Allocution de la ministre des Affaires étrangères lors de la Conférence mondiale sur la liberté des médias

Discours

Le 11 juillet 2019 – Londres, Royaume-Uni

La version prononcée fait foi. Le présent discours a été traduit en conformité avec la Politique sur les langues officielles du gouvernement du Canada, et il a été révisé en vue d’être publié et diffusé conformément à sa Politique de communication.

Merci beaucoup Jeremy [Hunt, secrétaire d’État aux Affaires étrangères et aux Affaires du Commonwealth du Royaume-Uni] pour ces mots très aimables. Je tiens aussi à remercier Jeremy d’avoir eu l’excellente idée de tenir cette conférence.

Je crois que pour chacun de nous, et comme Amal [Clooney] a eu l’honnêteté de l’admettre, la décision de participer à cette conférence s’est heurtée à un certain scepticisme. Mais il était de la plus haute importance d’organiser un tel événement, et je vous suis extrêmement reconnaissante d’en avoir eu l’idée et d’y avoir donné suite, en invitant le Canada à travailler avec vous. Je profite de l’occasion pour remercier la fabuleuse équipe de fonctionnaires britanniques qui ont accompli un travail fantastique pour concrétiser cette idée. Vous êtes l’incarnation même d’une fonction publique exemplaire.

Je tiens aussi à remercier Amal pour ses observations judicieuses et le travail exceptionnel qu’elle a accompli. Dans toutes les salles de nouvelles où j’ai travaillé comme journaliste, l’adage disait que : « aussi doué soit le journaliste, encore meilleur doit être l’avocat ».

Cet automne, nous célébrerons le 30e anniversaire de la chute du mur de Berlin. Pour tous ceux d’entre nous qui, comme moi, ont été témoins en direct de cet événement — mes enfants ne peuvent croire que je sois si vieille —, c’était un moment euphorique où l’on a pu être tenté d’imaginer que la démocratie libérale était à la fois inévitable et éternelle.

Cette idée séduisante s’est cependant avérée illusoire.

Il est au contraire manifeste que la démocratie libérale et l’ordre international fondé sur des règles sont aujourd’hui plus menacés qu’ils ne l’ont jamais été depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Comme le soutient Robert Kagan dans son récent livre [The Jungle Grows Back], il faut voir l’ordre libéral comme un jardin, artificiel et sans cesse menacé par les forces de la nature, dont la préservation nécessite un combat constant et sans fin contre les assauts des ronces et des mauvaises herbes qui cherchent continuellement à le détruire de l’intérieur et à l’envahir de l’extérieur. Aujourd’hui, des signes nous indiquent que la jungle cherche à reprendre ses droits.

Il s’agit là d’une comparaison avec laquelle je suis tout à fait d’accord.

Et aucune partie du jardin de notre démocratie libérale n’est plus menacée par l’avancée de la jungle que la liberté de presse. Le danger est souvent bien précis et d’ordre physique.

Un grand nombre d’entre vous ont probablement vu à l’étage au-dessus le bouleversant mur du souvenir, où sont affichés les noms des nombreux journalistes ayant perdu la vie ces dernières années. Prenons quelques instants pour penser à eux et saluer leur courage.

La réalité troublante, dont nous avons entendu parler hier et aujourd’hui, c’est que les journalistes et d’autres membres des médias sont de plus en plus la cible d’insultes et d’attaques.

Il faut mettre un terme à ce phénomène.

Les journalistes doivent pouvoir accomplir leur travail en toute sécurité et sans crainte de représailles.

J’aimerais m’arrêter un instant pour parler de l’éléphant dans la salle, c’est-à-dire le paradoxe apparent découlant du fait que des politiciens élus se réunissent pour appuyer la liberté de presse. S’il peut paraître surprenant que des politiciens se fassent les champions des médias, c’est en raison du conflit structurel inhérent qui existe entre la presse et le gouvernement.

Après tout, le travail des journalistes consiste à nous mettre sur la sellette et, comme cela m’arrive régulièrement, je peux vous assurer que ce n’est pas là une expérience très agréable. Je suis sûre que tous les politiciens ici présents hochent la tête de concert en signe d’approbation. Mais ce serait une terrible erreur pour tout politicien de tirer de cette possible source de malaise la conclusion que les journalistes sont l’ennemi, puisque c’est plutôt tout le contraire.

Une presse libre et indépendante dans toute sa gloire, pouvant faire preuve de l’esprit de contestation et de la pugnacité que cela suppose, constitue l’un des fondements de la démocratie libérale. S’il est si utile pour nous d’être rassemblés ici aujourd’hui, c’est précisément pour nous rappeler mutuellement cette réalité fondamentale. La vérité, et cela ne fait aucun doute, c’est qu’il est plus difficile d’être un politicien, de faire partie du gouvernement, dans un pays où les médias sont libres et indépendants.

C’est d’ailleurs justement là le but visé.

En nous — les gouvernements — tenant responsables de rendre des comptes, les journalistes nous rendent meilleurs. Les faits ont de l’importance. La vérité a de l’importance. La compétence et l’honnêteté des dirigeants élus et de nos fonctionnaires ont de l’importance. 

Ces affirmations peuvent sembler si évidentes qu’elles peuvent en paraître banales. Mais l’objectif de l’autoritarisme grandissant dans le monde consiste à saper l’idée même de l’objectivité des faits, de l’objectivité de la vérité.

Nous devons réagir.

Pour reprendre les mots émouvants, qui marqueront les mémoires, prononcés hier par Mariana Katzarova, citant sa proche amie, la journaliste russe Anna Politkovskaya qui a été assassinée, ce qui importe, c’est l’information et pas ce que vous en pensez. La mort tragique d’Anna nous rappelle que la Russie est l’un des endroits dans le monde où il est le plus dangereux pour les journalistes d’accomplir leur travail aujourd’hui. Et cette situation n’est pas le fruit du hasard, mais plutôt d’une volonté délibérée.

La formidable défense de la vérité à laquelle Anna s’est livrée fait écho à une citation judicieuse, l’une de mes préférées à propos du journalisme, du rédacteur en chef du Guardian, C.P. Scott (de Manchester). Voilà près d’un siècle, il a affirmé : « les commentaires sont libres, mais les faits sont sacrés ». Ce sont là des paroles nobles et importantes.

Ce que nous espérons accomplir, Jeremy et moi, à l’occasion de cette conférence, c’est notamment d’étayer ces idées essentielles et importantes par la prise de mesures collectives, précises et concrètes.

L’Engagement mondial pour la liberté des médias constitue la première de ces mesures. Nous devons chercher à faire répondre de leurs actes les auteurs de crimes commis contre les journalistes. C’est pourquoi le Canada a utilisé des sanctions comme un outil pour juguler les atteintes à la liberté des médias. À la suite du meurtre brutal de Jamal Khashoggi, le Canada a imposé des sanctions à 17 personnes. En complément de l’Engagement mondial, nous lançons aussi une Coalition pour la liberté des médias, qui permettra de conjuguer les efforts des gouvernements à ceux des organisations de la société civile et des membres de la presse pour sauver des journalistes et des travailleurs des médias en péril.

Cette Coalition et le Groupe de contact sur la liberté des médias sont rattachés au Mécanisme de réponse rapide lancé au cours de la présidence canadienne du G7 l’an dernier pour lutter contre les activités malveillantes de désinformation. 

Lors de la Journée mondiale de la liberté de la presse cette année, le Canada a annoncé qu’il versera 12 millions de dollars à l’organisme Journalistes pour les droits humains.

Aujourd’hui, j’annonce que nous consacrerons 10 millions de dollars de plus chaque année pour promouvoir et protéger la démocratie.

Ce financement visera avant tout à soutenir les processus électoraux, à renforcer les pratiques démocratiques en luttant contre la désinformation et à accroître la participation civique. Une somme de 1 million de dollars sera destinée initialement au nouveau Fonds mondial de défense des médias, sous la gouverne de l’UNESCO.

Bien entendu, et comme Amal vient de le dire, nous lançons un groupe d’experts juridiques indépendant pour appuyer et faire avancer la liberté de presse dans le monde.

Le Canada est enthousiasmé par ces travaux, et nous sommes ravis que notre compatriote Irwin Cotler fasse partie de ce groupe. Cet avocat reconnu en droits de la personne et ancien ministre de la Justice du Canada est aussi en quelque sorte ma conscience personnelle, je l’avoue — s’il estime que nous ne sommes pas à la hauteur dans le domaine des droits de la personne, Irwin n’hésite pas à m’appeler ou à m’envoyer un courriel pour me le dire.

Je mentionne ces mesures, sans dresser une liste exhaustive, à titre d’exemples des premiers gestes concrets que nous pouvons poser ensemble. Le Canada a été ravi de co-organiser la Conférence sur la liberté des médias cette année avec le Royaume-Uni, et nous sommes honorés d’en être les hôtes l’an prochain. Nous nous réjouissons à la perspective de vous accueillir au Canada, Jeremy.

Les témoignages livrés hier par les braves et brillants journalistes réunis ici auraient facilement pu m’effrayer ou me déprimer, pour le dire franchement, mais choisissons plutôt de nous en inspirer.

Soyons inspirés par l’exemple d’Anas Anas, du Ghana, qui nous a parlé hier derrière un rideau de perles, car le fait de montrer son visage mettrait sa vie en danger.

Soyons inspirés par Luz Mely Reyes, du Venezuela, qui, avec ses collègues, a décidé — comme elle l’a dit avec tant d’éloquence — de ne pas attendre ses propres funérailles, mais de plutôt libérer quelques lucioles qui seront une source de lumière dans la noirceur de la dictature de Maduro. 

Nous devons tous défendre notre presse indépendante — même si elle nous critique, et peut-être tout particulièrement pour cette raison — à titre de pilier essentiel de la démocratie.

Nous devons lutter en faveur de l’ouverture de la société et contre la fermeture d’esprit.

Nous devons nous battre pour défendre la complexité de la vérité démocratique contre la simplicité séduisante de la rhétorique autoritaire.

Ce n’est qu’à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, que nous pourrons estimer avoir arraché toutes les mauvaises herbes de notre jardin démocratique et empêché la jungle de repousser.

Merci beaucoup.

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