Dissensions dans les rangs : les « mutineries » qui n’ont jamais existées
Par M. Richard Gimblett
Mutinerie. Ce mot évoque l’image de Fletcher Christian s’emparant du NSM Bounty qui était sous le commandement du sadique capitaine Bligh.
La « désobéissance de masse » a touché pratiquement toutes les marines au cours de l'histoire, et le Canada n'y fait pas exception. Cependant, elle demeure l'un des aspects les moins bien compris de la vie navale. L’éminent historien de la Marine britannique, N. A. M. Rodger, a constaté que les mutineries qui avaient pour objet « la capture violente d'un navire en haute mer.... que l’on peut considérer comme appartenant à l'école d'histoire de Cecil B. de Mille... étaient pratiquement inconnues dans la Marine ». En revanche, « des actions collectives de la part de l'ensemble de l'équipage d’un navire... ont vraiment eu lieu, et ce, assez fréquemment ». L'expérience canadienne est fermement ancrée dans cette tradition.
NCSM Iroquois, Mess no 9, janvier 1954. (Photo : USPFC, PMR 98-132)
Au cours d’une période de trois semaines à la fin de l’hiver 1949, la Marine royale canadienne (MRC) a subi une insubordination collective évidente. Le 26 février, au cours d’un arrêt de ravitaillement à Manzanillo, au Mexique, 90 matelots de 1re classe et militaires de grade inférieur du destroyer Athabaskan, soit plus de la moitié de l’équipage du navire, se sont enfermés dans leur poste d’équipage et ont refusé d’en sortir jusqu’à ce que le capitaine écoute leurs griefs. Deux semaines plus tard, le 15 mars, 83 membres d’équipage subalternes d’un autre destroyer, le Crescent, ont organisé une protestation semblable alors que le navire était à quai à Nankin, en Chine. Quelques jours plus tard, le 20 mars, lors de manœuvres de la flotte dans les Caraïbes, 32 manœuvriers d’avions à bord du porte-avions Magnificent ont refusé brièvement, malgré les directives données, de travailler aux postes de nettoyage du matin.
Chaque épisode a été désamorcé presque immédiatement quand les capitaines sont allés au mess pour participer à une discussion informelle sur les griefs de leurs marins. Comme les hommes n’avaient montré aucun signe de violence, personne n’a parlé de « mutinerie », un mot lourd de sens. En effet, à bord du navire Athabaskan, le capitaine a pris soin de dissimuler ce qui semblait être une liste de demandes, de sorte qu’on ne puisse conclure à l’existence d’un cas de mutinerie du point de vue technique.
Toutefois, les « incidents », tels qu’on les a nommés, ont posé un problème pour l’ordre légalement établi de la Marine. Comme ils s’étaient succédé d’une manière étrangement rapide, ils ont retenu l’attention d’un gouvernement sensible à la « menace rouge » croissante. Une grève inspirée par le communisme et déclenchée simultanément dans la marine marchande canadienne a suscité la crainte d’une subversion également dans le service naval. Alors, le ministre de la défense Brooke Claxton a demandé qu’une commission d’enquête soit menée dans le but d’examiner l’état de la flotte.
Les délibérations des commissaires ont été présentées dans un rapport sommaire de 57 pages, connu depuis sous le nom de rapport Mainguy (le titre faisant référence au président, le contre-amiral Rollo Mainguy, officier général, côte de l’Atlantique). Considérées par beaucoup comme « un tournant dans l'histoire de la Marine », les constatations, recommandations et conclusions de ce rapport demeurent un témoignage puissant.
L'équipage du NCSM Athabaskan, un mois après l'incident du 26 février 1949. Cette photo montre l'effectif normal d'officiers (12 en tout) dans la première rangée, mais une surreprésentation des premiers et seconds maîtres (49) dans les deuxième et troisième rangées, par rapport aux autres marins (105). (Photo : USPFC, PMR 98-157)
La commission a rapidement déterminé qu'il n'y avait pas de communistes dans la MRC et n'a pu trouver aucune preuve de collusion. Un marin du NCSM Crescent, originaire de Calgary et affecté à la Division de son port d'attache à Esquimalt, a répondu avec indignation : « Communistes? Nous, les Albertains, sommes tous des chauvins! » Cette réaction n'a pas empêché les commissaires de prolonger leur mandat afin d'enquêter sur « d'autres questions concernant la MRC ». Ils ont ciblé « un ensemble de facteurs d’ordre général contribuant à la transgression de la discipline » : l’effondrement du système divisionnaire de gestion du personnel; l’incapacité d’offrir des comités de bien-être pour prendre acte des récriminations de moindre importance; les changements fréquents aux processus de dotation et aux travaux habituels à bord des navires sans explication suffisante; une détérioration des relations traditionnelles entre les officiers et les sous-officiers; l’absence d’identité canadienne au sein de la Marine.
Ils ont blâmé carrément un corps d'officiers indifférent qui arborait des attitudes aristocratiques britanniques ne convenant pas aux valeurs démocratiques canadiennes. Or, la vérité est plus complexe. Même si chacune des accusations était fondée dans un sens technique étroit, elles ont été déformées par la commission.
Dans un contexte plus large, les incidents de 1949 ont été le point culminant d'une forme de désobéissance chez les militaires subalternes qui existait au sein de la MRC depuis au moins le milieu des années 1930, probablement reprise par des marins qui (comme leurs officiers) se relayaient fréquemment pour suivre un entraînement avec la Royal Navy. Le confinement dans le poste d'équipage était une variante de la grève d'occupation civile, des manifestations spontanées déclenchées par un incident local, et avait pour but de signaler aux officiers un problème que les marins croyaient que ceux-ci avaient le pouvoir d'éliminer.
Le vice-amiral Rollo Mainguy, qui était alors chef d'état-major de la Marine, prenant un café au mess des matelots à bord du NCSM Athabaskan, le 17 février 1953. (Photo : USPFC, PMR 98-151)
Comme il n'existait pas de mécanisme officiel de règlement des plaintes collectives, les officiers ont considéré que le confinement était une manifestation non officielle. Si les revendications des marins étaient toutes raisonnables (et elles l'étaient invariablement), on y répondait rapidement et sans récrimination. Aucun membre de la MRC ne s'est jamais vu infliger la peine prévue par le règlement du Roi relativement aux mutineries, soit la mort par pendaison.
Dans un contexte plus récent, le chef d'état-major de la Marine, le vice-amiral Harold Grant, avait soumis à Claxton, à l'automne 1947, presque le même ensemble de « facteurs d'ordre général » après une série d'incidents survenus cet été-là (le rapport Mainguy en fait état du plus important, celui qui avait eu lieu à bord du NCSM Ontario, mais ne mentionne pas les autres). La demande que Grant avait faite pour obtenir des fonds supplémentaires afin de régler les problèmes ayant été rejetée, celui-ci s'est donc mis à mettre en place des réformes avec les fonds dont il disposait. La dernière, qui a été instituée à la fin de février 1949, consistait en une réorganisation des grades et des groupes professionnels en vertu de laquelle chaque membre d’équipage a reçu une promotion au grade suivant. Les équipages des navires à quai dans les ports d'attache ont rapidement été remaniés pour revenir à la normale. Les trois navires déployés ne disposaient pas d'une telle option et, du jour au lendemain, il y a eu littéralement beaucoup trop de premiers maîtres et pas assez de matelots pour accomplir la myriade de tâches à bord des navires. Face à des tâches à forte intensité de main-d'œuvre, comme le ravitaillement en carburant à Manzanillo, la montée de la garde à Nanjing et un programme de vol rigoureux, les marins surmenés ont commencé un sit-on en signe de protestation.
Désireux de faire valoir le point de vue politiquement correct concernant la mutinerie qui consiste en la rupture des relations entre les officiers et les matelots, les commissaires ont négligé tant le contexte général que les causes immédiates. Le rapport Mainguy ne donnait pas une description exacte de la flotte en 1949, mais il n'a pas été inutile pour autant. Parfois, il faut dire ce qui est évident. Après le printemps 1949, le gouvernement ne pouvait plus ignorer les privations que les compressions avaient imposées au service naval. Au sein de la flotte, plus personne, quel que soit son grade, ne pouvait se montrer indifférent par rapport aux comités de bien-être et au système divisionnaire ni sanctionner le règlement informel des cas d'insubordination collective.
Les « incidents » de 1949 n'étaient en réalité que des actes discrets, et non un échec systémique. S'inscrivant dans la grande « tradition de mutineries », ils ont servi de leçon sur l'importance des pratiques modernes de règlement des griefs et ont mis rapidement un terme à cette tradition grâce à la tenue d'une enquête officielle.
M. Richard Gimblett, Ph.D., est l’ancien historien du Commandement de la Marine royale canadienne.
Lisez la version intégrale du Rapport Mainguy [PDF / le document original est en anglais seulement]
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