Préparation du renseignement de l’environnement urbain : Adopter une approche axée sur des systèmes adaptatifs complexes

par Capitaine Colin Papuschak

INTRODUCTION

Les opérations militaires dans l’environnement urbain présentent des défis uniques qui exigent une compréhension globale de leurs composantes interreliées. En raison de la densité, du dynamisme et de l’interconnectivité des points de données, les composantes essentielles de l’environnement urbain –  terrain humain, terrain physique et infrastructure – interagissent de manière apparemment imprévisible, ce qui est souvent une source de frustration pour les forces militaires. Les opérations de maintien de la paix à Port-au-Prince et à Mogadiscio, les opérations anti-insurrectionnelles à Fallujah et à Marawi, ainsi que les opérations de combat majeures à Bakhmut et à Sievierodonetsk sont des exemples poignants d’environnements urbains qui ont posé d’énormes défis à tous les combattants. Dans la série de 2015 intitulée L’Armée de terre de l’avenir du Canada, le Centre de guerre terrestre de l’Armée canadienne (CGTAC) a réalisé que l’urbanisation rapide accentue la pauvreté et l’insécurité en matière de soins de santé, d’eau et d’énergie, en particulier dans les régions en développement, ce qui accroît les tensions et la perspective d’un conflit armé.Note de bas de page 1  Engagement rapproché : La puissance terrestre à l’ère de l’incertitude a renforcé cette préoccupation en affirmant que « on s’attend à ce que les opérations en zone urbaine deviennent plus fréquentes, mais ces opérations seront très délicates en raison des complexités liées à des facteurs humains, environnementaux, géographiques et physiques ».Note de bas de page 2

Pour naviguer dans ce paysage complexe, la préparation du renseignement revêt une importance capitale. Plus que tout autre environnement, les opérations urbaines exigent un renseignement plus précis pour faire la distinction entre  les acteurs adverses et les civiles et civils innocents, ainsi que pour réduire les dommages collatéraux. Tel est le cas en partie en raison de la densité même des populations urbaines et des tactiques employées par certains adversaires et certaines adversaires pour utiliser les populations civiles à des fins de camouflage et de dissimulation. Cependant, la capacité d’assurer une plus grande précision est exacerbée par la complexité de l’environnement urbain.

L’environnement urbain doit être analysé comme un système adaptatif complexe en adoptant une approche répondant aux exigences d’un thème de campagne donné. Alors que la PIFC 2-1.1 Préparation renseignement de l’espace opérationnel encourage l’adoption d’une « perspective systémique » de l’environnement opérationnel, cet article soutient que cette perspective doit être exploitée davantage dans les environnements urbains, en s’aventurant au-delà d’une théorie générale des systèmes pour adopter plutôt la théorie de la complexité pour une compréhension plus profonde.

COMPRENDRE L’ENVIRONNEMENT URBAIN

On a tenté maintes fois de mieux comprendre la nature des environnements urbains, en se tournant souvent vers des métaphores et les sciences naturelles pour donner un sens à leurs complexités profondes.Note de bas de page 3  On a souvent décrit les villes comme des « systèmes adaptatifs complexes », alors que dans cet article, on préconise d’inclure ce concept dans la préparation au renseignement de l’environnement urbain.Note de bas de page 4  Les systèmes adaptatifs complexes sont complexes et présentent un réseau dynamique d’interactions. Cependant, le comportement de l’ensemble peut ne pas être prévisible en fonction du comportement des différentes composantes.Note de bas de page 5  Ces composantes sont adaptatives, ce qui implique que le comportement individuel et collectif subit une mutation et s’auto-organise, donnant ainsi lieu à un micro-événement ou à un ensemble d’événements à l’origine du changement.Note de bas de page 6  

Ce n’est pas la première fois que l’on tente d’utiliser la théorie de la complexité et les systèmes adaptatifs complexes pour préparer le renseignement de l’environnement opérationnel. Tom Pike, Eddie Brown et Piotr Zagorowski ont élaboré et préconisé une « analyse tactique graphique (ATG) ».Note de bas de page 7   Ils utilisent les paysages adaptatifs et la modélisation basée sur les agents pour mieux comprendre comment les choix qui s’offrent aux acteurs du système socio-politico-économique (ou paysage adaptatif) sont limités par le système et comment chaque acteur utilise ses fonctions adaptatives (ou son avantage concurrentiel) lorsqu’il interagit avec son paysage socio-politico-économique. L’ATG complexe restructure également le processus traditionnel en quatre étapes de l’ATG de manière à créer un processus en sept étapes. Cette proposition a ses mérites, mais si la contribution de Pike à « l’ATG complexe » est vue comme une perturbation des processus de planification militaire bien établis, cet article représente une approche plus évolutive de l’intégration des systèmes adaptatifs complexes dans le processus existant de l’analyse du renseignement de l’environnement d’opérations.

THÉORIE DE LA COMPLEXITÉ ET SYSTÈMES ADAPTATIFS COMPLEXES

Il existe une différence notable entre la « perspective des systèmes » proposée dans la PIFC 2-1.1 et la théorie de la complexité dont découle la notion des systèmes adaptatifs complexes. La PIFC 2-1.1 décrit un système comme « un réseau, un groupe ou une chaîne interconnectés ou interreliés d’éléments interdépendants physiquement ou du point de vue de leur comportement et formant un tout fonctionnel. »Note de bas de page 8  Bien que cela ne soit pas explicitement indiqué, cette description s’appuie fortement sur la théorie des systèmes généraux, un cadre réductionniste axé sur la compréhension des systèmes en les décomposant en leurs parties individuelles et en étudiant la manière dont ces parties interagissent les unes avec les autres.Note de bas de page 9  Lorsque la PIFC 2-1.1 décrit effectivement des systèmes comme étant « complexes », elle le fait toujours en fonction de la théorie générale des systèmes.Note de bas de page 10

Tout comme la théorie générale des systèmes, les cadres réductionnistes sont vus par certains comme étant inadéquats en raison de la complexité du monde moderne. La théorie de la complexité « élargis le cadre réductionniste en comprenant non seulement les parties qui contribuent à l’ensemble, mais également la manière dont chaque partie interagit avec toutes les autres parties pour devenir une nouvelle entité, ce qui permet d’avoir une compréhension plus globale et plus complète de l’ensemble ».Note de bas de page 11  Autrement dit, la théorie de la complexité tient compte des propriétés émergentes d’un système qui résultent des interactions entre ses parties et propose des systèmes adaptatifs complexes comme un moyen de comprendre de tels systèmes.Note de bas de page 12  Cette approche est mieux adaptée afin qu’on puisse comprendre les systèmes comme les marchés boursiers, les écosystèmes et les villes, dont le comportement est imprévisible et qu’on ne peut entièrement comprendre en étudiant séparément leurs différentes parties.

Les systèmes adaptatifs complexes évoquent généralement des systèmes dynamiques et ouverts qui peuvent organiser automatiquement leur configuration en échangeant des informations, de l’énergie et d’autres ressources au sein de leur environnement et qui peuvent transformer ces ressources. Les interactions organiques au sein des systèmes et entre eux se produisent lorsque les composantes du système apprennent à s’adapter, rendant ainsi le système très dynamique.Note de bas de page 13  Les systèmes adaptatifs complexes ont tendance à se transformer en de nouveaux états stables – une caractéristique connue sous le nom d’émergence – et la description du système ne peut être toujours objective, complète ou permanente.Note de bas de page 14

Port-au-Prince, la capitale tumultueuse d’Haïti, offre un exemple concret de l’environnement urbain en tant que système adaptatif complexe. La ville est confrontée à des problèmes uniques et graves : on estime que 80 % de la ville est sous le contrôle de gangs qui se sont considérablement renforcés ces dernières années en concluant des alliances avec d’autres groupes armés, créant quelque sept grandes coalitions de gangs et environ 200 groupes affiliés, d’après un récent rapport des Nations unies.Note de bas de page 15  On craint de plus en plus l’émergence d’une guerre civile dans le cadre d’une crise politique durable depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021.Note de bas de page 16  Dans les sections suivantes, Port-au-Prince servira d’étude de cas pour comprendre les caractéristiques des systèmes adaptatifs complexes pertinentes pour la préparation du renseignement dans l’environnement urbain.

Émergence

L’émergence signifie l’apparition de nouvelles propriétés ou caractéristiques dans un système qu’on ne peut réduire à la somme de ses parties. Il s’agit d’un phénomène où de nouveaux modèles, structures ou comportements naissent des interactions entre les composantes d’un système complexe. Ces interactions s’organisent d’elles-mêmes, sans directive de l’extérieur. Ces propriétés émergentes sont souvent imprévisibles et on ne peut les comprendre en analysant simplement et de manière individuelle les composantes du système. Elles résultent plutôt du comportement collectif du système dans son ensemble.Note de bas de page 17

Les notions d’émergence et d’auto-organisation sont évidentes dans le cas de Port-au-Prince.Note de bas de page 18  Il existe depuis longtemps une relation entre l’élite politique haïtienne et les acteurs armés non étatiques du pays. Les germes de cette équation sont apparus dès 1959 lorsque le président François « Papa Doc » Duvalier, profondément méfiant à l’égard de l’armée en raison d’une tentative de coup d’État survenue l’année précédente, a organisé une milice privée connue sous le nom de Tontons Macoutes (« Boogeymen »), qui  maintenait l’ordre en terrorisant la population et les opposants politiques. Les Tontons Macoutes auraient apparemment assassiné entre 30 000 et 60 000 Haïtiens. D’innombrables personnes ont été agressées sexuellement et physiquement et torturées avec excès de violence survivant ainsi à la disparition de la dynastie Duvalier en 1986.Note de bas de page 19

Après avoir été renversé par un coup d’État militaire en 1991, le président Jean-Bertrand Aristide est revenu au pouvoir en 1994, a démantelé l’armée et commencé à armer ses partisans et ses partisanes politiques dans les bidonvilles de Port-au-Prince. L’élite politique et économique haïtienne s’est souvent tournée vers les gangs de rue pour intimider ses adversaires, leur offrant un soutien financier, des armes et une protection contre les forces de l’ordre en échange de leur loyauté. Cependant, ces relations semblent s’être rompues après l’assassinat en 2021 du président haïtien Jovenel  Moïse, ancien bienfaiteur de la tristement célèbre famille de gangs G9 dirigée par Jimmy « Barbecue » Chérizier.Note de bas de page 20

Chérizier ne s’est pas contenté de trouver un nouveau parrain politique après la mort de Moïse. Il préférait bouleverser l’ordre établi en tentant d’affirmer sa domination sur l’élite politique et les gangs rivaux. Il s’est emparé de nouveaux territoires et a fini par contrôler les installations portuaires de Port-au-Prince, qu’il a utilisées pour extorquer des politiciens et des politiciennes en étouffant l’activité portuaire.Note de bas de page 21  En contrôlant les installations portuaires, le G9 de Chérizier ne dépend plus des relations patron-client qu’il entretenait auparavant avec l’élite politique. Un nouvel État stable émerge, avec de nouvelles relations, et Chérizier tente de se positionner en tant que leader d’un mouvement révolutionnaire.Note de bas de page 22  Cet exemple illustre l’auto-organisation des éléments du système en l’absence de direction externe et l’émergence de nouveaux modèles de comportement parmi ces composants, menant ainsi à un nouvel état stable ou à un équilibre.

L’activité des gangs en Haïti ne peut être généralisée aussi simplement. Les systèmes adaptatifs complexes ne sont pas analysés en présumant une causalité linéaire ou même une causalité multiple. Ils utilisent une perspective connexionniste en vertu de laquelle les interactions entre et parmi les éléments sont considérées avec la capacité d’adaptation du système aux forces de l’environnement.Note de bas de page 23

Adaptivité

L’adaptativité désigne la capacité d’un système à modifier son comportement ou sa structure en réponse à des changements dans son environnement ou ses conditions internes. Cela permet à un système de faire face à l’incertitude, à la complexité et à l’imprévisibilité et d’évoluer vers de nouveaux états ou configurations. L’adaptativité est également liée à l’apprentissage, car un système peut utiliser la rétroaction et les informations découlant de ses interactions pour modifier ses actions et ses attentes.

À Port-au-Prince, les attaques de groupes d’autodéfense menées par des habitants contre des membres présumés de gangs se sont récemment transformées en un mouvement baptisé Bwa Kale, expression en créole haïtien signifiant « bois pelé », une métaphore grossière du phallus, insinuant une domination masculine impitoyable. Les attaques de plus en plus fréquentes des groupes d’autodéfense laissent croire à une adaptation interne du système en réponse à l’incertitude dangereuse posée par la violence des gangs.Note de bas de page 24  Cela dit, Haïti a une longue histoire de vigilantisme, et il serait trompeur de considérer l’actuel mouvement Bwa Kale comme quelque chose de nouveau. Contrairement aux mouvements précédents, il est unique en ce qui concerne les conditions environnementales qui ont mené à son émergence.

Alors que la crise politique haïtienne se poursuit sans pouvoir législatif ou exécutif légitime et sans la perspective d’élections démocratiques, les acteurs du système s’adaptent à un nouveau paysage politique où les gangs constituent l’autorité de facto dans une grande partie du pays. L’appareil de sécurité de l’État, incarné par la Police nationale d’Haïti, elle-même en proie à la corruption, est un des nombreux acteurs armés et sans doute pas le plus fort.Note de bas de page 25  Il serait erroné de qualifier ce système de « non gouverné », comme c’est parfois le cas lorsqu'on décrit les villes « sauvages » et les États en déroute (plus d’informations sur cette terminologie ci-dessous). Même lorsque le gouvernement central est incapable de fournir des biens publics, la gouvernance locale est assurée par un mélange complexe de structures informelles fournies par des gangs, des groupes d’autodéfense et d’autres acteurs de la société civile locale et internationale qui fournissent des services sociaux et de sécurité.Note de bas de page 26 

Le système urbain de Port-au-Prince s’est adapté aux crises politiques, sociales et économiques qui ont frappé le pays. On peut raisonnablement s’attendre à ce que toute intervention militaire étrangère dans la ville entraîne de nouvelles adaptations, qu’il s’agisse d’une opération de soutien à la paix ou d’une opération d’évacuation de non-combattants. Cela s’explique en grande partie par le fait que les éléments du système réagissent à l’intervention d’un nouvel agent et que le comportement du système s’adapte. Toutefois, en raison de la nature non linéaire des systèmes adaptatifs complexes, il serait difficile de prédire les limites précises de ces adaptations, ce qui donne lieu à la caractéristique suivante des systèmes adaptatifs complexes.

Non-linéarité

La dynamique non linéaire est une branche des mathématiques qui étudie les systèmes dont le comportement n’est pas directement proportionnel aux intrants.Note de bas de page 27  De petites modifications des conditions initiales peuvent entraîner des changements importants et souvent imprévisibles dans le comportement du système. Les systèmes non linéaires sont souvent complexes et peuvent présenter un large éventail de comportements, comme le chaos, des bifurcations et des états stables multiples.

La décision prise en avril 2023 par certains habitants de Port-au-Prince d’attaquer et d’exécuter eux-mêmes des membres de gangs présumés semble enclencher une dynamique d’autodéfense plus importante dans la ville. S’il est difficile de prévoir l’évolution du mouvement Bwa Kale et ses effets, un petit changement dans le système représenté par l’attaque d’avril peut entraîner des changements profonds dans le comportement futur du système. Certains experts régionaux craignent déjà que le mouvement ne s’étende aux économies criminelles.Note de bas de page 28

L’étude des effets de second et de troisième ordres est un moyen permettant possiblement d’appliquer les dynamiques non linéaires dans les environnements urbains. Comme le souligne Michael Miller, « Bien que nous ne soyons pas en mesure de prédire avec une certitude précise le comportement de cause à effet de systèmes complexes interdépendants, nous pouvons essayer de comprendre la nature des éléments qui interagiront. »Note de bas de page 29  Les modèles mathématiques et les simulations peuvent aider à résoudre les problèmes de causalité dans les systèmes adaptatifs complexes, mais l’application de ces modèles à la préparation du renseignement et à la planification opérationnelle peut être problématique. Le temps manque souvent pour établir les conditions adéquates et définir les variables. Miller propose une méthodologie systématique pour schématiser les chaînes de cause à effet (figure 1).

Figure 1 : Chaîne de cause à effet.
Figure 1 : Chaîne de cause à effet.

La figure montre un diagramme de processus où la cause 1 donne l'effet 1 et devient la cause 2, qui donne l'effet 2 et devient à son tour la cause 3

Ce modèle linéaire est suffisamment simple pour être utilisé dans des situations où le temps est limité, par exemple, lors d’opérations de combat majeures, afin de soutenir la planification des écarts et des mesures d’urgence, et il peut être étendu lorsque le thème de la campagne doit faire l’objet d’une analyse plus approfondie. Comme indiqué ci-dessus, les systèmes adaptatifs complexes ne sont pas analysés en présumant une causalité linéaire ou même des causalités multiples. Néanmoins, pour la préparation des renseignements et la planification opérationnelle, la causalité linéaire constitue une première étape nécessaire de l’analyse. Par la suite, une chaîne de cause à effet élargie peut commencer à ressembler à une toile de cause à effet (figure 2), où les boucles de rétroaction et la disproportion caractérisent les relations de cause à effet.

Plusieurs modèles de causalité probabilistes peuvent être utilisés pour représenter les relations causales dans un système et établir des prédictions sur le comportement d’un système.Note de bas de page 30  Compte tenu du temps et de l’expertise nécessaires à l’exécution de ces modèles, ils conviennent davantage aux opérations de soutien de la paix et de contre-insurrection qui présentent une solide infrastructure de renseignement.

 

Figure 2 : Toile de cause à effet.
Figure 2 : Toile de cause à effet.

La figure montre un diagramme de processus où les causes 1 à 3 donnent l'effet 1, tandis que les causes 1 et 3 donnent l'effet 2. Les effets 1 et 2 deviennent les causes 4 et 5 qui donnent ensemble l'effet 3. L'effet 3 est disproportionné par rapport à ses causes et a une boucle de rétroaction bidirectionnelle avec la cause 4.

Souvent décrits comme des cycles d’action-réaction, la non-linéarité et les boucles de rétroaction caractérisent toutes les interactions humaines. Le mouvement Bwa Kale, qui gagne en popularité à Port-au-Prince, découle de la frustration des citoyens face à la violence des gangs et à l’incapacité ou au manque de volonté de la police de s’attaquer à ce problème de manière efficace. L’exécution de membres présumés de gangs a eu pour conséquence la diminution immédiate du nombre d’enlèvements et de meurtres attribués aux gangs dans certaines communautés.

Note de bas de page 31  Un deuxième résultat, qui n’existe pas encore mais qui est possible dans les bonnes conditions, est l’intensification des représailles de la part des gangs. Une boucle de rétroaction apparaîtrait au moment où les gangs réagiraient aux attaques en ciblant les membres du mouvement Bwa Kale, ce qui influencera la façon dont le mouvement d’autodéfense réagira à l’avenir. Ce type de bidirectionnalité peut potentiellement créer une boucle de rétroaction à autorenforcement, où les interactions causales renforcent et perpétuent une certaine trajectoire – dans ce cas-ci, la poursuite de la violence entre les gangs et les groupes d’autodéfense.Note de bas de page 32

COMPOSANTES DE L’ENVIRONNEMENT URBAIN

L’environnement urbain est souvent vu comme une triade comprenant le terrain humain, le terrain physique et les infrastructures. La théorie de la complexité se prête à l’analyse du terrain humain et des infrastructures. En dépit de l’importance cruciale de la compréhension du terrain physique d’un environnement urbain, la théorie de la complexité n’offre aucune voie pour améliorer l’analyse, et ce, malgré les lacunes de l’approche doctrinale de l’analyse du terrain urbain.Note de bas de page 33  L’application de la théorie de la complexité à l’analyse du domaine de l’information et du cyberdomaine est plus susceptible de produire une meilleure analyse. Toutefois, ces domaines n’ont pas de limites géographiques et ne sont pas nécessairement propres à l’environnement urbain. Bien qu’il s’agisse d’une piste intéressante pour de futures recherches, cette discussion serait trop vaste et trop détaillée pour le présent article. Les sections suivantes traiteront de l’utilisation des systèmes adaptatifs complexes pour comprendre le terrain humain et les infrastructures d’un environnement urbain.

Dimension humaine

Une caractéristique unique des environnements urbains concerne la densité et la diversité du terrain humain qui entraînent des interconnexions complexes au sein de la ville en tant que telle et au-delà (soit les communautés de la diaspora). Les résidents font partie du terrain humain, mais également les organisations non gouvernementales et les organisations intergouvernementales étrangères. Une tâche cruciale de la fonction du renseignement consiste à faire la distinction entre les acteurs hostiles et les civils innocents sur le champ de bataille.

La matrice ASCOPE-PMESIINote de bas de page 34  est couramment utilisée comme méthode d’analyse du terrain humain lors des opérations de contre-insurrection et de soutien à la paix. Cependant, puisque la tendance va maintenant plutôt sur la préparation aux opérations de combat majeures, cet outil n’est plus enseigné en détail lors de la formation des officiers ou des militaires du rang (MR).Note de bas de page 35  Cela dit, les déductions tirées d’une matrice ASCOPE-PMESII ont une valeur militaire substantielle en milieu urbain. Toutefois, comme le montre la PIFC 2-1.1, la matrice ASCOPE-PMESII présente des lacunes importantes qu’il convient de combler pour qu’elle puisse être utilisée de manière efficace.

La matrice ASCOPE-PMESII a été développée par le United States Marine Corps (USMC) au cours des campagnes anti-insurrectionnelles en Irak et en Afghanistan afin de soutenir les affaires civiles. La matrice sert de feuille de couverture d’un processus d’estimation souvent négligé. Les rédacteurs de la doctrine au sein des Forces armées canadiennes ont refusé d’intégrer pleinement ce processus d’estimation, préférant inclure un PMESII élargi sur la carte ASCOPE (figure 3).Note de bas de page 36  Si la matrice ASCOPE-PMESII était encore enseignée de manière détaillée dans le cadre de la formation des officiers et des MR, cela ne serait peut-être pas un problème, mais le résultat est un outil sous-optimal qui encourage le catalogage des informations dans des catégories distinctes qui ne permettent pas de déterminer leur interconnexion au lieu de permettre une approche systémique.Note de bas de page 37 

 

PMESII (POLITIQUE) ET CARTE ASCOPE
Zones Structures Capacités Organisations Personnel Événements
Enclaves Tribunaux
  • Palais de justice
  • Tribunaux mobiles
  • Tribunaux traditionnels / tribaux
Administration publique :
  • Autorité, pratiques et droits civils
  • Systèmes politiques
  • Stabilité politique
  • Traditions politiques
  • Normes et efficacité
Principaux partis politiques :
  • Formel
  • Informel
Représentants – Nations Unies/ONG Élections
Municipalités Immeubles gouvernementauxs Cadre dirigeant :
  • Administration
  • Politiques
  • Pouvoirs
  • Organisation
ONG Dirigeants politiques Réunions du conseil
Provinces Immeubles provinciaux/de district Legislation:
  • Administration
  • Politiques
  • Pouvoirs
  • Organisation
Gouvernement d'accueil Gouverneurs Discours (importants)
Districts Salles de réunion Judiciaire/juridique :
  • Administration
  • Capacité
  • Politiques
  • Codes civil et criminel
  • Pouvoirs
  • Organisation
  • Application de la loi
Affiliations des groupes d’insurgés Conseils Séances d’instruction (sécurité et militaire)
Districts politiques / électoraux Lieux de scrutin Justice alternative / règlement des différends / griefs Système judiciaire Aînés Procès importants
Frontières nationales Immeubles polyvalents Degrés de légitimité du leadership local Pouvoir politique caché Chefs communautaires Distribution du pouvoir
Zones d'influence du gouvernement fantôme Partenariats :
  • Étranger
  • Ministère
Paramilitaires Motivation politique
Juges/procureurs Traités
Chefs de tribus et leurs rôles :
  • Masculin
  • Féminin
Volonté nationale / culturelle
Chefs de la diaspora

Figure 3 : Rapport entre la politique PMESII et la matrice ASCOPE, telle que décrite dans la PJFC 2-1.1 Préparation renseignement de l'espace operationnel.

 

S’ils sont utilisés en tant qu’estimation (figure 4) conjointement avec une analyse du réseau, les points de données identifiés dans la matrice deviennent des facteurs d’analyse dans l’estimation et des nœuds au sein d’un réseau. Dans l’analyste, on fait plus que cataloguer et schématiser les facteurs saillants de l’environnement urbain, on évalue leur interconnexion et leur impact sur les opérations.

 

POLITIQUE
Facteur Considérations Déduction
A
(Zones)
Les limites pour les affiliations au parti politique X et au parti politique Y se trouvent à l'intérieur de ZO FA. Les tensions et souvent les violences entre les partisans et les partisanes des partis politiques X et Y débordent sur les zones contrôlées par le parti politique X. Lorsqu'il y a débordement, c'est généralement à l'intersection des rues Q et R. Zone d'intérêt nommée probable à l'intersection des rues Q et R.
S
(Structures)
La Cour suprême se trouve à l'intérieur de la ZO. La Cour est située dans la zone d'affiliation politique du parti politique X. Les incursions dans la ligne d’affiliation interpartis par les partisans et les partisanes du parti politique Y convergent souvent vers la Cour suprême. Les tentatives de FA pour empêcher les partisans et les partisanes du parti politique Y de franchir la frontière pour se rendre à la Cour suprême se traduiront probablement par une dégradation des relations, mais empêcheront les explosions de violence entre les partisans et les partisanes de X et ceux et celles de Y. Des messages appropriés peuvent atténuer les dommages causés aux relations.
C
(Capacités)
Résolution des conflits juridiques Le processus de résolution des conflits juridiques ne jouit pas d'une grande confiance, alors que les partisans et les partisanes du parti politique Y le voient comme étant biaisé en faveur du parti politique X. La résolution des conflits juridiques sur le site continuera probablement d’exacerber les tensions politiques jusqu'à ce que des réformes soient entreprises.
O
(Organisations)
Parti politique Y Voir Évaluation des intérêts pour le parti politique Y. Les principaux intérêts/griefs du parti politique Y ne peuvent être résolus par FA, mais la résolution des intérêts secondaires au sein de la ZO peut susciter la bonne volonté.
P
(Personnes)
Chef X1, parti politique X Voir Profil biographique pour le chef X1. l est peu probable que le chef X1 coopère avec le parti politique Y ou les forces amies tant que la structure des incitatifs n'aura pas été modifiée. Le chef X1 est une cible de grande valeur.
E
(Événements)
Décisions de la Cour suprême L'analyse des modèles historiques révèle que la violence entre les partisans et les partisanes des partis politiques X et Y correspond généralement aux décisions rendues par la Cour suprême, plutôt qu'aux cycles électoraux. Prochaines décisions de la Cour suprême inconnues ; BI probable.
Légende: FA - Forces amies, ZO - Zone d’opérations, BI - Besoin en information

Figure 4 : Exemple de page d'estimation ASCOPE-PMESII our la variable politique.

Le retour à Port-au-Prince permet d’illustrer un autre point important concernant le terrain humain dans l’environnement urbain. Jusqu’à présent, cet article a brossé le tableau d’une ville en proie à une violence criminelle chaotique, une ville « sauvages » sans ordre. Mais ce n’est pas tout et cela nous amène à une vision inexacte et nettement négative des habitants et des habitantes de la ville. Ce récit ne tient également pas compte du fait que les gens se tournent souvent vers l’appartenance à un gang pour répondre à de véritables besoins sécuritaires, sociaux et financiers.Note de bas de page 38  La préparation du renseignement en milieu urbain doit comprendre les intérêts des individus et des groupes, les moteurs culturels, économiques et sécuritaires de ces intérêts, et la manière dont les individus et les groupes perçoivent leurs intérêts par rapport aux autres.

Il faut reconnaître que les auteurs de la doctrine canadienne ont inclus dans la publication B-GL-323-004-FP-004, Opérations de contre-insurrection, la notion d’un spectre d’intérêt relatif pour surmonter le paradigme traditionnel « neutre et favorable à l’ennemi » et l’obscurcissement qu’il provoque (figure 5).Note de bas de page 39  Les individus et les groupes cadrent rarement dans des catégories précises, alors que les descripteurs courants tels que « pro-gouvernement » ou « anti-gouvernement » ne sont pas adaptés à la myriade d’intérêts qu’un individu ou un groupe peut entretenir.

 

Figure 5 : Spectre d’intérêt relatif tel que décrit dans la publication B-GL-323-004-FP-004, Opérations de contre-insurrection.
Figure 5 : Spectre d’intérêt relatif tel que décrit dans la publication B-GL-323-004-FP-004, Opérations de contre-insurrection.

La figure est une représentation schématique du soutien factionnel à une campagne militaire, du plus au moins : Alliés et Amis plus encore, Neutres au milieu, et Ennemis et Hostiles inactifs moins.

Une analyse méthodique des intérêts des groupes permet de mieux comprendre la complexité du terrain humain en déterminant les intérêts primaires et secondaires d’un groupe. Les intérêts primaires sont essentiels à la survie d’un groupe et peuvent être considérés comme des intérêts qui « sonnent l’alarme ». Par exemple, si des groupes locaux coopèrent avec des forces extérieures principalement pour des raisons d’harmonisation, les intérêts qui « sonnent l’alarme » sont ceux qui, s’ils sont franchis ou violés, signifient que la coopération doit cesser, quels que soient les avantages de la coopération ou l’harmonisation des objectifs. Le contraire pourrait se produire si les intérêts primaires d’un groupe sont satisfaits par des forces amies dont les motivations ne sont pas harmonisées. L’évaluation et la schématisation de ces intérêts permettent d’identifier les points de vulnérabilité, de sorte qu’une force extérieure peut éviter les événements qui transforment d’anciens alliés en adversaires et obtenir la coopération de groupes qui pourraient être considérés autrement comme étant hostiles.Note de bas de page 40

À Port-au-Prince, l’Initiative mondiale contre la criminalité organisée transnationale estime à 95 le nombre de gangs actifs.Note de bas de page 41  D’un point de vue statistique, il est peu probable que chacun de ces gangs soit l’ennemi d’une intervention étrangère de soutien à la paix, et il ne serait pas souhaitable qu’une force militaire étrangère se retrouve en train de combattre tous ces groupes. La compréhension de leurs intérêts permet d’exploiter les intérêts communs – même au sein de groupes qui seraient autrement considérés comme hostiles – afin d’assurer le succès de la mission. Elle permet également de comprendre les domaines dans lesquels une intervention militaire pourrait trouver un terrain d’entente avec les différents groupes d’autodéfense, dont plusieurs collaborent déjà de manière informelle avec les forces de sécurité de l’État en Haïti.Note de bas de page 42  Par conséquent, le renseignement d’origine humaine et les opérations civilo-militaires revêtent une importance disproportionnée pour la préparation du renseignement en milieu urbain.

La PIFC 2-1.1 fournit déjà des outils utiles pour comprendre les systèmes, dont le principal est l’analyse des réseaux. En invoquant les caractéristiques des systèmes adaptatifs complexes – émergence, adaptativité et non-linéarité – on aidera l’analyste à comprendre la manière dont les relations s’adaptent et évoluent avec la venue d’un nouvel élément, telle une intervention militaire étrangère.

Infrastructures

Il existe plusieurs façons de comprendre les infrastructures dans le monde universitaire et dans un contexte militaire. En tant que terme générique, les infrastructures peuvent être considérées comme étant physiques et sociales. Les infrastructures physiques comprennent les structures et les installations physiques de base qui sont nécessaires au fonctionnement d’une société : ponts, stations d’épuration, sous-stations électriques, etc. Sans ces structures, la vie quotidienne et l’activité économique s’arrêteraient. Les infrastructures sociales sont souvent considérées comme comprenant les politiques, les ressources et les services qui permettent aux personnes de participer à des activités sociales et économiques productives.Note de bas de page 43

La PIFC 2-1.1 souligne à quel point il est important d’analyser les infrastructures, mais on n’y fait pas suffisamment la distinction entre les infrastructures et les services qu’elles permettent d’offrir. On a tendance à confondre les deux en prétendant que « [u]n portrait précis de l’état de l’infrastructure doit potentiellement empêcher ou contribuer à effacer les crises humanitaires ».Note de bas de page 44  Bien que cela soit, sans aucun doute, vrai, cette interprétation des infrastructures ne tient pas compte de l’interconnexion systémique des composants qui permettent d’offrir des services, dont les infrastructures (physiques) ne représentent qu’un des éléments.

Pour l’analyse militaire, et en l’absence d’une définition doctrinale précise, cet article propose une définition qui peut être intégrée plus facilement dans le langage des systèmes adaptatifs complexes. Les infrastructures – structures physiques comme les ponts, les écoles, les hôpitaux et les sous-stations électriques – représentent un des nombreux éléments qui permettent de fournir les services nécessaires à la vie quotidienne et à l’activité économique. En ce sens, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) établit une distinction claire entre les « infrastructures essentielles » et les « services essentiels », ce qui facilite l’analyse militaire. Les infrastructures essentielles sont nécessaires au fonctionnement d’un service essentiel dont l’endommagement ou la destruction entraîne un impact profond sur la fourniture du service. Les services essentiels sont des services indispensables à la survie de la population, comme l’eau et l’assainissement, l’électricité, les soins de santé et l’élimination des déchets solides.Note de bas de page 45

En élargissant la définition de la Croix-Rouge, les services peuvent inclure non seulement les services essentiels, mais également les services sociaux, tels que l’éducation et la garde d’enfants, les services économiques tels que l’assurance-emploi et l’indemnisation des travailleurs, ou les services d’urgence tels que les services d’incendie et d’ambulance.

Tous les services, essentiels ou non, dépendent du fonctionnement d’au moins quatre composantes interconnectées : Note de bas de page 46 

En invoquant les systèmes adaptatifs complexes dans l’environnement urbain, on arrive à comprendre les interdépendances dynamiques et adaptatives entre ces composantes, en particulier dans les zones de conflit. Aucune de ces composantes n’est conçue en fonction de la guerre urbaine. Les dysfonctionnements sociaux, politiques et économiques perturberont la pertinence de ces éléments pour la demande. Même les systèmes gravement perturbés s’adapteront de manière unique pour fournir le service ou un semblant de service. L’utilisation d’une analyse causale non linéaire permet à l’analyste de comprendre les conséquences disproportionnées qu’une perturbation, même relativement mineure, d’un de ces éléments peut avoir sur l’ensemble du système.

Les infrastructures sont comprises de manière trop étroite dans l’analyse militaire, alors que la matrice ASCOPE-PMESII en tant que telle ne dévoile pas ces interconnexions adéquatement. L’adoption de systèmes adaptatifs complexes permet de mieux reconnaître ces composantes et la manière dont ces dernières et les systèmes évolueront et s’adapteront, en particulier dans le contexte de la guerre urbaine.

Utilisée correctement et de manière à comprendre les relations, la matrice ASCOPE-PMESII peut révéler les innombrables façons dont le terrain humain interagit avec les infrastructures physiques et les services qu’elles permettent d’offrir. Qu’ils soient hostiles ou non, tous les groupes de population vivant dans un environnement urbain utiliseront, exploiteront, défendront ou attaqueront les infrastructures et les services qu’elles permettent d’offrir. La manière dont ces actions se produisent peut sembler imperceptible pour une force étrangère, ce qui renforce les relations et les interdépendances entre les groupes de population et les infrastructures urbaines. À Port-au-Prince, par exemple, l’occupation par le G9 du terminal pétrolier Varreux en 2022 est un exemple évident de la façon dont les groupes de population peuvent interagir avec les infrastructures d’une ville de manière évolutive.Note de bas de page 47

Cependant, les infrastructures ne permettent pas seulement de fournir des services, elles constituent également la base de l’activité économique, qu’elle soit légale, illégale ou qu’elle se situe dans la zone grise entre les deux. Plusieurs tentatives ont été faites pour représenter graphiquement ces activités. Une méthode courante consiste à voir ces activités comme des flux (flux métaboliques dans le langage du métabolisme urbain) de personnes, de biens, de capitaux et d’informations.Note de bas de page 48  La schématisation de ces flux sur le plan géospatial et au moyen de diagrammes d’analyse de réseau, en tenant compte de leur origine et de leur destination, de leur raison d’être, des nœuds qu’ils utilisent, de la manière dont ils sont reliés, de ceux qui les contrôlent et de ceux qui en dépendent, révélera l’impact qu’ils ont sur les opérations militaires. Comme décrit ci-dessus, une analyse causale révélera l’influence que les opérations militaires exercent sur ces flux.

COMPRENDRE LES SYSTÈMES ADAPTATIFS COMPLEXES

À première vue, un des inconvénients de la mise en œuvre de systèmes adaptatifs complexes dans l’analyse du renseignement est la contradiction apparente entre la responsabilité de fournir une analyse prédictive et l’incapacité explicite de la théorie de la complexité à prédire les résultats. Les analyses traditionnelles de corrélation et de cause à effet ne décrivent pas correctement les systèmes adaptatifs complexes en raison de l’émergence et de la non-linéarité. En réalité, les analystes n’ont jamais été en mesure de fournir une certitude absolue dans leurs évaluations, quelle que soit l’approche analytique utilisée. La mise en œuvre de systèmes adaptatifs complexes n’augmente pas l’incertitude de l’analyse. En revanche, elle procure une base théorique plus solide pour identifier les sources de cette incertitude que l’actuelle « perspective systémique » employée dans la doctrine.

Un des avantages de la mise en œuvre de systèmes adaptatifs complexes dans la préparation des renseignements sur les environnements urbains est qu’elle permet de surmonter le langage des « villes sauvages ». Le Dr Richard Norton a inventé ce terme en 2003 pour décrire un environnement urbain qui

« est aujourd’hui un vaste ensemble de bâtiments délabrés, une immense boîte de pétri de maladies anciennes et nouvelles, un territoire où l’État de droit a depuis longtemps été remplacé par une quasi-anarchie dans laquelle la seule sécurité disponible est celle qu’on obtient par la force brute... [C]ette ville serait toujours connectée au reste du monde. Elle entretiendrait au moins un minimum de relations commerciales et certains de ses habitants auraient accès aux technologies de communication et d’informatique les plus modernes au monde. Il s’agirait en fait d’une ville sauvage. »Note de bas de page 49

Cette expression a été employée pour décrire des villes comme Port-au-Prince ou Mogadiscio, où l’État de droit formel est faible par rapport aux structures de gouvernance informelles, où les services sociaux se sont effondrés et où la sécurité, sous diverses formes, est au mieux inégale. Elle décrit les mêmes conditions que le CGTAC dans L’Armée de terre de l’avenir du Canada, où l’urbanisation rapide aggrave la pauvreté et l’insécurité en matière de soins de santé, d’eau et d’énergie, en particulier dans les régions en développement, augmentant ainsi les tensions et la perspective de conflits armés.

Le Dr Norton reconnaît que son choix de l’expression est controversé et provocateur, bien que le terme « sauvage » ait une utilité sur les plans biologique et zoologique. Cependant, l’application courante et imprudente de ce terme pour décrire les populations humaines risque d’imposer des préjugés culturels et raciaux. En revanche, l’utilisation du langage des systèmes adaptatifs complexes procure un cadre analytique permettant de décrire les mêmes phénomènes sans risquer d’inclure implicitement de préjugés culturels et raciaux susceptibles de nuire à une bonne analyse du renseignement.

CONCLUSION

Les outils fournis dans la PIFC 2-1.1, sa perspective systémique et son analyse des réseaux, peuvent être développés avec l’aide des systèmes adaptatifs complexes pour mieux comprendre les environnements urbains. Le développement de l’utilisation de certaines technologies, dont l’intelligence artificielle, aidera à traiter les quantités considérables de données qui caractérisent les opérations urbaines et qui dépassent les capacités d’analyse. Il est déjà courant d’invoquer les systèmes adaptatifs complexes pour décrire l’environnement urbain, mais l’application de leurs caractéristiques à l’analyse du renseignement – en particulier l’émergence, l’adaptativité et la non-linéarité– peut permettre de mieux soutenir les opérations militaires. L’efficacité du ciblage, qui permet de faire la distinction entre les acteurs adverses et les civils innocents et d’éviter les dommages collatéraux, en dépend. 

À PROPOS DE L’AUTEUR

Le capitaine Colin Papuschak s’est enrôlé dans les Forces armées canadiennes en 2009 en tant qu’officier d’infanterie au sein du Loyal Edmonton Regiment, avec lequel il a participé à de nombreux exercices d’opérations urbaines. Il a occupé divers postes au Centre d’instruction du Secteur de l’Ouest et au Quartier général de la 3e Division du Canada. En 2020, le Capt Papuschak a été transféré à la Force régulière en tant qu’officier du renseignement et est actuellement affecté au 3e Bataillon, Princess Patricia’s Canadian Light Infantry (3 PPCLI), en tant qu’officier du renseignement du bataillon.

Cet article a été publié pour la première fois dans l’édition d’octobre 2024 du Journal de l’Armée Canadienne (21-1).

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2024-10-30