Qu’est-ce que la guerre en Ukraine nous apprend sur la guerre urbaine?
par Anthony King
Introduction
Le 24 février 2022, la Russie a envahi l’Ukraine. Plus de 190 000 militaires russes ont attaqué l’Ukraine par le nord, l’est et le sud. C’est la première guerre entre États d’Europe continentale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Contre toute attente, les forces armées ukrainiennes ont réussi à repousser l’assaut initial, et le gouvernement dirigé par le président Volodomyr Zelensky est resté au pouvoir. En décembre 2023, la guerre fait toujours rage. Les forces armées russes contrôlent toujours la majeure partie des villes de Zaporijia, Donetsk et Louhansk, mais elles ont subi des pertes importantes. Selon les estimations, environ 315 000 militaires russes auraient été tués ou blessés.Note de bas de page 1 Malgré les lourdes pertes qu’elle a subies, l’Ukraine s’est défendue au-delà des attentes avec le soutien de l’Occident. Elle a non seulement repoussé l’invasion russe, mais s’est également positionnée de sorte à monter une contre-offensive. Le succès de cette contre-offensive reste flou, mais le fait même que les Ukrainiens aient été en mesure d’attaquer est remarquable. Cependant, on s’attend à ce que la guerre perdure.
Cette guerre russo-ukrainienne reste au centre d’intenses analyses professionnelles et universitaires. Pour les observateurs, ce conflit brutal s’avère aussi important que la guerre des Boers (1899-1902) et la guerre russo-japonaise (1905) l’ont été au début du XXe siècle. Il regorge de leçons précieuses concernant le caractère des opérations militaires, illustrant l’importance de la puissance aérienne, des forces maritimes, des cybercapacités et capacités électroniques, de l’artillerie, des blindés et de l’entraînement. L’un des éléments les plus frappants de la guerre russo-ukrainienne est le fait qu’elle soit urbanisée. Bien qu’il y ait eu des combats importants dans la campagne, par exemple dans les collines autour de Bakhmout et dans les bois de la région de Kreminna, ce qui ressort, c’est que les opérations militaires ont constamment convergé vers les zones urbaines, et c’est là que la plupart des combats majeurs et les plus intenses ont eu lieu.
Jusqu’à présent, la guerre s’est déroulée en cinq phases distinctes : l’invasion et la bataille de Kiev (du 24 février au 1er avril 2022), la lutte pour le Donbass et le sud (du 2 avril au 28 août 2022), la première contre-attaque ukrainienne (du 28 août au 11 novembre 2022), la campagne d’hiver (du 12 novembre 2022 au 20 mai 2023) et la contre-offensive ukrainienne (à partir du 20 mai 2023). Chacune de ces phases s’est définie par une bataille urbaine emblématique autour de laquelle la campagne militaire a tourné.
ÉTAPE | OPÉRATIONS MAJEURES | BATAILLE EMBLÉMATIQUE |
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Phase 1 : du 24 février au 1er avril 2022 | Invasion | Bataille de Kiev |
Phase 2 : du 2 avril au 29 août 2022 | Consolidation de la Russie à l’est et au sud | Batailles de Marioupol/Sievierodonetsk |
Phase 3 : du 30 août au 9 novembre 2022 | Contre-attaque de Kharkiv | Bataille d’Izioum |
Phase 4 : du 12 novembre 2022 au 20 mai 2023 | Stagnation hivernale : attrition dans le Donbass | Bataille de Bakhmout |
Phase 5 : du 21 mai 2023 au 9 octobre 2023 | Contre-offensive ukrainienne | Bataille de Robotyne |
Phase 6 : du 10 octobre 2023 au? | Contre-offensive russe | Bataille d’Avdiivka |
Tableau 1 : Les différentes phases de la guerre russo-ukrainienne
Dans la phase d’ouverture de la guerre, l’objectif des Russes était de prendre Kiev par une opération coup de main dans les premiers jours et de précipiter ainsi l’effondrement du gouvernement Zelensky. Cependant, l’assaut russe a échoué et une bataille intense s’est ensuivie autour de la ville de Kiev dans les banlieues nord de Bucha et d’Irpin, ainsi qu’autour de Tchernihiv et d’autres villes satellites. Les forces russes ont subi d’énormes pertes au cours de ces affrontements et ont été obligées de battre en retraite. La bataille de Kiev est apparue comme décisive dans la guerre, marquant une défaite pour le président russe Vladimir Poutine et contrecarrant son objectif principal de bouleverser le régime politique en Ukraine.
Les combats urbains ont continué de façonner le cours de la guerre en Ukraine dans sa deuxième phase. Après leur défaite autour de Kiev, les commandants russes ont concentré leurs forces dans le Donbass et le sud. Ils ont cherché à s’emparer de Louhansk, Donetsk, Zaporijia et Kherson. S’est ensuivie une série de combats urbains destinés à user les forces au printemps et à l’été 2022. Les batailles pour Marioupol et Sievierodonetsk ont été les combats les plus importants et les plus intenses au cours de la deuxième phase de la guerre, entraînant de lourdes pertes et la destruction massive des deux villes. Toutefois, il y a eu beaucoup d’autres affrontements, notamment à Roubijné. Le 29 août, les forces ukrainiennes ont lancé une contre-offensive, visant d’abord Kherson, puis se concentrant sur Kharkiv. L’opération s’est avérée particulièrement réussie. Fait remarquable : elle s’est déroulée principalement dans les zones urbaines. Comme dans la plupart des cas, les forces russes ont cédé du terrain sans combat important. En septembre, les troupes russes ont abandonné les villes à l’est de Kharkiv, dont Izioum et Koupiansk. Début novembre, les troupes russes se sont retirées de Kherson. La reprise de Kherson, seule capitale régionale prise par les Russes, a marqué la fin de la contre-offensive ukrainienne.
Alors que l’hiver était en train de s’installer, les deux parties ont dû faire face à la diminution des stocks de munitions et du nombre de militaires, ce qui a conduit à une impasse temporaire à mesure que les lignes se solidifiaient. Néanmoins, même dans sa quatrième phase, la guerre s’est définie par des combats urbains. Les forces ukrainiennes se sont concentrées sur la prise de Svatove et de Kreminna, tandis que le groupe Wagner a poursuivi sa lutte brutale pour Bakhmout. Cette bataille a duré jusqu’au 20 mai 2023, date à laquelle les forces russes ont finalement sécurisé la ville. Le 4 juin 2023, les Ukrainiens ont lancé leur contre-offensive tant attendue, et les combats sont restés intenses tout au long de l’été. Ils ont attaqué sur trois axes : à l’est autour de Bakhmout, au sud-est de Velyka Novossilka et au sud d’Orikhiv. Les nouvelles brigades entraînées et équipées par l’OTAN ont participé à ces opérations. Cependant, même si les forces ukrainiennes se sont battues avec acharnement et courage, et bien qu’elles aient repris quelques petites parcelles de terrain, elles ont été incapables de percer la ligne Sourovikine. Les forces ukrainiennes et leur approche ont fait l’objet de certaines critiques : elles n’ont pas réussi à concentrer leurs forces et ont commis quelques erreurs. Il était certain que la contre-offensive allait être très difficile. Les Ukrainiens manquent de supériorité aérienne, ils combattent avec des forces inexpérimentées et ils n’ont pas de quartier général efficace au niveau des divisions et du corps d’armée, avec un cadre d’officiers d’état-major professionnels pour orchestrer l’opération. Résultat : il y a eu une série de petites batailles tactiques, dont beaucoup ont été couronnées de succès, mais dont aucune n’a été décisive. Par ailleurs, même si les Ukrainiens avaient réussi à percer les lignes défensives russes, l’offensive aurait probablement abouti à un combat urbain majeur, peut-être pour Tokmak, Melitopol ou Marioupol. Le succès d’une contre-offensive, quelle qu’elle soit, aurait probablement été décidé lors d’une opération urbaine. Le fait même qu’il n’y ait pas eu de grande bataille urbaine démontre bien que la contre-offensive n’a pas réussi.
Bien que la guerre russo-ukrainienne ne s’arrête pas aux batailles urbaines, on peut la caractériser comme une campagne urbanisée. Cette caractérisation soulève des questions sur la guerre terrestre contemporaine et incite à une réévaluation de mon analyse précédente de la guerre urbaine. Dans mon livre de 2021, Urban Warfare in the Twenty-First Century, j’ai soutenu que la guerre urbaine était plus courante au XXIe siècle, en grande partie en raison de la réduction des forces militaires.Note de bas de page 2 Non seulement cette situation augmente la probabilité de combats urbains, mais en outre la bataille urbaine suppose une anatomie distincte : le microsiège urbain intérieur. Dans le même temps, le siège localisé s’est externalisé en sollicitant les réseaux politiques, économiques et ethniques afin de recruter des partisans dans l’ensemble du réseau urbain mondial, rendant ainsi la bataille urbaine à la fois localisée et transnationale. La question maintenant est de savoir si un espace de combat de ce type est en train de se déployer en Ukraine.Note de bas de page 3
Cet article se divise en trois sections pour répondre à ces questions. La première section explique pourquoi la guerre urbaine est prédominante en Ukraine, ce qui laisse penser que la réduction de la taille des forces a joué un rôle plus important que les explications classiques de l’urbanisation et de l’asymétrie. La deuxième section se penche sur les caractéristiques de « siège » des batailles urbaines de la guerre russo-ukrainienne. Dans la troisième et dernière section, l’article soutient que, même si les combats ont eu lieu dans de petites villes comme Roubijné, ceux-ci se sont répercutés sur un archipel urbain mondial. Comme dans d’autres guerres récentes, les batailles urbaines en Ukraine se sont à la fois localisées et mondialisées, ce qui revêt une importance particulière pour les professionnels militaires.
Pourquoi une guerre urbaine?
Au cours des 25 dernières années, de nombreux chercheurs ont déterminé deux facteurs centraux contribuant à la prolifération de la guerre urbaine : la démographie et l’asymétrie. Au cours des 50 dernières années, la population urbaine a explosé. En 1960, on estimait que 0,5 milliard de personnes sur 3,5 milliards vivaient dans les villes. En 2020, la population mondiale a doublé pour atteindre 7 milliards, sur lesquels 3,5 milliards de personnes résident dans des villes ou d’autres zones urbaines.Note de bas de page 4 Étant donné que la moitié de la population mondiale vit désormais dans des zones urbaines, souvent dans des conditions désespérées, il est inévitable que les conflits et les guerres se déplacent dans ces zones.Note de bas de page 5 En parallèle, le terrain urbain offre aux insurgés/défenseurs en puissance les meilleures occasions asymétriques contre les forces gouvernementales avancées. C’est notamment un défi de les repérer et de les cibler dans l’environnement urbain complexe et dense.Note de bas de page 6
La montée de l’insurrection urbaine et des conflits civils au XXIe siècle semblent se concrétiser. Cependant, cela n’explique pas pourquoi les guerres entre États, comme la guerre russo-ukrainienne, se sont fortement urbanisées. À ce stade, une troisième variable, qui a été négligée, devrait être prise en compte : la taille de la force. Au XXIe siècle, les forces militaires sont beaucoup plus petites que celles des grandes armées citoyennes du XXe siècle. Les forces des États occidentaux représentent aujourd’hui près de la moitié, voire du tiers, de la taille qu’elles avaient lors de la Guerre froide. Et elles sont beaucoup plus restreintes que pendant la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, en 1945, l’armée américaine possédait un effectif de plus de 8 millions de militaires en service actif (8 267 958 pour être exact) ; en 1991, ils étaient 731 700 ; et au 30 septembre 2023, il n’y en avait plus que 453 551.Note de bas de page 7 Les forces des adversaires de l’Occident ont subi une contraction similaire. L’armée russe, qui comptait 290 000 militaires en 2020, était d’environ 20 % de la taille de l’armée soviétique à la fin de la Guerre froide (1,4 million de militaires).Note de bas de page 8 La réduction des forces peut sembler banale, mais elle a fondamentalement transformé la géométrie de la guerre terrestre. Au XXe siècle, les grandes armées étaient capables de former de grands fronts contre leurs adversaires tout aussi imposants, et elles en avaient même le devoir. Ces fronts ont souvent coupé en deux des pays entiers et même des régions, et ce, sur des centaines de kilomètres. Ces fronts étaient ponctués de villes, lesquelles étaient souvent le théâtre de combats pour les prendre. Cependant, comme la majeure partie de la puissance de combat était concentrée dans les campagnes, la plupart des grandes batailles du XXe siècle ont eu lieu dans des zones rurales, pas dans des villes. Naturellement, la petite taille des zones urbaines de l’époque augmentait la probabilité que les forces s’affrontent dans les campagnes.
Avec la contraction des forces militaires, on a assisté à un inversement de cette géométrie ville/campagne à partir de la fin de la Guerre froide. En raison du nombre relativement limité de troupes, les petites armées du XXIe siècle ne peuvent pas tenir des fronts denses. Par conséquent, elles ont tendance à converger vers des endroits décisifs : centres politiques, infrastructures nationales essentielles, centres économiques, réseaux routiers et ferroviaires, ponts et jonctions. Comme ces installations clés se trouvent généralement dans les zones urbaines, les forces affluent vers les villes : « les batailles se matérialisent dans les zones urbaines parce que les chemins de fer et les autoroutes convergent vers les villes, et non vers les zones rurales. »Note de bas de page 9 Il va sans dire que les centres stratégiques sont importants. Cela étant, même les petites zones urbaines deviennent des objectifs cruciaux en matière d’opérations, car elles sont traversées par les routes et les réseaux ferroviaires. Pour faire avancer une campagne, il est nécessaire de sécuriser ces jonctions, et donc les zones urbaines dans lesquelles elles sont situées. Au fur et à mesure de la contraction des forces militaires, une tendance notable à converger activement vers les zones urbaines s’est dégagée. Les défenseurs cherchent à occuper les terrains clés dans ces zones urbaines, tandis que les attaquants s’efforcent de les capturer. À la suite de la réduction des forces militaires, nous devrions nous attendre à une augmentation des combats dans et autour des zones urbaines. Par conséquent, qu’un champ de bataille soit particulièrement urbanisé ou non, les combats urbains sont susceptibles d’augmenter, même dans les guerres entre États.
La guerre russo-ukrainienne confirme fortement cette thèse. Bien que l’Ukraine compte quelques grandes villes, dont Kiev (avec une population de 3 millions d’habitants) et Kharkiv (1 million), il s’agit principalement d’un vaste pays rural, qui s’étend sur plus de 600 000 kilomètres carrés. En se basant uniquement sur la topographie, il n’était pas évident d’avancer que ce seraient les combats urbains qui prédomineraient en Ukraine. Comme le montre le cas de Roubijné, bon nombre des batailles urbaines les plus intenses se sont déroulées dans des espaces urbains relativement petits plutôt que dans les grandes villes, à l’exception de la bataille de Kiev. Cela peut sembler étrange ou anormal.
L’examen de la taille de la force nous aide à comprendre pourquoi les combattants en Ukraine ont convergé vers les villes. Il est utile ici de comparer la guerre en Ukraine avec la campagne de l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. Lorsque l’URSS a chassé la Wehrmacht d’Ukraine en 1943-1944, elle a déployé quelque 3 millions de militaires, organisés en 20 armées. En 1941, la Wehrmacht avait envahi l’Ukraine avec 3 millions de militaires et cherché à la défendre avec environ 700 000 hommes. Lors de la quatrième bataille de Kharkov/Belgorod-Kharkov en août 1943, qui s’est déroulée sur le même terrain que la guerre actuelle, l’Armée rouge a déployé 1,2 million de militaires contre une force allemande de 200 000 hommes. La taille même de l’Armée rouge et de la Wehrmacht signifiait que leurs forces créaient un front continu et densément tenu de la mer Noire à la Russie. Au cours de 1943-1944, bien qu’il y ait eu des combats dans des villes comme Kharkiv (ou Kharkov comme on l’appelait alors) et Kiev, la grande majorité des forces de combat étaient dans les campagnes sur le front, ce qui a conduit à des batailles à grande échelle.
Cette situation contraste considérablement avec la façon dont les forces russes et ukrainiennes sont actuellement déployées. En février 2022, la Russie a initialement déployé quelque 190 000 militaires – environ 150 000 militaires de combat – dans près de 100 groupes tactiques de bataillon (BTG) en Ukraine.Note de bas de page 10 En mai, les Russes avaient déployé 146 BTG, dont 93 activement engagés en Ukraine.Note de bas de page 11 Avec la mobilisation et le renforcement par les réservistes à la suite de lourdes pertes, la Russie a probablement (au moment de la rédaction du présent rapport) environ 150 000 à 200 000 fantassins combattants sur le champ de bataille. L’Ukraine avait initialement une armée d’environ 120 000 personnes, et ses forces de combat de première ligne étaient beaucoup moins nombreuses. Pour repousser l’attaque initiale de la Russie, l’Ukraine a utilisé cinq brigades en fer de lance, totalisant environ 30 000 militaires. La contre-offensive de 2023 a été menée par une douzaine de brigades, représentant peut-être 60 000 militaires.Note de bas de page 12 L’armée ukrainienne compte actuellement (au moment de la rédaction du présent rapport) environ 200 000 personnes,Note de bas de page 13 avec 500 000 réservistes locaux, mais seule une fraction d’entre eux ont été engagés dans des actions offensives. Bien que ces forces puissent sembler importantes, objectivement parlant, il n’en est rien si on les compare aux normes de la Seconde Guerre mondiale. L’armée russe qui a envahi l’Ukraine en 2022 représentait environ 6 pour cent de la taille de l’Armée rouge en Ukraine en 1943-1944. Ensemble, les deux forces combattantes regroupent actuellement près de 250 000 militaires sur le terrain, ce qui ne constitue qu’environ 7 pour cent de leurs forces totales sur le champ de bataille de la Seconde Guerre mondiale. Les forces ukrainiennes et russes ne sont tout simplement pas assez nombreuses pour former les fronts qui ont caractérisé la Seconde Guerre mondiale. De ce fait, ces forces restreintes ont dû se concentrer sur un terrain décisif, qui ne se trouve pas sur les fronts dans les campagnes, mais dans les zones urbaines.
En conséquence directe de leur taille, au cours des première et deuxième phases de la guerre, les forces ukrainiennes se sont concentrées sur et dans les zones urbaines, où se trouvaient des objectifs stratégiques, opérationnels et tactiques critiques. Ce n’était pas le plan initial des forces armées ukrainiennes. Au départ, elles s’attendaient à ce que Vladimir Poutine cible le Donbass. Elles ont donc positionné dix brigades et leurs meilleures troupes dans la zone d’opérations des forces interarmées à l’est. Cependant, lorsque l’invasion a eu lieu et que les intentions russes sont devenues claires, plusieurs brigades ont été transférées rapidement à Kiev.Note de bas de page 14 Elles ont défendu Kiev et ses environs, car il s’agissait d’un objectif stratégique essentiel pour Vladimir Poutine. De plus, elles ont tenu Marioupol et Sievierodonetsk aussi longtemps que possible pour ralentir l’avancée des Russes et user leurs forces. Les Ukrainiens ont reconnu l’importance opérationnelle de ces villes : les Russes devaient dégager la côte de la mer Noire et prendre Marioupol comme port important. Ils ne pouvaient pas avancer plus loin dans Louhansk et Donetsk sans avoir sécurisé Sievierodonetsk et son réseau routier. La logistique russe en dépendait. Comme l’a noté Amos Fox : « La Russie, par exemple, a besoin de points d’échange et de dépôts ferroviaires importants, car son réseau logistique est construit sur un système de distribution d’approvisionnement en vrac non palettisé. À ces points de distribution, les fournitures russes sont déchargées à la main, triées, puis reconditionnées et rechargées en vue d’être acheminées vers d’autres unités de première ligne, ou regroupées pour former des dépôts sur le terrain. »Note de bas de page 15 Inévitablement, les forces russes et ukrainiennes ont toutes deux convergé vers les zones urbaines, transformant la guerre en une série de sièges épuisants.
Dans mon livre Urban Warfare in the Twenty-First Century, je me suis appuyé sur les preuves disponibles des guerres civiles et des insurrections des deux dernières décennies pour affirmer que les combats s’étaient déroulés et se dérouleraient principalement dans les zones urbaines.Note de bas de page 16 Il faut reconnaître que, par rapport à la Libye, aux Philippines, à la guerre civile syrienne et à la guerre contre l’État islamique (EI), il y a eu beaucoup plus de combats dans la campagne en Ukraine. Par exemple, les forces ukrainiennes et russes ont lutté intensément à Bakhmout de novembre 2022 à mai 2023, et ces combats ont détruit ou endommagé une grande partie de la ville. Cependant, il y a également eu une guerre de tranchées dans la campagne autour de Bakhmout, où se sont déroulées des luttes pour une série de positions localisées et aux alentours des villages, tout particulièrement au nord de la ville, à l’hiver 2022-2023. De même, la bataille de Lyman a été essentiellement décidée par les opérations russes en dehors de la ville. Bien que les opérations militaires en Ukraine aient convergé vers les zones urbaines, de nombreux combats ont été menés dans les campagnes. Je dois ainsi rectifier considérablement mon argument.
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles il y a eu plus de combats dans les campagnes en Ukraine qu’en Syrie ou en Irak. Dans le Donbass, la guerre s’est déroulée dans de petites villes de 100 000 habitants ou moins : Bakhmout compte 73 000 habitants, Roubijné 56 000, Sievierodonetsk 100 000, Lyssytchansk 100 000 et Lyman 20 000. Par conséquent, bien que ces villes soient devenues des objectifs opérationnels importants à l’intérieur desquels se déroulent d’intenses combats urbains rapprochés, les fronts localisés se sont également souvent étendus aux champs avoisinants. Comme ces zones urbaines sont très petites, les forces russes ont été suffisamment nombreuses pour tenter de les encercler, compromettant ainsi les défenses ukrainiennes à l’intérieur des villes. Les combats sur ces mini-fronts à l’extérieur des villes ont certainement été ruraux. Toutefois, ces combats sont venus s’ajouter à une opération urbaine, et les combats sont destinés à obtenir un avantage en termes d’objectif urbain. En revanche, en Syrie et en Irak, les combats ont généralement eu lieu dans des villes beaucoup plus grandes comme Alep, Raqqa et Mossoul. Les forces insurgées dans ces zones sont également beaucoup plus petites. Par exemple, à Mossoul, une ville de 1,5 million d’habitants, L’EI a déployé environ 6 000 combattants. Défendre Mossoul depuis l’extérieur de la ville avec une telle force n’était pas pratique, ce qui a amené l’EI à concéder la liberté de mouvement à l’armée irakienne et à combattre depuis l’intérieur même de la ville.
Il convient de souligner qu’en raison de la petite taille des zones urbaines dans le Donbass et du fait que la Russie et l’Ukraine ont déployé plus de troupes que les groupes d’insurgés en Syrie et en Irak, il y a eu plus de combats dans les campagnes d’Ukraine que je ne l’avais suggéré dans Urban Warfare in the Twenty-First Century. Néanmoins, la guerre russo-ukrainienne soutient largement la thèse que j’ai avancée dans mon livre. Au fur et à mesure que les forces militaires s’amenuisent, elles gravitent vers les zones urbaines où se trouvent les terrains clés. Au cours de la guerre russo-ukrainienne, les combats se sont en effet concentrés dans les villes, mais un nombre considérable de combats ont également eu lieu dans les campagnes entourant ces zones urbaines.
Localisation
En raison de leur nombre limité de troupes, les armées ukrainienne et russe se sont principalement affrontées dans les zones urbaines et à proximité de celles-ci. Cependant, la petite taille de leurs forces a également influencé le caractère de leurs batailles urbaines. Au XXe siècle, la manœuvre était un principe central de la guerre terrestre. Les armées ont découvert que le moyen le plus efficace de remporter les combats dans la campagne était d’essayer d’effectuer une manœuvre contre l’ennemi, de désorganiser sa ligne de front, puis d’attaquer ses flancs ou ses arrières. Cela s’est avéré difficile pendant une grande partie de la Grande Guerre (1914-1918) sur les fronts de l’Isonzo et occidental, mais l’invention des chars d’assaut en 1917 et l’élaboration de nouveaux concepts opérationnels et tactiques ont permis aux armées de maîtriser la manœuvre dans la campagne. La Seconde Guerre mondiale a connu une stagnation considérable à certains moments, mais dans l’ensemble, elle a été caractérisée par la manœuvre, et non par le siège. Tout au long de la Guerre froide, les armées aspiraient toujours à manœuvrer, comme on l’a vu avec la guerre du Kippour (1973) et la guerre du Golfe (1990-1991).
La guerre russo-ukrainienne a pris une forme nettement différente. Il y a eu peu de possibilités de manœuvres. Les Russes ont réussi à s’emparer de Kherson sans avoir à se livrer à un combat de taille, mais les Ukrainiens ont mené une contre-offensive très réussie, en reconquérant Kherson et une vaste zone autour de Kharkiv, de septembre à novembre 2022. Bien que la manœuvre ait joué un rôle dans ces opérations, elle a été éclipsée ailleurs par la guerre de position. Au cours de la première phase de la guerre, l’armée russe a tenté de prendre Kiev par une opération coup de main en février et mars, en recourant à des manœuvres stratégiques et opérationnelles. Les militaires russes se sont emparés de l’aéroport d’Hostomel lors d’un assaut héliporté, mais l’attaque a été repoussée, ce qui a entraîné l’échec de la manœuvre. Depuis ce temps, les Russes ont délaissé la guerre de manœuvre pour se consacrer à la réduction progressive des bastions urbains ukrainiens, et ce, surtout dans le Donbass.
Tout au long de la guerre russo-ukrainienne, c’est la position, et non la manœuvre, qui a primé. La défense a donc préséance. À partir de positions fortifiées, les forces ukrainiennes ont usé les forces russes dans des combats rapprochés. Elles ont créé des zones d’abattage en dehors des zones urbaines, en affrontant et en éliminant les forces ennemies à distance par des tirs sol-air profonds et des frappes aériennes, notamment au moyen de véhicules aériens sans pilote à bord (UAV), qui se sont révélés très efficaces. Les zones urbaines ont également servi de base aux raids et aux contre-attaques des forces d’opérations spéciales. Au cours des première et deuxième phases de la guerre, les forces d’opérations spéciales, équipées d’armes antichars à courte portée de nouvelle génération ou de missiles antichars Javelin montés sur des véhicules légers, se sont avérées très efficaces pour user les forces russes à mesure qu’elles s’approchaient des zones urbaines.Note de bas de page 17 Après l’échec de l’opération coup de main, les Russes sont passés à une technique consistant à réduire les bastions urbains au moyen d’opérations lentes et délibérées, ce qui n’est pas sans rappeler l’approche qu’ils avaient adoptée lors des batailles de Grozny de 1994-1995 et de 1999-2000. Ils se sont appuyés sur une puissance de feu massive pour réduire les défenses ukrainiennes avant d’envoyer des troupes pour s’emparer des positions défensives.Note de bas de page 18 À Marioupol, par exemple, les Russes ont détruit environ 90 % de la ville, selon le maire.Note de bas de page 19 Ils ont notamment utilisé leur méthode d’attrition pour détruire la ville de Sievierodonetsk en juin et juillet, en endommageant 80 % des structures de la ville et en détruisant une grande partie de celle-ci.Note de bas de page 20
La bataille de Roubijné, qui s’est déroulée du 15 mars au 12 mai 2022 et au cours de laquelle les forces russes ont fini par s’emparer de la ville, est aujourd’hui pratiquement oubliée, mais elle illustre bien le caractère des microsièges urbains intérieurs observés au cours de cette guerre. Cela correspond presque exactement à l’argument soulevé dans mon livre. Roubijné peut sembler un endroit improbable pour une bataille urbaine majeure. Située sur la rive gauche de la rivière Severi Donets, à moins de cinq kilomètres au nord-ouest de Sievierodonetsk, dans l’oblast de Louhansk, cette ville ne se distingue pas par son histoire, si ce n’est qu’elle a abrité un quartier général de la police nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Ville relativement récente, elle a été fondée en 1904 en tant que gare ferroviaire et a été constituée en tant que ville en 1934. En 2021, Roubijné comptait environ 56 000 habitants. Son trait le plus distinctif était probablement les grands immeubles de l’école de médecine de Louhansk, à la limite nord-ouest de la ville, tandis que le reste de la ville était constitué d’immeubles résidentiels bas, de commerces et d’établissements.
Le récit de la bataille de Roubijné d’un soldat russe traduit par Google, « Fighting for Rubizhne: How was it? (La bataille pour Roubijné : Comment c’était?) » a été publié sur Twitter par @Ich_Bryan.Note de bas de page 21 Le soldat a décrit comment son bataillon mécanisé a été pris en embuscade par des tirs d’artillerie ukrainiens alors qu’il s’approchait de la ville, ce qui a entraîné la mort de 200 militaires. Comme il pensait que les Ukrainiens défendraient les immeubles d’habitation de l’école de médecine dans le nord de la ville, son bataillon a attaqué ces bâtiments, seulement pour découvrir que les Ukrainiens s’étaient fortifiés dans des garages en béton au sud-est. Il a décrit les combats intenses et désespérés menés pour chasser les Ukrainiens, qui ont entraîné la décimation de son bataillon. En représailles, les forces ukrainiennes ont lancé une contre-attaque en utilisant des chars pour infliger plus de pertes aux forces russes. Une petite force ukrainienne a utilisé efficacement le terrain urbain pour détruire une brigade mécanisée et retarder l’avancée russe ; il a fallu six semaines aux Russes pour s’emparer de la ville.
La bataille de Bakhmout est considérée comme le conflit urbain le plus long et le plus brutal de la guerre russo-ukrainienne, alors qu’il témoigne de l’attrition brutale de la guerre urbaine. Cependant, elle sert également à illustrer pourquoi les combats dans la campagne autour des zones urbaines ont constitué une partie importante de la guerre en Ukraine. Cela suggère une révision potentielle de ma thèse initiale. Bakhmout, une ville industrielle située sur la rivière Bakhmouta dans l’est de Louhansk, est à certains égards similaire à Sievierodonetsk et Soledar. La partie est de Bakhmout est une zone résidentielle suburbaine composée d’habitations de faible hauteur, tandis que la partie ouest est plus densément peuplée, avec des immeubles d’habitation de neuf étages et plusieurs grandes installations industrielles, dont beaucoup ont des sous-sols. Par conséquent, la ville, qui est divisée en deux par une rivière dont les ponts ont été dynamités par les Ukrainiens, était dotée d’excellentes structures de défense. Cependant, Bakhmout est située dans une cuvette ; elle est entourée de collines dont l’occupation a compromis les positions défensives de la ville. Michael Kofman a même suggéré qu’à Bakhmout, « la clé était sur les flancs ».Note de bas de page 22
En mai 2022, les forces russes ont tenté un gigantesque, mais infructueux assaut sur Bakhmout dans le cadre d’un effort plus large visant à encercler les forces ukrainiennes dans la poche de Sloviansk. Ne parvenant pas à leurs fins, en novembre 2022, elles ont entamé une offensive sérieuse et plus ciblée contre Bakhmout. Étant donné que les autoroutes M-03 et H-32 traversent la ville ou en sont proches, et que celles-ci permettent d’accéder à l’E40, il était essentiel de s’emparer de la ville pour avancer sur Kramatorsk et Sloviansk.Note de bas de page 23 Il aurait été impensable pour les forces russes d’annexer l’oblast de Louhansk sans s’emparer de Bakhmout. Les forces russes et ukrainiennes avaient toutes deux des raisons opérationnelles convaincantes de s’emparer de Bakhmout ou de la défendre. La ville a également revêtu une importance politique et symbolique entre les deux camps pendant les combats. Des désaccords au sein du haut commandement ukrainien ont suscité des débats sur la question de savoir s’il fallait tenir Bakhmout, alors que les États-Unis auraient conseillé de se retirer pour réduire au minimum les pertes et éviter l’encerclement. Le général Syrsky a plaidé en faveur de la défense de Bakhmout, en soulignant qu’elle était un moyen utile d’user les forces ennemies. De même, les Russes croyaient qu’ils pouvaient y immobiliser et détruire les forces ukrainiennes. L’Ukraine a vu dans cette ville un moyen d’infliger des pertes aux Russes, ce qui lui a valu un résultat favorable, puisque la Russie a perdu de 4,5 à 7 militaires pour chaque victime ukrainienne. Au vu de la contre-offensive ukrainienne et de la mutinerie de Wagner, la décision de tenir Bakhmout et de l’utiliser comme moyen d’infliger des pertes aux Russes semble avoir été judicieuse.
Contrairement à la bataille de Kiev, où environ 3 000 militaires ukrainiens, aidés par des civils armés et des irréguliers, ont réussi à repousser environ 15 000 Russes, les combats à Bakhmout ont vu la convergence de forces beaucoup plus importantes. Les Ukrainiens ont finalement déployé environ cinq brigades dans la ville et ses environs, totalisant environ 20 000 militaires. Les Russes, qui, à un moment donné, ont déployé entre 30 000 et 40 000 militaires sur le front, étaient plus nombreux qu’eux. En mars, le général américain Mark Milley a affirmé que le groupe Wagner avait déployé 6 000 professionnels et 20 000 à 30 000 conscrits. De novembre 2022 à mai 2023, des combats intenses et constants ont eu lieu à l’intérieur même de Bakhmout. Cela dit, la taille considérable des forces rendait peu pratique de confiner les combats uniquement à l’intérieur de la ville, sachant qu’elle est située au fond d’une vallée. Par conséquent, les lignes se sont étendues à l’extérieur de la ville, surtout vers les collines au nord, où les combats ont été intenses. Il était crucial pour les Ukrainiens d’empêcher un encerclement de la ville. Notamment, les 24 et 25 octobre, il a été rapporté que le groupe Wagner avait subi 55 % de toutes ses pertes en octobre lorsque ses attaques à l’est de la ville ont échoué. En décembre 2022, environ 1 000 combattants Wagner ont été tués autour de Bakhmout.Note de bas de page 24
Tandis que les troupes russes régulières, dont les forces aéroportées, ont été déployées à Bakhmout et ont combattu principalement sur les flancs de la ville, la majorité des combats ont été menés par le groupe Wagner. Ils se sont d’ailleurs livrés à des atrocités grotesques, notamment en décapitant des militaires ukrainiens et en assassinant leurs propres membres à coups de marteau. Au cours de la bataille, le groupe Wagner a été divisé en deux forces distinctes. La première force se composait de ses combattants qualifiés et entraînés, tandis que le deuxième élément comprenait des criminels conscrits recrutés dans les prisons russes. Evgueni Prigojine, l’ancien commandant de Wagner, employait ces troupes différemment. Les conscrits étaient plus ou moins utilisés comme chair à canon, et auraient été utilisés dans des vagues d’attentats. Ils n’ont pas été envoyés au front en masse, mais en petits groupes non indispensables. Ces avancées sanglantes épuisaient les Ukrainiens et révélaient leurs positions.Note de bas de page 25 Ce n’est qu’ensuite que les combattants qualifiés et entraînés de Wagner étaient envoyés au front pour mener des attaques délibérées. Ces troupes qualifiées ont développé leurs tactiques pendant la bataille, en particulier pour les combats à l’intérieur de Bakhmout. Elles se sont constituées en divisions d’assaut interarmes d’environ 50 militaires, avec deux groupes d’assaut, un groupe d’appui-feu et une réserve. Les Russes ont utilisé un grand nombre de UAV en soutien à ces attaques, comme l’ont fait les Ukrainiens pour les repousser. Les groupes Wagner se sont battus à la fois autour des flancs de Bakhmout, en essayant de s’emparer des terrains élevés, et à l’intérieur de la ville elle-même, en réduisant progressivement les positions fortifiées ukrainiennes à l’intérieur de la ville. Ces attaques ont été soutenues par des tirs d’artillerie lourde : initialement des obusiers de 152 mm, suivis par des tirs de mortier de 122 mm ou 120 mm.Note de bas de page 26 À la suite de ces bombardements intenses, les mercenaires du groupe Wagner, parfois aux côtés de troupes aéroportées, ont avancé.
Dans la ville, les troupes de Wagner se sont fortement appuyées sur des bombardements d’artillerie massifs pour s’emparer de la rive est de la rivière en décembre et janvier, puis, à partir de février 2023, la partie ouest de la ville. À partir de la fin de 2022, les différends entre Prigojine et les généraux russes se sont centrés sur le soutien d’artillerie, ce qui reflète la dépendance de la Russie à l’égard de la puissance de feu pour briser les défenses ukrainiennes. Le général Sourovikine avait d’abord favorisé Prigojine et ses groupes Wagner dans leurs assauts sur la ville, mais à partir de février, les forces russes régulières ont eu la priorité. Peu de chars ont été mobilisés lors de la bataille de Bakhmout, sans doute en raison du terrain surélevé ou de la topographie de la ville, mais les deux factions ont utilisé un grand nombre de véhicules de combat d’infanterie. En mai 2023, le groupe Wagner et l’armée russe ont déclaré la victoire, après avoir libéré la ville, que les Ukrainiens ont été contraints de quitter. Toutefois, la victoire a été très coûteuse : 20 000 mercenaires de Wagner auraient été tués et le président Biden a affirmé que 100 000 Russes avaient été tués à Bakhmout.Note de bas de page 27 Il est difficile de déterminer le total exact des pertes russes dans la bataille, mais il était particulièrement élevé. Comme l’a démontré la mutinerie de Wagner en juin 2023, la bataille a mis la structure de commandement russe sous une pression intense.
Comme les opérations terrestres se sont centrées sur les villes, la guerre russo-ukrainienne semble démontrer que l’on a accordé la priorité à la défense urbaine plutôt que de miser sur les avantages traditionnels des manœuvres.Note de bas de page 28 Ainsi, la guerre contemporaine retourne à un modèle observé au début de la période moderne lorsque des batailles sur le terrain se produisaient régulièrement, mais que la guerre de siège, et non la bataille ouverte, était la forme de guerre dominante et la plus courante. De plus, des campagnes étaient organisées autour de forteresses et de villes fortifiées.Note de bas de page 29 La guerre russo-ukrainienne a été façonnée selon la même géométrie, puisqu’elle repose essentiellement sur l’établissement de la position et de la défense dans les zones urbaines.
Mondialisation
À mesure que les forces se sont contractées, elles ont forcément convergé vers des objectifs clés qui étaient presque inévitablement situés dans des zones urbaines. En Ukraine, les deux parties ont été obligées de se battre pour et dans les zones urbaines où une série de microsièges urbains intérieurs ont été mis en place. Le combat s’est localisé à l’intérieur des centres urbains et autour de ceux-ci. Pourtant, cela n’est pas représentatif de toute l’histoire de la guerre urbaine au XXIe siècle, ou de la guerre en Ukraine.
Au XXIe siècle, les villes se sont étendues et sont devenues plus interconnectées et hétérogènes. Les zones urbaines sont devenues des entités transnationales complexes. Comme l’ont bien affirmé avec justesse Ash Amin et Nigel Thrift, « So extensive have the city’s connections become as a result of the growth of fast communications, global flows, and linkage into national and international institutional life that the city needs theorization as a site of local-global connectivity »Note de bas de page 30 (les ramifications de la ville se sont tellement étendues en raison de la croissance des communications rapides, des flux mondiaux et des liens vers la vie institutionnelle nationale et internationale, qu’il est nécessaire d’élaborer une théorie de la ville en tant que site de connectivité sur le plan local et mondial) [traduction]. Bien que les villes se soient de tout temps engagées dans le commerce les unes avec les autres, les villes contemporaines sont profondément enracinées dans les réseaux mondiaux des finances, des services et des personnes. Les agglomérations urbaines ont été entraînées dans un réseau transnational de plus en plus important de connectivité informationnelle et d’interconnexions sociales. En raison de ces flux mondiaux, les villes sont devenues ethniquement hétérogènes. Au XXe siècle, les villes étaient généralement constituées d’une population majoritaire et de quelques collectivités minoritaires ; après tout, le premier « ghetto » fut le quartier juif de la Venise médiévale.Note de bas de page 31 Pourtant, aujourd’hui, les villes ne se contentent pas d’abriter quelques minorités ethniques ; elles sont souvent fondamentalement diverses.Note de bas de page 32
Le paysage urbain moderne du XXIe siècle peut sembler très éloigné de la guerre russo-ukrainienne, mais en réalité, la mondialisation et la montée des connexions ethniques urbaines transnationales ont été des aspects importants dans les conflits contemporains. Dans la guerre civile syrienne et la guerre contre l’État islamique (EI), même si les combattants luttaient pour obtenir le contrôle des zones urbaines, ils cherchaient activement à collaborer avec les diasporas à travers le monde. L’EI en a donné l’exemple le plus frappant. Au moment où l’EI subissait une défaite à Mossoul en 2017, des groupes terroristes ont lancé une opération militaire majeure à quelque 5 000 miles de là (environ 8 000 km) au sud des Philippines, à Marawi située sur l’île de Mindanao. Le groupe Abu Sayyaf, affilié à l’EI, dirigé par Isnilon Hapilon, et son clan Maute allié ont attaqué Marawi en s’emparant d’importants édifices dans le centre de la ville, le 23 mai 2017.Note de bas de page 33 Avec le recul, l’attaque a été considérée comme une contre-attaque mondiale pour l’EI, en représailles aux attaques de Mossoul et à la défaite imminente du groupe sur place. Les partisans de l’EI ont cherché à unir deux batailles urbaines dans une campagne mondiale par l’intermédiaire de communications stratégiques : des graffitis à Marawi, photographiés et téléchargés sur les réseaux sociaux, déclaraient avec optimisme « un État islamique du monde ».Note de bas de page 34
Pendant la guerre russo-ukrainienne, ni les forces russes ni les forces ukrainiennes n’ont lancé d’opérations militaires dans des villes situées dans des pays tiers. Néanmoins, le conflit s’est propagé dans un réseau urbain mondial, comme en témoigne la mobilisation des partisans politiques et des diasporas ethniques dans d’autres villes. Des villes qui n’étaient pas directement impliquées dans le conflit ont été le théâtre d’actes de sabotage et d’assassinats. Depuis le mois de juin, un certain nombre d’attaques se sont produites contre la Russie. Par exemple, Daria Dugina, la fille d’un éminent nationaliste russe, a été assassinée par l’explosion d’une voiture piégée à Moscou le 5 octobre, apparemment par des agents ukrainiens. Les États-Unis ont réprouvé l’attaque et réprimandé les Ukrainiens à son sujet.Note de bas de page 35 Plusieurs attaques ont également été perpétrées contre le système ferroviaire russe, dont une à Novozybkov dans la région de Belgorod.Note de bas de page 36 Comme représailles apparentes, les Russes ont mis sur pied une cyberattaque contre la Deutsche Bahn, la compagnie ferroviaire nationale allemande, le 8 octobre, ce qui a perturbé ses services.
En 2023, l’Ukraine a intensifié ses attaques contre les villes russes qui abritent les présumés volontaires de la résistance russe, en organisant une série de raids de l’autre côté de la frontière, autour de Belgorod en mai, avec notamment le raid de Bryansk à Belgorod. Ce qui est encore plus frappant, c’est que les Ukrainiens ont commencé à cibler la ville de Moscou elle-même. Le major-général Kyrylo Budanov, un officier supérieur du renseignement militaire impliqué dans des opérations secrètes contre les Russes, a orchestré de nombreuses attaques. Des documents divulgués révèlent qu’il avait planifié une attaque sur Moscou à l’occasion de l’anniversaire de l’invasion, ce que la CIA a nié.Note de bas de page 37 Il semble probable qu’il ait par la suite ordonné une frappe de UAV contre le Kremlin le 3 mai 2023 ; cette frappe est maintenant largement attribuée à l’Ukraine, même si elle n’a jamais admis sa responsabilité. Deux UAV ukrainiens, probablement des Mugin 5, ont attaqué le Kremlin pendant la nuit ; bien qu’ils aient causé des dommages physiques minimes, ils révèlent la vulnérabilité potentielle des défenses aériennes russes et ramènent la guerre en Russie. Le 29 mai, l’Ukraine a organisé ses premières attaques de UAV à grande échelle contre Moscou en ciblant la ville avec environ 30 UAV UJ22. La plupart ont été interceptés, mais certains ont explosé dans des quartiers résidentiels du sud-est de Moscou et ont blessé plusieurs résidents. Avec ces attaques, les Ukrainiens transnationalisent la guerre en attirant les villes russes dans le conflit, en représailles au bombardement de leurs villes.
Les attaques physiques comme le raid de Belgorod ou les attaques de UAV sur Moscou ont été limitées et peu fréquentes. Cependant, les Russes et les Ukrainiens ont mené des campagnes d’information systématiques. Au milieu des batailles en cours dans les villes ukrainiennes et pour elles, les deux parties s’efforcent activement d’aborder, d’engager, de mobiliser et de recruter le soutien de l’archipel urbain mondial. La Russie et l’Ukraine ont mené de vastes opérations d’information à travers l’Europe et dans le monde entier en vue d’atteindre leurs objectifs. Le gouvernement, les forces armées et le peuple ukrainiens ont eu beaucoup de succès dans ces opérations. Dès le début de la guerre, ils ont mené une opération d’information sophistiquée pour chercher à obtenir et à maintenir le soutien occidental. Le gazouillis posté par @Ich_Bryan à propos de la bataille de Roubijné, le 2 mai, peut être considéré comme une des mesures de cette stratégie transnationale. Les Ukrainiens ont été habiles à publier des images mettant en évidence les défaites de la Russie et les atrocités perpétrées par les Russes, tout en dissimulant soigneusement leurs propres victimes.
Il est important de noter que les communications stratégiques de l’Ukraine ont principalement ciblé les gouvernements occidentaux. Cependant, ils ont également cherché à s’adresser aux citoyens occidentaux et à stimuler la diaspora ukrainienne à travers l’Europe. Cette approche a lié de manière efficace la guerre dans les villes ukrainiennes aux villes dans tout le continent. La sanction infligée à Roman Abramovich, à Londres, alors que la bataille de Kiev faisait rage en Ukraine, a bien illustré ces interconnexions entre les villes. Londres a depuis longtemps été un refuge précieux pour les oligarques russes, à la suite de la chute de l’Union soviétique, grâce à un Règlement financier indulgent. Le Règlement financier qui était en vigueur en Grande-Bretagne était libéral, voire laxiste, et les gouvernements britanniques qui se sont succédé n’ont pas réussi à enquêter sur les origines du capital russe ou sur les affiliations politiques des ploutocrates russes. Par conséquent, les élites russes ont investi dans la ville, acheté des propriétés à Londres et, dans certains cas, y ont déménagé. Dans de nombreux cas, les élites russes ont utilisé la ville de Londres pour blanchir de l’argent criminel. Bien que modéré par rapport à certains de ses pairs, Roman Abramovich, qui a amassé une grande fortune en « achetant » une ancienne compagnie pétrolière d’État russe, était un proche allié de Poutine. Poutine l’avait également nommé gouverneur du district de Tchoukotka en Sibérie, entre 2004 et 2008. En 2003, il a acheté le club de football Chelsea dans lequel il a investi des millions de livres de sa fortune personnelle. Après l’invasion russe, le gouvernement britannique a finalement pris des mesures contre les élites russes à Londres.Note de bas de page 38 De nombreux avoirs ont été gelés et Abramovich lui-même a été sanctionné. Il a été contraint de vendre le club de football Chelsea en mars 2022, alors que la bataille de Kiev arrivait à sa fin.Note de bas de page 39
Bien que la situation d’Abramovich puisse sembler insignifiante par rapport au conflit qui se déroule en Ukraine, elle est intimement liée à la guerre russo-ukrainienne et devrait être considérée comme une partie intégrante du même conflit. Il illustre l’interconnexion improbable entre deux capitales, Kiev et Londres. Dans la première phase de la guerre, alors même que le gouvernement ukrainien défendait physiquement la ville de Kiev, ses alliés occidentaux repoussaient les partisans de Poutine de leurs propres villes. Les processus de refoulement militaire en Ukraine et d’éviction légale en Europe étaient entièrement différents. Pourtant, ils faisaient partie d’une défense transnationale de l’Ukraine centrée dans des zones urbaines, au sein desquelles des enclaves urbaines fructueuses en Europe occidentale avaient finalement fait bloc contre les élites russes.
Conclusion
La guerre russo-ukrainienne est un conflit en cours qui devrait persister pendant des mois, voire des années, et il pourrait même être plongé dans une impasse durable, comme ce fut le cas pour la guerre dans le Donbass après 2015. Il serait prématuré et déconseillé d’en tirer des conclusions définitives à ce stade. Cependant, deux ans après l’invasion de l’Ukraine, la guerre est extrêmement instructive et offre une perspective intéressante. La guerre russo-ukrainienne peut illustrer le caractère de la guerre terrestre au XXIe siècle. Elle a impliqué une puissance militaire de premier plan intimement soutenue par l’Occident et a utilisé ses armes les plus évoluées contre une puissance de plus en plus efficace. Elle est devenue une guerre entre deux grandes forces d’État. En août 2022, les forces armées ukrainiennes étaient devenues une armée d’État sophistiquée et très bien équipée. La guerre russo-ukrainienne fournit donc de nombreuses preuves sur la nature de la guerre moderne inter-États.
La géométrie de cette guerre a été étonnamment intrigante et surprenante. Malgré l’utilisation intensive d’armes de précision, de systèmes de ciblage numérique, de UAV, de cyberguerre et de guerre électronique, cette guerre a été caractérisée par une série de batailles d’attrition dans les villes de l’Ukraine et autour de celles-ci. Ces sièges ressemblent davantage à une rétrospective de la guerre médiévale qu’à la vision d’une guerre autonome, algorithmique et à distance que beaucoup avaient proposée. Il s’agit d’une guerre menée à une vitesse « glaciaire » et non hypersonique.
Comme les batailles urbaines ont joué un rôle important dans la guerre russo-ukrainienne, le conflit n’est pas principalement défini par des frappes et des manœuvres rapides et assistées par la machine, mais plutôt par |des opérations lentes et attritionnelles. Les forces ukrainiennes ont défendu des bastions urbains, tandis que les forces russes ont tenté de les déloger, ce qui a mené à une série de batailles urbaines éprouvantes. La documentation militaire a prédit l’augmentation des combats urbains en raison de l’expansion des villes et de l’avantage asymétrique qu’elles offrent aux forces non étatiques. Malgré les systèmes avancés de communication, de commandement et de ciblage, ainsi que les armes de précision, les batailles dans les zones urbaines se sont transformées en luttes amères pour le territoire, les sièges devenant la norme. Étonnamment, la guerre de haute intensité que l’on voit en Ukraine se caractérise par des campagnes lentes, acharnées et destructrices qui remettent en question l’idée de frappes et de manœuvres rapides, sans friction et précises. Si l’on se fie à la situation qui se déroule en Ukraine, la guerre de demain prendra la forme d’une bataille de position en zone urbaine.
La contre-offensive ukrainienne qui a commencé le 4 juin 2023 a progressé lentement ; les Ukrainiens ont récupéré un certain territoire, mais ont fait face à des difficultés pour percer les principales lignes défensives de la Russie. Il est possible que les forces russes s’effondrent une fois de plus, mais cela semble moins probable qu’auparavant. Les Russes ont eu des mois pour préparer des positions défensives. Il est presque certain que les forces ukrainiennes auront à reprendre une zone urbaine aux troupes russes qui sont déterminées à maintenir leurs positions. Dans les temps à venir, les Ukrainiens devront probablement s’emparer d’une cible urbaine importante actuellement détenue par les Russes – on peut penser à Svatove, Louhansk, Tokmak, Melitopol ou Marioupol. Les commandants ukrainiens auront sûrement reconnu l’importance des centres urbains dans leurs systèmes défensifs, étant donné qu’ils seront confrontés au même défi opérationnel que les Russes depuis la dernière année. À ce stade, il sera difficile de reproduire la manœuvre extraordinaire qu’ils ont brillamment exécutée à l’automne 2022. Les chars demandés par l’armée ukrainienne sont plus susceptibles d’être utilisés pour détruire les défenses urbaines russes que pour effectuer les grandes manœuvres blindées qui ont caractérisé le XXe siècle.
En 2024, la guerre russo-ukrainienne va probablement affirmer la trajectoire et le modèle de guerre terrestre qu’elle a déjà démontrés. Il est probable que les futures batailles de cette guerre prendront la forme de combats attritionnels pour gagner des positions dans les villes clés et autour de celles-ci. Tout comme en 2022 et 2023, cette guerre sera probablement définie par le siège. Celle-ci souligne l’idée que malgré les technologies numériques remarquables dont les forces militaires sont maintenant équipées, le combat lui-même est devenu localisé dans une série de batailles urbaines attritionnelles, qui se propagent simultanément à travers un archipel mondial. La guerre russo-ukrainienne illustre la double nature de la guerre du XXIe siècle, qui est localisée tout en étant mondialisée.
À propos de l'auteur
Anthony King est professeur d’études stratégiques et directeur du Strategy and Security Institute de l’université d’Exeter. Son livre le plus récent, Urban Warfare in the Twenty-First Century, a été publié par Polity Press en 2021. Une deuxième édition révisée sera publiée en 2024. Anthony King est actuellement titulaire d’une bourse de recherche, la « Major Research Fellowship » Leverhulme, et il a écrit un livre sur l’intelligence artificielle et la transformation militaire pour Princeton University Press qui sera publié en 2025.
Cet article a été publié pour la première fois dans l’édition d’octobre 2024 du Journal de l’Armée Canadienne (21-1).
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