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Comment pouvons-nous mener nos combats? – Définir le problème

Brigadier-général Louis Lapointe, OMM, MVM, MSM, CD - 25 août 2025

temps de lecture : 15 min

 

Introduction

Le mois de février 2022 a été un choc pour la plupart des pays du monde. L’agression inimaginable d’une superpuissance contre l’un de nos alliés nous a contraints à accepter que les conventions internationales et l’ordre fondé sur des règles tels que nous le connaissions ne pouvaient pas être tenus pour acquis. L’État russe, dirigé par un autocrate, a établi son soutien populaire sur l’idée qu’aucun vassal slave ou de l’ancienne Union soviétique ne pouvait s’épanouir et prospérer de manière indépendante sans la bienveillance de sa superpuissance, la « mère patrie ». Cela a mené à la justification de l’invasion de l’Ukraine. En réalité, la possibilité qu’un État postsoviétique éclipse la prospérité de la Russie elle‑même est jugée inacceptable, car cela menacerait les principes de favoritisme de l’élite politique russe et mettrait en évidence son incompétence.1 Lorsque les missiles, les avions de guerre et les chars russes ont franchi ouvertement la frontière internationalement reconnue de l’Ukraine, les garanties de dissuasion des pays de l’Ouest n’ont pas réussi à maintenir l’ordre mondial.

Invasion of Sicily (With the C. in C. British Forces) General  Montgomery, General Lesse (30th Corps) with General Simonds, 1st Canadian Division
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Invasion de la Sicile (avec le C en C des Forces britanniques). Le général Montgomery, le général Lesse (30th Corps) et le général Simonds (1re Division du Canada) tiennent une conférence. Note de l’auteur : La porcelaine fine ne fait plus partie de la doctrine de formation. Photo prise par le major Keating. 23.7.43 N.A 4929. Imperial War Museums.

Les grandes puissances du monde sont en concurrence et, dans certains cas, en crise, par le biais d’actions indirectes ou même sous la forme d’un conflit ouvert.2 Les citoyens bien informés ne devraient avoir aucun doute quant au fait que les démocraties occidentales sont sur la voie d’une confrontation et d’un conflit ouvert avec la Russie et la Chine. Les pessimistes, et dans une certaine mesure les réalistes, seraient d’accord pour dire que d’ici la fin de la décennie, les conditions seront réunies pour une collision inévitable.

Malheureusement, le sentiment de la population canadienne à l’égard de la sécurité nationale rappelle aujourd’hui la perspective nationale de 1924, lorsque le sénateur canadien et membre du Cabinet Raoul Dandurand (1861‑1942) a résumé ces sentiments en déclarant à la Société des Nations que le Canada a pour but d’être « une maison à l’épreuve du feu loin des matières inflammables ».3 Les océans qui nous séparent des continents européen et asiatique ont peut‑être constitué des obstacles historiques au commerce et à la prospérité économique, mais ils nous ont protégés et ont entraîné une indifférence pratique à l’égard d’un monde de plus en plus instable. Profitant des avantages de leur victoire lors de la guerre froide, les pays occidentaux – et plus particulièrement le Canada – ont ressenti l’absence d’une menace directe entre États. Même les attentats terroristes du 11 septembre 2001 n’ont guère réussi à susciter un sentiment d’urgence face au nouveau paradoxe de la sécurité qui impose une réévaluation et une adaptation stratégique de la défense nationale.

Mobilisation : anciennes hypothèses et nouvelles réalités

Les défis posés par les attitudes nationales à l’égard des menaces à la défense et à la sécurité sont aggravés par la façon dont les Forces armées canadiennes perçoivent le concept de mobilisation et la Force de réserve depuis la guerre froide. Les leçons retenues de la Seconde Guerre mondiale et des conflits précédents nous ont habitués à prévoir, et donc à compter sur, une période importante pour mettre en œuvre un plan de mobilisation massive afin de répondre aux besoins du pays en temps de guerre. Cette hypothèse a été balayée lorsque la menace des bombardiers intercontinentaux s’est profilée.4 À partir de ce moment‑là, tout conflit serait pratiquement instantané et nécessiterait d’importantes forces permanentes pour réduire l’écart entre les besoins en matière de sécurité en temps de paix et en temps de guerre.

En observant le conflit en Ukraine, on peut raisonnablement supposer que, malgré toute la sophistication et la létalité des capteurs et des armes modernes utilisés sur les champs de bataille, toute opération militaire d’envergure à laquelle participent les grandes puissances du monde nécessitera le recours à des effectifs supplémentaires issus des forces de réserve d’un pays. À la fin des années 1970, la Première réserve devait être entièrement intégrée afin de combler un grave manque de personnel nécessaire pour mettre sur pied un corps de l’Armée canadienne capable de répondre aux exigences de dissuasion de l’OTAN à l’égard de l’Union soviétique. Ce plan a été baptisé « concept de force totale » dans le Livre blanc sur la défense de 1987.5 Malheureusement, la Réserve n’a jamais été pleinement intégrée et son rôle dans la mobilisation en ce qui concerne la mise en service des capacités, l’instruction autonome en vue des demandes de renfort et le renforcement a été éliminé.

L’histoire militaire canadienne en matière de mobilisation en temps de guerre est truffée de leçons « observées à plusieurs reprises ». La nécessité d’avoir un plan de mobilisation qui intègre la Réserve a été bien expliquée en 1983 par le ministre de la Défense de l’époque, M. Gilles Lamontagne, lorsqu’il a dénoncé l’inefficacité des Forces armées canadiennes pendant son mandat visant à organiser la mobilisation :

Tout engagement militaire d’envergure ou de longue durée en temps de guerre nécessiterait évidemment du personnel supplémentaire issu de la Réserve... [L]a force doit disposer des plans nécessaires et effectuer les préparatifs requis pour lui permettre... de poursuivre son expansion... Je parle de la nécessité d’élaborer les plans et d’effectuer les préparatifs qui permettraient aux Forces canadiennes, en cas de crise, de mobiliser immédiatement l’ensemble de leurs effectifs de guerre, composés à la fois de membres de la Force régulière et de ses homologues de la Force de réserve considérablement améliorée.6

Les tacticiens supérieurs actuels des FAC devraient s’inquiéter de constater que les plans et les préparatifs de guerre de notre pays sont pratiquement absents de la plupart des dialogues militaires professionnels et universitaires. Cela se concrétise dans nos établissements d’instruction où, au grade de major (avec expérience dans le grade), nous demandons aux stagiaires du Programme de commandement et d’état‑major interarmées de penser au‑delà du domaine « tactique » pour se concentrer uniquement sur l’art opérationnel. Le perfectionnement professionnel des officiers supérieurs des FAC est axé sur les défis stratégiques de la Défense nationale plutôt que sur la préparation des praticiens à la guerre aux échelons interarmées. Lorsque les opérations de combat dépassent le niveau de la brigade, elles sont le plus souvent considérées comme inconcevables, non durables et trop exigeantes pour une puissance moyenne comme le Canada, et nous avons tendance à recourir presque exclusivement à nos capacités de puissance douce pour promouvoir nos intérêts nationaux.

La réorientation des FAC vers les forces armées au niveau du bataillon est également le résultat de la concentration quasi exclusive des FAC, au cours des trois dernières décennies, sur les missions de maintien de la paix et de contre‑insurrection. Cela s’est traduit par une culture organisationnelle qui s’est éloignée des fonctions de guerre et des opérations de combat d’envergure aux échelons supérieurs à la brigade. La perception de la sécurité et des menaces lointaines d’un ennemi de force presque égale a affaibli notre paradigme quant à la nécessité de plans de mobilisation et de préparatifs réalisables. L’émergence de nouvelles Forces armées de la Fédération de Russie ayant subi l’épreuve du combat et l’armement rapide de l’Armée populaire de libération constituent les menaces géopolitiques indirectes de notre époque. Le statu quo d’une structure de forces mise sur pied pour mener à bien des missions de maintien de la paix et de contre‑insurrection doit être examiné. Les forces armées d’aujourd’hui doivent être structurées de manière à dissuader l’ennemi et à être prêtes à combattre et à gagner les guerres de notre pays au besoin.

Depuis la fin de la guerre froide, la situation a été exacerbée par des périodes de conditions socio‑économiques nationales défavorables et des défis croissants en matière de recrutement, et le Canada n’a pas été en mesure de maintenir une Force régulière suffisamment importante pour répondre à tous ses impératifs en matière de défense nationale et aux attentes de ses partenaires et alliés. Comment remédier à cette grave lacune en matière de capacités? En l’absence de plans de mobilisation et compte tenu du fait que la conscription nationale d’urgence serait une solution inacceptable, comment pouvons‑nous établir et maintenir des capacités de défense nationale crédibles et contribuer aux efforts de dissuasion à l’échelle mondiale? Si nous aspirons à être considérés comme un allié sérieux et fiable dans le cadre de la sécurité collective, le Canada devrait‑il, au minimum, planifier et organiser ses tâches de manière à être capable de fournir une puissance de combat d’une taille et d’une portée proportionnelles à nos capacités économiques et démographiques nationales? La section suivante du présent article d’opinion propose une solution « dans la limite de nos moyens » pour organiser nos forces de combat de manière cohérente afin de faire face, avec nos alliés et partenaires, au contexte de la menace géopolitique.

Quel type de forces peuvent être mises sur pied?

Pour ceux qui ne connaissent pas les exigences d’une division, il est certainement difficile d’envisager la tâche colossale que représente la mise sur pied d’une telle force alors que l’Armée canadienne est déjà pleinement engagée dans la mise sur pied d’une brigade multinationale pour la mission de présence avancée renforcée de l’OTAN dans le cadre de l’opération REASSURANCE en Lettonie. Outre le nombre important de soldats requis pour cette tâche au niveau de la brigade, il existe des lacunes considérables dans de nombreuses capacités inhérentes à une division de combat. Malheureusement, les FAC ne disposent même pas de la structure nécessaire pour organiser ces capacités afin de pouvoir les renforcer en cas d’effort maximal « total » dans le cadre d’un conflit important en Europe ou en Asie.

L’histoire de la mobilisation canadienne nous fournit des exemples précieux de notre capacité à rassembler rapidement et à mettre sur pied des forces de combat au niveau de la formation, jusqu’au niveau de la division. Par exemple, en 1914, le Canada, dont l’Armée (Force régulière) comptait seulement 3 110 hommes, a recruté, formé et équipé une force de 32 000 personnes au camp de mobilisation construit à cet effet à Valcartier. En octobre 1914, seulement deux mois après la mobilisation, ce contingent a pris la mer en direction de l’Angleterre en tant que premier contingent du Corps expéditionnaire canadien.7 La Seconde Guerre mondiale se veut également un formidable exemple de mobilisation sous la direction du major‑général (Mgén) A.G.L. McNaughton. La mobilisation de l’Armée active du Canada a été ordonnée par le gouvernement le 1er septembre 1939 lorsque Hitler a envahi la Pologne. Le Mgén McNaughton a pris en charge la mobilisation et le commandement de la 1re Division du Canada en octobre 1939 et s’est embarqué pour l’Angleterre le 17 décembre 1939 avec 12 543 soldats.8 Au cours des deux guerres mondiales, les membres de la 1re Division du Canada ont participé à des combats dans les mois qui ont suivi leur arrivée en Europe. Cet exploit est d’autant plus impressionnant quand on tient compte du fait que le Canada ne disposait pas de forces armées régulières sur lesquelles s’appuyer pour générer sa puissance de combat.

La Réserve : un élément de la solution

Tout au long de son histoire, le Canada s’est appuyé sur la milice pour mettre sur pied ses forces en vue des opérations à l’étranger. Depuis la naissance de notre pays jusqu’à la fin des années 1980, la milice était au cœur des plans de mobilisation du Canada. Le Livre blanc sur la défense de 1964 a reconnu le rôle de la réserve au‑delà du simple renforcement des forces régulières. Les lacunes importantes de l’époque en matière de capacités en cas de mobilisation générale ont été identifiées comme étant d’ordre logistique et, aux échelons supérieurs à la brigade, comme ayant trait aux unités et à l’instruction :

Le rôle principal de la milice est de soutenir l’Armée (Force régulière). Le plan de défense en cas d’urgence prévoit le retrait du personnel de l’Armée (Force régulière) des Forces de défense du Canada dans les installations fixes afin d’affecter les ressources nécessaires à la force de campagne. La milice serait chargée de mettre en place le cadre logistique et les unités spéciales qui ne sont pas prévus en temps de paix. Les rôles secondaires comprennent la mise à disposition d’une force d’instruction qui serait nécessaire en cas d’urgence pour soutenir les forces de campagne; la sécurité interne, y compris la mise à disposition d’officiers et de militaires formés pour assurer la protection des secteurs clés; et le soutien à l’Armée (Force régulière) dans le cadre de ses responsabilités de survie nationale.9

Comme il a été expliqué précédemment, la mise sur pied d’une force d’intervention composée principalement de réservistes (milice) était une solution acceptable avant l’apparition des menaces intercontinentales et après la prise de conscience par le Canada de ses efforts néolibéraux en faveur de la paix dans le monde. Les décennies d’efforts de maintien de la paix déployés par le Canada, après le mandat de Lester B. Pearson lors de la crise du canal de Suez en 1956, ont créé une dépendance à l’égard des forces de rotation en service actif qui pouvaient être mises sur pied pour les missions des Nations Unies ou de l’OTAN deux fois par an grâce à un Plan de gestion de l’état de préparation soigneusement élaboré. Ce modèle a continué d’être utilisé tout au long de la mission de combat en Afghanistan. L’inconvénient de ce modèle de mise sur pied d’une force a été l’atrophie de l’agilité mentale requise pour réfléchir et planifier la mobilisation de forces beaucoup plus importantes pour des missions qui sont devenues essentielles à notre sécurité nationale dans le nouvel ordre mondial qui se dessine.

Par conséquent, les FAC risquent désormais de ne pas être en mesure de remplir leur principale fonction – la défense du Canada et des intérêts canadiens.

Malheureusement, malgré l’existence de modèles de mise sur pied d’une force et de « Plans de gestion de l’état de préparation » complexes, les principaux responsables de la mise sur pied de la force ont encore du mal à remplir toutes leurs tâches et ils doivent constamment jongler entre les priorités concurrentes de l’entraînement et de l’emploi de la force. En simples termes, il y a plus d’exigences relatives aux tâches opérationnelles que de troupes ou de ressources pour les exécuter. Pour compliquer davantage le problème, à l’heure actuelle, la mise sur pied des forces est plus exigeante que jamais en raison de l’évolution rapide des innovations et des technologies liées au champ de bataille, des nouvelles législations, de la surveillance publique accrue, du désir de transparence et de l’aversion au risque qui en découle.

Les divisions sont à nouveau les unités de l’action

« L’équipe que nous formons et préparons est celle qui combattra ensemble. »
Lieutenant-général Xavier Brunson, général commandant de l’US I Corps, le 17 avril 2024

L’évolution de la force à la vitesse de la pertinence technologique a influencé le développement de nouvelles capacités de combat en vase clos sans un concept général d’emploi de la force. De petite taille, les FAC ont de grandes inquiétudes concernant le suivi du développement de capacités stratégiques et opérationnelles très spécialisées. Nous ne parvenons pas encore à déterminer comment livrer les capacités de combat de base au niveau tactique. Trop souvent, la prestation des capacités et des éléments habilitants essentiels du combat est reléguée à l’hypothèse qu’elle pourrait être confiée aux alliés et aux partenaires (défense aérienne, maintien en puissance, etc.). Comme nous l’avons appris de la situation actuelle en Ukraine, toutes les capacités de combat qui ne font pas partie de l’arsenal militaire canadien se sont avérées essentielles sur le champ de bataille moderne. Aucune force alliée n’aura une capacité excédentaire à partager lorsqu’un conflit à grande échelle éclatera.

Compte tenu de la résurgence des opérations de combat à grande échelle en Europe et de la concurrence croissante dans la région Indo-Pacifique, il y a un consensus parmi les alliés, les partenaires et même possiblement les adversaires du Canada que la division est devenue une fois de plus l’unité d’action. L’armée américaine est passée au modèle de combat divisionnaire, et s’éloigne du modèle de mise sur pied d’équipes de combat des brigades d’infanterie, qui avait été adapté pour répondre aux demandes de multiples rotations imposées par la guerre mondiale contre le terrorisme. Parallèlement au défi auquel nous sommes confrontés pour fournir les éléments habilitants requis aux bataillons et aux brigades de combat dans le champ de bataille, il est reconnu que des éléments habilitants qui façonnent le combat, comme des ressources et des armes multidomaines, ont la capacité d’interdire l’accès à un adversaire avec une portée et des effets qui excèdent la portée et le contrôle des brigades.10 De nos jours, les brigades seront complètement mobilisées par le combat rapproché, et leur proximité au tir de l’ennemi et à l’observation par des systèmes aériens sans équipage rendra tout grand rassemblement de troupes et d’équipement essentiel une cible facile pour les armes de précision à longue portée. Le général James Rainey, général commandant du US Army Futures Command a expliqué ce défi lors d’une conférence en 2023 :

Les commandants d’équipes de combat de brigade seront entièrement mobilisés dans ce combat rapproché. Et ils devront bien interpréter le renseignement, les tirs interarmées et les tirs de l’Armée de leurs quartiers généraux supérieurs. Et les quartiers généraux supérieurs devront les protéger. Et ils devront appliquer la logistique. Et il n’y a nulle part où se cacher. Il n’y a aucun endroit où aménager de grandes zones de rassemblement pour la brigade. Il y aura ainsi un changement de culture.11

Parmi les armées alliées, il existe un consensus selon lequel la division est le niveau où la majorité des éléments habilitants du combat sont harmonisés et constitués pour optimiser leur utilisation, c’est pourquoi la division est considérée comme la formation tactique décisive ou autrement nommée « l’unité d’action ».12 L’une des principales raisons repose sur le fait que la division représente le niveau le plus bas auquel l’intégration des capacités de multiplicateur de combat comme les tirs à longue portée, la défense aérienne, la cybernétique, l’espace et autres peut être coordonnée. La division est le premier niveau auquel le combat en profondeur peut être exécuté, et le façonnement est l’action décisive sur le champ de bataille. En dépit des défis sur le plan de l’économie, du recrutement du personnel et du maintien en poste auxquels sont confrontées la majorité des armées de l’ouest, les pays mettent sur pied de nouvelles divisions qui deviendront la pierre angulaire de leurs capacités de défense. De la réactivation de la 11th Airborne Division aux É.-U. en 2022 et de la 1st UK Division en 2023, d’autres pays comme le Danemark, l’Australie, la Pologne et la Suisse se préparent à reprendre les activités d’une division de combat. Ils reconnaissent tous que dans le cadre d’opérations de combat d’envergure modernes contre un adversaire de force presque égale, les brigades et les bataillons seront tellement investis dans le combat rapproché qu’ils n’auront pas la capacité de planifier et de coordonner efficacement quoi que ce soit d’autre. Ce même constat est également fait par nos adversaires comme la Russie qui, après les échecs épiques de ses groupes tactiques de bataillon et brigades indépendants durant les premiers mois de l’invasion de l’Ukraine en 2022 s’est réorganisée en divisions qui menaient des opérations dans le cadre d’armées interarmes.13

Le maintien de grandes armées conventionnelles est coûteux et de nombreux pays optent pour des divisions plus légères. En gardant en tête les contraintes en matière de personnel et de ressources, les quartiers généraux sont réduits et des capacités de lien arrière sont créées, ce qui améliore la protection. Des capacités limitées comme les tirs indirects, l’aviation, l’équipement lourd du génie, les activités cybernétiques et d’influence sont regroupées aux échelons supérieurs, qui améliorent leur capacité à mener des opérations de façonnage, à rassembler des forces, à intégrer les éléments habilitants interarmées et à s’attaquer à des tâches plus complexes. Le maintien en puissance et la maintenance sont également harmonisés lorsqu’ils sont intégrés aux échelons supérieurs pour améliorer la projection de la puissance. En bref, les données n’augmentent pas toujours, mais la précision de l’emploi de la force s’améliore.

Puisque la division est le niveau optimal pour l’intégration des fonctions de combat, le niveau tactique le plus bas où la manœuvre de façonnage est coordonnée, et où résident et survivent les capacités à faible densité, le Canada pourrait-il adopter la même orientation que nos alliés et nos partenaires envers les divisions en tant qu’unités d’action? La question la plus saisissante est la suivante : « pouvons-nous nous permettre de ne pas le faire? ». Par le passé, et jusqu’à la fin de la Guerre froide, les capacités de combat du Canada étaient axées sur la division. Jusqu’à présent, nous avons été témoins de tentatives épisodiques de recréer ces synergies du combat divisionnaire, mais elles se sont retrouvées au point mort à la suite des demandes de création de rotations de troupes pour les engagements militaires actuels et de la traction constante pour appuyer les priorités institutionnelles et nationales.14


M142 HIMARS HIRAIN mission during Exercise JOINT PACIFIC MULTINATIONAL READINESS
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Mission du M142 HIMARS HIRAIN durant l’exercice JOINT PACIFIC MULTINATIONAL READINESS CENTER - Alaska 23-02 au champ de tir et secteur d’entraînement du Yukon, en Alaska. Le CC130 de l’ARC a servi de transport pour certains systèmes d’armes M142 de la 17e Brigade d’artillerie de campagne dans le cadre de la mission à partir de la base interarmées Lewis McChord. Photo prise par le Bgén Lapointe.


Pour mettre sur pied une division de combat crédible, ce dont le Canada a le plus besoin, c’est d’un cadre divisionnaire de soutien avant la crise qui comprend une structure de la force, des allocations de ressources chiffrées, de l’entraînement et une doctrine. Un cadre adéquat permettrait la mise en place d’une culture organisationnelle capable de préparer les FAC à faire face aux prochaines guerres, qui sont plus proches que nous le pensons.15 Le plus grand avantage de la création d’une structure de combat divisionnaire réside dans le fait qu’elle fournit un point d’ancrage pour le développement de nouvelles capacités en regard de la doctrine. De plus, elle intègre des éléments habilitants interarmées pour appuyer les opérations terrestres et offre une base de comparaison avec les alliés et les partenaires.

Par le passé, de multiples initiatives ont été mises en place pour analyser l’opérationnalisation des forces terrestres et interarmées. En 2011, le Rapport sur la transformation dirigé par le lieutenant‑général Andrew Leslie a porté sur le besoin de rationaliser le nombre de quartiers généraux dans les FAC et d’atteindre un ratio plus équilibré de quartiers généraux par rapport aux forces de campagne. Le rapport prônait le remplacement de la structure de commandement en « secteurs » géographiques de l’Armée par une structure composée de deux divisions. Le concept était de créer une division pour les brigades de la Force régulière et ses éléments habilitants, renforcée par des réservistes, et une deuxième division de la Réserve, renforcée par la Force régulière. La 1re Division du Canada aurait été responsable de la mise sur pied de la force et de l’emploi de ses éléments pour exécuter des tâches exigeant une disponibilité opérationnelle élevée partout dans le monde pendant des durées de pointe limitées de neuf mois. Entre-temps, la 2e Division commanderait les forces tactiques de la Réserve de l’Armée axée sur l’intervention à l’échelle nationale, la connectivité des communautés locales et le renfort des unités et des formations de la Force régulière pour les opérations internationales.16

En 2020, une étude a été réalisée au sein des FAC afin de chercher des façons d’harmoniser la responsabilisation, la responsabilité et l’autorité (RRA) entre l’Armée canadienne et le Commandement des opérations interarmées du Canada afin d’atteindre la même synergie que le Commandement de la composante maritime (CCM) de la Marine royale canadienne et le Commandement de composante aérienne de forces interarmées (CCAFI) de l’Aviation royale canadienne. L’étude sur la composante terrestre, mandatée par le commandant du Commandement des opérations interarmées du Canada, le lieutenant‑général Michael Rouleau, et le commandant de l’Armée canadienne, le lieutenant-général Wayne Eyre, a conclu que la division géographique du Canada pour les opérations nationales, sous la direction des Forces opérationnelles interarmées régionales, fonctionnait bien et devrait être maintenue. Il a également été convenu qu’un bureau de liaison de l’Armée canadienne au sein du Commandement des opérations interarmées permettrait d’atteindre l’effet recherché.17

Au bout du compte, aucune étude ou initiative n’a entraîné de changements à la structure vers une plus grande opérationnalisation des FAC. La résurgence d’une menace existentielle aux démocraties occidentales après février 2022 représente un tournant décisif qui fait en sorte que nous devons repenser l’état d’esprit après la guerre froide et la campagne en Afghanistan. Par conséquent, il y a lieu de se demander si le réexamen de la capacité de combat divisionnaire du Canada en vaut la peine ou s’il s’agit d’un autre effort d’état-major non concluant.

Conclusion

Récemment, les Forces armées de l’Ukraine ont réussi à reprendre l’initiative et à soulever de multiples dilemmes pour le gouvernement russe en exécutant une incursion dans la région Kursk du territoire de la Fédération de Russie. Alors que les premières tentatives de l’Ukraine pour exécuter des opérations offensives ont échoué, cette fois, les réussites tactiques ont été attribuées à la capacité militaire ukrainienne de mener des opérations interarmes et à coordonner la manœuvre d’un maximum de cinq brigades (deux brigades supplémentaires dans la Réserve). L’intégration de tirs en profondeur et d’équipement lourd du génie pour exécuter une ouverture de brèche avec des tirs ainsi qu’une défense aérienne ont été la clé pour atteindre un énorme avantage et sortir de l’impasse à l’avant.18 Ailleurs sur le front, les Forces armées de l’Ukraine adoptent une défense ferme, et les Forces armées de la Fédération de Russie exécutent une guerre d’usure pour un gain tactique marginal. La récente offensive ukrainienne a prouvé que la manœuvre des éléments interarmes à un niveau supérieur aux brigades demeure essentielle à une stratégie de guerre gagnante pour le champ de bataille moderne.

Le principal défi opérationnel des Forces armées canadiennes consiste à trouver comment apporter tous les instruments de la puissance militaire pour accepter le soutien mutuel de chacun, à l’échelle nationale, afin de contribuer à la dissuasion mondiale et, si nécessaire, de combattre et de remporter les guerres de notre pays.

Pour chaque capacité militaire, il faudrait se demander comment elle contribue à l’appareil de dissuasion global intégré de notre pays. Une structure divisionnaire fournit un cadre pour contextualiser cette contribution. Par exemple, le besoin urgent de tirs à longue portée peut être associé sur le plan de la doctrine à une division ou à un niveau supérieur. L’Armée australienne a justifié l’acquisition d’un système de roquettes d’artillerie à grande mobilité (HIMARS) M14219 et du projet de système de défense surface-air à moyenne portée pour faire partie de la nouvelle brigade de tir de la division. Les divisions sont suffisamment détachées du combat rapproché pour être agiles et capables d’intégrer les capacités émergentes. Les divisions ont juste assez de distance pour être l’intégrateur tactique au plus bas niveau pour l’appui de la mise sur pied de la force et l’emploi de l’appui aérien rapproché, de la guerre cybernétique, de l’espace et même de la puissance navale. Les exigences liées à la coordination et à l’intégration de telles capacités aux échelons inférieurs à la division, qui sont pleinement engagés à remporter le combat rapproché très complexe et difficile caractérisé par la proximité d’un adversaire de force presque égale, ferait de ces ressources interarmées, uniques et de frappe de profondeur un fardeau et pourrait nuire à leur agilité.

Nous manquons d’information sur le nombre de soldats disponibles pour occuper les postes dans les bataillons et quartiers généraux actuels. L’analyse de la capacité de combat divisionnaire doit compter sur et se limiter à la création d’une structure minimale qui peut servir de plan directeur pour un plan de mobilisation. Un tel plan doit exploiter tous les éléments de la puissance nationale (tous les services et toutes les composantes sur le plan militaire, industriel, diplomatique et économique). D’une perspective militaire, chaque soldat en uniforme et chaque unité devraient savoir où ils se situent dans la prestation d’une puissance de combat national cohésive. Pour être un instrument de dissuasion crédible, un plan de mobilisation doit être réalisable et être basé sur des attentes réalistes.

Si le Canada s’engage à nouveau dans la création de capacités de combat divisionnaires, il y aura de nombreuses lacunes et pénuries qui exigeront un (ré)investissement. Toutefois, lorsqu’il est question de capacités divisionnaires, nous sommes plus capables que nous le croyons; nous possédons déjà plusieurs des éléments habilitants, et nous avons les compétences essentielles pour bâtir rapidement certaines des capacités manquantes. Les ressources sont distribuées dans l’ensemble des FAC, et il ne nous manque souvent que l’intégrateur essentiel – la structure.

Enfin, le QG de la 1re Division du Canada possède la structure et les capacités pour offrir de l’entraînement sur la conduite de la guerre au niveau de la division dans un corps allié. Il doit y avoir un dialogue et un engagement plus fort de la part de tous les responsables de la mise sur pied d’une force sur la façon dont nous organisons nos tâches liées à la puissance de combat de la guerre. L’analyse et les plans qui en découlent doivent demeurer rationnels dans l’examen de l’emploi de la force. Le cadre de la conduite de la guerre doit être fondé sur les réalités actuelles et ancré sur la doctrine et les leçons retenues du conflit. L’état d’esprit d’être un pays capable de livrer des capacités de combat divisionnaires doit toujours prévaloir. Dans l’environnement de sécurité d’aujourd’hui, nous ne pouvons pas fléchir et aucune autre entité nationale ne peut remporter les guerres de notre pays en notre nom. Ainsi, concentrons-nous sur l’établissement d’un cadre de combat divisionnaire avant que nos adversaires potentiels décident de forcer cette exigence en déclenchant un conflit à grande échelle au moment et à l’endroit de leur choix. Un manque de préparation et de planification efficaces avant la crise entraînera un processus de mise sur pied d’une force ponctuelle et précipitée qui ne préparera pas adéquatement nos forces à la guerre. Notre pays, nos alliés et nos soldats méritent mieux.


End Notes

  1. Temnycky, Mark, Putin’s dream of a new Russian Empire are unraveling in Ukraine, Atlantic Council, 25 avril 2023, https://www.atlanticcouncil.org/blogs/ukrainealert/putins-dreams-of-a-new-russian-empire-are-unraveling-in-ukraine/
  2. Department of Defence des États‑Unis, note de doctrine interarmées 1‑19, Continuum de la concurrence, https://www.jcs.mil/Portals/36/Documents/Doctrine/jdn_jg/jdn1_19.pdf, « The Competition Continuum and Deterrence », 3 juin 2019, pages 10 et 11.
  3. Sarah Katherine Gibson, Dreams of a 'fireproof house', https://www.thewhig.com/2013/09/16/dreams-of-a-fireproof-house, 16 septembre 2013
  4. Peter F. Dawson, Canadian Military Mobilization, Armed Forces and Society, volume 16, no 1, automne 1989, Inter‑University Seminar on Armed Forces and Society, page 51.
  5. Gouvernement du Canada, Livre blanc sur la défense, « Défis et engagements : une politique de défense pour le Canada », 1987, page 65.
  6. Peter F. Dawson, Canadian Military Mobilization, Armed Forces and Society, volume 16, no 1, automne 1989, Inter‑University Seminar on Armed Forces and Society, page 49.
  7. Colonel G. W. L. Nicholson (1962). Corps expéditionnaire canadien, 1914‑1919. Imprimeur de la Reine et contrôleur de la papeterie. https://www.canada.ca/fr/nouvelles/archive/2014/08/canada-debut-premiere-guerre-mondiale.html
  8. Gouvernement du Canada, The Old Red Patch, page 14.
  9. Gouvernement du Canada, Livre blanc sur la défense, mars 1964, page 25.
  10. Skates, Jesse L., Major, US Army, Multi-Domain Operations at Division and Below, Military Review, janvier-février 2021, p. 68-70.
  11. Underwood, Kimberly, The U.S. Army Turns Focus to the Division Level, Signal, 26 mai 2023.
  12. United States Army, White Paper, How the Army 2030 Divisions Fight, Version 3.5, 2 février 2023.
  13. Peck, Michael, Russian failures in Ukraine are forcing Moscow to give up on one of the biggest Putin-era military reforms, Business Insider, 11 octobre 2023. https://www.businessinsider.com/ukraine-failures-force-russia-to-end-putin-era-military-reforms-2023-10.
  14. La 1re Division du Canada a été réactivée en 2010. Depuis, la capacité de combat divisionnaire du quartier général a été analysée au moyen de nombreux exercices de poste de commandement et d’analyses, mais le tableau d’effectifs et de dotation (TED) n’a jamais été doté en ressources. En octobre 2020, le Canada a offert la 1re Division du Canada à l’OTAN afin qu’elle remplisse le rôle de Force de réaction renforcée de l’OTAN (eNRF). Le Concept d’emploi de la force a été élaboré, mais les FAC ont retiré leur offre en 2022 afin de se concentrer sur la présence d’une brigade multinationale de présence avancée renforcée dirigée par le Canada en Lettonie d’ici 202
  15. Même si la structure divisionnaire est vide en partie comme cela est le cas pour la 1re Division de l’Australie, la 1re Division du R.-U. et la 11e Division aéroportée, cela jette les bases pour ancrer le développement des capacités de la force et offrir de l’entraînement réaliste aux formations subordonnées. 
  16. Gouvernement du Canada, Rapport sur la transformation 2011, https://www.canada.ca/en/department-national-defence/corporate/reports-publications/report-on-transformation-2011.html
  17. Gouvernement du Canada, ministre de la Défense nationale, Compte rendu des décisions (CRD) : Land Component Command (LCC) Study Brief, 29 mai 2020, https://collaboration-cjoc.forces.mil.ca/sites/1CdnDiv_HQ/CR/20200505-U-3350-CJOCHQ_LCC_Study_RoD.Final.pdf
  18. Maisaia, Vakhtang, The Current Ukrainian Blitzkrieg in Kursk and Its Geopolitical Missions, The Georgian Times, 19 août 2024, https://geotimes.ge/en/the-current-ukrainian-blitzkrieg-in-kursk-and-its-geopolitical-missions/
  19. La Force de défense australienne bâtit sa capacité de tir à longue portée en s’appuyant sur deux régiments qui comptent 36 lanceurs HIMARS chacun, et ce, sans réduire sa capacité de canons de l’artillerie. Elle considère que ses roquettes et ses canons de l’artillerie sont des capacités complémentaires pour appuyer le combat rapproché, les tirs en profondeur divisionnaires et le tirs de très grande profondeur dans le théâtre.

 

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