Rafales Courtes:
L’échiquier de la guerre : information, tactique et risque
par Lieutenant-colonel David Holtz, CD

Image de couverture (encart) Journal de l'Armée canadienne, hiver 1961, illustrateur : H.M. Hands
Les jeux comme les échecs, le poker et le Go (un jeu asiatique) peuvent vous aider à apprécier la tactique, la gestion des risques et la pensée logique dans un contexte compétitif. J’aimerais ici mettre l’accent sur les échecs, qui peuvent offrir une équivalence étonnement proche des problèmes tactiques.
En surface, un échiquier semble être un terrain de bataille totalement transparent – où les pièces sont bien ordonnées et où on peut bien voir l’adversaire. Cela pourrait vous induire à penser que les échecs, contrairement au poker, excluent une dimension de dissimulation de l’information. Toutefois, un examen plus minutieux révèle son propre « brouillard de la guerre », qui est produit par les enchevêtrements complexes des prises de décisions et des réactions.
Cette illusion voulant qu’on dispose des renseignements complets aux échecs est convaincante. Or, le joueur peut ne percevoir qu’une partie des manœuvres potentielles que l’adversaire a à sa disposition. Bien que l’on puisse être conscient des positions dans l’espace des pièces du jeu d’échecs, il est impossible de saisir toutes les trajectoires que le jeu pourrait emprunter.
En tant que joueur, vous avez peutêtre étudié les jeux antérieurs de votre opposant, pour avoir une idée de leurs tendances habituelles et leurs stratégies préférées. Vous voyez une réaction défensive familière lorsque vous ouvrez avec un gambit dame standard. Compte tenu de vos connaissances, vous prédisez que les prochains déplacements des pièces et vous planifiez en conséquence. Or, si votre adversaire dévie de la norme et déplace son fou, est-ce que vous y auriez pensé? Vos renseignements perçus comme étant complets sont instantanément brouillés par des variables inconnues.
Malgré leur simplicité trompeuse, les échecs offrent un univers de possibilités. Il y a 288 milliards de scénarios potentiels rien que dans les quatre premiers tours – ce qui dépasse largement les capacités de calcul humaines. Une partie comptant une limite de 50 tours, comme le prévoient les règles aux échecs, peut donner lieu à 10120 résultats différents. Pour mettre ce chiffre astronomique en perspective, selon les estimations scientifiques actuelles, le nombre total d’atomes dans l’univers connu est d’à peine 1082. Ce gouffre immense entre la complexité des échecs et la limite physique de l’univers présente un problème de magnitude analytique au-delà de la capacité de tout cerveau.
Compte tenu de ces réalités, il devient évident qu’un joueur ne peut se fier qu’à une analyse limitée et qu’il doit principalement dépendre sur l’identification des tendances pour discerner des avantages tactiques. Par conséquent, la notion d’analyse complète devient non seulement inatteignable, mais peut-être aussi inutile. À la place, les meilleurs joueurs d’échecs synthétisent l’information, ils font des estimations éclairées reposant sur des tendances plutôt que de tenter de calculer tous les résultats.
Les échecs sont un miroir qui reflète la nature humaine et les propres tendances du joueur. Vous pouvez sonder la nature de votre adversaire en entamant certains déplacements, comme en offrant un gambit. C’est cette même fonction que nous employons avec notre reconnaissance blindée et de l’infanterie, nous voulons non seulement savoir où se trouve notre adversaire, mais aussi comment il va réagir. Comprendre l’intention et la capacité de l’ennemi est crucial, mais vous pouvez obtenir un avantage si vous pouvez tirer des interprétations de sa disposition, de sa manœuvre tactique et de ses réactions potentielles au contact ou à l’engagement.
Imaginez lancer une ouverture agressive, exposant délibérément votre reine tôt dans la partie. Votre opposant, qui voit la manœuvre, fait une série de déplacements pour tenter de la prendre au piège. Toutefois, si c’était votre intention, votre faiblesse feinte est maintenant une force. Le fait que votre adversaire se concentre sur la reine peut vous permettre de manœuvrer vos autres pièces de façon stratégique, ce qui vous confère un avantage. Cette situation aux échecs trouve un écho frappant en des scénarios de bataille où une faiblesse perçue peut être annoncée pour détourner l’attention de l’ennemi, ce qui permet des avancées ailleurs.
Les échecs, et leur jouabilité complexe et leurs dilemmes stratégiques, offrent aussi une analogie profonde des relations compliquées entre l’information et le risque. À l’instar d’un commandant, un joueur d’échecs est souvent aux prises avec des décisions qui exigent le sacrifice d’une partie d’une éventuelle position avantageuse. C’est une danse où le joueur parie ses ressources contre une incertitude, sans être certain de la façon dont l’adversaire va réagir. L’essence de ces décisions reflète les choix précaires faits lors d’opérations tactiques.
Prenons l’exemple d’une hypothétique opération militaire. La reconnaissance indique une faiblesse au niveau du flanc. Le commandant peut décider de faire dévier une partie de la force, pour exploiter un avantage en matière d’information pour saisir une occasion. Cette décision comporte des risques : l’exposition potentielle de ses propres forces, le risque que l’information soit incorrecte ou périmée, la menace très réelle de l’inconnu. Toutefois, la récompense est une percée des lignes ennemies.
Ce processus décisionnel militaire a des points communs avec les échecs, lorsqu’un joueur peut décider de sacrifier un cavalier pour exploiter une ouverture dans la défense de son adversaire. Les deux scénarios représentent un pari reposant sur les informations dont on dispose. Les deux exigent des décideurs qu’ils contrebalancent les éventuels risques et récompenses.
Au combat, il s’ajoute une couche de complexité qu’on ne retrouve pas dans une partie d’échecs : la marche inexorable du temps. Aux échecs, les résultats potentiels se multiplient à chaque déplacement, mais l’élément temporel des successions de tours demeure constant. Or, dans les opérations militaires, le temps est une variable instable, ce qui a des répercussions sur les risques comme sur les occasions.
Une décision retardée peut transformer une occasion en or en une embûche désastreuse. L’ennemi s’adapte, se renforce ou bat en retraite; la température et la logistique peuvent chambouler les plans les plus méticuleux. Dans ce contexte, le rythme des opérations militaires constitue une composante cruciale de la gestion du risque – une nuance qui n’est pas pleinement reproduite aux échecs, malgré leur jouabilité stratégique et tour à tour. Pour s’emparer de l’avantage tout en maintenant une cadence opérationnelle élevée est un travail d’équilibriste complexe, où l’on contrebalance information, risque et temps. Même les meilleures stratégies tirées des échecs ne peuvent offrir qu’une version simplifiée de ce ballet complexe.
Tout comme une partie d’échecs, l’art de la guerre tourne autour d’information imparfaite, de risques calculés et de manœuvre stratégique. Apprendre les échecs peut faire ressortir l’importance des tendances, de l’acceptation de l’incertitude et de la nécessité de la synthèse plutôt que de l’analyse.
Par conséquent, les échecs ne sont pas qu’un simple jeu, mais bien un modèle simplifié de la réalité complexe de la guerre. Ils nous poussent à remettre en question notre compréhension de l’information, du risque et de la tactique, ce qui mène à un meilleur aperçu du ballet complexe qu’est un conflit. Tandis que nous nous déplaçons sur l’échiquier, nous commençons aussi à nous mouvoir dans le vaste paysage de la stratégie et de la prise de décisions.
À PROPOS DE L’AUTEUR
Comptant 38 années de service dans l’Armée canadienne, le Lcol Dave Holtz assume actuellement le rôle de Directeur du renseignement de l’Armée canadienne/G2 Armée. Il a servi à diverses fonctions, d’officier d’étatmajor à commandant d’unité, contribuant régulièrement à la consolidation d’équipe et à l’efficience opérationnelle, dans la Force régulière comme dans la Réserve. Il a été reconnu grâce à deux mentions élogieuses du CEMD, il a un diplôme de maîtrise ès arts spécialisée en collecte de renseignements de l’American Military University ainsi qu’un baccalauréat ès arts de l’Université du Manitoba. Ses compétences comprennent le leadership, l’analyse de renseignement et les communications efficaces. Outre sa vie professionnelle, il est un père et un mari dévoué, il est actif dans le service communautaire et siège au conseil de direction de l’Association canadienne du renseignement militaire.
Cet article a été publié pour la première fois en ligne dans la section Rafales Courtes du Journal de l'Armée du Canada (septembre 2024).