Document de recherche 1

Les suspensions - Une analyse comparée

[PDF 83kb]


©Ministre des Approvisionnements et Services Canada 1988
N° de cat. JS 74-3/1-1
ISBN 0-662-56088-4


Comité externe d'examen de la Gendarmerie royale du Canada

Président
L'honorable René J. Marin

Vice-présidente
Jennifer Lynch

Membres
Joanne McLeod
William Millar
Mary Saunders

Directeur exécutif
Robert F. Benson


Ce document de recherche fait partie d'une série de documents de travail que le Comité a l'intention de publier en vue de recueillir les observations du public; celles-ci devant l'aider à formuler des recommandations conformément à la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada (1986). Les opinions exprimées dans le présent document ne sont pas nécessairement celles du Comité.

N'hésitez pas à nous faire part de vos observations en les faisant parvenir à:

Monsieur R.F. Benson
Directeur exécutif
Comité externe d'examen de la GRC
C.P. 1159
Sucursale "B"
Ottawa (Ontario)
K1P 5R2


Comité externe d'examen de la Gendarmerie royale du Canada

Série de documents de travail

Numéro 1: La suspension

Directrice de la recherche
Gisèle Parent

Recherchiste
Bernadette Kaye

Collaborateurs
Jacques Courteau
Denis Kratchanov
Yvonne Martin

Expert-conseil
Clifford D. Shearing


AVANT-PROPOS

Les parties II et VI de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada,* ont été promulguées le 18 décembre 1986. La partie II de la Loi constitue le Comité externe d'examen de la Gendarmerie royale du Canada qui a pour mission principale d'examiner tous les cas prescrits relatifs aux griefs et aux appels de cas de discipline grave, de renvoi et de rétrogradation dans la Gendarmerie.

* S.C. 1986, c.11

A cette fin, le Service de recherche du Secrétariat du Comité préparera une série de documents de travail, ouverte à tout commentaire, sur les domaines reliés au mandat du Comité. Ceci, de façon à mieux comprendre les nombreux problèmes affectant le domaine des ressources humaines dans les milieux policiers. Dans cette série, la priorité a été accordée à la question des suspensions. Le document ne cherche pas à régler la question, mais plutôt à diffuser et à analyser les divers arguments afin de jeter les fondements de lignes directrices utiles pour l'avenir.

Il faut espérer que, tout en clarifiant les problèmes soulevés par la suspension, le document intéressera les autorités à qui incombe le devoir de formuler les politiques dans ce domaine.

Robert F. Benson
Directeur exécutif
Comité externe d'examen
de la GRC


TABLE DES MATIERES

I. Introduction

Au fil des ans, le domaine des relations de travail entre employeur et employés, tant dans le secteur public que privé, a donné naissance à un certain nombre de régimes conçus pour améliorer les conditions de travail et doter les employés de diverses mesures de protection contre les pertes salariales injustifiées.

Les dispositions administratives prévoyant, par exemple, des congés avec solde pour maladie ou invalidité prolongés, indiquent que les entreprises et les gouvernements s'efforcent de soutenir les politiques protégeant les employés contre les pertes salariales. Ces pertes occasionnent souvent des conséquences irréparables pour les employés alors qu'ils sont incapables de maîtriser les causes de cette situation. Notons que, certains aspects des relations employeur-employé ont été très peu étudiés jusque maintenant. Cela est vrai de la suspension avec ou sans solde, pour laquelle, dans bien des cas, il semble n'exister aucune politique satisfaisante pour les intéressés. Trop souvent, l'absence d'une politique bien définie en la matière et l'application irrégulière des mesures de suspension entraînent incertitude, confusion et frustration. Les employés incapables de prévoir les circonstances susceptibles de donner lieu à une suspension avec ou sans solde (que ce soit la leur ou celle d'un collègue) risquent de percevoir une telle mesure comme étant injuste et discriminatoire.

Dans les milieux policiers, qui nous intéressent plus particulièrement, l'incertitude ou l'imprévisibilité à cet égard a des conséquences particulièrement graves.

II. La suspension dans les milieux policiers

Les membres d'une force policière peuvent être suspendus pour plusieurs raisons dont entres autres:

  1. une inconduite de nature administrative (p. ex., retard au travail);
  2. une inconduite à caractère interne qui donne lieu à une infraction grave (p. ex., insubordination);
  3. une inconduite commise dans l'exécution des fonctions (p. ex., faisant l'objet d'une plainte du public) ou une dénonciation devant une cour de juridiction criminelle pour un acte commis dans le cadre de ses fonctions ou ailleurs.

La différence entre chacune de ces raisons est évidente. Si les auteurs d'une inconduite administrative peuvent être passibles d'une suspension, il est habituellement facile de traiter un cas de suspension qui se produit avant la constatation des faits, car toutes les parties sont disponibles. Les problèmes surgissent dans les situations où l'inconduite est assez grave pour justifier la décision voulant que le membre ne puisse réintégrer pleinement ses fonctions. L'inconduite peut aussi donner lieu à une accusation criminelle et éventuellement à une déclaration de culpabilité. C'est pourquoi la question de la suspension intéresse grandement les dirigeants des corps policiers, les membres et le grand public.

Dans une situation de ce genre, la force policière prend habituellement toutes les mesures raisonnables pour rassurer le public quant à la pertinence de son intervention. De plus, elle voudra demeurer juste envers ses effectifs et, plus directement, envers les membres visés. Par contre, ces derniers peuvent percevoir la suspension comme étant injustifiée et imméritée, surtout s'il y a cessation de leur solde et de leurs avantages sociaux. Une mesure de ce genre revêt une importance particulière pour un policier, car elle l'empêche d'obtenir un emploi intérimaire dans un domaine relevant de ses compétences tant que l'affaire n'est pas réglée. Cette mesure frappe plus particulièrement les policiers ne possédant ni les compétence ni l'expérience dans un domaine autre que celui de la police.

Le membre inculpé d'une infraction criminelle est présumé innocent conformément à la Charte canadienne des droits et libertés. Il peut donc soutenir que, pour jouir pleinement de ce droit, aucune mesure administrative susceptible de nuire à la tenue d'un procès équitable ne devrait être prise à son encontre. Même si le membre ne fait pas l'objet d'une inculpation, le membre peut estimer que la suspension l'affectant, alors que son affaire attend le règlement, risque de lui être préjudiciable. Car il faut bien comprendre que la "présomption d'innocence" garantie par l'article il de la Charte ne s'applique pas à la discipline interne de la police.

En définitive, il s'agit avant tout de déterminer si la conduite d'un membre le rend inapte à exercer les fonctions qui lui incombent. Car le public demande que la qualité des services de police ne souffre pas du rendement d'un membre que l'on soupçonne pas tout à fait digne de confiance. Si l'on estime que la conduite d'un membre est suffisamment grave pour que l'on soit justifié de le relever de ses fonctions, il faut ensuite déterminer la durée de cette mesure. En effet, le délai entre l'allégation d'inconduite et le règlement final de l'affaire complique davantage la situation tout en risquant d'empêcher que les parties soient traitées équitablement.

Le dernier point à traiter vise l'égalité dans le traitement des suspensions au sein de divers niveaux de la police au Canada quant à l'application de leurs politiques respectives en matière de suspension. Notons que, dépendamment du corps de police auquel appartient le membre, il peut être suspendu avec ou sans solde.

Il est donc compréhensible qu'un membre trouve injuste, que dans les mêmes circonstances, qu'un collègue soit suspendu avec solde alors qu'un autre l'est sans solde, du simple fait que les deux membres appartiennent à des corps de police différents. Cette injustice est encore plus flagrante lorsque les deux membres ont participé à la même opération policière. Ce sont des expériences de ce genre qui ont fait dire à certains qu'une seule et même politique en matière de suspension devrait s'appliquer à toutes les forces policières canadiennes, puisque tous les membres exercent des fonctions semblables dans l'application du Code criminel et des autres lois fédérales.

Même si le présent document de travail n'a pas pour objet d'élucider cette question, il cherche à identifier et examiner les questions liées au principe fondamental qui veut que les policiers bénéficient d'un traitement équitable dans les décisions administratives touchant leurs fonctions délicates et précises.

Suite à ce document, le Comité espère que les dirigeants de la communauté policière et autres intéressés voudront bien faire parvenir leurs observations au Comité. Le Comité veut aussi inciter les membres à lui faire part de leurs inquiétudes au sujet des problèmes des suspensions.

III. Principes à comparer et à concilier dans une politique en matière de suspension

La suspension en tant que mesure de gestion

Dans toutes les relations entre employeur et employé, leurs rapports sont fondés sur un contrat écrit ou implicite: l'employeur verse une rémunération en échange d'un service et l'employé fournit un service moyennant rémunération. L'employeur peut assortir cette relation de la condition suivante: "Si je vous embauche, vous devez obéir à toutes les règles internes et toujours vous conduire de façon à ne pas me nuire. Si vous ne respectez pas cet engagement, je me réserve le droit de vous traiter comme bon me semble". Bien sûr, cette définition générale d'un contrat de travail est assez simpliste, mais elle reproduit fidèlement la nature des obligations contractuelles entre l'employeur et l'employé.

La plupart des employeurs, lorsqu'ils élaborent leur image corporative, définissent la conduite ou le comportement désiré de la part des employés; ces normes se retrouvent dans des règlements internes ou dans des codes de conduite ou de déontologie. Règle générale, l'employeur sanctionnera toute violation du code par une pénalité jugée proportionnelle appropriée à la gravité de l'écart de conduite. Cela peut aller d'une réprimande orale jusqu'au renvoi dans les cas extrêmes. Bien que certains employeurs aient recours à la suspension comme mesure disciplinaire, nous ne traiterons ici que de la suspension en tant que mesure intérimaire adoptée par l'employeur estimant ne pas posséder suffisamment de renseignements pour prendre une décision immédiate relativement à la conduite d'un employé. La suspension peut alors être considérée comme une période pendant laquelle l'employé se trouve entre une situation de plein emploi et une situation de renvoi et attend qu'une décision soit prise à son égard.

La décision de suspendre un employé, et surtout de le suspendre avec ou sans solde, a, aussi bien pour l'employé que pour l'employeur une incidence évidente. Ce sujet sera discuté plus en détail dans les prochaines pages. Auparavant, il faut énoncer de façon explicite un certain nombre de prémisses sur lesquelles cette analyse est fondée.

Premièrement, la question des suspensions découle de la prémisse voulant que le comportement de l'employé, sujet à examen, nuit fondamentalement à sa capacité de s'acquitter de ses fonctions ou serait perçu comme tel par les autres. Cela suppose donc que la seule mesure applicable dans un tel cas est de relever temporairement l'employé de ses fonctions (c'est-à-dire le suspendre). Par conséquent, une des questions à retenir dans l'examen d'une politique en matière de suspension est à savoir comment cette politique se distingue entre les diverses situations.

La deuxième prémisse, qui fait corps avec la première, suppose que la suspension n'est qu'une des nombreuses mesures applicables à un employé soupçonné d'inconduite. Ainsi, l'employé pourrait être affecté temporairement à des fonctions qui ne suscitent ou n'occasionnent aucun conflit d'intérêts. A titre d'exemple, un agent des douanes soupçonné de contrebande pourrait effectuer du travail de bureau jusqu'au règlement de la question. En examinant une politique en matière de suspension il faut déterminer jusqu'à quel point elle reconnaît et applique d'autres stratégies ou mesures de rechange.

La troisième prémisse veut que les parties qui dirigent le processus et plus particulièrement qui déterminent le délai entre la suspension et la décision finale jouent un rôle prépondérant puisque la gravité potentielle du conflit dépend de la durée de ce délai. Il est essentiel de savoir si l'issue de l'affaire relève de l'organisation et dans quelle mesure l'employeur ou l'employé visé peut avoir une influence sur le processus.

Dans le premier groupe se trouvent les affaires qui peuvent être réglées par l'employeur, sans l'intervention d'un tiers; prenons par exemple, le cas d'un employé soupçonné d'avoir enfreint le code de discipline interne. Comme ce genre d'infraction n'est pas susceptible de faire l'objet d'une poursuite civile ou d'une dénonciation criminelle, la décision ne relève pas d'un tiers: c'est l'employeur qui décide s'il y a eu faute. La décision peut donc être prise assez rapidement, et ce, même en respectant la procédure équitable. L'employeur peut contrôler tout éventuel délai dans le processus décisionnel. Il convient de noter qu'un employé peut aussi provoquer certains retards que l'employeur, désireux d'accorder un traitement équitable à son employé, est plus ou moins tenu d'accepter.

Le deuxième groupe englobe les affaires qui exigent l'intervention d'un corps externe. A titre d'exemple, mentionnons la situation d'un caissier soupçonné d'avoir falsifié des relevés bancaires. Un écart de conduite de ce genre peut donner lieu à des poursuites et la déclaration de culpabilité ou d'innocence dépend d'un tiers, c'est-à-dire d'une cour de justice. Toutefois, comme l'employé dispose de multiples moyens pour faire appel de la décision d'un tiers, il peut ainsi influencer la durée du processus. L'analyse qui suit fera ressortir l'importance que revêt cette distinction fondamentale entre ces deux groupes dans l'examen d'une politique en matière de suspension. Pour le moment, notons que la durée d'une suspension a une grande incidence tant sur l'employeur que sur l'employé. Bien que de nombreux employeurs attendent l'issue d'une inculpation criminelle avant de prendre une décision finale, il faut noter que rien ne les y oblige. En effet, ils ne sont pas liés par la décision du tribunal, et ils peuvent renvoyer un employé avant que ce dernier soit déclaré coupable ou innocent. Il est donc important de déterminer quelle est l'ultime autorité dans l'affaire.

L'incidence de la suspension sur l'employeur

L'employeur qui décide de suspendre un employé doit en assumer le coût. Rares sont les employés qui se présentent chez leur employeur prêts à assumer toutes les responsabilités dont ils sont censés s'acquitter. Dans certains secteurs de travail, telle que l'armée, il est difficile pour ceux qui veulent y faire carrière d'acquérir la formation préparatoire nécessaire. Le fardeau financier que représente la formation de l'employé doit être assumé, en grande partie, par l'employeur. La perte d'un employé, même temporairement, engendre une perte pour l'employeur qui doit, soit se passer de ses services, soit réorganiser ses effectifs au risque de nuire à la productivité, ou encore former un nouvel employé. Le recrutement et la formation appropriés d'un employé spécialisé prennent souvent beaucoup de temps, parfois de 10 à 12 mois ou même davantage. En outre, l'employeur ne peut pas récupérer les pertes entraînées par le remplacement d'un employé expérimenté.

L'employeur peut subir une conséquence à long terme si, plus tard, ses soupçons contre l'employé se confirment. En effet, l'employé suspendu avec solde aura alors reçu une rémunération injustifiée, car il n'a pas respecté sa partie du contrat.

Certains estiment qu'une suspension avec solde constitue, en réalité, une forme de vacances. Il s'agit, d'une question d'opinion personnelle.

Même si un certain nombre de facteurs réduisent la gravité des répercussions monétaires ou organisationelles ressenties par l'employeur, il est néanmoins possible de conclure, qu'en règle générale, une suspension nuit aux intérêts de la plupart des employeurs.

L'incidence de la suspension sur l'employé

Les effets d'une suspension sur l'employé varient selon sa situation personnelle et selon qu'il s'agit d'une suspension avec ou sans solde; c'est surtout l'incertitude qu'elle engendre qui lui pèse. Pour régler les situations où la bonne conduite d'un employé est mise en doute, la plupart des employeurs préfèrent demeurer flexibles et trancher les cas séparément. Cette approche, combinée à l'absence de lignes directrices ou d'une politique en matière de suspension, peut, particulièrement dans les grandes entreprises décentralisées, accroître l'anxiété de l'employé qui attend la décision finale, ce dernier ne pouvant prévoir la réaction de l'employeur.

A. Suspension avec solde

La suspension avec solde ne devrait, bien entendu, occasionner aucune difficulté financière à l'employé. Certains indices portent cependant à croire qu'elle a sur lui des effets psychologiques et sociaux marqués.

L'employé souffre de stress, car la suspension s'accompagne d'un sentiment de honte plus ou moins fort et elle laisse l'employé dans l'incertitude pour ce qui est de son avenir dans l'organisation. Ses relations avec ses collègues et ses possibilités de promotion et de formation sont également compromises. La santé mentale de l'employé peut être atteinte, entraînant dépression, alcoolisme ou autres problèmes de comportement. La famille aussi peut avoir à composer avec les effets psychologiques de la suspension, surtout lorsque la durée n'en est pas connue ou qu'elle se prolonge.

Dans les milieux policiers, il appert que la suspension a des répercussions plus grandes qu'ailleurs. Les agents de police doivent avant tout, être des modèles d'honnêteté, c'est-à-dire être au-dessus de tout soupçon; s'ils sont soupçonnés d'inconduite et suspendus, ils peuvent, dans certains cas, être marqués pour la vie, même s'ils sont blanchis par la suite. Certains soutiennent que les policiers suspendus sont laissés pour compte dans la ronde des promotions et qu'ils deviennent même inemployables. Certains cas connus indiquent que ce n'est pas toujours le cas.

B. Suspension sans solde

Il est généralement reconnu que la suspension sans solde touche l'employé plus sévèrement. En effet, les répercussions financières de la suspension bouleversent ses activités normales et celles de sa famille. Les nécessités de la vie, telles que la nourriture, les soins de santé et le logement, peuvent devenir inaccessibles, surtout s'il n'existe aucune autre source de revenus réguliers dans la famille. Non seulement l'employé se voit obligé de réduire son train de vie mais plus grave encore, il peut ne plus être capable d'assumer les versements hypothécaires sur sa maison.

Selon certains, une suspension sans solde constitue un moyen détourné de forcer l'employé à démissionner, surtout quand les avantages sociaux, notamment l'assurance-maladie, sont révoqués en même temps que la solde. Si la période de suspension est longue, l'employé doit chercher un autre emploi ou risquer des pertes irréparables de revenus et d'avantages sociaux. Le retrait de certains avantages peut être difficile pour l'employé et sa famille puisque les exigences administratives risquent de l'empêcher de se réinscrire en temps voulu.

Le fardeau financier et les difficultés qui découlent de la suspension sans solde ne font qu'exacerber les répercussions psychologiques et sociales dont il a été discuté dans le cadre de la suspension avec solde.

Principes inhérents à la question de la suspension

En raison de sa gravité, la question des suspensions mérite un examen minutieux et approfondi; elle constitue une stratégie à laquelle on songe dans les milieux de gestion quand on introduit la procédure équitable dans le milieu de travail. Il est d'un grand intérêt d'avoir recours à un langage imagé pour mieux se représenter le processus des suspensions. Ce processus implique que l'employé est soustrait de son poste puis maintenu en suspens dans cette situation jusqu'à ce qu'une décision soit prise quant à son inconduite soupçonnée. En retirant l'employé de son milieu de travail, l'employeur cherche à maintenir l'intégrité et la sécurité de l'organisation. L'employeur règle donc son problème administratif tout en réservant son jugement jusqu'à ce qu'il ait à sa disposition les éléments nécessaires pour le faire.

L'employeur a des buts et des objectifs organisationnels qui justifient la survie et le maintien de la vitalité de l'entreprise et, de ce fait, il a le droit, dans les limites des normes sociales et des lois, d'établir son image de marque et de la protéger en faisant usage de toute mesure raisonnable lui étant disponible. Lorsqu'un employeur estime qu'un employé constitue un risque ou une menace pour l'intégrité ou la sécurité de l'entreprise, il est libre de le suspendre et de lui retirer sa solde, à moins d'être tenu à une ligne de conduite précise conformément à une loi ou à une convention collective.

Par ailleurs, les intérêts de l'employé émanent principalement des principes de justice naturelle. L'équité en matière de procédure devrait prévaloir. Par conséquent, l'employé a le droit d'être traité équitablement et, partant, de ne se voir imposer aucune sanction administrative sans qu'il y ait équité procédurale.

Selon certains, l'employé qui est suspendu, que ce soit avec ou sans solde, dans l'attente d'une décision finale sur son cas d'inconduite, est sujet à une suspension bien avant d'en être arrivé au stade de la procédure équitable puisque cette dernière n'intervient qu'au moment de prendre la décision finale. Les intérêts de l'employé sont donc lésés, ce dernier étant frappé d'une sanction sans avoir pu avoir recours à l'équité procédurale.

Il convient de faire une autre distinction dans le cadre de cette analyse en traitant différemment l'employeur qui fait partie du secteur public de celui qui appartient au secteur privé. En effet, les organisations publiques sont officiellement tenues de faire preuve de justice et d'équité dans leurs transactions avec le public. Pour apprécier les relations qui existent entre eux et leur employeur dans les affaires susceptibles de donner lieu à une suspension, les employés du secteur public auront naturellement tendance à comparer le traitement qu'ils reçoivent de leur employeur à celui qu'ils sont censés assurer au public. Les employeurs du secteur public doivent donc concilier les attentes de leurs employés et celles du public en matière d'intégrité et d'honnêteté.

Pour formuler, une solution valable et durable, cela demande que tous ces intérêts et valeurs soient harmonisés en un tout cohérent et équilibré. En réalité la question des suspensions se caractérise principalement par la transgression des intérêts de l'une ou des deux parties en cause. Il faut donc opter soit pour la solution préjudiciable à une seule partie, ou soit définir une solution équilibrée.

Pour mieux comprendre la difficulté inhérente à tout effort en vue de concilier les divers intérêts en cause dans le domaine des suspensions, il est important d'examiner l'état des divers modèles en place dans les secteurs public et privé, ainsi que les politiques appliquées par les forces policières nationales et provinciales dans ce domaine pour traiter et résoudre les questions de suspension.

IV. Un aperçu des suspensions dans divers milieux de travail au Canada

Bien qu'on puisse s'attendre à trouver de vastes données statistiques dans l'analyse qui suit, ce n'est pas le cas du fait que la collecte de renseignements sur cette question a été gênée par le caractère délicat du sujet. Ceci n'est donc qu'un aperçu des politiques visant les suspensions dans divers secteurs. Sans être exhaustive, l'analyse est néanmoins instructive et met en lumière les différences qui existent entre les divers secteurs d'emploi et, mieux encore, à l'intérieur de secteurs semblables.

Le secteur public

Dans la Fonction publique fédérale, les responsabilités en matière de personnel sont régies, d'une part, par la Commission de la fonction publique, qui est chargée notamment du recrutement, de la sélection et de la formation, et, d'autre part, par le Conseil du trésor, qui s'occupe entre autres de la paie et des avantages sociaux. Cette analyse du chapitre sur la discipline qui se trouve dans le Manuel de gestion s'est inspirée en partie du personnel du Conseil du trésor; ce chapitre fournit une orientation utile. Il informe les employés et les gestionnaires qu'une suspension se fait toujours sans solde et qu'elle est motivée par l'une ou l'autre de deux raisons, dont la seule qui nous intéresse est de protéger l'employeur:

Le gestionnaire de la Fonction publique qui applique cette politique doit soupeser le droit à l'équité de l'employé et le risque ou la menace que le maintien de cet employé à son poste représente pour le service, les personnes ou la propriété du gouvernement afin de déterminer lequel de ces intérêts doit prédominer sur l'autre.

Même si le Manuel ne fournit au gestionnaire aucune indication précise quant à la façon d'en arriver à une décision, l'orientation fournie relativement à l'application des mesures disciplinaires lui est utile. on lui recommande de consulter d'autres sources, notamment des lois, des conventions collectives et des règlements, qui contiennent des normes ou des lignes directrices utiles.

La politique en question met l'accent sur la flexibilité ainsi que sur la nécessité de consulter d'autres surveillants ou conseillers en personnel.

La façon dont le public perçoit les répercussions qu'a l'inconduite dont est soupçonné l'employé sur lui, qu'il reste en poste ou non, joue beaucoup dans la décision de l'employeur; le manque de confiance du public dans l'intégrité du gouvernement peut avoir de grandes conséquences.

A des fins de comparaison, nous avons prélevé au hasard un échantillonnage des politiques en matière de suspension auprès de certaines fonctions publiques provinciales (Alberta, Colombie-Britannique, Ontario et Québec). Il est intéressant de noter que la plupart d'entre elles prévoient une suspension avec ou sans solde et que certaines déterminent à l'avance la période de suspension maximale; cette dernière disposition sert vraisemblablement à tenir compte des considérations économiques soulevées par la suspension.

Les deux passages suivants sont tirés de décisions rendues dans des affaires de suspension survenues dans la Fonction publique. Ils donnent une idée du droit actuel en la matière, selon lequel l'employeur doit être en mesure de justifier la suspension, l'employé a des droits économiques et chaque cas doit être jugé individuellement d'après ses propres faits.

Des principes semblables sont formulés dans une autre décision:

A mon avis, la preuve démontre que l'employeur a eu raison de suspendre, de son poste de conseiller en immigration, l'employé s'estimant lésé. Les infractions dont l'employé est accusé se rattachent directement à ses fonctions et à ses responsabilités; en fait elles touchent au coeur même des activités des Centres d'immigration du Canada dans le district de Hamilton. La direction du Centre de Hamilton aurait été vulnérable aux yeux du gouvernement et du public si elle avait permis à l'employé s'estimant lésé de conserver son poste de conseiller en immigration à la lumière des accusations criminelles sérieuses qui avaient été portées contre lui. De plus, le caporal Tait et le surintendant du personnel, M. Farraway, ont affirmé qu'à leur avis, l'efficacité de la liaison et de la collaboration entre leurs forces policières respectives et le bureau de district des Services d'immigration aurait été compromise si, dans les circonstances, l'employé s'estimant lésé était resté en fonction. M. O'Grady, responsable du département des enquêtes, a témoigné des répercussions possibles de la présence de M. Griffiths sur le moral de ses employés.3

3 Griffiths c. C.T.C., C.C.R.T., 166-2-7949, Hamilton, 1980, pp. 23 et 24

Le secteur privé

Dans le secteur public, les relations employeur-employé sont déterminées en partie par son râle, qui est de fournir des services à la collectivité et de gérer la municipalité, la province ou le pays grâce à la planification, à l'organisation, à l'administration et au contrôle des fonds publics, alors que dans le secteur privé, c'est l'importance du profit qui influence la nature de ces relations. Comme une entreprise doit réaliser des profits pour survivre et comme la croissance y constitue l'objectif premier, l'employeur n'est pas très intéressé à perdre les services d'un employé pendant une période indéfinie et encore moins à payer pour un service qu'il ne reçoit pas. Il doit, par ailleurs, être conscient de l'incidence que le maintien en poste d'un employé soupçonné d'inconduite peut avoir sur la rentabilité de l'entreprise. Si l'inconduite soupçonnée inquiète les clients de l'entreprise au point de risquer de les lui faire perdre, en cas de non-intervention, l'employeur se voit acculé à suspendre l'employé.

Aucune uniformité n'a pu être constatée dans les politiques en matière de suspension appliquées par les entreprises interrogées. Certaines suspendent les employés avec solde, d'autres, sans solde. Chaque situation est analysée individuellement, et trouve généralement une solution rapide. Il s'agit de juger les employés en fonction de leur conduite générale. L'ancienneté, la contribution, la santé physique et mentale, les possibilités de mutation, les conflits d'intérêts et la gravité de l'infraction sont pris en considération.

L'examen comporte les questions suivantes:

  1. L'inconduite de l'employé nuit-elle à l'image de marque de l'entreprise?; et
  2. L'employé peut-il fonctionner normalement dans le milieu de travail?

Autres secteurs

Un certain nombre d'employeurs, notamment les Forces armées canadiennes et les corps policiers fédéraux, provinciaux et municipaux, devraient normalement faire partie de l'étude sur le secteur public; mais, en raison de leur contribution particulière à l'ordre public, ils ont toujours été soustraits aux contrôles réglementaires imposés à la Fonction publique. En général, les suspensions y sont officiellement régies par une loi ou par des règlements, dont les grandes lignes en matière de suspension sont exposées dans les pages suivantes.

Gendarmerie royale du Canada (GRC)

Un membre de la GRC peut être relevé de ses fonctions lorsqu'il est soupçonné ou accusé d'avoir enfreint une loi fédérale ou provinciale. L'article 29 du Règlement sur la GRC stipule ce qui suit:

Suspension

Après la suspension d'un membre, le Commissaire ou un sous-commissaire peut déterminer si la solde et les allocations du membre devraient cesser d'être versées. Établi en vertu du paragraphe 22(2) de la Loi sur la GRC, le Règlement sur la cessation de la solde et des allocations des membres de la Gendarmerie royale du Canada précise, à l'article 2:

Cessation de la solde et des allocations

Si le Commissaire ou un sous-commissaire n'ordonne pas la cessation de la solde et des allocations, elles continueront d'être versées. La nouvelle Loi sur la GRC semble avoir conservé les mêmes principes à ce sujet. L'article 13.1 prévoit ce qui suit:

Il convient de noter que la définition de membre englobe les officiers. Les passages cités révèlent que de vastes pouvoirs discrétionnaires sont accordés pour ce qui est de la suspension d'un membre et de la cessation de sa solde et de ses allocations.

Il ne semble exister aucune autre orientation ou structure officielle relativement à l'exercice de ces pouvoirs discrétionnaires.

En 1987, 27 membres de la Gendarmerie faisaient l'objet de suspensions de durées diverses. Il ne s'agit peut-être pas d'un nombre significatif, mais, comme nous l'avons déjà mentionné, l'incidence d'une seule suspension de ce genre sur l'organisation et sur l'employé mérite qu'on s'y attarde.

Corps policiers provinciaux

Alberta

La décision de suspendre un membre d'un corps policier régi par la Police Act de l'Alberta incombe au chef de police. Le règlement d'application de la loi permet une suspension avec ou sans solde ou allocations. Un membre qui n'est pas accusé dans les quatre jours suivant sa suspension rentre au travail sans perdre de solde ni d'allocations. La suspension prend fin dès qu'une décision est prise.

Colombie-Britannique

Les corps policiers de la Colombie-Britannique qui sont assujettis à la Police Act de la province peuvent suspendre un de leurs membres. Toutefois, un membre suspendu est payé les 30 premiers jours de la suspension et, par la suite, il reçoit sa solde à la discrétion du chef de police et de la commission de police municipale compétente.

Cette méthode permet la tenue d'une enquête plus approfondie sur l'écart de conduite du membre et lui évite peut-être, à lui et à sa famille, des difficultés financières inutiles. Les 30 jours de "grâce" peuvent être prolongés par le chef de police ou par la commission de police municipale compétente.

Cette façon de procéder peut également avoir l'avantage de contraindre les deux parties à régler l'affaire le plus rapidement possible.

Le chef de police est investi du pouvoir discrétionnaire de suspendre un membre s'il a des motifs raisonnables de croire que le membre a enfreint une loi fédérale ou provinciale ou manqué au code de discipline (établi en vertu de la Police Act) d'une manière qui, dans l'esprit du chef, rendrait le membre inapte à l'exercice de ses fonctions. Un membre acquitté et soustrait à toute procédure disciplinaire reprend ses fonctions et récupère la solde et les allocations qu'il pourrait avoir perdues durant la suspension.

Manitoba

En vertu de la Manitoba Provincial Police Act, le chef d'une force policière municipale du Manitoba peut suspendre un membre, avec ou sans solde et avantages.

Nouveau-Brunswick

Selon la Loi sur la Police du Nouveau-Brunswick, le chef de police est doté du pouvoir discrétionnaire de suspendre un membre avec ou sans solde.

Terre-Neuve

D'après le pouvoir discrétionnaire dont la Constabulary Act investit le chef de la Royal Newfoundland Constabulary, ce dernier peut suspendre un membre, et ce, avec ou sans solde. Si les allégations portées contre le membre ne sont pas fondées, ce dernier réintègre son poste et récupère la solde et les allocations qu'il pourrait avoir perdues pendant sa suspension.

Nouvelle-Écosse

La suspension d'un membre d'une force policière régie par la Police Act de la Nouvelle-Écosse s'apparente étroitement à celle d'un membre d'une force de la Colombie-Britannique. Ainsi, le membre reçoit sa solde et ses allocations pendant les 30 premiers jours, les modalités applicables par la suite étant laissées à la discrétion du chef de police. Le chef de police peut suspendre un membre s'il a des motifs raisonnables de croire que ce dernier a enfreint une loi fédérale ou provinciale ou a manqué au code de discipline d'une manière qui le rend inapte à l'exercice de ses fonctions.

Ontario

La suspension intérimaire d'un membre d'une force policière provinciale ou municipale assujettie à la Loi sur la police de l'Ontario se fait toujours avec solde et allocations.

Le chef de police peut imposer une suspension à un membre qui est accusé ou soupçonné d'avoir enfreint une loi du Parlement du Canada ou de la législature de l'Ontario. Il est également investi du pouvoir discrétionnaire de suspendre un membre accusé ou soupçonné d'avoir enfreint le code de discipline de la police ou soupçonné d'avoir violé une loi du Parlement du Canada ou de l'Ontario. Si une accusation n'est pas portée à l'encontre du membre dans les 48 heures qui suivent sa suspension, il reprend ses fonctions.

Île-du-Prince-Édouard

Conformément à la Prince Edward Island Police Act, le Code of Discipline for the City of Charlottetown Police Department prévoit que le chef de police peut suspendre un membre soupçonné d'avoir enfreint une loi du Parlement ou de la législature provinciale, ou encore le code de discipline. Le membre est suspendu sans solde.

Québec

Le règlement d'application de la Loi de police du Québec prévoit qu'un membre peut être suspendu avec ou sans solde, selon la gravité de son inconduite et les autres circonstances de l'affaire.

Saskatchewan

La décision de suspendre un membre d'une force policière assujettie à la Saskatchewan Police Act relève du chef de police. Un membre suspendu reçoit solde et allocations pendant au moins 30 jours et, par la suite, il les reçoit à la discrétion de la commission de police compétente.

Forces armées canadiennes

Un membre des Forces armées canadiennes (officier ou PNO) peut être.suspendu de ses fonctions

si, de l'avis de l'autorité ayant compétence conformément aux Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, il n'est pas dans l'intérêt des Forces que le membre demeure à son poste.7

7 Articles 208.04(3) et 208.04(2)a)(ii)

Durant toute période de suspension, les membres conservent le droit de toucher leur solde et leurs indemnités, mais les avances qui leur sont versées ou qui sont versées en leur nom sont assujetties aux restrictions suivantes. Ainsi,

  1. dans le cas d'un officier, et avec l'approbation du commandant, des avances sont versées
  2. (i) à l'officier, à raison d'au plus 10 $ par mois, pour ses besoins personnels, et
  3. (ii) au mess de l'officier, en son nom, selon le montant porté à son compte de mess, mais ne dépassant pas 15 $ par mois;
  4. s'il est marié, ou s'il est célibataire mais a un enfant à charge, à un montant correspondant à cinq jours de solde dans le cas d'un officier et de dix jours de solde dans le cas d'un PNO, pourvu que le versement soit fait à son épouse ou au nom de son enfant à charge, selon le cas; et
  5. s'il les touche, l'indemnité de service dans les régions éloignées et l'indemnité de service à l'étranger.8

8 ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, article 208.07

Lorsque la solde et les indemnités d'un membre ont été réduites conformément aux paragraphes précédents et que le membre cesse d'être suspendu de son emploi, l'autorité qui l'a suspendu peut obtenir la déduction d'une somme égale à la totalité ou à une partie quelconque de la solde et des indemnités retenues en vertu de l'article pertinent des ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes.9

9 ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, article 208.43

L'approche adoptée par les Forces canadiennes à l'égard de la suspension introduit un principe intéressant c'est-àdire, la rémunération partielle. Cette approche sera discutée plus à fond lorsque les diverses options offertes seront examinées.

Comme le résumé des lois présenté ci-dessus l'indique, les critères retenus dans le processus décisionnel varient considérablement. Tantôt, l'employeur doit posséder des motifs raisonnables de croire que l'employé s'est rendu coupable d'un écart de conduite précis. Tantôt, l'employeur aura recours à la suspension à l'égard d'un employé soupçonné ou accusé d'une infraction donnée. Enfin, dans certains cas, l'employeur jouit de pouvoirs discrétionnaires absolus qu'aucune norme ne vient limiter.

La suspension pour motifs raisonnables protège davantage les droits de l'employé, parce qu'elle apparaît plus justifiée. Par contre, certaines suspensions, risquent d'être plus déshonorantes, car elles dépendent directement de la quantité de preuves accumulées.

Le présent document ne cherche pas à analyser les diverses répercussions des critères appliqués dans le processus de suspension, mais plutôt de présenter les considérations soulevées par les différentes options offertes. Les observations précédentes sur les critères applicables visent simplement à donner un bref aperçu de certaines questions découlant de la suspension. La prochaine partie va approfondir les modèles et les options émanant des lois mentionnées.

V. Modèles et options

Peu importe la méthode utilisée pour suspendre un employé de ses fonctions, on doit tenir compte des facteurs suivants: maintenir l'équilibre entre les droits de l'employé et ceux de l'employeur. Le premier a le droit d'être traité équitablement et le second, celui de priver de rémunération les employés qui ne s'acquittent pas de leurs fonctions ou qui constituent une menace pour leurs collègues et leur employeur. Cet équilibre délicat sera discuté lorsque les options de l'employeur et la façon de concilier les intérêts opposés seront examinées.

Réaffectation temporaire

La réaffectation temporaire permet de relever de ses responsabilités un employé soupçonné d'inconduite, mais non pas de son poste au sein de l'organisation. En fait, l'employé est suspendu des fonctions qui lui incombent normalement.

La réaffectation à d'autres tâches offre une solution intéressante au dilemme que représente le besoin d'équilibrer les droits des employeurs et ceux des employés; elle permet l'intégration des valeurs dont il a déjà été question. En outre, les pertes sont minimes puisque l'employeur continue à profiter des services d'un employé actif pendant toute la période d'attente. Les employés sont rémunérés, mais ils s'acquittent d'une tâche différente. Le droit des employés d'être traités équitablement leur est accordé puisqu'ils ne sont pas lésés financièrement et, contrairement à la suspension avec solde, la réaffectation intérimaire n'a pas l'apparence d'un "congé" imprévu. L'employeur peut, de cette façon, tenir les employés soupçonnés d'inconduite loin des situations de conflits potentiels. Ainsi, un agent des douanes soupçonné de voies de fait sûr une personne qui se serait présentée à la frontière peut être muté à un poste administratif.

Cette solution a toutefois des limites. Dans certaines circonstances, l'inconduite dont l'employé est accusé ne permet pas d'envisager une réaffectation temporaire. Un employé accusé d'aggression sexuelle grave devra probablement être éloigné de son lieu de travail puisque, en principe, il sera considéré comme une menace pour la réputation de l'employeur même s'il est relégué à des tâches administratives. Dans des situations de ce genre, seulement le retrait de son milieu de travail peut suffir. Il faut également composer avec la difficulté de trouver d'autres fonctions pour l'employé. Ce problème est particulièrement réél dans les petites organisations, notamment les postes de police, où les effectifs sont souvent limités.

Malgré ces difficultés, la réaffectation temporaire-pourrait permettre d'équilibrer les valeurs conflictuelles présentes dans tout cas de suspension, et pour cette raison, elle devrait toujours être sérieusement envisagée.

Suspension sans solde

La suspension sans solde d'un employé soupçonné d'une inconduite repose avant tout sur une base contractuelle. Succintement, l'employeur estime qu'il n'a plus à respecter ses obligations contractuelles, c'est-à-dire rémunérer l'employé, puisque l'employé n'est pas en mesure de s'acquitter des fonctions lui incombant conformément à sa partie du marché.

La suspension sans solde est simple tout en sauvegardant les droits de l'employeur. Malheureusement, elle ne permet peut-être pas de produire l'équilibre primordial entre les droits de l'employeur et ceux de l'employé.

L'employé perçoit cette mesure comme la négation de son droit d'être traité équitablement, puisque personne n'a encore conclu à son inconduite. De plus, le principe de l'équité en matière de procédure demeure une question difficile, surtout en ce qui a trait aux forces policières. Les policiers sont tenus d'accorder aux personnes qu'ils arrêtent ou détiennent à vue le droit de jouir pleinement de la présomption d'innocence. Ils pourraient donc exiger le même traitement pour leurs présumées inconduites.

Peu importe le milieu de travail, la suspension sans solde peut être perçue comme étant injuste, car elle garantit les droits d'une partie seulement, c'est-à-dire ceux de l'employeur, et fait fi des intérêts de l'employé.

Si la suspension sans solde est injuste du fait qu'elle accable un employé qui peut être innocent, ne peut-on pas soutenir alors qu'il ne devrait exister que des suspensions avec solde et avantages. Si la question était aussi simple, le débat s'arrêterait ici. Ce n'est toutefois pas le cas, car la suspension avec solde peut aussi être considérée comme une injustice, dont la nature différera selon l'issue de l'affaire.

Suspension avec solde en fonction de limites statutaires

La suspension avec solde en fonction de limites statutaires, que peuvent imposer les employeurs, prévoit une période maximale, que ce soit quatre, cinq ou 30 jours, pour la prise d'une décision au sujet de la rémunération de l'employé suspendu. Cette façon de procéder peut encourager les parties à en venir rapidement et diligemment à une décision finale, en plus de restreindre également les coûts supportés par l'une ou l'autre des parties. Malgré le retrait de son milieu de travail, l'employé n'est pas lésé ni pénalisé financièrement pendant la période de suspension statutaire. S'il prévoit que la suspension se prolongera, sans solde, cette fois, l'employé peut prendre les dispositions financières qui s'imposent et s'arranger pour que les prestations familiales soient maintenues.

Une telle mesure profite également à l'employeur puisque les coûts en salaires occasionnés par une longue suspension, surtout si la décision relève d'un tiers, sont connus à l'avance et donc limités. on risque moins de susciter une impression de "récompense" ou de "congé" non mérité, les deux parties sachant pertinemment que la solde et les avantages prévus par cette option ne le sont que pour une période déterminée.

Suspension avec solde et avantages partiels

La suspension avec solde et avantages partiels cerne la question sous un angle nouveau. Elle mérite d'être étudiée puisque, pour équilibrer les intérêts de l'employé de recevoir un traitement équitable et ceux de l'employeur d'avoir des employés productifs, elle tente de régler le problème d'un employeur incapable d'affecter temporairement un employé à d'autres fonctions. Comme nous l'avons déjà mentionné, ce problème touche particulièrement les petits détachements pouvant difficilement se permettre de perdre un employé alors qu'ils ont rarement d'autres fonctions à confier temporairement à l'employé.

La suspension avec solde et avantages partiels peut prendre plusieurs formes. Toutefois, la plupart des intéressés s'entendent pour dire que la formule la plus indiquée accorderait un traitement et des avantages suffisants pour que l'employé suspendu et sa famille puissent maintenir un niveau de vie raisonnable durant la période de suspension provisoire. Le rapport intitulé "Dépenses des familles au Canada - Certaines villes, 1984", publié par Statistique Canada en 1986, révèle que la famille moyenne au Canada dépense 35,8 % de son revenu total pour se nourrir, se loger et se vêtir.

Comme le rapport l'indique, ce pourcentage varie selon les caractéristiques particulières et le revenu habituel des familles, mais il donne une bonne indication de la somme qui permettrait à l'employé de garder un niveau de vie minimal pendant sa suspension. Sans être tenu de respecter le pourcentage mentionné ci-dessus, un employeur pourrait néanmoins fixer le pourcentage du traitement et des avantages auquel tous les employés suspendus provisoirement auraient droit.

Peu importe la formule utilisée pour déterminer la solde et les avantages accordés pendant la suspension, il est évident que cette option permettrait à l'employeur, incapable d'affecter temporairement l'employé à d'autres fonctions, d'en arriver à un meilleur équilibre qu'au moyen de la suspension avec ou sans solde. Dans ce modèle, l'équilibre ne vient pas du fait que toutes les attentes sont satisfaites, mais du fait que le fardeau du "déséquilibre" est partagé. Ni l'une ni l'autre des parties n'est censée supporter le fardeau seule. Certes, il est peut-être difficile de réaliser cet équilibre, mais il est possible d'être équitable malgré la précarité de la situation. Les coûts associés à la relation conflictuelle employeur-employé, lesquels sont à l'origine du problème, sont assumés par les parties concernées. Ils ne sont pas transmis à des "spectateurs innocents", c'est-à-dire à la famille de l'employé.

Suspension avec pleine solde

Cette mesure prévoit que l'employé soupçonné d'inconduite conserve sa pleine solde et tous ses avantages. L'employé n'est pas formellement pénalisé ou, du moins, la pénalité financière est réduite au minimum pendant la période de suspension. L'employé préserve son droit à un traitement équitable.

La difficulté de cette option vient du fait qu'elle peut donner à l'employeur l'impression de récompenser l'employé pour son inconduite. Par conséquent, la suspension avec solde ne permet pas d'équilibrer les intérêts de l'employeur avec ceux de l'employé. L'employé touche sa rémunération sans s'acquitter de ses obligations contractuelles, c'est-àdire accomplir sa tâche. L'intervalle écoulé entre l'allégation et la preuve d'inconduite est critique pour l'employeur: plus l'intervalle est long, plus l'employeur doit payer longtemps et plus sa pénalité est lourde.

Pour juger de l'équité de chaque cas de suspension avec solde, il faut considérer la source des retards enregistrés dans le processus décisionnel. Si c'est l'employeur qui est à l'origine des retards, on peut donc dire que ce n'est que justice puisque c'est l'employeur qui dirige le cheminement de l'affaire. L'argument contraire peut toutefois être avancé lorsque les retards sont occasionnés par une source autre que l'employeur, notamment une cour ou un tribunal.

Si c'est l'employé ou son représentant qui cause le retard, l'arbitre du grief devra étudier attentivement les motifs de l'employé. Si les motifs sont mal intentionnés, c'est-àdire, si l'employé cherche à accroître la récompense reçue pour son inconduite, cela pèsera très lourd contre l'employé. Si les retards émanent d'une tierce partie, indépendante tant de l'employeur que de l'employé, la pénalité de l'employeur n'en est pas moins réelle, mais la responsabilité ne peut être attribuée ni à l'employeur ni à l'employé. Dans un tel cas, l'arbitre devrait faire part de ce problème aux tiers de manière à les sensibiliser aux conséquences de leurs gestes. Toutefois, il faut répéter que l'employeur n'est pas tenu d'attendre la décision d'un tiers avant de régler les questions d'administration interne.

VI. Conclusion

Même si aucun des modèles décrits n'est susceptible d'engendrer un équilibre parfait, ils tentent tous, certains avec plus de succès que d'autres, de traiter les parties intéressées conformément aux grands principes de justice qui existent dans une société libre et démocratique. En fin de compte, c'est l'équilibre des valeurs qui intéresse avant tous les employeurs et les employés et qui, prévoit-on, servira de facteur déterminant dans l'examen impartial des suspensions.

L'adoption d'une politique claire en matière de suspension, peu importe le modèle retenu, diffusée parmi tous les employés et appliquée de façon cohérente par l'employeur devrait permettre une meilleure compréhension et résolution des questions de suspension.


Bibliographie

Arrêts

Griffiths c. C.T., C.C.R.T., 166-2-7949, Hamilton, 1980, p. 23

McManus c. C.T., C.C.R.T., 1662-2-8048, 8078

Politiques, Lois et règlements

1. Manuel de gestion du personnel, Circulaire du Conseil du Trésor, 330-196 (82-84, vol. 7)

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3. Ordonnances administratives du personnel civil, Manuel des ordonnances administratives du personnel civil, 7.06

4. Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, S.R.C. 1970, c.R.-54

5. Police Act of Alberta, R.S.A. 1980, c.P.-12

6. Alberta Regulations, 179-74

7. British Columbia Police Act, R.S.B.C. 1980, c.331.

8. British Columbia Regulations on Police, 330-75

9. Manitoba Provincial Police Act, R.S.M. 1978, c.P-150

10. Manitoba Law Enforcement Review Act, R.S.M. 1983, c.L-75

11. Loi sur la Police du Nouveau-Brunswick, S.R.N.B., 1977, c.P-9.2

12. Constabulary Act, 1970 R.S. Nfld., c.58

13. Newfoundland Regulations, 75/85

14. Nova Scotia Police Act, R.S.N.S. 1977, c.9

15. Nova Scotia Regulations, 76-1164

16. Ontario Police Act, R.S.O. 1980, c.381

17. Prince Edward Island Police Act, R.S.P.E.I. 1977, c.P-28

18. Code of Discipline for the City of Charlottetown Police Department (1979)

19. Loi de police du Québec, S.R.Q. 1977, c.P-17

20. Règlement sur la déontologie et la discipline des membres de la Sûreté du Québec, L.R.Q. c.P-15

21. Regulation respecting the ethics and discipline of the policemen of the Communauté urbaine de Montréal, R.S.QA. c.C-37

22. Loi sur la fonction publique, L.R.Q. 1978, c.F-3

23. Règlement sur les normes de conduite et de discipline dans la fonction publique et le relevé provisoire des fonctions, F.3-1 r.14 1979

24. Saskatchewan Police Act, R.S.S. 1978, c.P-15

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Autres documents consultés

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