
La modernisation pendant une période d’entreguerres – Réflexion des groupes de travail de l’Équipe de modernisation de l’Armée canadienne
par le Lcol Todor (Ted) Dossev et le Lcol Matt Rolls - Le 7 Avril, 2025
temps de lecture : 12 min

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Les participants au groupe de travail sur la modernisation de l'armée utilisent des compteurs d'unités pour adapter l'armée dont nous disposons à l'armée dont nous avons besoin.
Il existe une pression entre les ressources, les structures, les capacités et les tâches au sein de l’Armée canadienne (AC). Depuis le milieu des années 2010, nous avons tenté de moderniser nos structures et nos capacités afin de mieux répondre au caractère changeant de la guerre et de mieux harmoniser nos tâches et nos structures1. Toutefois, il est difficile de changer une institution. Pour cette raison, l’AC a formé l’Équipe de modernisation de l’Armée (EMA), composée de membres du personnel du quartier général (QG) de l’Armée, en vue de moderniser la structure des forces de l’AC pour des Forces armées canadiennes (FAC) prêtes, résilientes et pertinentes. Récemment, l’EMA a invité quelques planificateurs expérimentés à participer à un groupe de travail pour élaborer des options de capacités pour l’AC du futur. Ce fut un effort gratifiant, mais aussi un défi, car l’AC est un système adaptatif complexe avec des impératifs conflictuels. Ses structures dépendent des capacités émergentes (comme nous l’avons vu en Ukraine), de sa propre capacité à gérer les changements ainsi que du déplacement des ressources et des missions simultanées, ce qui peut être difficile à prévoir.
Pendant deux semaines en janvier, six équipes composées de leaders expérimentés représentant tous les corps et éléments ont été invitées à se pencher sur « l’Armée que nous avons aujourd’hui » et à imaginer comment nous pouvons la faire passer à « l’Armée dont nous avons besoin en 2040 », tout en tenant compte d’un certain nombre de caractéristiques et d’énoncés de conception proposés. Pour nous préparer, l’EMA s’est bien renseignée. Elle avait mené et analysé un sondage auprès de plus de 150 leaders en service actif, avait évalué les jeux de guerre du dernier symposium des leaders supérieurs de l’Armée, et avait entamé des entrevues avec des commandants et des chefs d’état-major anciens et actuels. L’EMA a également examiné le plus récent effort de restructuration de l’AC dans le cadre de l’initiative Force 2025 (F2025) et a pris en considération ces leçons dans son propre prémortem afin d’imaginer comment l’effort actuel de modernisation pourrait échouer. Dans l’ensemble, elle a conçu plusieurs plans d’échec, dont la mauvaise conception n’était qu’une petite partie (et nos équipes étaient là pour aider à la conception). L’EMA a également imaginé des échecs de prise de décisions, de suivi, de l’obtention du soutien institutionnel ou même de changement de type cygne noir dans le contexte stratégique. Cette analyse prospective a mis en lumière la complexité du système, par le fait que l’acte du changement lui-même est un élément clé du problème. L’EMA a défini quatre couches qui constituent « l’Armée que nous avons aujourd’hui » : la force de campagne, la Réserve, l’auxiliaire (Rangers canadiens) et l’institution. Ce cadre a servi de lexique commun des regroupements pour aider à la discussion sur les structures actuelles et a permis de distinguer ce travail de modernisation des efforts précédents, comme F2025 qui se concentrait uniquement sur l’armée de campagne et la Réserve. En incluant l’institution dans les éléments à prendre en considération, l’EMA a expressément reconnu l’interdépendance de l’AC et le fait que la mise sur pied d’une force ne pouvait pas être prise en compte séparément de la gestion de la force ou du développement de la force. L’EMA nous a offert du temps, un langage commun et des animateurs pour examiner ces questions.
Toutefois, l’EMA ne nous a pas fourni les concepts opérationnels et les concepts stratégiques plus généraux qui lient la politique de défense actuelle et le rôle de l’AC dans les conflits futurs. De plus, elle ne pouvait qu’estimer les niveaux des ressources futures. Il s’agit de travaux en cours et, en fait, le concept futur de l’AC est seulement à l’étape de l’ébauche. Par conséquent, notre équipe a dû formuler des hypothèses explicites et définir nos termes afin d’affiner notre compréhension commune du langage et de ne pas s’embourber pendant les discussions. Le premier élément conceptuel à établir était le problème militaire réel que l’équipe essayait de résoudre. Pour l’équipe 5, nous avons considéré le problème de manière générale, comme la façon dont l’Armée fournirait des forces adéquates à des forces intégrées, interarmées et combinées dans les théâtres d’intérêt afin de protéger le Canada, la population canadienne et leurs intérêts2. Ensuite, nous avons discuté de ce que nous appelons les forces polyvalentes et les forces spécialisées. Souvent, ces termes sont utilisés sans trop qu’on les définisse ou qu’on y réfléchisse, ce qui entraîne des malentendus. Notre groupe s’est entendu pour dire que les forces spécialisées seraient celles développées pour les intégrer exclusivement dans une formation alliée sans aucune capacité d’indépendance. Enfin, nous avons discuté des caractéristiques des opérations de combat majeures (OCM)/opérations de combat de grande envergure (OCGE) et des forces qui seraient capables de réussir dans un tel environnement. Nous avons déterminé qu’une force terrestre dans un tel environnement serait tenue de saisir et de contrôler des territoires et des populations clés, et de détruire les forces terrestres conventionnelles rivales. Cela nous a mené à certains attributs de la force, tels que la capacité à combiner des armes et à opérer dans un environnement pandomaine tout en étant soutenable, la capacité à projeter la force de manière stratégique, et la capacité à avoir une portée opérationnelle une fois dans le théâtre tout en étant capable d’intégrer des capacités émergentes. Ce n’est qu’après avoir élucidé ces hypothèses et ces définitions que nous avons pu nous attaquer au problème.
Ensuite, l’équipe 5 a exploré nos idées préconçues individuelles, ce qui a mené à une discussion philosophique. En fait, l’EMA nous a fourni une méthode structurée pour nous permettre d’utiliser la méthodologie de destruction et de création du colonel John Boyd qui consiste à décomposer l’armée en ses plus petits éléments, puis à les recombiner3. Toutefois, les énoncés de conception avaient des impératifs qui entraient en conflit les uns avec les autres : concevoir une armée capable de combattre dans tout le spectre des conflits mécanisés conventionnels, mais aussi dans l’Arctique, au pays, dans la région euro-atlantique et dans la région pacifique; une armée aussi qui soit soutenable à des distances intercontinentales et capable de se protéger et d’exercer le commandement et le contrôle à l’aide de technologies émergentes, comme l’intelligence artificielle (IA), la cybernétique et la guerre électronique (GE), qui soit résistante à la désinformation, sur le plan pangouvernemental dans le cadre de forces interarmées et combinées. À cet égard, le concept-cadre provisoire utilise une bonne tournure de phrase : « une vision de l’Armée... qui est polyvalente, mais qui n’est pas universelle »4. Les équipes ont été invitées à formuler des hypothèses sur l’investissement supplémentaire dans le personnel et le financement, même au-delà de 2 % du plan général de défense (PGD), et à formuler des recommandations sur quelles unités ou capacités qui pourraient être cédées, renouvelées, conservées ou ajoutées. Ensuite, les idées ont été examinées en fonction de leur viabilité dans les ensembles de missions actuelles et futures, comme la dissuasion, les OCGE, les opérations dans l’Arctique, les opérations de secours aux sinistrés (au pays et à l’étranger) et les opérations intensifiées à court préavis.
Compte tenu des liens entre les impératifs de conception, il s’agissait d’une tâche à la fois intimidante et stimulante. Nous savions que nous serions tentés de modifier les structures existantes parce que nous étions ancrés à nos expériences et à notre instruction. Comme le fait remarquer l’historien Jack Watling, « [traduction] plutôt que de transformer leurs éléments interarmes, les armées cherchent aujourd’hui à conserver les structures éprouvées tout en ajoutant de nouvelles capacités à leurs plateformes »5. Il s’agit de l’instinct de conservation de nos branches et de notre armée. Étant donné que nous ne pouvons pas savoir ce que l’avenir nous réserve, nous sommes tentés de conserver toutes les capacités possibles au cas où. L’inertie historique nous enseigne et nous limite, et nous nous efforçons de préserver les compétences durement acquises. Cependant, nous avons été encouragés par deux autres considérations. La première, pour paraphraser un commentaire de Hew Stachan pendant la Guerre froide, était que peu importe ce sur quoi nous travaillons, nous ferions fausse route. Ce qui importe, cependant, c’est notre capacité à bien faire les choses rapidement lorsque le moment viendra6. Cela nous a encouragés à mettre l’accent sur l’adaptabilité et l’évolutivité. La deuxième, bien que nous n’en ayons jamais discuté explicitement, était que nous devions nous rappeler que cela avait été assez bien fait dans le passé, « … malgré de petits budgets militaires et une antipathie considérable… les institutions militaires étaient capables d’innover dans les années 1920 et 1930 avec beaucoup de succès »7. Ainsi, nous avons déterminé les types de missions que nous pourrions être amenés à exécuter par rapport aux endroits où nous pourrions devoir les réaliser et nous avons commencé à développer les ensembles de capacités qui conviendraient à ces missions potentielles en modifiant les quatre couches de « l’Armée que nous avons aujourd’hui ».
Ces discussions ont permis de dégager les thèmes et les pressions avec lesquels l’AC et l’EMA se trouvent aux prises. Premièrement, il y avait la nécessité d’équilibrer la mise sur pied d’une force pour les théâtres prioritaires et leurs diverses menaces tout en conservant les forces qui étaient utilisables à la fois pour des situations imprévues à court préavis et des missions de longue durée. Notre groupe s’est efforcé de créer une force capable de mener des opérations au niveau national, y compris dans l’Arctique, tout en demeurant capable de combattre en Europe de l’Est et dans la région de l’Asie-Pacifique. Deuxièmement, l’influence de la guerre en Ukraine nous a obligés à trouver un équilibre entre les forces exceptionnelles, haut de gamme, mais de faible densité et les forces moins coûteuses, plus robustes et plus nombreuses. Troisièmement, nous avons besoin d’une armée soutenable ou du moins capable de se régénérer après l’attrition pour maintenir une présence constante dans un théâtre d’opérations. Quatrièmement, nous avons déterminé qu’il y avait une pression entre les opérations de position et de manœuvre et la façon dont chacune mènerait à la conception d’une force légèrement différente. Nous ne savons pas trop ce que l’avenir de la guerre nous réserve, mais l’Ukraine fournit un exemple clair que le combat de position demeure une forme viable et potentiellement inévitable de combat que l’Armée ne couvre pas sur le plan de la doctrine, de l’entraînement ou de la structure. Cinquièmement, tous ces thèmes ont été examinés sous l’angle de la disponibilité opérationnelle exprimée en tant que personnel, équipement, instruction et maintien en puissance. Toutefois, la disponibilité opérationnelle a peu d’importance si nous ne pouvons pas répondre à la question de savoir si nous sommes prêts pour quoi, avec quoi et dans quel délai8. Enfin, les détails de la force étaient presque moins importants que l’identification de ces pressions; l’EMA avait la tâche peu enviable de les évaluer de façon critique et de les concilier.
L’expérience a été difficile, mais positive, et a laissé notre équipe optimiste. Contrairement aux décisions tactiques relativement simples concernant le choix d’un mouvement de front ou de flanc, il y a d’innombrables possibilités lorsqu’il est question d’organiser, d’équiper et d’entraîner une armée – même une armée aussi petite que la nôtre. Étant donné que nous remettons les compteurs à presque zéro et que nous sommes entourés de professionnels talentueux, la conception d’un système aussi complexe qu’une armée pour un avenir inconnu s’est avérée étonnamment difficile. Lorsqu’elle s’étend sur une plus longue période, avec les incertitudes liées aux besoins du gouvernement, aux technologies, aux ressources et au caractère changeant de la guerre, cette conception devient encore plus ardue. Toutefois, le processus utilisé par l’EMA était à la fois réfléchi et ouvert. Il a créé un environnement permettant de recueillir des idées, d’identifier les pressions et de définir les défis à relever pour passer de « l’Armée que nous avons aujourd’hui » à « l’Armée dont nous avons besoin ».
Le dernier jour, toutes les équipes ont donné un briefing distinct à l’EMA alors que le Chef d’état-major – Stratégie de l’Armée canadienne (CEM Strat AC) se promenait entre nous pendant que nous travaillions. Les données recueillies sont encore en cours d’analyse par l’EMA et n’ont pas été partagées entre les équipes. Il est peu probable que les propositions d’une équipe constituent la conception complète de la future armée; ce sera plutôt les idées de toutes les équipes qui seront intégrées et présentées aux fins de décision. Compte tenu de cette exposition limitée, il semble que cet effort ne visait pas à proposer une solution structurelle à un problème perpétuel de manque de ressources. Cet effort a une portée beaucoup plus vaste que l’initiative Force 2025 ou la Stratégie de modernisation de l’Armée canadienne (SMAC). Il ne s’agit pas simplement d’un acte de modernisation, ce dont nous avons cruellement besoin, mais d’un acte d’adaptation, non seulement dans le cadre de notre environnement, mais aussi dans le fait que l’AC doit s’habituer à s’adapter. Bien que le meilleur moment pour amorcer des changements était il y a 20 ans, le deuxième meilleur moment est maintenant.
Il est facile aujourd’hui d’éprouver de l’empathie pour les armées de l’entre-deux-guerres du siècle dernier. Elles comptaient probablement trop peu de militaires qui étaient trop sollicités et ces armées pouvaient voir la possibilité de futures guerres, mais n’avaient ni le temps ni les ressources à consacrer à toutes les capacités émergentes possibles. Et bien que nous sachions que peu importe la voie de la modernisation que nous choisirons, nous ferons un peu fausse route, l’effort en vaut largement la peine. Nous savons que la prochaine armée sera légèrement mieux préparée que celle que nous avons aujourd’hui, que nous aurons mis en pratique le changement et que nous établirons le processus pour nous adapter. Enfin, nous avons des exemples de modernisation réussie dans les entreguerres passées; alors, quelle que soit la décision prise par nos leaders, nous savons que nous ne pourrions que mieux répondre aux besoins de notre pays.
À propos des auteurs.
En plus d’être marié et père, le Lcol Ted Dossev est un officier de cavalerie qui occupe actuellement le poste de chef d’état-major au Centre d’instruction au combat à Gagetown, au Nouveau-Brunswick. Il est un diplômé de l’Art of War Scholars Program et de l’Army School of Advanced Military Studies de l’Armée des États-Unis.
Le Lcol Matt Rolls est un membre du Royal Canadian Regiment (RCR) qui sert actuellement en tant que chef de l’intégration des systèmes de combat au sein du Vice-Chef d’état-major de la défense (VCEMD). Il prendra le commandement du 2 RCR pendant la période active des affectations 2025. Il a servi au sein du Chef du personnel militaire, du Commandement – Forces d’opérations spéciales du Canada et du VCEMD. Il est aussi un mari et un père.
Notes de fin
- À titre de comparaison, l’Armée américaine de 1941 avait un problème très semblable dans sa préparation à la prochaine guerre. En particulier, lisez l’histoire fascinante suivante (en anglais seulement) : Kirkpatrick, Charles E. An Unknown Future and a Doubtful Present : Writing the Victory Plan of 1941. U.S. Army Center of Military History, 1996, www.history.army.mil/html/books/093/93-10/.
- Pour une discussion philosophique sur la guerre de participation, consultez par exemple l’article de Vanya Eftimova Bellinger. When Resources Drive Strategy: Understanding Clausewitz/Corbett’s War Limited by Contingent (en anglais seulement). Military Strategy Magazine, vol. 7, no. 1, printemps 2020, p. 27-34. www.militarystrategymagazine.com/article/when-resources-drive-strategy-understanding-clausewitz-corbetts-war-limited-by-contingent/. Dans le cas du Canada, la guerre limitée par le contingent tend à être une guerre limitée par les ressources – en fait, une stratégie des moyens.
- Boyd, John R., Destruction and Creation. 3 septembre 1976, www.coljohnboyd.com/static/documents/1976-09-03__Boyd_John_R__Destruction_and_Creation.pdf.
- Centre de guerre terrestre de l’Armée canadienne. Canadian Army Capstone Operating Concept, étude provisoire 1, 29 janvier 2025 (pas encore disponible pour une distribution à grande échelle). Une déclaration beaucoup plus directe figure dans l’ouvrage de Kirkpatrick intitulé Writing the Victory Plan, où il dit : « [Traduction] En fin de compte, ils ne pouvaient que présumer ce que pourrait être la politique nationale et deviner les intentions de leur propre gouvernement. », p. 36.
- Watling, Jack. The Arms of the Future: Technology and Close Combat in the Twenty-First Century. Bloomsbury Academic, 2023, 5. Pour obtenir une vue d’ensemble de ces idées, consultez : Huminski, Joshua C. #WavellReviews the Arms of the Future. Wavell Room, 27 décembre 2023, wavellroom.com/2023/12/27/wavellreviews-the-arms-of-the-future/.
- Michael Howard, Military Science in the Age of Peace: The RUSI Journal, Vol. 119, mars 1974, p. 3-9. Voici la citation complète : « [Traduction] Quelle que soit la doctrine que les Forces armées sont en train de développer, ce n’est pas la bonne. Je suis aussi tenté de déclarer qu’il importe peu qu’ils fassent fausse route. Ce qui importe, c’est leur capacité de retrouver la bonne voie rapidement lorsque le moment surviendra. En cette ère de paix, il incombe à la science militaire d’éviter que la doctrine ne soit trop mauvaise. »
- Murray, Williamson et Allan R. Millett, éditeurs. « Introduction » Innovation in the Interwar Period, Cambridge University Press, 1996, 2.
- Betts, Richard K., Military Readiness: Concepts, Choices, Consequences. Brookings Institution Press, 1995.

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