La collaboration entre les bibliothèques, les archives et les musées

Discours

Notes d'allocution

Guy Berthiaume, Bibliothécaire et archiviste du Canada

Devant le Canadian Association of Research Libraries (CARL) et Canadian Urban Libraries Council (CULC)

Hamilton (Ontario)

Le 18 mai 2017

Sous réserve de modifications

Je vous remercie de m’offrir cette tribune pour venir discuter de la Déclaration d’Ottawa avec Jonathan (Bengston) et Vickery (Bowles), deux des personnes les plus reconnues au Canada dans le domaine de la bibliothéconomie. Et quel moment opportun que cette réunion de l’Association des bibliothèques de recherche du Canada et du Conseil des bibliothèques urbaines du Canada, pour discuter de la collaboration entre les bibliothèques, les archives et les musées!

Sauf erreur, c’est l’Université de Miami qui a accueilli, en janvier 2016, le tout premier sommet sur la question de la collaboration. Les dirigeants des musées et des bibliothèques de 14 universités s’étaient alors réunis pour réfléchir à deux questions : comment leurs institutions pouvaient-elles collaborer davantage, et quels défis devraient-elles surmonter pour y arriver? Le sommet de Miami a débouché sur plusieurs recommandations : ses participants ont notamment souligné la nécessité d’intensifier leurs efforts dans certains domaines, en particulier, la création de structures officielles pour encadrer la collaboration, la mise en commun de budgets et la tenue d’activités promotionnelles conjointes.

Près d’un an plus tard, les 5 et 6 décembre 2016, nous tenions notre propre sommet à Ottawa. Bien sûr, Miami en janvier est sûrement un meilleur endroit pour tenir un sommet qu’Ottawa en décembre… Cela dit, nos efforts de ce côté-ci de la frontière en ont certainement valu la peine.

Lors des consultations de Patrimoine canadien sur le contenu canadien à l’ère numérique, la voix des bibliothèques, des archives et des musées s’était peu fait entendre. C’est pour remédier à cette lacune que j’ai imaginé le sommet d’Ottawa sur la valeur des institutions de mémoire. J’estimais qu’en tant que communauté, nous devions nous assurer que l’importance de nos institutions à l’ère numérique soit bien comprise par les pouvoirs établis et le grand public.

Je me suis assuré de la collaboration de l’Association des musées canadiens et de la Commission canadienne pour l’UNESCO, et ensemble, nous avons invité membres et partenaires à venir nous retrouver à Ottawa.

Le Sommet a attiré près de 300 personnes et une trentaine de conférenciers, dont certains de l’extérieur du Canada. Nous les avons lancés sur des pistes de réflexion exigeantes. Par exemple :

  • Pourquoi construire de nouvelles bibliothèques, alors qu’Internet permet d’accéder à l’information en tout temps et en tous lieux?
  • Pourquoi dépenser pour des édifices, puisque les musées virtuels donnent accès à la culture et à l’histoire, où que l’on soit sur la planète?
  • À quoi bon visiter les centres d’archives? Leurs sites Web offrent tout ce qu’il nous faut, sans compter la contribution des sites comme Ancestry ou Find my past

Cela peut sembler banal, mais je vous assure que ces questions sont soulevées quotidiennement. Je vous en donne un exemple concret : vous savez peut-être qu’on songe à construire une grande bibliothèque au centre-ville d’Ottawa ‒ un projet qui réunirait Bibliothèque et Archives Canada et la Bibliothèque publique d’Ottawa. L’idée a beaucoup fait jaser, le plus souvent en bien.

Mais il n’y a pas eu que des éloges. Voyez ces exemples de commentaires négatifs parus dans le Ottawa Citizen, et que je traduis ici :

« Les bibliothèques, c’est de l’histoire ancienne. On peut tout trouver dans Internet. C’est un vrai gaspillage de fonds publics. »

« Les gens fréquentent encore les bibliothèques? Laissez-moi rire! »

 « Il y a encore des bibliothèques? À quoi ça sert? Ça coûterait moins cher d’acheter une tablette ou un téléphone intelligent à tout le monde. »

« J’ai tout ce qu’il me faut dans Internet. On devrait utiliser cet argent pour construire des refuges pour sans-abri et des résidences pour personnes âgées. »

« Une bibliothèque? À quoi ça sert d’avoir un grand édifice? Plus personne ne lit de livres. »

Au premier coup d’œil, ça semble décourageant. Mais la réalité prouve le contraire. En effet, il n’y a jamais eu autant de gens qui fréquentent les bibliothèques, les archives et les musées.

La British Library, dans une publication récente, en a conclu ceci (je traduis encore une fois) :

Plus la technologie s’implante dans nos vies, plus les échanges en personne et les contacts avec les artefacts prennent de la valeur, ces sphères se nourrissant mutuellement.

(Statement of vision and purpose for 2015-­2023, janvier 2015)

* * *

Voici quelques-unes des conclusions que nous avons tirées du sommet d’Ottawa. Tout d’abord, et cela n’a rien de surprenant, la technologie n’est pas notre ennemie. Sans elle, plusieurs innovations présentées lors du sommet n’auraient pu voir le jour. Mais bien sûr, la technologie amène autant de défis que de possibilités.

Du côté des défis, nous devons trouver les ressources pour acquérir cette technologie, puis embaucher et former les gens qui sauront en tirer le meilleur parti. Du côté des possibilités, la technologie nous permet de joindre nos utilisateurs là où ils se trouvent – c’est-à-dire en ligne pour la plupart.

Cela dit, plus les gens consultent nos collections sur le Web, plus ils ont le goût de visiter nos installations. Et c’est peut-être là notre plus grand défi : nous ne pouvons pas investir dans nos services virtuels au détriment de nos services en personne. Nous devons continuer à faire les deux. La situation est différente pour d’autres secteurs culturels.

Mais ce n’est pas le cas des institutions de mémoire, qui sont maintenant appelées à jouer de nouveaux rôles : voilà la deuxième conclusion du sommet. De quels rôles parle-t-on? Offrir des espaces de rencontre confortables, accueillir les réfugiés et les immigrants et, même, donner un accès Internet haute vitesse à ceux qui n’en ont point. On sous-estime l’importance de ce dernier rôle : n’oublions pas qu’en 2016, même si 88,5 % des Canadiens avaient un accès Internet à la maison, des millions d’autres personnes n’en avaient pas.

***

Mais revenons aux édifices de briques et de mortier, si vous le voulez bien. On commence tout juste à comprendre l’importance des espaces publics, comme les bibliothèques et les musées. Partout dans le monde, on investit des millions de dollars pour créer des édifices accueillants, qu’on appelle parfois « salons urbains » ou « troisièmes-lieux ». Ce sont des endroits magiques, et uniques.

Je me souviens du temps où j’étais PDG de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, à Montréal. Pendant le « printemps érable » de 2012, des milliers d’étudiants ont manifesté dans les rues de Montréal ‒ tous les jours, pendant plus de 100 jours ‒ pour protester contre une éventuelle hausse des frais de scolarité.  Des édifices ont été occupés, et des autopatrouilles incendiées; arrestations, gaz lacrymogènes et actes de violence ont fait la manchette.

La Grande Bibliothèque ‒ la principale bibliothèque de Montréal ‒ était aux premières loges : en plein cœur de la ville, voisine d’une université. Tous les soirs, nous pouvions voir les manifestants se rassembler sur la place publique devant la bibliothèque. Nous les voyions défiler. Nous entendions leurs slogans scandés à tue-tête et le hurlement des sirènes. De quoi faire peur.

Mais pas une seule fois, ils ne sont entrés dans la bibliothèque. C’était un havre de paix, et ce l’est resté du début à la fin. Quel puissant constat à mes yeux. Les institutions de mémoire comme les bibliothèques et les archives incarnent la sécurité et la liberté. La liberté de penser, de remettre en question, d’imaginer des solutions alternatives et, bien sûr, d’être en désaccord. Et cette liberté est au cœur de toute société démocratique.

* * *

Pour en revenir au sommet, une autre conclusion s’est imposée à nous : le rôle des bibliothèques, des archives et des musées dans le développement économique demeure largement incompris. Et c’est un sujet qui revient souvent sur le tapis quand nous devons prouver notre valeur! La British Library estime que pour chaque livre sterling de fonds publics qu’elle reçoit, elle en rapporte 4,9 à l’économie du Royaume-Uni. Ce ratio de 5 pour 1 est le même au Canada, selon des études menées par les bibliothèques publiques de Toronto et d’Ottawa.

C’est donc dire que pour chaque dollar investi, la collectivité récolte des avantages qui en valent cinq. Pas mal comme investissement!

Malheureusement, cette valeur reste inconnue des élites politiques, médiatiques et économiques, qui visitent peu les bibliothèques, les musées et les centres d’archives. Lorsqu’elles veulent quelque chose, elles l’achètent au lieu de l’emprunter. Et comme elles ont peu besoin de services gratuits, elles en voient mal l’utilité. Ces élites ne consomment pas la culture de la même façon que les gens qui fréquentent les bibliothèques. Et pourtant, c’est à elles que nous devons faire la preuve de notre valeur.

Notre dernière conclusion, au terme du sommet d’Ottawa, touchait au rôle des institutions de mémoire dans l’écosystème de la création. Nous nous sommes rendu compte que ce rôle ne pouvait se limiter à la collecte et à la préservation. Les bibliothèques, les archives et les musées sont aussi présents au tout début du processus créatif, puisqu’ils sont à la fois source d’inspiration et matière première pour des artistes de toutes les disciplines : auteurs, poètes, musiciens, peintres, réalisateurs et artistes numériques.

Voilà un tout nouveau champ d’action pour les institutions de mémoire, et il n’a pas fini de croître!

Dans le parcours d’une œuvre, nous sommes souvent perçus comme la dernière étape, et non comme une source d’inspiration. Mais vous seriez surpris d’apprendre à quel point les artistes et les créateurs comptent sur nous!

C’est le cas d’Eric Chan, connu sous le pseudonyme de « eepmon », qui a été l’un des participants les plus enthousiastes au sommet. Cet artiste numérique entremêle dans ses créations le dessin et les codes informatiques. Eric nous a longuement parlé de l’importance des bibliothèques, des archives et des musées dans sa démarche artistique. Leur rôle est loin de se limiter à la recherche et aux expositions : pour lui, ce sont de véritables tremplins de la création.

À Bibliothèque et Archives Canada, nous ne manquons pas d’exemples pour en témoigner. Des artistes de toutes les disciplines réinterprètent des œuvres de notre collection, leur insufflant ainsi une nouvelle vie. Je pense tout de suite à l’artiste et photographe iroquois Jeff Thomas. À partir de nos célèbres portraits des Quatre rois indiens, il a créé une série d’œuvres intitulée « Red Robe ».

Je suis aussi très fier du travail de l’artiste Sarah Hatton, une employée de Bibliothèque et Archives Canada. Son œuvre Detachment est aussi originale qu’émouvante. Sarah a récupéré des centaines d’attaches parisiennes en laiton, retirées de dossiers de soldats canadiens ayant combattu lors de la Première Guerre mondiale. Elle les a utilisées pour créer des cartes célestes montrant la voûte étoilée qui apparaissait au-dessus des champs de bataille de la Grande Guerre, dont ceux de Vimy et Passchendaele.

*****

Nul ne peut en douter : bibliothèques, archives et musées sont des sources d’inspiration, des lieux de contact et de collaboration, des endroits où découvrir l’histoire et imaginer l’avenir.

Le sommet nous a démontré que les institutions de mémoire ont bien plus en commun qu’elles ne le croyaient. Et nous nous sommes engagés à nourrir ce partage. Nous sommes donc en train de préparer un plan de travail à partir des idées qui se sont dégagées de la rencontre.

Plus précisément, nous avons créé un groupe de travail, dont les huit membres préparent un plan d’action concret de trois ans fondé sur les principes de la Déclaration d’Ottawa. Les bibliothèques y sont bien représentées, puisque le groupe compte dans ses rangs Maureen Sawa, de la Bibliothèque publique de Victoria, et Loubna Ghaouti, de la Bibliothèque de l’Université Laval.

On y trouve aussi une archiviste et trois membres du milieu des musées et des archives. Notre première conférence téléphonique remonte au 21 avril, et nous en aurons une autre le 26 mai. Pour notre premier projet commun, nous établirons les paramètres d’une étude sur la valeur des bibliothèques, des archives et des musées, que nous espérons lancer en 2018. Quelle orientation faudra-il lui donner pour qu’elle profite à chaque secteur, tout en étant avantageuse pour l’ensemble? C’est ce que nous tenterons d’établir.

Nous voulons aussi étudier les meilleures façons d’explorer les besoins et les lacunes entourant la politique culturelle du Canada.

Le groupe de travail songe aussi à mener des analyses environnementales :

  • d’abord sur les politiques culturelles au Canada et dans le monde
  • ensuite, sur des exemples de bibliothèques, d’archives ou de musées qui ont collaboré avec succès avec d’autres secteurs : l’industrie de la musique ou le monde du théâtre, par exemple.


Vos commentaires d’aujourd’hui et des jours à venir nous aideront, Maureen, Loubna et moi-même, à mieux refléter vos points de vue lorsque le groupe de travail rédigera son plan d’action. Nous profiterons du deuxième sommet qui réunira les bibliothèques, les archives et les musées, à l’hiver prochain, pour faire connaître les progrès du groupe de travail. J’en ai très hâte et j’espère que, vous aussi, vous partagez mes sentiments.

En cette ère de faits alternatifs et de fausses nouvelles, il importe plus que jamais de reconnaître le rôle crucial des institutions de mémoire. Partout dans le monde, nous constatons que nous devons travailler ensemble.

Vous connaissez sans doute l’exercice de Vision globale mené par l’IFLA (la Fédération internationale des associations de bibliothécaires et des bibliothèques) : nourrir un dialogue continu sur l’avenir des bibliothèques.

Nous le savons, les bibliothèques, les archives et les musées ont plusieurs défis en commun : financement, évolution technologique, diversité et compétences du personnel, mesure et promotion de leur valeur, sans compter les questions juridiques comme le respect de la vie privée et le droit d’auteur.

Début avril 2017, à la nouvelle Bibliothèque nationale de Grèce, l’IFLA a tenu une première rencontre sur l’avenir des bibliothèques. La Bibliothèque du Congrès a ensuite organisé une réunion régionale à ce sujet, au début mai. Si vous me le permettez, j’aimerais vous traduire les mots de Gerald Leitner, le nouveau secrétaire général de l’IFLA:

Comment relever tous ces défis? Certains pensent que c’est en érigeant des murs. Nous pensons au contraire qu’il faut les abattre : abattre les murs dans nos esprits et abattre les murs entre les bibliothèques pour améliorer la vie des gens.

Voici une image percutante qui s’applique, j’en suis convaincu, au monde des bibliothèques, des archives et des musées.

Il ne fait aucun doute, dans mon esprit, que nous devrons travailler en commun et éliminer les barrières du passé pour relever les défis auxquels nous faisons face aujourd’hui. Et mieux vaut le faire ensemble, plutôt que seuls derrière nos murs. Nous ferons ainsi la preuve de notre valeur. Merci.

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