en conformité avec la Politique sur les langues officielles du gouvernement du Canada et révisé aux fins d’affichage et de distribution conformément à sa politique sur les communications.

Le Canada et l’Allemagne collaborent depuis longtemps au sein d’institutions multilatérales. Par exemple, nous avons contribué à la création de la Cour pénale internationale, qui célèbre cette année son 20e anniversaire. Nous sommes alliés dans la lutte contre les changements climatiques, et nos deux pays soutiennent l’Accord de Paris. Les incendies de cet été à Potsdam, en Allemagne, et en Colombie-Britannique, dans mon pays, ont d’ailleurs ajouté à l’urgence de ce combat.

Hier soir, Heiko [Mass, ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne] et moi avons notamment discuté de la façon dont nous pourrions travailler de concert pour défendre la démocratie libérale, réformer et renouveler l’ordre multilatéral d’après-guerre, et affronter la menace du retour à l’autoritarisme.

Je souhaite poursuivre cette discussion aujourd’hui.

J’aimerais commencer sur une note personnelle. À la fin des années 1980 et dans les années 1990, j’ai étudié et travaillé comme journaliste dans un pays qu’on appelait alors l’URSS, devenu l’Ukraine indépendante pendant que j’y vivais.

Mon expérience d’observatrice de l’intérieur de la chute de ce régime autoritaire puissant a profondément façonné ma façon de penser. Je suis convaincue que la transformation a été encore plus lourde de conséquences pour vous, les Allemands, alors qu’une partie de votre pays était membre du Pacte de Varsovie.

En fait, je vivais en tant qu’étudiante étrangère en Ukraine soviétique en 1989 lorsque le mur de Berlin est tombé. Ce fut un moment euphorique, un moment où il était tentant d’imaginer la démocratie libérale comme étant à la fois incontournable et invulnérable. Comme Francis Fukuyama l’a dit, nous semblions être parvenus à « la fin de l’histoire ».

Évidemment, M. Fukuyama ne soutenait pas que l’histoire était arrivée à son terme. Il voulait plutôt dire que la concurrence opposant depuis un demi-siècle le libéralisme et l’autoritarisme avait pris fin, et que la démocratie libérale avait triomphé.

Quel argument séduisant.

Le vaste consensus était que les économies de l’Atlantique, en plus du Japon, étaient à la tête d’un système international de règles qui avait permis à nos peuples de prospérer et qui continuerait certainement à le faire. 

Essentiellement, il s’agissait d’un système conçu pour que d’autres nations, des puissances émergentes, puissent y adhérer.

Et ces nations y ont adhéré. Les pays du Sud et de l’Asie ont adhéré à ces institutions et ont accepté leurs règles. Ce changement a permis à leurs populations de jouir d’un niveau de vie toujours plus élevé.

Ici, des amis de l’est et du sud ont été accueillis au sein de l’Union européenne, l’une des institutions multilatérales les plus proches, les plus fortes et les plus essentielles du monde, et ils y ont prospéré.

Mais l’une des hypothèses formulées pour expliquer cette évolution mondiale s’est révélée fausse. On pensait en effet que les pays autoritaires qui se joignaient à l’économie mondiale et s’enrichissaient finiraient inévitablement par adopter les libertés politiques occidentales. Cela n’a pas toujours été le cas.

En fait, ces dernières années, il a été alarmant de regarder certaines démocraties prendre la tangente contraire et glisser vers l’autoritarisme — le Venezuela en est un exemple, malheureusement. Et il a été inquiétant de voir reculer certains pays qui avaient entrepris le difficile passage du communisme au capitalisme démocratique. L’exemple le plus triste à mes yeux est celui de la Russie.

Bien qu’il puisse paraître invraisemblable de prédire que la démocratie pourrait s’effondrer ou être renversée dans des pays où elle avait déjà triomphé, nous ne devons pas oublier que d’autres grandes civilisations ont prospéré, puis sont tombées. Il serait arrogant d’affirmer que nous sommes différents.

La démocratie libérale est également attaquée de l’extérieur. Les régimes autoritaires cherchent activement à nous ébranler à coup d’activités de propagande et d’espionnage sophistiquées et bien financées. Ils cherchent à séduire les petits pays, ceux qui oscillent entre la démocratie et l’autoritarisme.

Même au sein du club des riches démocraties occidentales, nous faisons face à des menaces provenant de l’intérieur—qu’elles viennent de néonazis, suprémacistes blancs, « incels », nativistes ou antimondialistes radicaux.

Cela m’amène à l’un des plus grands défis auxquels nous continuons d’être confrontés : l’érosion de la classe moyenne.

Lorsque les gens croient que leur avenir économique est en danger, que leurs enfants ont moins de possibilités qu’ils n’en ont eues eux-mêmes dans leur jeunesse, c’est alors que les gens deviennent vulnérables aux démagogues qui font porter le blâme à l’étranger, à l’autre — qu’il s’agisse des immigrants venus dans leur pays ou de leurs partenaires commerciaux.

Avec des salaires médians qui stagnent, des emplois qui deviennent plus précaires, des pensions incertaines, le logement, les services de garde et l’éducation qui deviennent moins abordables, les familles de la classe moyenne n’ont pas tort de se sentir abandonnées.

Telles sont les conséquences humaines déchirantes, la crise de croissance si je puis dire, des grandes forces transformatrices des 40 dernières années : la révolution technologique et la mondialisation. De ces deux forces transformatrices, c’est la technologie qui a l’influence la plus profonde. Cependant, même les libre-échangistes comme moi doivent admettre que la mondialisation a également contribué à la situation actuelle.

Alors, quelle est la solution? Je pense que nous sommes d’accord pour dire qu’il ne s’agit pas, comme les luddites l’ont proposé sans succès au début de la révolution industrielle, d’arrêter les avancées technologiques. Nous aimons beaucoup trop nos téléphones intelligents pour faire cela!

Lorsqu’il s’agit de commerce, nous devons instaurer des normes du travail qui ont du mordant, comme le Canada et l’Union Européenne l’ont fait dans l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’UE—l’AECG.

Grâce à ses dispositions solides dans des domaines comme le travail et la protection de l’environnement, l’AECG offrira des possibilités économiques aux gens des deux côtés de l’atlantique.

Pour l’Allemagne, la ratification de l’AECG est une occasion de faire montre d’un engagement clair et de leadership à l’égard d’un commerce ouvert et progressiste, et d’un ordre international fondé sur des règles, surtout à un moment où les relations transatlantiques sont complexes.

Comme l’a dit l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt : « Les marchés, tout comme les parachutes, ne fonctionnent que s’ils sont ouverts. »

Nous savons aussi qu’il est grand temps de mettre l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC, à jour en fonction des réalités de 2018 et au-delà, et de nous attaquer sérieusement aux obstacles non tarifaires au commerce et aux transferts technologiques forcés.

Le Canada a réuni un petit groupe de membres de l’OMC, y compris l’Union Européenne, pour élaborer et présenter des propositions réalistes et pragmatiques visant à renforcer et à soutenir l’OMC.

Bien que ces avancements puissent répondre, en partie, aux doléances légitimes de la classe moyenne, la réponse primordiale réside avant tout dans la politique intérieure. La classe moyenne et ceux qui travaillent fort pour y accéder ont besoin de la sécurité qui vient de l’éducation des jeunes, des soins de santé pour leur famille, de bons emplois pour leurs enfants et de la dignité dans leur retraite.

Nous devons réfléchir aux emplois de l’avenir pour nos concitoyens et veiller à ce que ces emplois s’accompagnent d’un salaire décent et à ce que nos gens aient les compétences nécessaires pour les occuper. Ce qui est plus important encore peut-être — et la coopération internationale pourrait y contribuer — c’est qu’il nous faut faire en sorte que, dans un 21e siècle où le capital est mondial, mais où le bien-être social est national, chacun de nos pays dispose de l’assiette fiscale durable nécessaire pour soutenir les 99 pourcent. 

Cela dit, mettre de l’ordre dans notre propre maison n’est qu’une partie de la lutte. À vrai dire, l’autoritarisme est en marche — et il est temps pour la démocratie libérale de riposter. À cette fin, nous devons en faire davantage.

L’un des arguments dont se servent les hommes forts pour justifier leur domination est l’astuce soviétique du « whataboutisme », soit la stratégie des fausses équivalences morales selon laquelle, parce que les démocraties sont inévitablement imparfaites, elles n’ont pas l’autorité morale nécessaire pour critiquer les régimes autoritaires.

Nous devons être assez intelligents pour voir la vraie nature de cette rhétorique cynique.

Il est possible, sinon nécessaire, que les démocrates libéraux reconnaissent la nature imparfaite de nos démocraties. Le bilan des relations de mon pays avec les peuples autochtones, un échec lamentable, en est un parfait exemple.

Le fait de reconnaître nos erreurs ne nous discrédite nullement. Au contraire, c’est l’un des éléments qui font de nous ce que nous sommes.

L’expérience de l’Allemagne d’après‑guerre en est un exemple. Vous êtes un allié et un partenaire fort et admiré aujourd’hui, en partie parce que vous avez dû vous débattre avec votre histoire difficile, comme nous l’avons tous vu de nouveau lorsque Heiko s’est rendu à Auschwitz la semaine dernière. Nous avons beaucoup à apprendre de vous.

Refroidis, mais non intimidés par nos propres imperfections, nous devons tous faire preuve de ce que [le poète irlandais William Butler] Yeats appelait l’« intensité passionnée » dans la lutte pour la démocratie libérale et l’ordre international fondé sur des règles sur lequel elle s’appuie.

Le siège que l’Allemagne occupera au Conseil de sécurité des Nations Unies [CSNU] en 2019-2020 lui offrira une occasion unique de le faire, pour défendre les valeurs de la démocratie libérale ainsi que les Nations Unies et le système multilatéral sur lequel elles reposent.

Le Canada félicite l’Allemagne d’avoir obtenu ce siège.

Si le Canada réussit à faire de même en 2021, l’Allemagne n’aura pas de pays plus efficace, aux vues similaires, pour lui succéder au CSNU.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous avons collaboré à la mise en place d’un système favorisant la prospérité et empêchant les querelles et les conflits régionaux de se transformer en guerres ouvertes. Nous avons œuvré à un système qui privilégie la liberté et la démocratie plutôt que l’autoritarisme et l’oppression.

L’une des leçons durement acquises des conflits sanglants du 20e siècle a été de comprendre que la protection des droits de la personne est une condition préalable à la paix. Cette révélation chèrement acquise a conduit à la rédaction de l’un des documents qui est un pilier de l’ordre international fondé sur des règles et qui célèbre cette année son 70e anniversaire, la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont le premier article stipule que tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.

C’est pourquoi le Canada défendra toujours les droits de la personne, et particulièrement ceux des femmes, même quand on nous dit de nous mêler de nos affaires ou que des questions telles que celles-ci ne devraient être discutées qu’en privé, à huis clos. Et même si le fait de prendre la parole entraîne des conséquences. Nous comptons sur le soutien de l’Allemagne et nous espérons l’obtenir.

Le mois dernier dans le New York Times, le politicien et ancien dissident Nathan Sharansky, a écrit au sujet de l’idée révolutionnaire, avancée il y a environ 50 ans par le dissident et militant russe pour les droits de la personne, Andreï Sakharov, qui affirmait que « ceux d’entre nous qui ont la chance de vivre dans des sociétés ouvertes devraient lutter pour la liberté des personnes nées dans des sociétés fermées ». Il avait raison.

L’une des belles histoires de la démocratie libérale est l’élargissement des droits de la personne à un groupe de plus en plus large de personnes.

Aux gens du peuple et pas seulement à la noblesse. Aux travailleurs et pas seulement aux propriétaires. Aux minorités ethniques et religieuses. Aux femmes. Aux personnes LGBTQ.

Nous avons tous prospéré en conséquence.

Nos sociétés et nos économies sont plus fortes lorsque tout le monde est pleinement inclus. Notre diversité devient alors notre force.

Il est gratifiant de bâtir une société diversifiée prospère, mais c’est aussi un défi. Les Canadiens appuient largement notre pays multiculturel et nos niveaux élevés d’immigration notamment parce qu’ils sont convaincus que nous surveillons nos frontières et que c’est notre pays qui fait la sélection des nouveaux Canadiens. Nous sommes donc très sensibles au grave défi politique auquel l’Allemagne et toute l’Europe ont dû faire face à cause de la crise des réfugiés syriens.

Le Canada estime qu’il s’agit d’un problème mondial plutôt que régional ou européen. C’est pourquoi l’une de nos premières décisions au gouvernement a été d’accueillir plus de 50 000 réfugiés syriens.

Bon nombre de ces nouveaux Canadiens fondent déjà des entreprises et créent des emplois — et apprennent à patiner!

Mais nous reconnaissons que le défi auquel l’Allemagne doit faire face, à la suite à sa décision généreuse d’accueillir plus d’un million de réfugiés syriens, est beaucoup, beaucoup plus grand que le nôtre.

En plus d’exprimer mon admiration pour l’hospitalité de l’Allemagne, vous me permettrez peut-être de partager un message de soutien. Ce message est le suivant. Aujourd’hui, probablement plus farouchement que jamais depuis les années 1930, certains soutiennent dans nos sociétés que le tribalisme ethnique est le destin de l’humanité, que nous ne pouvons vivre en paix qu’avec ceux qui partagent notre religion, notre couleur de peau, notre ascendance et notre langue maternelle.

Comme contre-argument, permettez-moi de vous donner l’exemple de la ville que j’ai l’honneur de représenter en tant que députée, Toronto, où plus de la moitié de la population est née à l’extérieur du Canada et où les trois quarts de la population sont nés à l’étranger ou ont des parents nés à l’étranger. Et Toronto fonctionne bien! La diversité peut être une force extraordinaire, et ma ville en est la preuve vivante.

L’ordre multilatéral est né du chaos et des décombres des deux guerres mondiales. Il s’appuie sur des valeurs et des normes communes, un engagement en faveur du pluralisme, des droits de la personne et de la primauté du droit, ainsi que la poursuite collective d’un monde meilleur, plus sûr, plus juste et plus prospère.  

Soixante-dix ans plus tard, il est raisonnable de se demander si la sagesse qui a mené à l’ordre international fondé sur des règles est encore pertinente aujourd’hui. Je suis certaine que oui, et ce, pour de nouvelles raisons.

Aujourd’hui, la Chine compte pour près de 20 pourcent du PIB mondial, et nous devrions, de notre vivant, la voir devenir la plus grande économie du monde. L’économie américaine représente un peu moins du quart de celle de la planète. Ensemble, l’UE, le Canada et le Japon représentent tout juste un peu plus.

La montée du reste du monde est liée à notre propre prospérité accrue. Et il est tout naturel que les 85 pourcent de la population vivant à l’extérieur de l’Occident riche et industrialisé représentent au fil du temps une part plus importante et croissante de la richesse mondiale.

Mais voilà, ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Les Nord‑Américains et les Européens sont beaucoup plus riches et en meilleure santé et vivent plus longtemps que leurs grands-parents.

Toutefois, ce virage pose un dilemme aux démocraties libérales occidentales. Comment fonctionner dans un monde que nous ne dominons plus?

Une solution serait de renoncer à l’ordre international fondé sur des règles, renoncer à l’alliance occidentale et chercher à survivre dans un monde digne de Metternich, défini non pas par des valeurs communes, des règles mutuellement convenues et une prospérité partagée, mais plutôt par une lutte impitoyable entre de grandes puissances, gouvernées uniquement par la recherche étroite, à court terme et mercantile de l’intérêt personnel.

Le Canada est la 10e économie mondiale, mais nous savons que nous ne pourrions jamais prospérer dans un tel monde—ni vous, vous en conviendrez.

La voie la plus sûre et la plus durable consiste à réformer et à renouveler l’ordre international fondé sur des règles que nous avons fondé ensemble. Et à exiger que tous les États, démocratiques ou non, petits ou grands, respectent ces mêmes règles.

La dure réalité, c’est que puisque la puissance relative de l’Occident décline inévitablement, voici venu le moment où, plus que jamais, nous devons mettre de côté l’idée de la loi du plus fort. Voici venu le moment pour nous de nous appuyer sur la primauté du droit, afin que les puissances montantes soient également incitées à respecter ces règles.

Le Canada estime, comme Heiko l’a expliqué dans le [journal allemand] Handelsblatt la semaine dernière, qu’il « ne suffit pas de se plaindre de la destruction de l’ordre multilatéral. Nous devons nous battre pour le maintenir. »

Nous reconnaissons que c’est une tâche extrêmement difficile. Mais déjà, en travaillant de concert, nous apprenons à prendre les devants et à faire avancer les choses dans ce monde nouveau. C’est pourquoi, comme dernier exemple, modeste, mais encourageant, permettez-moi de vous raconter une histoire de Casques blancs.

Heiko et moi étions ensemble au sommet de l’OTAN à Bruxelles le mois dernier. Pendant le souper, alors que la Croatie et l’Angleterre jouaient leur match de la Coupe du monde, nous nous sommes rendu compte que nous partagions une grave inquiétude au sujet des Casques blancs. Jeremy Hunt, le nouveau ministre britannique des Affaires étrangères, partageait également notre inquiétude.

Ainsi, en collaboration avec la France, les Pays-Bas et la Suède, et avec l’aide essentielle des États-Unis, d’Israël et de la Jordanie, nous avons pu sauver plus de 400 courageux Casques blancs et leurs familles, et leur offrir l’asile.

Il s’agit d’un bien petit nombre de personnes face à la tragédie en cours en Syrie, mais il est toujours préférable d’allumer une bougie que de maudire l’obscurité. C’est ce que nous avons fait.

Nous devons faire preuve de dynamisme, d’ambition et de créativité pour trouver plus de moyens pour les démocraties libérales aux vues similaires de travailler de concert, d’agir selon nos valeurs, et de lutter pour l’ordre multilatéral.

Je compte sur vous, nos excellents et dévoués diplomates, pour nous aider à relever ce nouveau défi.

Merci.

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