Diagnostic de l'infection à chikungunya au Canada, 2014
Publié par : L’Agence de la santé publique du Canada
Numéro : Volume 41-1 : Le virus du chikungunya
Date de publication : 8 janvier 2015
ISSN : 1719-3109
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Volume 41-1, le 8 janvier 2015 : Le virus du chikungunya
Étude de cas
Les défis du diagnostic de l'infection à chikungunya : Présentation d'un tableau clinique atypique
Craig J1, Klowak M2, Boggild AK1,3,4,*
Affiliations
1 Division des maladies infectieuses, Département de médecine, Université de Toronto, Toronto (Ontario)
2 Faculté des sciences de la vie, Université McMaster, Toronto (Ontario)
3 Unité des maladies tropicales, Réseau universitaire de santé, Hôpital général de Toronto, Toronto (Ontario)
4 Laboratoires de Santé publique Ontario, Santé publique Ontario, Toronto (Ontario)
Correspondance
DOI
https://doi.org/10.14745/ccdr.v41i01a02f
Résumé
Le chikungunya est devenu une préoccupation de santé publique importante, une situation attribuable en partie à l'augmentation des voyages internationaux. Les récentes éclosions observées dans les pays de la Caraïbe et le signalement d'un premier cas d'infection autochtone aux États-Unis, donnent à craindre une possible augmentation du nombre de cas au Canada. Le chikungunya ayant un grand nombre de symptômes cliniques en commun avec d'autres maladies transmises par les arthropodes, telles que la dengue, le diagnostic clinique de la maladie est compliqué. Dans cet article, nous présentons un tableau clinique atypique de chikungunya observé chez un homme au retour d'un voyage à Haïti. Le diagnostic microbiologique, le traitement, le pronostic et les implications pour la santé publique aideront à préparer les cliniciens à la prise en charge de cet agent pathogène émergent.
Introduction
Le chikungunya est une maladie virale transmise par les moustiques, dont le virus est de plus en plus reconnu dans le monde entier comme étant un agent pathogène émergent. En décembre 2013, une transmission locale du virus du chikungunya a été signalée pour la première fois dans les Amériques, ce qui a mené l'Agence de la santé publique du Canada (ASPC) à aviser les cliniciens et le personnel de la santé publique d'envisager la présence possible du virus chez les voyageurs de retour au pays présentant une fièvre et une polyarthralgienote de bas de page 1. Un récent rapport des Centers for Disease Control and Prevention (CDC) des États-Unis identifie 25 pays de la Caraïbe où des cas d'infection autochtone à chikungunya ont été signalésnote de bas de page 2. Dans le présent article, nous présentons un cas atypique d'infection à chikungunya observé chez un voyageur de retour de Haïti, dans le but de mettre en lumière les caractéristiques cliniques que le chikungunya a en commun avec d'autres infections à arbovirus, telles que la dengue, ainsi que les outils diagnostiques importants dont disposent les cliniciens, et de répondre aux préoccupations soulevées par la propagation à l'échelle mondiale de l'infection.
Contexte
L'infection à chikungunya est causée par un arbovirus de la famille des Togaviridae et est transmise essentiellement par les moustiques Aedes aegypti et dans une moindre mesure par ceux de l'espèce Aedes albopictusnote de bas de page 3.
Le virus du chikungunya a été décrit pour la première fois en Tanzanie en 1953note de bas de page 4 et est considéré endémique dans certaines régions de l'Afrique occidentale. En septembre 2014, on portait à 88 le nombre de pays ayant signalé la transmission de cas d'infection par ce virus, ce qui comprenait les pays d'Afrique, d'Europe, d'Océanie, d'Asie et, plus récemment, les pays des Amériquesnote de bas de page 5. Le premier cas d'infection autochtone à chikungunya observé en zone tempérée a été recensé en Italie en 2007, le cas index suspecté étant une personne revenant d'Indenote de bas de page 6. Le vecteur suspecté, Aedes albopictus, aurait acquis une mutation génétique sous l'effet de la pression écologique qui lui aurait permis de supplanter Aedes aegypti en tant que principal vecteurnote de bas de page 3. Le moustique Aedes albopictus étant largement répandu dans le sud-est des États-Unis, la transmission locale de l'infection fait l'objet de préoccupations croissantes dans ces États. En fait, le premier cas d'infection à chikungunya contractée localement aux États-Unis a été signalé chez un homme de Floridenote de bas de page 7. La transmission de l'infection ne devrait pas se produire au Canada, étant donné que l'on ne trouve pas de moustiques Aedes sous ce type de climatnote de bas de page 1.
Dans la plupart des cas, l'infection se manifeste par une polyarthralgie symétrique invalidante accompagnée de fièvrenote de bas de page 8. Les articulations couramment atteintes comprennent celles des chevilles, des genoux, les articulations métacarpophalangiennes et métatarsiennes, celles des épaules, des coudes et des poignets. Chez près d'un tiers des patients, on peut observer un gonflement des articulations, mais l'épanchement articulaire est rarenote de bas de page 8. Après une période d'un à trois jours, il apparaît souvent une éruption cutanée maculopapulaire diffuse, qui épargne généralement le visage. Les douleurs articulaires disparaissent en général au bout de plusieurs semaines; dans de nombreux cas, toutefois, elles peuvent persister pendant des mois, voire des années, souvent en ayant des répercussions importantes sur la qualité de vie du patientnote de bas de page 9.
Le diagnostic clinique est compliqué car le chikungunya a des signes et symptômes communs avec d'autres maladies, telles que l'infection à parvovirus B19 et la dengue. La confirmation microbiologique est nécessaire et repose habituellement sur la détection de la présence d'anticorps IgM ou IgM dans le sérum au moyen d'un essai immuno-enzymatique (ELISA). Les anticorps IgM sont souvent détectés deux à six jours après l'apparition des symptômes alors que les anticorps IgG apparaissent généralement durant la phase de convalescence de la maladie et peuvent être présents pendant des annéesnote de bas de page 10. L'analyse d'échantillons sériques, plasmatiques ou de liquide céphalorachidien (LCR) selon une technique de transcription inverse suivie d'une réaction en chaîne de la polymérase (RT-PCR) est la méthode d'analyse la plus sensible; elle est offerte à des fins de recherche par le Laboratoire national de microbiologie de Winnipeg, au Manitobanote de bas de page 11. Le cas que nous présentons met en lumière certaines des incertitudes qui caractérisent le diagnostic du chikungunya.
Le traitement du chikungunya est généralement un traitement de soutien qui repose sur la prescription d'agents anti-inflammatoires non stéroïdiens, la consommation de liquides et le repos. Les corticostéroïdes sont réservés aux symptômes arthritiques invalidants se manifestant au tout début de la phase aiguë de l'infectionnote de bas de page 3. Des recherches sont en cours sur l'utilisation potentielle d'anticorps monoclonaux, d'agents antiviraux et de vaccinsnote de bas de page 12note de bas de page 13.
Présentation du cas
Le lendemain de son retour d'un séjour de 11 jours à Haïti, un homme âgé de 74 ans se présente aux urgences en se plaignant de constipation, de douleur abdominale et de l'apparition récente d'une éruption cutanée maculopapulaire diffuse sans desquamation touchant le thorax, le dos, les bras et les jambes. L'éruption cutanée n'est ni douloureuse ni prurigineuse. Un tomodensitogramme de l'abdomen révèle une diverticulite intéressant l'intestin grêle accompagnée d'une perforation possible au sein des tissus adipeux environnants. Il est admis à l'hôpital pour y recevoir des soins de soutien, notamment par l'administration d'antibiotiques. La perforation est présumée avoir été consécutive à une diverticulose de l'intestin grêle compliquée par une constipation importante, révélée par un diagnostic antérieur.
Pendant son séjour à Haïti, il a travaillé comme travailleur de l'aide dans une clinique médicale locale. Avant de partir pour Haïti, il avait reçu une série complète de vaccins contre l'hépatite A et B et son médecin lui avait prescrit un traitement prophylactique antipaludéen à base de chloroquine, qu'il avait suivi rigoureusement. Le neuvième jour de son séjour, il se réveille en souffrant d'une douleur articulaire diffuse intense touchant les grosses et les petites articulations de ses membres supérieurs et inférieurs, accompagnée de frissons et d'une fièvre subjective. Pas de problèmes respiratoires ni gastro-intestinaux. Au bout de 48 heures, alors que ses douleurs articulaires se sont grandement estompées, apparaît une éruption cutanée tronculaire, accompagnée d'une constipation importante, qui le pousse à se rendre aux urgences.
Selon l'examen physique effectué au service des urgences, l'abdomen du patient n'est ni dur ni douloureux. Aucun gonflement articulaire n'est observé; toutefois, une éruption cutanée maculopapulaire recouvre le thorax et les membres supérieurs et inférieurs. Les examens cardiaque, respiratoire et neurologique ne révèlent rien d'anormal. Les analyses de laboratoire courantes sont effectuées (Tableau 1). Elles révèlent la présence d'une lymphocytopénie et d'une thrombocytopénie marquées; la radiographie thoracique effectuée lors de l'admission du patient, est normale.
Investigation | Valeur | Plage de référence |
---|---|---|
Hémoglobine | 143 g/L | 132−170 g/L |
Leucocytes | 9,9 x 109/L | 3,5−10 x 109/L |
− Neutrophiles | 8,6 x 109/L | 2,5−7,5 x 109/L |
− Lymphocytes | 0,5 x 109/L | 1,0−4,0 x 109/L |
Plaquettes | 108 x 109/L | 130−400 x 109/L |
SGOT | 36 U/L | 13−37 U/L |
GPT | 18 U/L | 10−40 U/L |
PhoA | 94 U/L | 40−120 U/L |
Bilirubine (totale) | 11 mmol/L | 3,0−20 mmol/L |
Sodium | 136 mmol/L | 135−145 mmol/L |
Potassium | 4 mmol/L | 3,5−5,0 mmol/L |
Bicarbonate | 22 mmol/L | 20−30 mmol/L |
Créatinine | 79 mmol/L | 55−105 mmol/L |
Lactate | 1,0 mmol/L | 0,5−2,0 mmol/L |
Uroculture | Négative | S.O.Tableau 1 - Annotation 2 |
Hémoculture | Négative | S.O.Tableau 1 - Annotation 2 |
Test de détection rapide des antigènes du paludismeTableau 1 - Annotation 3 | Négatif | S.O.Tableau 1 - Annotation 2 |
À l'hôpital, le patient reçoit des soins de soutien, dont l'administration intraveineuse d'une solution cristalloïde, et un traitement aux antibiotiques. Il quitte l'hôpital pour être orienté en urgence vers une clinique spécialisée dans les maladies tropicales en vue de l'évaluation de sa présumée maladie liée aux voyages. La recherche d'anticorps IgG et IgM dirigés contre le virus de la dengue par la technique ELISA se révèle négative. L'analyse des selles à la recherche de Salmonella spp., Escherichia coli O157:H7, Campylobacter spp. et Shigella spp. se révèle négative. Le test ELISA révèle la présence d'anticorps IgM anti-chikungunya ce qui supporte un diagnostic probable d'une infection aiguë au virus du chikungunya. Sans un test de confirmation, tel un test de séroneutralisation, la possibilité de réactivité croisée avec d'autres alphavirus ne peut être exclue de manière définitive. Sa douleur abdominale disparaît à l'hôpital uniquement avec des soins de soutien, alors que l'arthrite et l'éruption cutanée mettent deux semaines à disparaître complètement.
Discussion
Nous présentons le tableau clinique d'un cas atypique d'infection aiguë à chikungunya observé chez un homme ayant effectué un séjour à Haïti, une région connue pour être aux prises avec une transmission intense et persistante de la dengue et du chikungunya. Bien que le patient présente initialement les symptômes classiques de polyarthrite symétrique suivis d'une éruption cutanée maculopapulaire, son tableau clinique est compliqué par la présence d'une douleur abdominale intense, d'une constipation et d'une thrombocytopénie, manifestations atypiques de l'infection à chikungunya. La nette amélioration observée en l'espace de 48 heures, est également inhabituelle étant donné que les douleurs articulaires ayant des répercussions sur la mobilité et la dextérité durent souvent des semaines, voire des moisnote de bas de page 3. Bien que rares, d'autres manifestations atypiques de l'infection à chikungunya ont été publiées, notamment des manifestations neurologiques (dont encéphalite, convulsions et syndrome de Guillain-Barré), des manifestations cardiovasculaires (dont myocardites, insuffisance cardiaque et cardiopathie ischémique), des manifestations rénales (dont insuffisance rénale aiguë), des manifestations oculaires (dont névrite optique) ainsi que des manifestations atypiques d'éruption cutanée, d'ulcération et de phlyctènenote de bas de page 14.
Le diagnostic différentiel de la fièvre et de la polyarthrite sans épanchement est vaste. Les causes courantes d'origine bactérienne comprennent la maladie de Lyme et l'endocardite infectieuse. Les causes fréquentes d'origine virale comprennent le parvovirus B19, l'hépatite B et C, la rubéole, la dengue et d'autres arbovirus, notamment les virus de Mayaro, d'O'nyong-nyong, de Ross River, de la forêt de Barmah, de Sindbis et de la forêt de Semliki. Les causes non infectieuses comprennent les spondyloarthropathies séronégatives, l'arthrite rhumatoïde, les arthropathies induites par des dépôts de cristaux et l'arthrite post-infectieuse (réactive). À la lumière du risque épidémiologique et du tableau clinique caractérisant notre patient, les causes infectieuses les plus envisageables comprenaient la dengue et l'infection à chikungunya et dans une moindre mesure le parvovirus B19. Une comparaison des caractéristiques, du tableau clinique et des paramètres biologiques du chikungunya et de la dengue apparaît au Tableau 2. Les causes d'origine non infectieuses ont été jugées improbables en raison de la fièvre initiale du patient, de son éruption cutanée et de l'amélioration rapide des symptômes.
Tableau clinique et paramètres biologiques | Chikungunya | Dengue |
---|---|---|
Caractéristiques de la maladie note de bas de page 19 | ||
Période d'incubation | 3−7 jours (plage 2−12) | 4−7 jours (plage 3−14) |
Rapport asymptomatique/ symptomatique | 0,03/1−0,25/1 | 2/1−10/1 |
Tableau cliniquenote de bas de page 3note de bas de page 8note de bas de page 9note de bas de page 17note de bas de page 19note de bas de page 20note de bas de page 21 | ||
Fièvre | Courante | Courante |
Arthralgie | Courante | Possible |
Polyarthrite (sans épanchement) | Courante | Non probable |
Myalgie | Possible | Courante |
Éruption cutanée | Courante, souvent au bout de 1 à 4 jours | Courante, souvent au bout de 3 à 7 jours |
Douleur abdominale | Non probable | Possible |
Douleur rétro-orbitale | Non probable | Courante |
Douleur articulaire chronique | Courante, peut durer > 2 ans | Non probable |
Fatigue chronique | Courante, peut durer > 2 ans | Courante, peut durer jusqu'à 3 mois |
Paramètres biologiques | ||
Neutropénie | Possible | Courante |
Lymphopénie | Courante | Courante |
Thrombocytopénie | Possible | Courante |
L'amélioration rapide des symptômes en l'absence de soins de soutien est atypique en présence d'une infection à chikungunya. Bien que s'agissant probablement de cas d'infection au tableau clinique atypique, des études in vitro Nnote de bas de page 15 ont donné à penser que la chloroquine permettrait d'atténuer les symptômes de l'infection à chikungunya. Cet effet thérapeutique n'a toutefois pas été confirmé par des essais contrôlés à répartition aléatoire chez les humainsnote de bas de page 16; le rôle joué par la prophylaxie antipaludéenne à base de chloroquine dans l'atténuation des symptômes de notre patient reste donc incertain.
L'existence d'une constipation causant une douleur abdominale n'est pas non plus typique de l'infection à chikungunya. Dans une étude comparative menée en Inde, la douleur abdominale n'a été signalée par aucun des 131 (0 %) patients présentant une infection à chikungunya en phase aiguë alors qu'elle a été signalée par 22 des 104 patients (21 %) présentant une dengue en phase aiguënote de bas de page 17. Par contre, lors une éclosion survenue dans l'île de La Réunion, 47 % des patients ont signalé des symptômes gastro-intestinaux, le nombre de cas de douleur abdominale ou de constipation n'ayant toutefois pas été indiquénote de bas de page 8. Étant donné l'évolution de la maladie, la constipation semble être associée à l'infection aiguë à chikungunya chez ce patient; toutefois, nous admettons la possibilité de l'existence de deux maladies sous-jacentes qui auraient contribué à ces symptômes. La présence concomitante d'une entérite à Salmonella spp. pourrait expliquer la constipation et la douleur abdominale, cette infection, endémique en Haïti, étant souvent associée à une constipation. Les coprocultures, effectuées sur des échantillons prélevés après l'administration d'antibiotiques, ce qui diminue considérablement la présence éventuelle de germes pathogènes, ont pu donner lieu à de faux négatifs.
Conclusion
Vu le nombre croissant de pays signalant de nouveaux cas de transmission du chikungunya, l'infection est en passe de devenir une préoccupation à l'échelle mondiale. La capacité de mutation du virus sous l'effet de la pression de sélection et l'augmentation des voyages internationaux donnent au chikungunya un potentiel épidémique important. Étant donné le tableau clinique diversifié de l'infection, les cliniciens doivent faire preuve de vigilance et envisager la présence d'une infection à chikungunya chez les patients présentant une fièvre et une polyarthralgie, quels que soient les autres signes cliniques et paramètres biologiques, à leur retour d'un pays à haut risque. Bien que le traitement repose généralement sur des soins de soutien, les symptômes des patients, notamment l'arthrite invalidante, peuvent persister plusieurs années, ce qui souligne l'importance que revêt la sensibilisation du public aux techniques appropriées de prévention des piqûres de moustiques en voyage, notamment l'utilisation de DEET ou d'un insectifuge à base d'icaridine et de vêtements protecteursnote de bas de page 18.
Conflit d’intérêts
Aucun
Financement
Aucun
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