
Article en rafale courte : D’où viennent nos connaissances militaires?
par Colonel F.G. Auld Commandant - Le 11 février 2025
temps de lecture : 15 min

Figure 1: L’oignon épistémologique (la connaissance) militaire?
L’épistémologie est la branche de la philosophie qui s’intéresse à la théorie de la connaissance. Elle explore la nature, l’origine, et les limites de la compréhension humaine, en abordant des questions fondamentales sur ce qu’est la connaissance, comment elle est acquise, et comment elle peut être validée. Les épistémologues examinent la relation entre la croyance, la vérité, et la justification. Cette discipline s’intéresse également au scepticisme, qui consiste à douter de la possibilité d’une connaissance spécifique, et cherche à déterminer les critères d’une information fiable dans divers contextes, notamment dans les domaines scientifique, moral, et pratique.
Comme les armées doivent appliquer des méthodes pratiques (et létales) pour obtenir des résultats tangibles, il n’est pas surprenant qu’elles abordent l’épistémologie militaire de manière très pratique, avec un système dans lequel nous jouons tous un rôle.
Alors, comment une armée produit-elle ses connaissances militaires? Cet article à tir rapide présente des réflexions sur le sujet, en espérant qu’il incitera les lecteurs à se pencher sur ce sujet crucial. Après tout, c’est notre base de connaissances militaire qui guide la manière dont nous éduquons, formons, et équipons notre armée et l’utilisons pour combattre.
La figure 1 est ma représentation de l’oignon épistémologique (la connaissance) militaire. Au cœur de la connaissance militaire se trouve la philosophie du combat de guerre. Qu’est-ce que la guerre? Quelle est sa nature? Quel est l’objectif fondamental de la guerre? Quelle est la « bonne » manière de s’engager dans la guerre? Ces questions centrales (et épineuses) ont été débattues par Socrate, Platon, Aristote, Sun Tzu, et Clausewitz et le sont encore aujourd’hui. Bien que les réponses réelles soient difficiles à trouver et n’existent probablement pas, notre philosophie de la conduite de la guerre est au cœur de la façon dont nous envisageons le combat et la victoire, même si nous ne nous en rendons pas compte.
La philosophie de la conduite de la guerre permet d’élaborer des théories de celle-ci. Les théories de la conduite de la guerre sont des cadres permettant de comprendre, d’expliquer, et de communiquer la manière dont nous pensons devoir combattre pour gagner. Elles se composent de notions, de définitions, et de propositions qui visent à expliquer les éléments de guerre dont nous avons besoin, la manière de les combiner et les schémas et méthodes à employer pour réussir. Les théories permettent également d’orienter les recherches ultérieures et d’évaluer les performances. Il est important de noter que les théories militaires doivent être constamment testées, affinées, et parfois remplacées à mesure que de nouvelles preuves apparaissent, ce qui en fait des composantes dynamiques de l’évolution de toute armée. Essentiellement, les théories comblent le fossé entre les idées abstraites et la réalité empirique.
L’histoire récente offre de nombreux exemples de théoriciens militaires aux prises avec des sociétés en mutation, des technologies en progrès, et de nouvelles méthodes d’organisation. Il suffit de penser à l’introduction par Napoléon du système des corps d’armée dans La Grande Armée, aux théories de guerre de Jomini dans L’art de la guerre, aux théories de bataille en profondeur des théoriciens soviétiques Vladimir Triandafillov, Alexander Svechin, et Mikhail Tukhachevsky, ou aux théories du JFC Fuller sur la conduite de la guerre mécanisée. Les théories constituent des fondements solides pour la pensée militaire et, aujourd’hui encore, l’influence des théoriciens militaires mentionnés ci-dessus est au cœur de la méthode de combat privilégiée par l’armée canadienne.
Une fois les théories élaborées, nous pouvons développer la doctrine. En termes simples, la doctrine militaire est la cristallisation des théories militaires en un ensemble plus formel de lignes directrices et de principes pour les opérations militaires. La doctrine sert également de référentiel pour les connaissances acquises au cours des expériences militaires historiques, tout en essayant d’intégrer les nouvelles adaptations et innovations militaires. La doctrine militaire étant écrite et publiée officiellement, elle est souvent le reflet le plus tangible et le plus facilement accessible de la philosophie fondamentale d’une armée et de ses théories de combat. Et comme la guerre est en constante évolution, la doctrine doit l’être aussi.
Notamment, la doctrine militaire n’est pas la même chose que les tactiques, les techniques, et les procédures (TTP). Les TTP sont fondées sur la doctrine, mais ce n’est pas la même chose. Les TTP sont les méthodes et pratiques spécifiques employées pour accomplir des tâches et des missions. Contrairement à la doctrine militaire, qui fournit des lignes directrices et des principes plus généraux, les TTP proposent des étapes détaillées et réalisables à suivre sur le terrain. Ces étapes sont fondées sur l’expérience pratique et l’apprentissage continu, ce qui renforce l’efficacité opérationnelle et l’adaptabilité. Les TTP peuvent englober diverses activités, depuis les techniques de mouvement et les exercices de réapprovisionnement jusqu’aux attaques et aux actions au contact. Les TTP doivent être très adaptables et évoluer constamment pour tenir compte des nouvelles technologies, de l’évolution des TTP des menaces, et des enseignements tirés de l’expérience, afin de garantir que les forces militaires restent agiles et capables dans divers scénarios de combat.
Les enseignements tirés et l’expérience proviennent de l’utilisation pratique (c’est-à-dire de « la pratique ») des TTP, de la doctrine, de la théorie, et de la philosophie de la guerre. L’apprentissage par l’action nous permet de tester nos idées dans le monde réel, et les résultats font évoluer et progresser notre réflexion. Que nous réussissions ou échouions, toute pratique peut nous obliger à reconsidérer notre philosophie, nos théories, notre doctrine, et/ou nos TTP.
Notamment, l’expérience et les leçons tirées font partie de notre expérience historique et de notre patrimoine culturel. Et, l’histoire et la culture influencent considérablement notre façon de voir le monde et de comprendre la guerre et les conflits. Ainsi, l'expérience historique et le patrimoine culturel sont représentés dans la figure 1 comme une base sur laquelle repose notre oignon de connaissances.
Bien que cet article soit trop court pour entrer dans les détails, les lecteurs qui souhaitent en savoir plus devraient commencer par la théorie institutionnelle. La théorie institutionnelle est un cadre qui permet de comprendre comment les règles, les normes, et les routines se mettent en place et agissent pour façonner la vision du monde et les comportements. Elle permet de comprendre comment et pourquoi les organisations et leur personnel adoptent des points de vue et des pratiques particuliers et comment ceux-ci peuvent évoluer dans le temps.
Enfin, un défi pour tous les systèmes d'éducation et de formation militaires consiste à déterminer quand enseigner quelle couche de l'oignon. Il n'est probablement pas nécessaire de commencer trop tôt dans la carrière, mais si l'on laisse de côté certaines parties de l'oignon dans l'éducation militaire, on risque de produire des hauts responsables qui ne comprennent pas comment les différentes parties s'imbriquent. En règle générale, les armées se concentrent sur l'enseignement aux recrues et au personnel subalterne des TTP et d'une partie de la doctrine spécifique au métier. Ensuite, au fur et à mesure que le personnel progresse dans sa carrière et acquiert de l'expérience, les programmes de formation militaire ajoutent des études plus approfondies de la doctrine, y compris la doctrine des autres métiers, des alliés, et des adversaires. Enfin, un système de formation militaire professionnelle devrait inclure l'étude de la théorie et de la philosophie afin de former des penseurs chevronnés capables de faire évoluer l'institution militaire à ces niveaux plus profonds.
Pour conclure, il est essentiel pour l'efficacité de notre armée que les leaders militaires comprennent d'où vient nos connaissances. L'Armée canadienne doit être une organisation apprenante, et il ne s'agit pas d'une phrase simple vide de sens. Les adversaires nous observent, apprennent, et s'adaptent en permanence pour nous battre. La sûreté et la sécurité des Canadiens, la vie de notre personnel, et notre capacité à gagner dépendent de notre capacité à apprendre et à évoluer chaque jour. La figure 1 présente donc ma conception d'un modèle logique épistémologique militaire et, comme on dit, « tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles ». J'espère donc que cet article en rafale courte sera utile pour stimuler la curiosité à l'égard de la question : D'où viennent nos connaissances militaires ?

Colonel F.G. Auld
Commandant

contenu actuel
Previewf | 1 | Article | 4 | 5 |
---|
Détails de la page
- Date de modification :