Histoire du renseignement canadien : Une célébration du 40e anniversaire du SCRS
Points saillants d’une conférence non classifiée organisée en partenariat avec la Direction de la liaison-recherche et de la collaboration avec les intervenants (LCRI) en célébration du 40e anniversaire du SCRS
3 et 4 octobre 2024, Ottawa
Préface
L’atelier « Histoire du renseignement canadien à la croisée des chemins », tenu à Ottawa les 3 et 4 octobre 2024, marquait un jalon important : le 40e anniversaire du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). L’atelier a réuni un groupe d’experts multidisciplinaires, dont des universitaires, des chercheurs et des praticiens, pour explorer l’histoire peu connue du renseignement et de la sécurité au Canada.
Cet événement a été organisé volontairement par Mme Sarah-Jane Corke de l’Université du Nouveau-Brunswick et M. Wesley Wark du Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale, avec la collaboration de l’équipe de programme présidée par M. Steve Hewitt et constituée de MM. Alan Barnes, Greg Fyffe, Greg Kealey, Bill Robinson, Timothy Sayle, Wesley Wark et Reg Whitaker.
L’atelier de deux jours s’est déroulé au Musée canadien de la guerre et à l’Administration centrale du SCRS à Ottawa. L’un de thèmes clés était l’importance de la transparence et de la reddition de compte dans les services de renseignement modernes qui défendent les valeurs et les principes des démocraties libérales. Mmes Nicole Giles, sous-ministre adjointe principale et sous-directrice des Politiques et des Partenariats stratégiques au SCRS, et Sarah-Jane Corke, professeure agrégée en études historiques à l’Université du Nouveau-Brunswick, experte de l’histoire du renseignement américain et l’une des principaux professeurs qui donnent des cours sur le renseignement au Canada, ont souligné la nécessité pour les Canadiens de comprendre le rôle vital que jouent les services de renseignement pour assurer la sécurité du pays.
Les exposés et les discussions ont souligné l’utilité d’apprendre du passé. En étudiant les succès et les échecs survenus au cours de l’histoire du renseignement canadien, il est possible de mieux comprendre les questions complexes qui façonnent le monde aujourd’hui. Les sessions de l’atelier ont aussi abordé l’histoire du renseignement canadien sur les transmissions et les luttes contre le terrorisme, l’espionnage et l’ingérence étrangère. Les perspectives et les récits fascinants qui ont été communiqués ont été repris dans le bilan de l’atelier.
Nous espérons que l’atelier « Histoire du renseignement canadien à la croisée des chemins » encouragera la tenue d’autres activités du genre. Il a montré que la collaboration et le partage des connaissances permettent d’acquérir une meilleure compréhension de l’influence de l’histoire sur le monde complexe du renseignement et de la sécurité nationale et, par le fait même, nous aide à nous y orienter.
René Ouellette, directeur général,
Liaison-recherche et collaboration avec les intervenants,
Service canadien du renseignement de sécurité
Les origines du service secret canadien
La genèse du service secret canadien remonte aux tensions exacerbées par la guerre civile américaine. Initialement créé pour empêcher les Confédérés du Sud des États-Unis d’utiliser le Canada comme base pour attaquer les États du Nord, le service secret canadien a vite tourné son attention sur les visées féniennes au Canada. Selon les plans féniens, les troupes britanniques allaient être déployées outre-Atlantique. Les combats des Féniens contre les forces de la Couronne au Canada inspireraient les mouvements révolutionnaires dans leur pays d’origine. Les difficultés de l’Angleterre deviendraient une occasion à saisir pour l’Irlande, et il y aurait une possibilité que la révolution irlandaise tant attendue se concrétise. Le Canada serait incorporé à l’Empire de la liberté américain et l’Irlande serait libérée de la férule britannique. Du moins, c’était l’idée.
Il existait aussi un réseau fénien clandestin au Canada et le gouvernement prit très au sérieux les menaces associées aux Féniens de part et d’autre de la frontière. Comme son pendant américain, la Fraternité fénienne (Fenian Brotherhood) du Canada était divisée entre ceux qui soutenaient la stratégie d’invasion et ceux qui voulaient continuer de se concentrer uniquement sur l’Irlande. Un service secret fénien aux États-Unis avait établi des liens avec des Féniens canadiens favorables à l’invasion, qui étaient éparpillés partout au pays, mais particulièrement nombreux à Ottawa, à Montréal et à Québec. Des plans furent élaborés pour recruter des soldats irlandais au sein des régiments britanniques, saboter l’artillerie, empoisonner les chevaux, subvertir les milices, détruire les moyens de communication télégraphiques, faire exploser des bâtiments, en brûler d’autres et prendre des otages. Bref, faire tout ce qui était possible pour prêter assistance à l’Armée républicaine irlandaise (IRA) à son arrivée au Canada. Le service secret canadien fut établi pour déjouer ces plans.
Ce service secret était divisé en deux sections : l’une pour l’Est et l’autre pour l’Ouest du Canada (soit le Québec et l’Ontario actuels, respectivement). Le chef de la section du Québec était Frederick William Ermatinger, ancien chef de la police fluviale de Montréal. Le chef de celle de l’Ontario était Gilbert McMicken, un immigrant écossais qui connaissait à merveille la région frontalière du Niagara et était très proche de John A. Macdonald, qui le décrivait comme « un homme rusé, froid et déterminé, qui ne perd[ait] pas facilement son calme et accompli[ssai]t son devoir sans peur ».
Ermatinger relevait de George-Étienne Cartier et McMicken, de Macdonald, qui gérait en détail les activités de l’organisation. Les débuts furent difficiles. Les détectives manquaient de formation dans le domaine de la police secrète et n’étaient pas payés régulièrement; le moral des troupes était bas. Les premières années, la moitié des membres de la force de McMicken furent accusés d’intempérance, d’écarts de conduite et d’agressions, et les détectives commencèrent à fournir des informations les uns sur les autres.
Les choses changèrent vraiment quand le service secret fut reformé à l’automne 1865, pour enquêter sur les Féniens des deux côtés de la frontière avec les États-Unis. Il fallait désormais un autre type de membre de la police secrète : idéalement, « un Irlandais capable et fiable membre de l’Église catholique romaine » ou, à défaut, quelqu’un qui puisse se faire passer pour tel. Les détectives qui parlaient irlandais étaient les plus efficaces, à la fois parce qu’ils étaient en mesure de gagner la confiance des Féniens, parce que tout le monde les croyait catholiques et parce que la langue irlandaise était un bon moyen de communiquer des secrets et de tenir les étrangers à l’écart.
L’une des nouvelles recrues qui cochait presque toutes ces cases (on ignore s’il parlait irlandais) était Patrick Nolan, un ancien membre de la police régulière dont le frère était secrétaire de l’Hibernian Benevolent Society (Association de bienfaisance irlandaise) de Toronto, une organisation servant de couverture aux Féniens. Nolan rapporta qu’il y avait à peu près 650 Féniens dans la ville, organisés en neuf cercles, et fournit des informations détaillées sur leurs noms et leurs lieux de rencontre. Il avisa également McMicken que 17 autres cercles avaient été formés dans le Sud-Ouest de l’Ontario. D’après lui, la plupart des Féniens de Toronto étaient opposés à la stratégie d’invasion et collectaient des fonds directement pour le mouvement révolutionnaire en Irlande. En septembre 1865, McMicken l’envoya à Chicago, au cœur de l’aile pro-invasion de la Fraternité fénienne, d’où il expédia des rapports alarmants au Canada. « Avertissez le gouvernement de mobiliser la milice et les volontaires, dit-il à McMicken, car vous ne saurez pas quand ils débarqueront au Canada. »
McMicken fut assez froid et rusé pour ne pas s’emporter. Le principal problème de détectives comme Nolan, comprit-il, était qu’ils absorbaient la propagande dont les dirigeants nourrissaient les militants pour maintenir leur moral. Sauf s’ils parvenaient à gravir les échelons jusqu’au sommet de la Fraternité, ces détectives ne pourraient jamais distinguer le vrai du faux.
« Un seul plan s’offre à moi et le voici, dit McMicken à Macdonald en octobre 1865 : une ou deux femmes intelligentes dont la vertu absolue serait questionnée par les plus intransigeants pourraient être trouvées et user de leurs charmes pour séduire des membres du “Sénat” plus vulnérables et, comme Dalila avec Samson, s’emparer de leurs secrets ». Pour contribuer à cette initiative patriotique, McMicken se rendit à Baltimore « afin de voir une femme de cette trempe ». Il ajouta, serviable, qu’il connaissait une autre femme « parfaite pour ce genre d’opération ». Cependant, Macdonald ne répondit jamais et rien ne prouve que la stratégie de McMicken ait été mise à exécution.
Contrairement à une idée reçue, les dirigeants de la Fraternité fénienne réussirent bien à garder leurs projets secrets en 1865 et 1866. Faute de sources d’information fiables, la police secrète en était réduite à jouer aux devinettes. Quand l’IRA envahit la péninsule de Niagara, en juin 1866, elle fut prise complètement par surprise. Ce fut l’un des échecs les plus retentissants de l’histoire canadienne du renseignement.
En réaction, McMicken et son principal détective, Charles Clarke, concoctèrent un projet de longue haleine visant à infiltrer la direction fénienne : ils prévoyaient de créer un faux cercle fénien au Missouri qui serait dirigé par Clarke et d’utiliser ce cercle comme point de départ pour infiltrer le siège de l’organisation à New York. Clarke était, à de nombreux égards, le choix idéal pour ce rôle. Catholique parlant irlandais, il s’était converti au protestantisme en Irlande et avait intégré l’Ordre d’Orange avant de déménager à Toronto, où il devint membre de la police municipale, après être passé par le Missouri. À titre de chef du Cercle au Missouri, sous le nom de Cornelius O’Sullivan, il se rendit à New York régulièrement et gagna progressivement la confiance du président de la Fraternité fénienne, William Roberts.
Avec des fonds du service secret, Clarke acheta un poney, soi-disant du Missouri, comme cadeau pour le fils de 11 ans de Roberts. Régulièrement, il assistait à la messe avec la famille de Roberts et soupait le dimanche soir chez lui. Il fut présenté dans le journal Irish American comme un Fénien exemplaire et reçut un uniforme fénien pour ses services. Parmi les Féniens qu’il fréquentait figuraient Rudolph Fitzpatrick, secrétaire adjoint aux affaires militaires, et Charles Carroll Tevis, commandant de l’IRA à Chicago et Milwaukee. Leurs conversations devaient être intéressantes, parce qu’à l’insu les uns des autres, y compris de Clarke, Fitzpatrick et Tevis étaient devenus informateurs : le premier pour Edward Archibald, à New York, et le second pour Sir Frederick Bruce, envoyé britannique à Washington. C’étaient toutefois les conversations avec Roberts qui étaient les plus importantes, car elles montraient que les Féniens ne seraient pas en mesure de lancer une nouvelle attaque de sitôt.
Cependant, peu après, tout s’écroula. Clarke trompait les femmes avec le même enthousiasme que les Féniens. Il se comportait ainsi à New York comme ailleurs et finit par duper une amie de sa nièce, une femme appelée Miss Clapp. Quand il la laissa tomber, elle retrouva sa trace, découvrit sa véritable identité et le dénonça au siège fénien. Heureusement pour Clarke, il était rentré au Canada à ce moment-là.
Une fois Clarke tombé en disgrâce, les rapports venus de la frontière indiquèrent que la Fraternité fénienne se reformait et qu’elle planifiait une nouvelle attaque. La police secrète fit de son mieux pour surveiller la situation, jouant au chat et à la souris avec les Féniens. Ainsi, McMicken obtint le numéro de case postale du président fénien à New York. Après cela, tout le courrier canadien expédié à cette adresse dut être intercepté et ouvert. En conséquence, les Féniens canadiens firent remettre leur courrier en main propre à des bureaux de poste américains par des ouvriers ferroviaires membres de la Fraternité. De là, leurs lettres pouvaient être envoyées à New York. En réaction, le gouvernement du Canada employa des espions canadiens dans les bureaux de poste américains. Ces espions acheminaient ensuite les originaux ou les copies des lettres interceptées au bureau du service secret, qui les transmettait à John A. Macdonald et à Thomas D’Arcy McGee.
Au cours de la campagne électorale de 1867, McGee coula une partie de ces informations pour discréditer son principal opposant, et commença immédiatement à recevoir des menaces de mort. L’une d’elles venait de Patrick James Whelan, qui serait plus tard jugé et exécuté pour l’assassinat de McGee. Le gouvernement obtint des informations fiables stipulant que Whelan avait été un représentant canadien à une convention fénienne à Cleveland, mais apprit aussi que l’assassinat n’avait pas été autorisé par la direction fénienne. Comptant sur des renseignements acquis par la police secrète, il arrêta environ 25 Féniens canadiens après l’assassinat et en maintint plusieurs en prison pendant les six mois qui suivirent.
À ce moment-là, John O’Neill, le « héros de Ridgeway », qui planifiait la prochaine invasion du Canada avec l’intensité d’un monomaniaque, avait remplacé William Roberts à la présidence de la Fraternité fénienne. Cependant, son accession au pouvoir était accompagnée de l’essor d’un membre de la police secrète dont les exploits ont dépassé de loin ceux de Charles Clarke lui-même. Thomas Billis Beach était un Anglais qui s’était enfui à Paris à l’adolescence, puis avait traversé l’Atlantique en 1862 afin de s’enrôler dans l’armée de l’Union pendant la guerre civile. Prenant une nouvelle identité dans le Nouveau Monde (plus pour rire qu’autre chose, écrira-t-il plus tard), il se fit passer pour un Français et se fit appeler Henri Le Caron. Lieutenant à Nashville durant la guerre civile, il devint en 1864 l’ami proche d’un capitaine irlandais, qui n’était nul autre qu’O’Neill lui-même.
Trois ans plus tard, Beach entra en contact avec le Département du service secret de l’Angleterre, avec lequel il conclut un accord : il lui fournirait des informations au sujet de la Fraternité fénienne aux États-Unis contre 50 £ par mois. L’argent était sans aucun doute une motivation. Au sommet de son art, Beach touchait une triple rétribution : 50 £ par mois du Home Office, 75 $ par mois du service secret canadien et 100 $ par mois des Féniens. Il agissait aussi sans doute par goût de l’aventure : c’était le genre de personne qui adorait le danger et il était devenu accro à la prise de risques importants. Cependant, sa motivation principale était probablement bien celle qu’il annonçait : un puissant patriotisme anglais, égal au patriotisme irlandais pour lequel il n’éprouvait que du mépris.
Avec l’autorisation du Home Office, Beach intégra la police secrète canadienne en mai 1868. À ce moment-là, en opposition complète avec la situation qui prévalait avant Ridgeway, les Canadiens surveillaient de près les activités des Féniens. En plus de Beach, McMicken avait placé deux autres hommes à l’intérieur de la Fraternité. Il avait aussi une demi-douzaine de détectives qui suivaient les activités des Féniens en Ontario. Au Québec, Ermatinger et son successeur, Charles Coursol, dirigeaient plusieurs détectives à Montréal, tandis que d’autres travaillaient dans le Nord de l’État de New York et au Vermont. Du siège fénien à New York, Rudolph Fitzpatrick envoyait des rapports réguliers sur les liens entre les fraternités américaine et canadienne. William Seward, le Secrétaire d’État américain, employait son propre détective pour enquêter sur les activités féniennes à la frontière et avait promis de coopérer pleinement avec les Canadiens. Dans ces conditions, les Féniens n’avaient aucune chance, ou presque, de surprendre le gouvernement du Canada.
Et ces conditions se maintinrent. Beach gravit les échelons constamment, devenant adjudant général de l’IRA responsable des préparatifs militaires à la frontière. Sous le nom d’Henri Le Caron, il organisa le transfert de 5 000 fusils à chargement par la culasse jusqu’au Vermont et dans le Nord de l’État de New York. Pendant ce temps, sous le nom de Thomas Billis Beach, il fournit aux autorités canadiennes et britanniques des informations détaillées sur l’emplacement des armes, des munitions et des équipements féniens dans la région, allant même jusqu’à donner des diagrammes des fermes, des granges et des dépendances où les armes étaient emmagasinées, ainsi qu’un inventaire de la qualité des armes et de leur quantité à chaque endroit. Il communiqua aussi à Archibald et à McMicken les plans de guerre féniens : les feintes à Buffalo, la principale base opérationnelle à St. Albans, l’attaque de Montréal à partir de Rouses Point et l’attaque d’Ottawa à partir d’Ogdensburg.
Cela paya. Quand O’Neill finit par lancer l’ordre d’attaquer, en mai 1870, ce fut un désastre. La défaite rapide et complète des Féniens, le contraste absolu entre ce qui avait été promis et ce qui s’était produit, ainsi que la fuite des Féniens face à la milice canadienne et aux soldats britanniques portèrent un coup au moral des membres de la Fraternité, exposèrent ces derniers à d’impitoyables moqueries et anéantirent la stratégie dite « canadienne ».
Jeu, set et match pour le service secret canadien. Cinq semaines plus tard, ce dernier fut démantelé et des primes généreuses versées aux détectives qui travaillaient aux États-Unis.
Cela ne fut toutefois pas la fin de l’histoire. Des enseignements avaient été tirés et la mémoire institutionnelle se transmit pendant les décennies suivantes. Bien sûr, la Police du Canada créée à partir des années 1860 était plus concentrée sur la garde des édifices publics et la lutte contre la criminalité que sur les opérations de collecte de renseignements sous couverture. Cependant, Macdonald continua de compter sur les rapports de renseignement des consuls britanniques aux États-Unis et autorisa l’emploi de membres de la police secrète sous contrats à court terme pour mener des enquêtes et fournir des informations. En 1881, Thomas Billis Beach assista à la convention fénienne à l’origine de la campagne de dynamitages contre la Grande-Bretagne et il fournit des rapports aux gouvernements canadien et britannique. Percy Sherwood, qui serait nommé commissaire de la Police du Canada en 1885, envoya des détectives aux États-Unis pour lui transmettre des rapports sur « les diverses réunions secrètes de ces conspirateurs préparant des dynamitages ». En Grande-Bretagne, John Rose, qui avait été le ministre des Finances de Macdonald, informa le gouvernement britannique en 1882 des moyens les plus efficaces d’infiltrer les cellules irlando-américaines de dynamiteurs. Enfin, pendant la Première Guerre mondiale, des agents de renseignement canadiens du ministère de la Milice et de la Défense employèrent des méthodes similaires à celles de McMicken et d’Ermatinger pour enquêter sur les Irlando-Canadiens qui collectaient des fonds et faisaient de la contrebande d’armes pour le mouvement révolutionnaire en Irlande.
Tout cela pour dire qu’il y eut plus de continuité qu’il pouvait sembler à première vue. La police secrète au Canada a été mise sur pied en réaction aux incursions aux États-Unis lancées par les Confédérés à partir du Canada, a agi principalement en réponse aux incursions féniennes au Canada lancées des États-Unis et a préparé le terrain pour de futures opérations de renseignement, qui se sont poursuivies jusqu’au cœur du 20e siècle et après.
Les espions venus du Nord : la renaissance du CST dans les années 1980
La naissance du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a accaparé les manchettes au milieu des années 1980, mais le service canadien responsable des renseignements électromagnétiques, le Centre de la sécurité des télécommunications (CST) a vécu discrètement une renaissance au cours des mêmes années, quand il a cessé d’être une organisation presque exclusivement concentrée sur le Nord soviétique pour se doter d’un éventail de nouvelles capacités de collecte et de traitement visant à renforcer sa valeur à la fois pour le gouvernement du Canada et ses partenaires en renseignement.
Depuis ses débuts, le CST travaille en étroite collaboration avec le partenariat en renseignement UKUSA, maintenant appelé « Groupe des cinq », en particulier les États-Unis et le Royaume-Uni, qui en sont les principaux membres. En 1957, le programme de renseignement électromagnétique (SIGINT) du Canada était presque entièrement axé sur les communications radio à haute fréquence (HF) et longue portée de l’URSS dans l’ArctiqueNote de bas de page 1 et dans le Nord de l’Union soviétique. Ces communications constituaient la principale contribution canadienne au partenariat en renseignement étranger des alliés, en échange de quoi le Canada avait accès à un très large éventail de rapports de renseignement américains et britanniques.
Cette carte montre les postes d’interception radio qui étaient exploitées pour le CST par le Réseau radio supplémentaire des Forces canadiennes (RRSFC) pendant les années 1970 et jusque dans les années 1980 : Leitrim, située juste au sud d’Ottawa, Gander, à Terre-Neuve, Masset, sur l’archipel Haida Gwaii en Colombie-Britannique, ainsi qu’Inuvik et Alert, dans le Grand Nord, Alert étant le site de collecte le plus important.
Le RRSFC exploitait également un site de radiogoniométrie aux Bermudes, qui était utilisé principalement pour surveiller les mouvements des sous-marins lance-missiles et les autres opérations maritimes de l’URSS.
Le fait que le CST se spécialise dans l’Arctique lui réussissait bien, mais au fil du temps, la radio HF a perdu de l’importance dans les communications soviétiques. En conséquence, les alliés ont exprimé leur insatisfaction face à la contribution déjà faible du Canada. Les membres du gouvernement du Canada étaient aussi inquiets d’un manque de renseignement politique et économique sur des sujets qui revêtaient un intérêt particulier pour le pays, mais que n’évoquaient pas les rapports des services alliés.
Le CST s’est efforcé de diversifier la collecte et le traitement des renseignements dans les années 1970, avec des progrès mineurs en raison de plusieurs facteurs, dont des contraintes budgétaires très strictes et un manque de mobilisation de la part des membres du Cabinet.
L’accord d’Inuvik
Les choses ont commencé à s’améliorer pour le CST au début des années 1980, avec le début du programme PILGRIM, dans le cadre duquel des sites d’interception ont été créés dans certaines installations diplomatiques canadiennes. PILGRIM était le prolongement de l’ouverture d’un site expérimental d’interception à l’ambassade du Canada à Moscou, en 1972, site qui avait fini par fermer.
Le plus grand changement est intervenu en 1984, quand le CST a conclu un accord avec le ministère de la Défense nationale (MDN) et le Conseil du Trésor (CT) qui prévoyait la clôture du site d’interception à la station des Forces canadiennes à Inuvik, mais le maintien du financement des 276 années‑personnes de la station pour les employer ailleurs dans le programme de SIGINT, principalement au CST lui-même. Le MDN, qui bénéficiait d’une importante hausse de son budget annuel à cette période, a aussi accepté d’injecter un petit montant de fonds pour les dépenses de capital dans le CST et le RRSFC.
Cela a permis au CST de proposer un vaste ensemble d’améliorations à ses programmes de collecte et de traitement dans son Aperçu stratégique du programme de cryptologie pour 1985 à 1988, qui a été présenté au Comité interministériel de la sécurité et du renseignement (CISR) en mars 1984.
Ce plan visait à aider le CST à s’attaquer à trois grands objectifs : 1) élargir la portée de sa collecte, pour fournir au gouvernement davantage de renseignements économiques et politiques produits au pays, tout en continuant à l’alimenter en renseignement lié à la défense; 2) améliorer sa contribution aux renseignements mis en commun par l’UKUSA, et ainsi préserver l’accès du Canada au vaste ensemble de renseignements produits par ses partenaires; 3) moderniser ses capacités de collecte et de traitement, maintenir la compatibilité de ses systèmes avec ceux de ses partenaires et suivre la cadence de l’évolution des technologies de communication utilisées par les cibles du SIGINT.
Face à un programme d’améliorations ne nécessitant aucun supplément budgétaire, les membres du CISR n’ont pas soulevé beaucoup d’objections. Ils ont examiné chacun des éléments du plan séparément. Ils ont cependant approuvé immédiatement la proposition d’acheter un superordinateur, puis d’autres éléments au cours de l’été. D’autres encore, à plus long terme, portaient sur les quelques années suivantes, dont certains ont subi un retard parce qu’il a fallu réaliser un examen complet des politiques initié par le nouveau gouvernement Mulroney, porté au pouvoir par l’élection de septembre 1984.
Elevator
Le premier élément du plan approuvé par le CISR était le projet Elevator, soit l’achat d’un superordinateur Cray X-MP/11 et l’embauche du personnel nécessaire pour redynamiser le programme de cryptanalyse, c’est-à-dire de décryptage, du CST. Au moment de cet achat, il s’agissait de l’ordinateur de plus puissant au Canada et sa réception, en 1985, a révolutionné les capacités cryptanalytiques du pays. Ce programme devait coûter 11,8 millions de dollars et nécessiter 14 années-personnes supplémentaires.
Echelon
La participation du Canada au projet Echelon, le programme de l’UKUSA visant à surveiller les échanges sur les satellites commerciaux, a été approuvée en juin 1984. Des préoccupations juridiques, peut-être liées à la possibilité de collecter par inadvertance des communications privées canadiennes, ont retardé le début des opérations de surveillance, mais en 1988, ces préoccupations avaient été apaisées. Quatre antennes satellites, chacune couverte d’un radome, ont été installées à la station des Forces canadiennes à Leitrim pendant cette décennie. Le programme devait coûter 17,5 millions de dollars et nécessiter 39 années-personnes supplémentaires.
Pilgrim
Pilgrim était le programme régissant l’exploitation de sites d’interception dans des installations diplomatiques canadiennes. L’autorisation d’étudier différents sites potentiels semble avoir été accordée aux alentours d’octobre 1981. D’après Mike Frost, un ancien employé du CST, les activités au premier site permanent ont démarré à New Delhi, en 1983.
Tout ce qui concernait Pilgrim a été retiré de la version publiée de l’Aperçu stratégique du CST, mais il ne fait quasiment aucun doute que le plan du CST comprenait d’autres sites, et d’autres documents confirment que l’élargissement du programme a été approuvé dès 1987.
Madrigal
Madrigal était le nom de code attribué à la collecte de renseignements étrangers au Canada au titre de l’article 16 de la Loi sur le SCRS. C’était un programme que le CST réclamait depuis longtemps. Une telle collecte pouvait comprendre la surveillance des communications de diplomates étrangers et d’autres cibles étrangères au Canada, ainsi que l’interception de communications étrangères transitant sur le territoire canadien par câble. Les coûts pouvaient aller de 1 à 7 millions de dollars, en fonction de l’intensité des activités visées.
Le recours à l’article 16 dépendait de l’adoption, puis de l’entrée en vigueur de la Loi sur le SCRS, à la fin du mois d’août 1984. Un protocole d’accord entre trois organismes encadrant le lancement de ces opérations a été conclu en 1987, mais d’après le premier chien de garde des activités du SCRS, le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS), elles ont mis du temps à se mettre en place : il y en a eu peu avant les années 1990.
Porcupine II
Rien de ce qui précède ne signifiait que le Canada avait abandonné la collecte radio HF dans le Nord. Dans l’Aperçu stratégique, il était aussi question du programme Porcupine II, qui visait à moderniser et à simplifier la collecte radio conventionnelle aux sites d’interception et à garantir sa compatibilité avec les systèmes des partenaires de l’UKUSA. Approuvé en août 1985, ce programme coûtant 6,8 millions de dollars devait améliorer la collecte et compenser la fermeture d’Inuvik, tout en dégageant des économies supplémentaires de 22 années-personnes.
Croissance de l’effectif
En grande partie grâce à l’accord d’Inuvik, le CST a grandi, son effectif passant de 600 personnes au début des années 1980 à près de 900 à la fin de la décennie. Cela comprenait une augmentation de la partie de l’organisation responsable des SIGINT, qui a grossi de 460 à 700 personnes. Cette augmentation a permis à l’organisation d’engager davantage d’analystes pour couvrir son éventail de cibles de plus en plus large, de doter en personnel le programme d’agents des relations avec la clientèle qui transmettait les SIGINT directement aux clients haut placés au sein des ministères, et de lancer des opérations limitées fonctionnant 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, probablement surtout liées au traitement en temps réel des activités aériennes soviétiques, notamment à l’aide de Porcupine II et du parachèvement du système de transmission de données de l’Extrême-Arctique. La partie de l’organisation responsable de la sécurité des communications, qui accueillait le reste du personnel, a aussi connu une croissance importante pendant cette décennie.
Toutes les économies en années-personnes réalisées avec la fermeture d’Inuvik n’ont pas bénéficié au CST. Le RRSFC en a conservé une partie, qu’il a utilisée pour créer le 771e Escadron de recherche en communications, en octobre 1987. Au lieu de travailler à un site d’interception, cette unité a été affectée à l’édifice Sir-Leonard-Tilley, qui était le siège du CST à l’époque, et ses 90 à 100 membres ont été intégrés aux sections du CST chargées du SIGINT, portant à 800 le nombre de personnes employées en SIGINT au sein de l’organisation pour la fin de la décennie, soit une hausse de près de 75 % par rapport au début des années 1980.
Pour héberger toutes ces personnes, l’aile C, une annexe sans fenêtres de 12 000 mètres carrés, a été ajoutée à l’édifice Tilley au coût de 35,1 millions de dollars. Les travaux ont commencé en 1989 et se sont terminés en 1992. Le CST a déménagé de l’édifice Tilley à ses nouveaux locaux en 2014-2015. L’aile C, récemment rénovée, devrait bientôt accueillir le Centre des opérations du gouvernement.
Fin de la guerre froide et domination écrasante de la cybersécurité
Tout ceci s’est achevé à peu près au moment où la guerre froide a pris fin, faisant disparaître avec elle bon nombre des anciennes cibles soviétiques du CST. La région de l’ex-URSS a continué de susciter beaucoup d’intérêt, mais le CST aurait fondu comme neige au soleil s’il ne s’était pas déjà doté de la capacité de surveiller un éventail bien plus large de cibles partout dans le monde.
Ainsi, le budget et l’effectif de l’organisation sont restés stables tout au long des années 1990, ne déclinant que légèrement, alors que presque tous les autres ministères et organismes à Ottawa subissaient des coupes drastiques.
Depuis les années 1990, et surtout depuis le 11 Septembre, le CST connaît une croissance presque constante. Il a maintenant à peu près quatre fois l’envergure qui était la sienne à la fin des années 1980 et devrait continuer de grandir. Ses activités sont de plus en plus axées sur la cybersécurité, allant de la collecte sur le trafic Internet à l’exploitation de réseaux informatiques, en passant par les cyberopérations étrangères et les activités de cybersécurité.
Cependant, tout n’a pas changé. Les antennes satellites sont toujours en place à Leitrim. Les sites aux ambassades existent toujours. Les opérations menées au titre de l’article 16 de la Loi sur le SCRS se poursuivent.
Les sites d’interception radio eux-mêmes sont toujours exploités, bien qu’à distance, de Leitrim. Le MDN a récemment construit une promenade en bois pour faciliter l’entretien d’une antenne Beverage longue d’1 km au site d’interception de Masset, ce qui démontre que cette antenne est toujours utilisée. Les antennes de ce type étant très directives, il n’est pas très difficile de deviner ce qu’elle sert à écouter : les transmissions radio longue portée qu’elle collecte viennent du Nord de la Russie.
Si je le mentionne, c’est pour boucler la boucle. Le CST est arrivé dans le Sud du pays dans les années 1980, et a connu des changements encore plus importants depuis, mais sa mission dans l’Arctique n’a jamais été abandonnée et se poursuit aujourd’hui.
Échange de renseignements avec le secteur privé : comparaison des modèles au Canada et aux États-Unis
Introduction
Le gouvernement n’a pas en main toutes les clés de la sécurité nationale. Souvent, des acteurs privés détiennent des éléments d’information cruciaux. Ils font aussi partie des cibles les plus visées. Quand des auteurs de cybermenace ont attaqué l’oléoduc Colonial, le 7 mai 2021, ils ont paralysé les activités de stations-service le long du littoral est des États-Unis et déclenché une panique généraliséeNote de bas de page 2. Bien que de courte durée, cet événement a rappelé la fragilité des infrastructures essentielles face aux acteurs étatiques hostiles. (Au Canada, plus de 80 % des infrastructures essentielles appartiennent au secteur privé et sont exploitées par lui.) Il a aussi rappelé vivement l’importance pour les sociétés d’évaluer leurs risques et de faire la liaison les unes avec les autres et avec les partenaires gouvernementaux pour renforcer la sécurité de tout le monde.
De nombreuses entreprises canadiennes et américaines ont des équipes de renseignement et de sécurité de pointe qui évaluent de façon proactive les risques pour la sécurité de leurs organisations et fournissent des informations visant à protéger leurs ressources et leur personnel. Ce sont des partenaires clés avec lesquels le gouvernement doit collaborer pour renforcer la sécurité nationale. Mais comment le gouvernement peut-il coopérer avec le secteur privé?
L’analyse de la situation au Canada et aux États-Unis révèle que de nombreux modèles institutionnels différents régissent les échanges entre le secteur public et le secteur privé dans le domaine de la sécurité. Elle démontre aussi des préoccupations quant à la façon d’éviter un traitement préférentiel envers une entreprise ou une autre, ou quant au partage de toute information qui pourrait conférer un avantage commercial. De nombreux professionnels mentionnent l’importance d’éviter d’accorder un traitement préférentiel à certaines entreprises, mais peu sont capables de nommer la législation applicable. Le présent document a été rédigé à l’aide de documents-cadres et d’entrevues avec des professionnels, qui ont permis d’étudier la façon dont la loi permet et restreint l’échange d’informations, et les modèles les plus efficaces pour partager des informations sur la menace, exploitables en temps opportun.
Partage d’informations : trois catégories de politiques ou d’autorisations
De nombreux mécanismes institutionnels officiels et informels encadrent l’échange d’informations sur la sécurité entre le gouvernement et le secteur privé. L’accent est mis ici sur les politiques et les mécanismes régissant le partage d’informations par le gouvernement au secteur privé. Ces modèles institutionnels sont généralement nés de crises et ont évolué au fil du temps, habituellement pour aller vers davantage de partage, bien qu’une limitation des échanges ait découlé de certains moments charnières, à cause de risques d’enfreindre les libertés civiles ou de causer du tort. Les politiques et les cadres existants peuvent être répartis en trois catégories, soit ceux qui: 1) obligent à partager; 2) permettent de partager ou autorisent à le faire; 3) interdisent de partager ou imposent des limites.
- Dispositions qui obligent à partager
Le modèle le plus manifeste d’une obligation de partager est l’obligation de mise en garde, aussi appelée « obligation d’informer ». Aux États-Unis, l’obligation de mise en garde est inscrite dans l’Intelligence Community Directive 191 (ICD 191), qui impose à tous les services de renseignement des États-Unis de diffuser de façon proactive des mises en garde s’ils sont au courant de menaces plausibles pour la vie ou la sécurité humaines. Au Canada, c’est traditionnellement la Gendarmerie royale du Canada (GRC) qui a l’obligation de mise en garde, mais une directive ministérielle a modifié en 2023 les obligations du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS).
Aux termes de l’ICD 191 des États-Unis, l’obligation de mise en garde impose d’avertir les personnes américaines et étrangères de toute menace imminente de mort donnée intentionnellement, de blessure grave ou d’enlèvement. La directive stipule en effet que si l’une ou l’autre des 18 organisations que compte l’appareil de renseignement américain collecte ou acquiert des informations plausibles et précises indiquant une menace imminente de mort donnée intentionnellement, de blessure corporelle grave ou d’enlèvement visant une personne ou un groupe de personnes (« la victime visée »), elle a l’obligation d’avertir cette victime ou celles et ceux qui doivent la protéger, selon le cas. Cela comprend les menaces dont la cible est une institution, un lieu commercial, une structure ou un endroitNote de bas de page 3. À la différence des exigences canadiennes, cette directive s’applique à tous les services de renseignement et aux autres organisations de renseignement au sein du gouvernement des États-Unis.
Dans certains cas où l’appareil de renseignement des États-Unis a appliqué son obligation de mise en garde, les cibles n’étaient pas toutes américaines. La personne qui a rédigé le présent article a reçu une mise en garde du gouvernement des États-Unis alors qu’elle travaillait pour une organisation canadienne. Exemple encore plus frappant : 15 jours avant l’attentat terroriste lancé par DAECH-Khorassan, le 22 mars 2024, contre la salle de concert Crocus City à Moscou, en Russie, l’appareil de renseignement américain a communiqué avec les autorités russes pour les avertir. Un communiqué du gouvernement des États-Unis a expliqué la mise en garde aux services de sécurité russes. Il y était précisé : « Nous ne voulons en aucun cas que des innocents perdent la vie dans des attentats terroristesNote de bas de page 4 ». L’obligation de mise en garde s’applique quelle que soit la nationalité des victimes visées.
La mise en garde imposée aux États-Unis est non classifiée et publique (moyennant quelques caviardages). Elle nécessite d’éviter de révéler des sources et des méthodes, donc tient compte du problème de l’utilisation des renseignements comme éléments de preuve. Il est essentiel de souligner que l’ICD 191 précise les conditions dans lesquelles l’obligation de mise en garde peut être levée, notamment : des risques trop lourds pour les sources et les méthodes du personnel américain ou des partenaires étrangers qui ont fourni les informations; l’incapacité d’avertir la victime; les situations dans lesquelles la victime est déjà au courant de la menace; des indications plausibles que la victime commet des crimes violents, fait du trafic de drogue ou est terroriste. Ces restrictions sont importantes, parce qu’il n’est pas toujours possible ni souhaitable de prévenir la victime, alors s’il n’y avait aucune dérogation possible, il y aurait forcément des cas de non-conformité. Malgré ces restrictions, l’obligation de mise en garde est fréquemment respectée et nourrit un dialogue intense avec les partenaires extérieurs au gouvernement. Il est attendu que, avec les mesures de protection adéquates, les informations sur la menace seront transmises à temps aux parties extérieures qui courent des risques.
Au Canada, le contexte entourant l’obligation d’informer évolue rapidement. Traditionnellement, la GRC devait avertir des menaces de décès. Le SCRS n’était auparavant autorisé à partager des informations qu’au gouvernement fédéral, conformément à la Loi sur le SCRS. L’utilisation des renseignements comme éléments de preuve pose un problème, et les menaces qui n’entraînent pas de risque de mort posaient en outre des problèmes sur le plan de la définition et des seuils. Récemment, deux changements capitaux ont toutefois été apportés aux politiques.
Premièrement, le ministre de la Sécurité publique a publié en mai 2023 une directive intitulée Directives ministérielles sur les menaces à la sécurité du Canada dirigées contre le Parlement et les parlementaires. Il l’a fait en raison de nouvelles préoccupations sur l’ingérence étrangère dans les processus électoraux et les institutions démocratiques fédéraux. Cette directive a changé la donne en matière de partage d’informations, car le ministre a permis au SCRS de communiquer des informations directement aux personnes et organismes concernés, lui demandant de « veiller à ce que les parlementaires soient au courant des menaces à la sécurité du Canada qui sont dirigées contre eux »Note de bas de page 5.
Deuxièmement, le projet de loi C-70 (Loi concernant la lutte contre l’ingérence étrangère), qui a reçu la sanction royale en juin 2024, portait modification de la Loi sur le SCRS en vue d’autoriser ce dernier à « [transmettre] des informations à ses partenaires dans le but de renforcer la résilience face aux menaces »Note de bas de page 6. Il s’agit d’un changement capital, qui permet les échanges directs avec l’extérieur et clarifie le fait que le partage avec les partenaires extérieurs au gouvernement fédéral est essentiel pour la sécurité nationale.
- Dispositions qui autorisent le partage d’informations ou la permettent
Les États-Unis comme le Canada ont divers modèles institutionnels de collaboration avec les partenaires externes qui encadrent l’échange d’informations sur la sécurité. Une grande partie du contexte actuel découle de l’importance de l’infrastructure essentielle pour la sécurité nationale. Récemment, l’appareil de renseignement américain a redoublé d’efforts pour comprendre les organismes non gouvernementaux et dialoguer avec eux, tandis que le gouvernement du Canada a étendu sa sensibilisation à des partenaires non traditionnels. La Stratégie nationale de renseignement 2023 des États-Unis souligne l’importance de faire appel à « un large éventail de partenaires », y compris du Groupe des cinq (composé des États-Unis, du Canada, du Royaume-Uni, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande), mais aussi, et c’est capital, « d’intervenants non étatiques et infranationaux […] allant des entreprises aux villes en passant par les organisations de la société civile »Note de bas de page 7 . Les partenariats avec des parties extérieures, dont du secteur privé, sont vus comme essentiels à l’accomplissement de la mission.
Les services de renseignement des États-Unis sont autorisés à échanger avec le secteur privé tant qu’ils le font à des fins défensives et en mettant l’accent sur la sécurité, ce qui est sensiblement la même chose pour le SCRS. Le système prévoit de nombreux garde-fous. Par exemple, la divulgation publique ou à une vaste association ou à un grand groupe du secteur privé est le moyen le plus sûr de faire passer des informations importantes sur la menace sans faire de favoritisme, ce qui est semblable à la stratégie canadienne. Bien que certains échanges puissent avoir lieu par des voies de communication classifiées, la majeure partie est non classifiée.
Voici des exemples de collaboration du gouvernement des États-Unis avec le secteur privé dans le domaine de la sécurité (les organismes responsables sont indiqués entre parenthèses) :
- Overseas Security Advisory Council [Conseil consultatif de sécurité outre-mer] (Département d’État)
- Public-Private Analytic Exchange Program [Programme d’échanges analytiques public-privé] (Département de la Sécurité intérieure/Bureau du directeur des services nationaux de renseignements)
- Domestic Security Alliance Council [Conseil collaboratif pour la sécurité nationale] (FBI)
- Information Sharing and Analysis Centers [Centres d’échange et d’analyse d’information]
- InfraGard (FBI)
- Homeland Security Information Network [Réseau d’information sur la sécurité intérieure] (Département de la Sécurité intérieure)
- Et bien d’autres initiatives
Le contexte canadien a évolué pour faciliter une intensification des échanges avec le secteur privé. Quand la Chine a piraté les comptes des dirigeants de Nortel, de 2004 à 2009, les services de renseignement canadiens manquaient d’un mandat clair pour protéger le secteur privé. Même si cela n’est plus vrai, le plus grand changement à opérer est dans la culture et l’attitude par rapport à la transmission d’informations : l’obligation juridique de partager avec les propriétaires et exploitants d’infrastructures essentielles ne suffit pas s’il n’y a pas de volonté de dialogue. Un sondage réalisé en 2017 auprès des professionnels canadiens de la sécurité par le Conference Board du Canada, financé par Sécurité publique Canada (SPC), a conclu que le secteur privé partageait davantage d’informations aux polices locales qu’au gouvernement fédéral, et que ses membres faisaient davantage appel aux associations professionnelles qu’aux initiatives gouvernementales directes, parce qu’ils avaient l’impression que les échanges avec le gouvernement laissaient à désirer. Les auteurs de l’étude ont recommandé de passer par les associations professionnelles et d’encourager une volonté de partager, parce que les opinions peuvent constituer de plus grands obstacles que les barrières juridiquesNote de bas de page 8.
Aujourd’hui, le CST, le SCRS et SPC priorisent la protection des infrastructures essentielles et de la propriété intellectuelle, fondée sur la détection des menaces et les échanges d’information, et ils font appel aux associations professionnelles pour partager des informations sur les menaces quand c’est possible. La Direction de la liaison-recherche et de la collaboration avec les intervenants (LRCI) du SCRS est un partenaire crucial de ces échanges. L’une des caractéristiques les plus importantes de la LRCI est qu’elle considère les parties extérieures non pas comme de simples victimes, mais aussi comme des partenaires ayant une expertise. En outre, concernant les dix secteurs de l’infrastructure essentielle, Sécurité publique facilite les échanges d’information avec le secteur privé qui incluent le SCRS, le CST et la GRC, les organismes gouvernementaux provinciaux et les partenaires étrangers du Groupe des cinqNote de bas de page 9.
Voici des exemples de dispositifs de collaboration en matière de sécurité du gouvernement du Canada :
- LRCI du SCRS
- Centre canadien pour la cybersécurité
- Échange canadien de menaces cybernétiques
- Forum national intersectoriel
- Autres initiatives
- Dispositions qui restreignent ou interdisent le partage d’informations
De nombreuses contraintes juridiques clés pèsent sur les échanges d’informations avec le secteur privé. Elles peuvent être réparties en trois catégories : 1) interdiction de transmettre des informations au secteur privé pour donner un avantage concurrentiel; 2) obligation d’éviter un traitement préférentiel; 3) restrictions des destinataires possibles des renseignements ou des informations.
L’interdiction de partager des informations pour donner un avantage concurrentiel, inhérent au Groupe des cinq, n’existe pas dans la plupart des pays occidentaux. Les services de renseignement de nombreux pays alliés et partenaires ne subissent pas de telles restrictions, alors que nos services de renseignement sont profondément limités dans leurs échanges avec le secteur privé, pour éviter non seulement tout traitement préférentiel, mais toute apparence d’un tel traitement. Les services américains ont l’interdiction de recueillir des informations sur les activités commerciales privées si la collecte est destinée à aider une organisation commerciale. La collecte ne doit être menée que pour servir la sécurité nationaleNote de bas de page 10. Bien que moins connus, les pouvoirs dont dispose le renseignement canadien sont tout aussi restreints, puisque la collecte et la diffusion de renseignements servant des intérêts commerciaux sont interdites. Les politiques qui régissent les activités de renseignement dans les deux pays mettent l’accent sur le caractère défensif du renseignement. Cette restriction ne s’applique pas au soutien à l’avantage commercial national, qui est un objectif légitime des activités de renseignement. En revanche, elle s’applique aux avantages concurrentiels particuliers, donc aux échanges avec le secteur privé.
La nécessité d’éviter un traitement de faveur pose des problèmes de mise en œuvre pour la collaboration externe. Le SCRS et les autres services gouvernementaux canadiens doivent veiller à diffuser les informations aussi largement que possible dans les différents secteurs d’activité, ce qui souligne l’avantage de faire appel aux associations professionnelles ou à d’autres mécanismes semblables pour le faire. Cette approche est également à l’œuvre dans bon nombre de modèles américains efficaces, qui visent à rendre les informations sur la sécurité amplement disponibles dans les différents secteurs d’activité.
Il a été question plus haut des restrictions pesant sur les partenaires avec lesquels échanger des informations, donc nous ne nous y attarderons pas ici. Cependant, un changement crucial est intervenu : alors que le SCRS était très limité jusqu’ici dans ce qu’il pouvait partager aux partenaires autres que fédéraux, grâce à l’adoption du projet de loi C-70, en 2024, il a maintenant la possibilité de diffuser des informations « aux partenaires clés qui ne font pas partie du gouvernement du Canada, moyennant les garanties appropriées, dans le but d’aider les partenaires à renforcer leur résilience face aux menacesNote de bas de page 11 ».
Partage de renseignements au secteur privé, aujourd’hui et demain
Au Canada comme aux États-Unis, la collaboration avec le secteur privé est constamment mise en balance avec les préoccupations sur la mise en danger des sources et des méthodes des services de renseignement, ainsi qu’avec les doutes sur la fiabilité du secteur privé. La présence de professionnels de la sécurité et du renseignement dans les entreprises, dont une grande partie a déjà travaillé pour le gouvernement, aide à bâtir des ponts entre le secteur public et le secteur privé et favorise la compréhension mutuelle. Dans certains modèles de collaboration, le secteur privé est vu comme une victime à informer, tandis que dans d’autres, il a une expertise externe et les échanges avec lui sont facilités. Enfin, les raisons de la collaboration ont évolué au fil du temps. De nombreux modèles visaient à l’origine les échanges d’information antiterroristes, mais dernièrement, l’accent est mis sur la protection de la propriété intellectuelle et sur la lutte contre l’ingérence étrangère.
Il existe un large éventail de mécanismes et de pouvoirs régissant les échanges d’informations sur la menace avec des partenaires externes au Canada et aux États-Unis, et ces mécanismes et pouvoirs évoluent constamment. Comme nous l’avons démontré ici, ils entrent dans trois catégories distinctes : ils peuvent obliger à partager, faciliter le partage ou le restreindre. L’enquête sur l’ingérence étrangère et le projet de loi C‑70 ont transformé en profondeur le contexte canadien entourant la sécurité nationale, ce qui a mené à un élargissement des pouvoirs dont dispose le SCRS pour partager des informations sur la menace à des partenaires externes, dont le secteur privé. Ces initiatives sont probablement appelées à continuer d’évoluer vers une intensification de la collaboration, toujours sans traitement préférentiel, et vers l’application des pratiques exemplaires de collaboration efficace avec les partenaires externes, qui détiennent des pièces du casse-tête que constitue l’ensemble de la menace.
Station de radio haute fréquence et de radiogoniométrie des Forces canadiennes aux Bermudes (1963-1993)
De 1963 à 1993, les Forces canadiennes ont exploité une station de radio haute fréquence (HF) et de radiogoniométrie (DF) pour le renseignement électromagnétique (SIGINT) aux Bermudes. Le présent article portera sur ce pan méconnu de l’histoire.
Il serait naturel de présumer que si cette station a été créée en 1963, c’est en réaction à la fameuse crise des missiles cubains, en octobre 1962. Cependant, la décision avait été prise presque deux ans avant cette crise et avait des racines historiques plus profondes. Elle venait du fait que la valeur de la HF et de la DF pour le renseignement et les opérations navals avait été démontrée au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Pendant la bataille de l’Atlantique, la HF et la DF ont été utilisées pour détecter les sous-marins allemands, leur envoyer des escortes et remanier l’itinéraire des convois en fonction de leur présence. John Ferris, historien du Government Communications Headquarters (Royaume-Uni), affirme que l’offensive des sous-marins allemands a été contrecarrée grâce à « une combinaison symbiotique d’Ultra, de radars, d’analyse du trafic et de moyens HF/DF », ainsi que par des destroyers et des aéronefs supplémentaires. « Les radars et les outils HF/DF permettaient de localiser les sous-marins qui attaquaient les convois et de guider les escortes afin qu’elles les contrent »Note de bas de page 12.
Avec le début de la guerre froide, des préoccupations au sujet de l’utilisation de sous-marins soviétiques ont donné un nouvel élan à la nécessité d’établir un réseau allié HF/DF visant à localiser les signaux. Si la guerre froide était devenue une guerre ouverte en Europe, l’Atlantique aurait été un théâtre d’opérations crucial, centré sur la guerre contre les sous-marins. La US Navy (USN), la Marine royale canadienne (MRC) et les marines d’autres États membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) furent chargées de protéger les convois qui naviguaient de l’Amérique du Nord à l’Europe, d’empêcher la marine soviétique de percer dans l’Atlantique et de détecter et de couler les sous-marins lance-missiles balistiques soviétiques. Même en temps de paixNote de bas de page 13, des navires marchands soviétiques transitaient régulièrement par l’Atlantique, employant des radios HF (ondes courtes) pour communiquer. Au fil du temps, leurs communications devinrent plus complexes sur le plan technique : ils utilisèrent des transmissions par rafales qui ne duraient que quelques secondes. Par conséquent, il était logique de quadriller l’océan à l’aide de moyens HF/DF.
La MRC et l’USN conclurent un accord en 1950 (qui fut renouvelé en 1959 et en 1971) visant à coordonner et à normaliser leurs activités HF/DF à terre. Cela marqua la création du réseau HF/DF dans l’Atlantique, qui comptait dix sites américains et cinq canadiens, ainsi que plusieurs autres dans d’autres pays riverains de l’Atlantique. Les stations canadiennes se trouvaient à Coverdale, au New Brunswick, à Gander, à Terre-Neuve, à Gloucester, en Ontario, à Frobisher Bay, dans les Territoires du Nord-Ouest et à Churchill, au ManitobaNote de bas de page 14. La station aux Bermudes intégra le réseau en 1963. La station directrice du réseau était située à Cheltenham, au Maryland. La station de Coverdale resta la station directrice de rechange jusqu’à sa fermeture, en 1971, après quoi ce rôle revint à Gander. Avant la signature de l’entente avec l’USN, la MRC dut résister aux pressions du nouveau service national de SIGINT du Canada, la Direction des télécommunications du Conseil national de recherches du Canada (DTCNRC), qui voulait que la MRC soumette ses priorités opérationnelles à ses propres exigences de collecte stratégique. La MRC eut gain de cause et, au milieu des années 1950, conclut en outre une entente distincte d’échange de renseignement avec le Commandant suprême allié de l’Atlantique de l’OTAN.
En janvier 1961, le Comité de la défense du Cabinet du Canada a appris qu’il y avait une recrudescence des activités des sous-marins soviétiques dans l’Atlantique Nord, avec un renforcement des techniques de communication faisant appel à des méthodes non conventionnelles, ce qui nécessitait d’améliorer l’efficacité de la couverture HF/DFNote de bas de page 15. En raison de son emplacement, qui chevauche les voies navigables de l’Atlantique, on considéra qu’une station HF/DF aux Bermudes pourrait combler une lacune essentielle en venant élargir le réseau HF/DF dans l’Atlantique de la MRC et de l’USNNote de bas de page 16 . Le gouvernement des Bermudes était réticent à permettre à l’armée américaine, qui avait déjà plusieurs bases sur le territoire, d’acquérir davantage de terresNote de bas de page 17. C’est donc le Canada qui a été invité à le faire.
Les Britanniques et les Américains déployèrent des efforts considérables pour rendre attrayante la proposition d’une station HF/DF aux Bermudes dirigée par le Canada. Les Britanniques étaient prêts à louer le site au Canada pour seulement 6 000 dollars par an. L’USN a ajouté qu’elle prêterait au Canada le matériel HF/DF et offrirait des logements au personnel célibataire, tandis que le gouvernement des Bermudes hébergerait le personnel marié. La MRC aurait à fournir le personnel et se chargerait du coût des rénovations du site, de l’électricité, de l’eau et du nivellement du terrain, pour un montant total estimé à 10 000 dollarsNote de bas de page 18.
Le ministre de la Défense nationale, Douglas Harkness, donna son accord de principe à cette proposition. Il accorda aussi au MDN le pouvoir de négocier les conditions avec l’amirauté britannique, l’USN et le gouvernement des Bermudes, avec un échange de notes avec le Royaume-Uni en complémentNote de bas de page 19. Pour sa part, une fois l’autorisation du Cabinet obtenue, le MDN devrait débloquer des fonds pour le matériel, la construction et le transport. La MRC, quant à elle, devait identifier le personnel compétent et ajuster la répartition de ses effectifs pour être en mesure de pourvoir les postes aux Bermudes. Ces démarches administratives expliquent probablement qu’il ait fallu autant de temps pour que la station débute ses activités. Cette station a été ouverte à l’essai en juillet 1963 et est devenue permanente en avril 1964Note de bas de page 20.
Pendant le processus d’unification des Forces canadiennes, la station a officiellement pris le nom de station des Forces canadiennes (SFC) aux Bermudes. À partir de 1966, elle a été intégrée au Réseau radio supplémentaire des Forces canadiennes (RRSFC), qui était le service de SIGINT de l’armée. Cependant, la création du RRSFC n’a pas mis fin à la concurrence entre les exigences opérationnelles en matière de SIGINT de l’armée et les demandes concernant la collecte stratégique de la DTCNRC (et de son successeur, le Centre de la sécurité des télécommunications), effectuée au nom du gouvernement et de ses partenaires du Groupe des cinq.
Initialement, le contingent de la MRC comptait 1 officier et 14 non-officiers. À l’apogée de son effectif, en 1977, la station accueillait 96 membres des Forces (4 officiers, 13 adjudants, 15 sous-officiers et 64 non-officiers). À la fin de l’année 1992, la station abritait 88 personnes, dont un membre de l’USN en échange. Le principal site de la station, qui se trouvait à Daniel’s Head, finit par comprendre environ 20 bâtiments et d’autres installations.
En plus de 30 ans d’exploitation, la station a connu de fréquentes améliorations. En 1967, un nouveau système de DF a été implanté, qui a tout simplement doublé sa capacité opérationnelle. Cela s’est produit en même temps qu’une réorganisation des stations de SIGINT canadiennes, appelée « Projet Beagle ». Pour la SFC des Bermudes, cela signifiait non seulement un renforcement des capacités, mais aussi la création d’un nouveau lien de communications avec l’État-major de liaison des Forces canadiennes, à Washington, et directement avec le réseau de commandement des communications des Forces canadiennes.
Une étroite collaboration s’est développée avec les escadrons de patrouille maritime de l’USN, implantés à leur base aéronavale sur l’île, qui ont fourni des vols de familiarisation au personnel de la SFC. Ces vols leur ont montré comment leur travail de DF servait de vecteur à l’aéronef pour mettre le cap sur les signaux des cibles détectés. Une décennie plus tard, en 1977, une nouvelle mise à niveau de la station des Bermudes a consisté à la doter d’un nouvel ensemble d’antennes plus perfectionné.
Suivant l’évaluation fournie par le commandant dans le Rapport historique annuel de 1977, « la conduite et les résultats de l’effectif actuel témoignent de sa grande compétence et de son grand professionnalisme. Un excellent rapport a été établi avec les services qui utilisent les produits de la station. J’estime que la SFC des Bermudes accomplit ses tâches opérationnelles et militaires avec une grande efficacitéNote de bas de page 21. »
Ce jugement a été appuyé par d’autres. Le lieutenant Les Lindstrom (retraité), qui a lui aussi servi là-bas dans les années 1970, a écrit ce qui suit :
« Pendant mon affectation à l’USN [au quartier général du groupe de la sécurité navale] à Washington, j’étais chargé de collecter des données pour le réseau HF/DF dans l’Atlantique, dont la station des Bermudes faisait partie. D’après les données recueillies, il a été déterminé que cette station était la membre la plus efficace du réseauNote de bas de page 22. »
Dans les années 1980, la SFC des Bermudes était liée à la station directrice du réseau par une société privée de télécommunications qui pouvait envoyer des messages, mais pas lire ceux qui circulaient sur la ligne. Chaque station du réseau HF/DF de l’Atlantique possédait un ordinateur appelé OPU (pour « outstation processing unit », soit unité de traitement de station subordonnée), qui traitait toutes les données entrantes et sortantes. Il y avait un poste fonctionnant manuellement auquel l’opérateur pouvait se connecter pour suivre une fréquence particulière, au besoin. Toutes les stations du réseau de l’Atlantique pouvaient observer et identifier une cible en même temps.
L’adjudant-chef à la retraite Jim Humes, qui servit à la SFC des Bermudes à la fin des années 1970, était d’avis que cette station avait de très bonnes capacités : elle avait de l’excellent matériel, qui lui conférait une bonne capacité d’écoute et une grande fidélité du signal. Le personnel y était « très bien formé par des cours de l’USN et des formations sur le terrainNote de bas de page 23 ». Cela comprenait des séances de breffage de la National Security Agency des États-Unis. La dernière mise à niveau majeure de la station a probablement eu lieu en février 1985, quand du nouveau matériel de HF/DF est devenu opérationnel.
Les performances exceptionnelles de la station furent validées le 3 octobre 1986, quand sa fonction de DF localisa un sous-marin lance-missiles balistiques K-219 soviétique de classe Yankee en détresse à plus de 1 000 km au nord-est des Bermudes, après une explosion et un incendie dans un tube lance-missiles. Cela permit à un P-3 Orion de l’USN d’observer visuellement les suites de l’accident, qui s’acheva par le naufrage du sous-marin en question le 6 octobreNote de bas de page 24.
Cet épisode ne suffit pas à empêcher l’obsolescence de la station canadienne. Avec l’imminence de la fin de la guerre froide et l’essor de nouvelles technologies, comme les satellites, permettant d’obtenir des données sur l’emplacement des navires, les jours de la station des Bermudes étaient comptés.
Selon un document du RRSFC datant de 1990, en raison de « contraintes budgétaires », la SFC des Bermudes « n’était plus jugée indispensable » et devait cesser ses activités en 1993Note de bas de page 25 . Ainsi, le personnel de la station retourna au Canada, la plupart des bâtiments furent détruits et la location au gouvernement des Bermudes prit fin.
De 1963 à 1993, la station SIGINT des Forces canadiennes aux Bermudes fit une contribution précieuse aux efforts déployés par les pays alliés pour surveiller les activités navales soviétiques. Elle fit perdurer les capacités et la contribution du Canada depuis la Seconde Guerre mondiale. Son histoire mérite qu’on s’en rappelle et qu’on l’étudie davantage.
Voyageurs, immigrants et transfuges pendant la guerre froide : histoire du Programme d’entrevues pour le renseignement étranger du Canada (1953-1968)
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les programmes de renseignement du Canada résultent d’alliances et d’échanges. Historiquement, le travail de renseignement étranger du Canada repose sur la simple idée qu’en apportant une contribution proportionnée à un ensemble commun de renseignements alliés, l’appareil canadien de renseignement pourrait accéder à une vision plus détaillée des affaires internationales qu’il ne pourrait jamais en produire isolément. C’était la logique à l’origine d’un programme d’entrevues pour le renseignement étranger canadien qui a été lancé au début de la guerre froide. Ses sources humaines étaient des voyageurs canadiens, des immigrants et des transfuges venus de lieux d’intérêt.
Nous ne révélons pas ici l’existence de ce programme d’entrevues. Kurt Jensen en a donné un excellent premier aperçu dans un article paru en 2004. Cependant, cette première trace écrite publique reposait sur des documents qui n’étaient pas accessibles à la recherche ni à la populationNote de bas de page 26. Le secret entourant le renseignement humain (HUMINT) au Canada est à l’aune de la sensibilité des techniques spécialisées et de l’identité des sources inhérente à ce domaine. Toutefois, le temps et la publication de documents en application de la Loi sur l’accès à l’information permettent de mieux comprendre le travail d’HUMINT réalisé pendant les décennies qui ont suivi la guerre, durant lesquelles un appareil de renseignement permanent a pris forme à Ottawa.
Les diplomates canadiens et les directions du renseignement des services armés ont commencé à mener des entrevues de renseignement ponctuelles à la fin des années 1940. Ce qui a catalysé la création d’un programme d’entrevues a été la pression exercée poliment par le directeur de la Central Intelligence Agency (CIA) des États-Unis, Walter Bedell Smith, au début des années 1950. Smith a fait comprendre à Charles Foulkes, qu’il avait connu pendant la guerre et qui était alors président des chefs d’état-major du Canada, que si les Canadiens n’en faisaient pas davantage pour utiliser leurs sources uniques d’HUMINT, la CIA voudrait faire ce travail en sol canadien. Ottawa a réagi par la création d’une unité des interrogatoires au sein de son Joint Intelligence Bureau (JIB) en 1953. Le mot « interrogatoires » a vite été remplacé par « entrevues », pour répondre aux préoccupations du premier ministre, Louis St-Laurent, qui s’inquiétait de la connotation coercitive du motNote de bas de page 27.
Pendant la majeure partie des années 1950, qui furent formatrices pour le Programme, les entrevues étaient menées par trois agents de renseignement : un ancien membre du commando, qui avait passé des années dans un camp nazi pour prisonniers de guerre, un capitaine de la marine polonaise et une future professeure universitaire de russe et d’allemand. Ces deux hommes et cette femme pouvaient faire appel à des interprètes et à des experts issus d’autres secteurs de la défense et du renseignement, au besoin. Ce trio du JIB parlait couramment des langues comme le russe, le polonais, le tchèque et l’allemand, mais pas l’ukrainien. Quand une source avait des connaissances pointues des navires, des avions ou des technologies soviétiques, il était avantageux d’avoir avec soi des scientifiques, des ingénieurs ou d’autres experts. Cependant, c’étaient aux responsables des entrevues de poser les bonnes questions, de mettre les sources à l’aise d’y répondre et de juger au premier abord de la fiabilité et de l’importance des informations ainsi glanées. Des extraits ou des rapports d’entretien étaient ensuite envoyés aux partenaires au sein des appareils de renseignement et de services étrangers canadiens, britanniques, américains et, plus tard, australiens.
Voyageurs de confiance
Les voyageurs canadiens ont été la première catégorie de sources humaines visées par le Programme d’entrevues. Avant la Seconde Guerre mondiale, le Canada n’avait qu’une poignée de missions diplomatiques permanentes à l’étranger. La prolifération des ambassades et des légations canadiennes à l’étranger pendant et après le conflit a engendré de nouvelles sources de rapports fournis à Ottawa par les diplomates, les délégués commerciaux et les attachés militaires. Cela a eu des conséquences réelles sur la capacité du pays à prendre des décisions éclairées concernant sa politique en matière de défense et d’affaires étrangères. Les personnalités clés de l’appareil de renseignement d’après-guerre, comme George Glazebrook, alors directeur du JIB, souhaitaient compléter les avis de ces représentants officiels par les connaissances de personnes et d’organisations canadiennes jouissant de points de vue différents ou ayant accès à des lieux interdits aux membres du gouvernement et de l’armée.
Dans ces circonstances, il était logique de commencer par nouer des relations avec des entreprises canadiennes présentes à l’étranger, comme les sociétés financières et industrielles torontoises et les entreprises montréalaises exploitant des ressources naturelles. Les agents du JIB ont commencé à débriefer les employés qui le voulaient bien à leur retour au Canada. Ils et elles expliquaient simplement aux sources potentielles que tout ce qu’ils ou elles souhaiteraient dire de leur expérience serait utile au gouvernement du Canada, qui était préoccupé par la sécurité nationaleNote de bas de page 28. Ils et elles promettaient aux sources que l’appareil de renseignement protégerait leur identité, leurs relations à l’étranger et leurs intérêts commerciaux. Les entrevues étaient axées sur les renseignements « ouverts » recueillis par la source lors de l’exercice de ses activités et voyages ordinaires, afin d’éviter tout soupçon d’espionnage.
Les agents de renseignement canadiens ont pris certaines mesures pour rendre ces débriefings plus productifs. L’Union soviétique était initialement très fermée aux Canadiennes et Canadiens, mais il y eut un modeste élargissement des échanges universitaires, culturels et scientifiques quand Nikita Khrouchtchev a succédé à Joseph Staline. Les détails de ces échanges avaient été soigneusement négociés par des représentants soviétiques et canadiens, donc le Programme d’entrevues pouvait communiquer les besoins en matière de renseignement d’Ottawa ou de pays alliés aux Affaires étrangères. Les agents de renseignement pouvaient aussi suggérer discrètement des itinéraires en URSS aux délégations canadiennes de mineurs, de bûcherons ou d’ingénieurs spécialisés dans le pétrole et l’aérospatiale. En 1961, des fonctionnaires ont enfin demandé et obtenu du premier ministre, qui était alors John Diefenbaker, qu’il autorise des agents de renseignement à briefer certains voyageurs et voyageuses canadiens avant leur départ. Lors de ces briefings, ils et elles n’exigeaient pas de ces personnes qu’elles collectent des renseignements clandestinement, au grand dam des principaux alliés du Canada. L’objectif était plutôt de leur fournir des informations contextuelles qui en feraient des observateurs et observatrices plus perspicaces, donc peut-être de meilleures sources.
D’après les estimations des agents du JIB, les sources canadiennes souhaitaient vraiment coopérer avec l’appareil de renseignement, mais les résultats étaient mitigés. Il y avait encore assez de succès dans les années 1950 pour justifier le maintien de cette forme de collecte de renseignements. Les directeurs et les ingénieurs de Massey Ferguson s’avérèrent des observateurs attentifs des régions et des fermes d’État soviétiques qui étaient interdites aux diplomates et attachés occidentaux en 1954-1955. La visite du président d’Hydro Ontario en République populaire de Chine (RPC), en 1959, a beaucoup intéressé les partenaires en renseignement américains du Canada. Il s’agissait de sources exemplaires en raison de leurs connaissances techniques, et Allen Dulles, qui succéda à Beddell Smith à la direction de la CIA, trouva leurs observations assez utiles pour être mentionnées lors de briefings du Conseil national de sécurité des États-Unis. D’autres sources le devinrent parce qu’une occasion se présentait, comme le journaliste canadien qui avait pris seul l’initiative de retrouver, en 1959, à Moscou, Guy Burgess, espion du groupe Cambridge Five qui avait fui en URSS.
Les sources canadiennes et les rapports du Programme d’entrevues étaient liés aux crises et aux événements internationaux. Initialement axés sur le bloc sino-soviétique, ils se sont ensuite tournés vers des horizons de plus en plus internationaux. Ainsi, les agents de renseignement cherchèrent des voyageurs se rendant dans les régions voisines de la frontière sino-indienne lors des escarmouches et des affrontements qui ont failli dégénérer en guerre à la fin des années 1950 et des années 1960. Ils et elles se sont aussi intéressés aux connaissances qu’avait le personnel de l’Aluminum Company of Canada de la Guyane britannique dans les années qui ont précédé son indépendance sous un gouvernement socialiste.
Les voyageurs canadiens étaient habituellement des sources de renseignements commerciaux. Leurs avis sur les matières premières, l’industrie, les technologies et les pénuries pouvaient servir à étudier l’économie, le niveau de vie et le développement d’États étrangers. La guerre froide était après tout un affrontement entre des modèles politiques et économiques différents. L’appareil de renseignement du Canada était toujours sensible au risque d’une troisième guerre mondiale. Durant les années 1950 et 1960, les renseignements bruts collectés lors du débriefing de voyageurs canadiens étaient analysés pour évaluer l’économie et les bases industrielles d’adversaires, ainsi que leur capacité à faire la guerre.
Immigrants et transfuges
Les immigrants et les réfugiés étaient la deuxième catégorie de sources rencontrées dans le cadre du Programme d’entrevues. Il s’agissait de sources particulièrement productives au début de la guerre froide, car il y avait eu alors un exode des classes commerciales et professionnelles d’Europe centrale et d’Europe de l’Est. La valeur de ces immigrants d’après-guerre sur le plan du renseignement, comme celle d’un directeur d’une usine tchèque d’armements, était évidente. La petite équipe d’agents du Programme d’entrevues a déterminé quels sous-groupes d’immigrants provenant de pays d’intérêt rencontrer en entrevue, sur la base de considérations comme les états de service militaire, l’expertise dans certains domaines, ainsi que les lieux où ils et elles avaient vécu ou travaillé. Le fait que des agents de renseignement approchent les nouveaux arrivants était présenté comme la manifestation d’un simple intérêt du gouvernement pour la vie dans les États communistes. La promesse de confidentialité accordée aux voyageurs canadiens fut aussi faite aux immigrants.
Pendant les années 1950 et 1960, le Rideau de fer est devenu moins perméable pour celles et ceux qui voulaient quitter les pays signataires du pacte de Varsovie, ce qui a eu des répercussions sur le Programme d’entrevues. Des crises comme la Révolution hongroise de 1956 ont envoyé des dizaines de milliers de réfugiés au Canada, ce qui, pour les professionnels du renseignement, représentait un bassin de dizaines de milliers de sources potentielles, même si les gouvernements liés par le pacte de Varsovie n’avaient pas pour habitude de laisser les gens qui avaient eu accès à des informations sensibles émigrer légalement. Néanmoins, selon des documents déclassifiés, les émigrés de la Baltique n’avaient pas besoin de formation spéciale pour constater la prolifération des avions de guerre, la forme de leurs ailes, ainsi que l’emplacement, le pavage et le prolongement des pistes d’atterrissage. De la même façon, les travailleurs et travailleuses des fermes collectives d’Ukraine pouvaient observer l’agrandissement des mines et des usines voisines, et estimer le nombre de personnes qu’elles employaient. Les immigrants de ce type venus d’Union soviétique et des pays satellites étaient généralement interrogés sur les installations de l’armée, du réseau de transport et de l’industrie, l’objectif étant de réunir des renseignements élémentaires qui auraient une valeur opérationnelle en cas de guerre.
La Révolution cubaine a transformé le Programme d’entrevues. L’espagnol est devenu aussi important que les langues slaves, parce que dans les années 1960, les vols entre La Havane et Prague ou Berlin-Est faisaient escale dans des aéroports canadiens comme ceux de Gander, à Terre-Neuve-et-Labrador, ou Halifax, en Nouvelle-Écosse, pour faire le plein de carburant. Cela en faisait des hauts lieux de demande d’asile et de désertion. Parmi ces demandeurs d’asile et transfuges se trouvaient des diplomates, des policiers et des agents de renseignement cubains. Il y avait également des étudiants africains revenant d’échanges universitaires à La Havane et des citoyens privilégiés des pays satellites de l’Union soviétique qui prenaient des vacances payées par l’État à Cuba, grâce à des organismes comme le ČEDOK, ou qui étaient détachés auprès des ministères du gouvernement cubain comme conseillers.
Pour le gouvernement du Canada, un transfuge n’était pas juste un citoyen du bloc sino-soviétique (au sens large) parvenu au Canada illégalement. Les transfuges étaient définis et se distinguaient des autres catégories de migrants en raison de leur utilité sur le plan du renseignementNote de bas de page 29. Les ressortissants des États signataires du pacte de Varsovie qui demandaient l’aide des missions diplomatiques canadiennes pour passer en Occident étaient considérés comme des sources potentielles de renseignement. Leur utilité déterminait ensuite s’il valait la peine de faire un effort particulier pour les amener au Canada. L’administration accélérait le traitement des dossiers de celles et ceux qui faisaient défection en sol canadien et présentaient un intérêt pour l’appareil de renseignement. Ces personnes recevaient une aide financière du gouvernement, bénéficiaient d’une aide à la recherche d’un logement et d’un emploi, et se voyaient attribuer une nouvelle identité au besoin.
Les transfuges étaient donc les sources les plus prolifiques du Programme d’entrevues. Les diplomates de l’URSS et des pays satellites pouvaient repérer les officiers de renseignement parmi les employés des ambassades dans les missions au Canada, en Iran, en Italie et au sein de la Commission internationale de contrôle dans l’ancienne Indochine. Les pilotes polonais avaient une connaissance intime des avions soviétiques, et les agents de renseignement canadiens se sont particulièrement intéressés aux diverses expériences d’un pilote égyptien qui avait volé dans des avions de guerre soviétiques, américains et britanniques. Des marins estoniens transfuges avaient simulé les phases préliminaires de la prochaine guerre, telles qu’elles étaient prévues dans les exercices de la force navale et de la marine marchande soviétiques. Les chimistes ukrainiens et les physiciens bulgares pouvaient fournir des informations privilégiées sur les avancées scientifiques et les priorités de la recherche derrière le Rideau de fer. Des sources moins traditionnelles, comme des graphistes et des réalisateurs tchèques, pouvaient jeter un éclairage sur la façon dont l’État exerçait un contrôle sur le cinéma, l’art et l’information.
Quand le chercheur soviétique Mikhail Klochko a fait défection à l’été 1961, après une brillante carrière à Moscou, à Kyiv et en RPC, les responsables du Programme d’entrevues du Canada ont compris qu’ils avaient une source particulièrement utile entre les mains. Ils et elles ont donc demandé conseil à leurs homologues américains, britanniques et australiens au sujet du contenu et du sujet des entrevues. Ces collègues leur ont envoyé plus de 650 questions à poser à Klochko, alors les entrevues se sont échelonnées sur plus de neuf mois et on en a tiré des rapports volumineux, dont les sujets allaient de l’extraction des métaux précieux à l’organisation de la recherche nucléaire soviétique, en passant par ses souvenirs de la fracture entre l’URSS et la RPC, observée directementNote de bas de page 30. La gestion des transfuges comme Klochko illustre à quel point le Programme d’entrevues était une contribution canadienne en matière d’HUMINT à une collecte de renseignements par les services alliés de bien plus grande envergure.
Conclusion
Les renseignements produits dans les années 1950 et 1960 par le Programme d’entrevues du Canada pour le renseignement étranger semblent souvent épars et sans cohérence. Le Programme se concentrait initialement sur l’Union soviétique et ses satellites, avant de s’intéresser au monde entier, bien que de façon inégale. Une partie des renseignements collectés, comme l’identité des officiers de renseignement de l’URSS et des pays satellites travaillant sous couverture diplomatique, étaient assurément exploitables. En revanche, les informations de certaines sources sur les programmes de développement économique chinois, les échanges pour étudiants étrangers à Cuba, les sciences en Bulgarie ou le cinéma tchèque ont peut-être juste aidé les gouvernements du Canada et des pays alliés à mieux comprendre ces sociétés fermées et leurs adversaires potentiels. Le Programme d’entrevues n’avait pas à fournir d’informations utiles prises isolément ni à répondre à des exigences précises en matière de renseignement national. Il visait simplement à apporter une contribution pertinente aux efforts communs de collecte de renseignement du Canada, des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’Australie.
Le caractère secret du sujet et les réalités propres à la déclassification signifient que l’histoire du Programme d’entrevues dans les années 1950 et 1960 est plus claire et plus nette que celle des décennies suivantes. Le Programme d’entrevues a quand même survécu au Joint Intelligence Bureau du Canada, à l’Union soviétique et à la guerre froide, qui était pourtant la raison de sa création. Il a été transféré aux Affaires étrangères en 1968, qui ont continué de le gérer pendant le reste du 20e siècle. Cette longévité peut être attribuée à l’utilité de l’HUMINT, à la fois pour sa valeur intrinsèque et comme moyen pour le Canada d’apporter sa juste contribution aux alliances internationales dans le domaine du renseignement.
Nuages et renseignement : le programme canadien d’échantillonnage de panaches nucléaires pendant la guerre froide
De 1951 à 1962, le Canada a pris part à une initiative de renseignement étranger de grande envergure et hautement secrète visant à recueillir des déchets radioactifs d’essais nucléaires de l’Union soviétique. Des avions de l’Aviation royale canadienne (ARC) spécialement équipés de filtres de collecte dans l’atmosphère ont effectué des centaines de vols au-dessus du territoire canadien, recueillant des déchets des panaches de fumée nucléaire qui avaient dérivé au-dessus de l’Atlantique Nord et de l’Arctique après des essais d’armes réalisés au Kazakhstan et dans le Nord de l’Union soviétique. Une fois les échantillons recueillis, le personnel au sol extrayait les filtres contaminés et transportait ces charges radioactives jusqu’à des laboratoires du Sud de l’Ontario pour les y faire analyser. Le Conseil de recherches pour la défense (CRD) du Canada, le quatrième secteur de l’armée canadienne et précurseur de Recherche et développement pour la défense Canada (RDDC), a coordonné et orienté la totalité du programme. Sous la direction des officiers de renseignement scientifique du CRD, l’aviation effectuait le gros du travail indispensable à ce programme : des équipages volaient selon un horaire régulier et des équipes au sol extrayaient et transportaient les filtres avec les déchets radioactifs. Le personnel au sol décontaminait aussi tous les équipages, avions et équipements.
Deux aspects du programme de collecte des déchets en suspension dans l’atmosphère du Canada nécessitent une attention et une surveillance. Le premier est l’histoire du renseignement scientifique et des efforts déployés par le Canada pendant la guerre froide pour comprendre l’évolution de la menace associée aux armes nucléaires de l’Union soviétique et s’y préparer. Les hauts responsables de la défense au Canada ont défini le renseignement scientifique comme la discipline consistant à réunir et à analyser l’information scientifique, afin de faire des prévisions sur les armes dont disposent les pays ennemis et sur le potentiel offensif de ces derniers. En théorie, l’évolution de l’analyse radiochimique dans les années 1950 a permis aux scientifiques d’étudier des échantillons de déchets radioactifs pour découvrir la composition de l’engin nucléaire qui les avait générés en explosant. La détermination précise des isotopes radioactifs présents dans les déchets nucléaires en suspension pourrait indiquer le type d’arme et sa puissance. Ainsi, il était possible d’utiliser la radiochimie pour élaborer des renseignements sur les capacités techniques et la dangerosité de l’arsenal nucléaire soviétique.
L’autre aspect de cette histoire qui vaut la peine d’être examiné est l’exposition des membres de l’aviation et des scientifiques à des radiations dans le cadre de la collecte de renseignements. À toutes les étapes du programme, de la collecte des déchets en suspension au transport et à l’analyse des charges radioactives, les militaires et les scientifiques participants ont été exposés, à différents degrés, à des traces de radiations résiduelles. L’établissement central d’expérimentation et d’épreuve (ECEE) du Canada, d’abord à la station de l’ARC à Rockliffe, puis à Uplands, supervisait la protection contre les radiations du personnel participant et la décontamination des avions et du matériel. Dans un rapport daté de 2007 sur les vétérans du Canada exposés aux armes atomiques commandé par la Défense nationale, l’historien John Clearwater a découvert que les pilotes et les équipages qui effectuaient des vols pour la collecte subissaient relativement peu de radiation parce que la plupart des déchets s’étaient déposés ailleurs avant d’atteindre le territoire canadienNote de bas de page 31. Cependant, le rapport de Clearwater mettait l’accent sur les militaires canadiens qui avaient pris part aux essais d’armes nucléaires au site du Nevada, aux États-Unis et à celui de Maralinga, dans le Sud de l’Australie. Clearwater n’a pas eu accès aux dossiers médicaux de l’ARC, conservés par l’ECEE, ce qui l’a empêché de mener une enquête exhaustive sur l’exposition aux radiations. Bien qu’elles ne relèvent pas du présent article, les répercussions du programme de collecte de déchets en suspension du Canada sur la santé méritent d’être étudiées plus en profondeur.
Les vols de collecte ont débuté en 1951, deux ans après que l’Union soviétique était parvenue à faire éclater son premier engin atomique et avait commencé à accumuler les armes nucléaires. Les responsables à Ottawa ont créé ce programme pour aider les Américains et les Britanniques à acquérir des connaissances au sujet des progrès nucléaires réalisés du côté soviétique du Rideau de fer. En une décennie, l’ARC a exploité trois appareils différents spécialement équipés de filtres conçus pour capter les déchets radioactifs de panaches d’explosions nucléaires. Pendant les premières années du programme, la collecte a été réalisée à l’aide du CF-100 Canuck et du Dakota. Au fil de l’avancement du programme, l’ARC a utilisé le T33 équipé d’un dispositif spécial de filtrage avec tuyaux de collecte prêté par l’US Air Force (USAF). Les vols de collecte avaient lieu toutes les deux semaines, sauf pendant les périodes où l’on savait que l’Union soviétique faisait des essais. Alors, la fréquence des vols augmentait pour répondre à la demande de l’USAF, qui réclamait plus d’échantillons de déchets. Après le captage, le personnel de l’ARC transférait les déchets pour analyse à l’unité radiochimique du CRD à Deep River ainsi qu’à son local de recherche à Shirley Bay. D’autres échantillons ont fini à Hamilton, où le chimiste nucléaire Henry Thode utilisait des fonds du CRD pour faire des analyses radiochimiques dans un nouveau réacteur nucléaire construit sur le campus de l’Université McMaster.
De hauts responsables de l’armée et de la défense au Canada considéraient le programme de collecte de déchets en suspension dans l’atmosphère comme une forme particulière de renseignement appelée « reconnaissance météorologique ». Suivant un accord officiel relatif aux instructions sur les essais et le développement de l’ARC, l’aviation a accepté d’offrir un soutien au CRD en effectuant des vols réguliers et spéciaux d’échantillonnage des déchets nucléaires au-dessus du territoire canadien. Son rayon d’action couvrait un large pan de l’espace aérien canadien, au nord-ouest de la façade atlantique sur la côte Est, jusqu’à la baie d’Hudson et aux régions les plus septentrionales des provinces des Prairies. Ces vols avaient lieu principalement au-dessus des territoires subarctiques du Canada, mais pouvaient s’étendre plus au nord, jusqu’au cercle arctique et au-delà. L’ECEE a fourni des avions convenablement modifiés et des équipages formés pour collecter les échantillons et contrôlait pleinement tous les appareils et les vols menés dans le cadre du programme. Au fil de l’avancement du programme, à la fin des années 1950, le T33 équipé d’un dispositif de filtrage F57 a effectué des vols d’échantillonnage de routine toutes les deux semaines au départ de Cold Lake, au nord-est d’Edmonton, dans le centre de l’Alberta. Le type d’appareil survolant la région de Cold Lake montait à 3 000 pieds au-dessus de la tropopause, la limite entre la troposphère et la stratosphère, les deux couches les plus basses de l’atmosphère terrestre. Le même appareil muni du même dispositif volait d’Uplands à Ottawa, également toutes les deux semaines, mais s’élevait au-dessus de la tropopause. Tous les vols réguliers d’échantillonnage avaient lieu le long du principal méridien, pour intercepter le trajet principalement d’ouest en est des nuages radioactifs qui survolaient le territoire canadien après des explosions nucléaires en Union soviétique.
Pressés d’obtenir des déchets de chaque nouveau nuage intercepté pendant les essais, les responsables du programme au CRD ont pris la responsabilité des renseignements liés au programme d’échantillonnage de nuages commun au CRD et à l’ARC. Alors que les vols réguliers fournissaient des échantillons sur une base régulière, les vols spéciaux se produisaient ponctuellement, quand les renseignements communiqués au Canada indiquaient une série particulière d’essais nucléaires soviétiques. Les analystes de la Direction de la recherche scientifique (DRS) au CRD recueillaient des renseignements sur les essais nucléaires soviétiques provenant de sources britanniques et américaines, obtenant des informations utiles que les responsables de l’ECEE mettaient à profit pour planifier les vols d’échantillonnage. En cas de vol spécial organisé sur demande, un officier responsable de l’échantillonnage et l’équipage au sol qui l’appuyait étaient déployés d’Ottawa à Cold Lake. Le détachement de l’ECEE se servait aussi des données météorologiques et de suivi au sol pour planifier et exécuter des vols spéciaux, utilisant le T33 muni de filtres pour intercepter des nuages radioactifs dans des délais très courts après l’envoi de la demande par des analystes à la DRS. Même si le programme permettait le déploiement d’appareils et d’équipages de soutien à d’autres endroits, avec l’approbation du quartier général de l’aviation, les registres disponibles indiquent que les vols spéciaux partaient juste de Cold Lake.
Bien que les dossiers sur le programme d’échantillonnage de déchets en suspension demeurent fermés, des documents disponibles à Bibliothèque et Archives Canada et à la Direction Histoire et patrimoine portent à croire que les vols de collecte de déchets menés par l’ARC ont permis d’obtenir des échantillons utiles pour évaluer la capacité en matière d’armes nucléaires de l’Union soviétique et la menace militaire associée à celle-ci. La DRS coordonnait et orientait à l’origine le programme de collecte en vue d’avoir des échantillons de fission des explosions nucléaires soviétiques pour les faire analyser au Canada et au Royaume-Uni, mais la qualité des échantillons et le succès global des vols de collecte de l’ARC ont poussé les responsables canadiens à élargir le programme et à fournir les déchets en suspension aux États-Unis pour analyse également. Il est même arrivé que l’ARC collecte des échantillons de plus grande qualité que ceux que l’USAF, ce qui explique en partie la longévité du programme canadien, qui a duré une décennie.
Du point de vue du renseignement, le succès du programme reposait autant sur la collecte que sur l’analyse des déchets en suspension. Les scientifiques spécialisés dans le nucléaire à Deep River et Shirley Bay ont réalisé des analyses radiochimiques des échantillons contenus dans les filtres de collecte, à la recherche d’isotopes particuliers et de certains produits connus des armes nucléaires. Des recherches semblables ont été menées à l’Université McMaster, à Hamilton, où Thode et son équipe de recherche tentaient d’identifier les isotopes présents parmi les éléments lourds des échantillons de déchets nucléaires recueillis par l’ARC. Il est plus facile d’obtenir des informations sur les études effectuées par Thode à McMaster, en partie parce que le chercheur a conservé des dossiers détaillés sur les travaux scientifiques secrets et à diffusion restreinte qu’il avait menés pour le CRD.
Thode utilisait la spectrométrie de masse pour déterminer le rapport masse/charge des ions, mesurant la proportion d’isotopes d’uranium et de plutonium dans les échantillons obtenus à partir des déchets en suspension dans l’atmosphère. Les fonds du CRD ont financé l’installation de matériel scientifique, notamment un spectromètre de masse, dans le bâtiment hébergeant le réacteur nucléaire à l’Université McMaster. L’équipe de recherche de Thode a effectué des analyses à l’aide de la spectrométrie de masse en collaboration avec des scientifiques au laboratoire chimique du CRD à Deep River, échangeant régulièrement des données sur les derniers échantillons de déchets recueillis et analysés. Deep River recevait tous les échantillons de déchets en suspension dans l’atmosphère directement de l’ARC avant de transporter les charges radioactives à Hamilton. Le physicien nucléaire Carman McMullen, nommé au sein de l’équipe de Thode en avril 1960, supervisait tous les aspects de la recherche liés au renseignement scientifique et interprétait les données sur les déchets pour y trouver des indices sur le perfectionnement des armes nucléaires soviétiques.
À la différence des échantillons de grande qualité collectés sur le territoire canadien et analysés à Deep River et à Shirley Bay au milieu des années 1950, les études de spectrométrie de masse réalisées à partir des échantillons en suspension fournis à McMaster n’ont donné que des résultats négligeables. Seuls six échantillons préparés à partir des déchets en suspension contenaient des isotopes d’uranium et de plutonium, les produits générés par une explosion nucléaire. Plusieurs autres échantillons contenaient du rubidium, du bore et d’autres éléments radioactifs, mais les matières résiduelles se trouvant dans les déchets recueillis affectaient tous les échantillons et rendaient délicat de mesurer les quantités exactes d’isotopes. En raison des résultats limités et des difficultés à obtenir des échantillons de grande qualité et à les analyser, Thode a demandé aux responsables du CRD de mettre fin à sa subvention de recherche en septembre 1965. La détermination des éléments lourds effectuée grâce à la spectrométrie de masse dans le bâtiment du réacteur nucléaire de McMaster a donc cessé ensuite, et il n’est resté au CRD que peu de résultats malgré pendant plusieurs années d’investissements.
En dépit de leurs résultats limités, les recherches de Thode à McMaster se sont poursuivies trois ans après la fin du programme de collecte canadien. Comme l’Union soviétique a intensifié son programme d’essais nucléaires dans la période qui a précédé la plus grande détonation enregistrée de l’histoire, soit l’essai de la Tsar Bomba, de 50 mégatonnes, en octobre 1961, l’USAF a renforcé ses capacités propres de collecte de déchets en suspension dans l’espace aérien nord-américain à un point tel que l’initiative canadienne faisait double-emploi et est devenue inutile. De plus, l’Union soviétique avait déplacé son programme d’essais nucléaires vers l’archipel arctique de Novaïa Zemlia, plaçant tout nuage provoqué par ces essais hors de portée des avions T33 basés à Cold Lake. En conséquence, l’USAF a utilisé du meilleur matériel pour obtenir des échantillons de déchets nucléaires supérieurs à ceux fournis par le Canada. Les autorités américaines ont donc avisé officiellement le CRD qu’elles n’avaient plus besoin d’échantillons supplémentaires de déchets nucléaires. Incapables de fournir des analyses radiochimiques des déchets nucléaires collectés correspondant aux améliorations continues de l’arsenal soviétique, les responsables du CRD ont mis fin à leur contribution au programme canadien d’échantillonnage de nuages en avril 1962. Thode a reçu et analysé des échantillons alors que le programme prenait fin, mais ses études ont décliné au même rythme que la quantité et la qualité des filtres.
Reconnaissant que tout futur échantillonnage de nuages par la RCAF donnerait probablement des résultats limités, la haute direction du CRD a recommandé la clôture définitive du programme en novembre 1962. La fin du programme n’avait pas grand-chose à voir avec le rendement de l’ARC, dont les équipages navigants et au sol avaient accompli le travail dangereux et éprouvant requis pour bien faire l’échantillonnage de nuages pendant plus d’une décennie. Ces militaires ont fait un usage efficace et efficient du matériel qui leur était fourni dans toutes les conditions, et beaucoup se sont investis personnellement dans le succès des vols de collecte et du programme d’échantillonnage. Les militaires de l’ARC avaient reçu une formation sur la manipulation et le transport des filtres radioactifs, mais ils ne pouvaient que spéculer sur la portée et le but des études réalisées sur les échantillons collectés. Les hauts responsables de la Défense sont restés muets sur le programme et ont gardé pour eux des informations sur le rôle du renseignement scientifique dans l’évaluation de la menace nucléaire soviétique.
Au fur et à mesure que le temps passe et que le souvenir de la guerre froide s’éloigne, il est de plus en plus important de se rappeler l’aspect humain de la collecte de renseignements pendant cette période. Dans le climat tendu et incertain qui caractérisait les conditions de sécurité à l’ère nucléaire, les hauts responsables de la Défense canadienne ont considéré le renseignement scientifique comme essentiel à la préparation militaire et nationale. Obtenir des informations précises sur la portée, la composition et la dangerosité de l’arsenal nucléaire soviétique nécessitait à la fois un travail physique et mental. La correspondance qui porte sur l’annulation du programme indique que les responsables du CRD et de l’ARC étaient d’accord pour mettre fin à la contribution canadienne. Le commodore de l’air R. H. Bray a communiqué la décision à l’ECEE à Uplands, précisant par écrit que l’ARC avait reçu les remerciements du CRD comme de l’USAF. Informant l’ECEE qu’il devait cesser les vols d’échantillonnage, Bray a pris soin de souligner que les responsables de l’USAF avaient trouvé le programme canadien de collecte particulièrement important pour compléter sa propre capacité d’échantillonnage. Il faudrait effectuer des recherches supplémentaires pour déterminer dans quelle mesure l’échantillonnage de nuages radioactifs, dans le cadre du renseignement scientifique, a influé sur la sécurité et la défense nationale du Canada, mais les ressources et le temps consacrés au programme de collecte portent à croire que c’est un domaine de l’histoire du renseignement au Canada qui ne doit être ni négligé ni oublié.
Premier parmi ses pairs : le rôle de Lester Bowles (Mike) Pearson dans la création de la Sous-section de l’examen du Canada (1937-1942)
« Si seulement j’étais meilleur en cryptographie. » L’auteur de cette phrase se lamentait de son incapacité à déchiffrer une page blanche envoyée par son ami et collègue William Stephenson (directeur de la British Security Coordination [BSC] à New York pendant la Seconde Guerre mondiale), car il ne connaissait rien aux encres secrètes qu’il pensait avoir été employées pour rédiger la lettre. Qui était donc cet auteur de guerre? Nul autre que Lester Bowles (Mike) Pearson, du ministère des Affaires extérieures (MAE) du Canada, en février 1942. Est-ce important sur le plan historique? Comme Pearson allait devenir le 14e premier ministre du Canada, je suis d’avis que oui, car quel autre leader national démocratique occidental (passé ou présent) a jamais émis une déclaration aussi intime et humble concernant la cryptographie au cours de sa carrière publique? Alors, qu’est-ce qui a poussé notre futur premier ministre à faire une telle déclaration?
Pour répondre à cette question, il faut aller chercher dans les expériences vécues par Pearson au haut-commissariat du Canada à Londres de 1935 à 1941, ainsi que dans son bref passage à un poste de soutien au nouveau sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures, Norman Robertson, à Ottawa, pendant la seconde moitié de 1941, avant son affectation à la légation du Canada à Washington, en 1942. Pearson a joué un rôle crucial dans les débuts du perfectionnement de la cryptologie au Canada, entre 1939 et 1941. Cependant, sa contribution au programme de décryptage du Canada est négligée.
En 1939, le Canada dépendait du Foreign Office et du Dominion Office britanniques pour se tenir au courant des événements mondiaux. La Grande-Bretagne fournissait à son dominion le plus important les informations qu’elle jugeait intéressantes pour le premier ministre canadien. Pearson estimait que le gouvernement britannique fournissait ces informations pour influencer en sa faveur le premier ministre, William Lyon Mackenzie King, vu que Londres essayait de gérer les répercussions de ses politiques étrangères improductives et l’effondrement des efforts diplomatiques qu’elle déployait depuis 1919 pour tenter d’obtenir la parité et la paix mondiales.
Mike Pearson et le haut-commissariat du Canada à Londres
Mike Pearson arriva à Londres en octobre 1935 pour prendre son poste de premier secrétaire de la Maison du Canada (haut-commissariat du Canada au Royaume-Uni). Son objectif professionnel pendant cette affectation à Londres était de « chercher et trouver les Londoniens dont les actes et les opinions affectaient profondément la politique britannique au cours des trois ans précédant la guerre ». Il renouvela immédiatement ses anciens contacts à Oxford et ses amitiés au sein du Foreign Office (FO), du War Office (WO) et de l’Amirauté. Évidemment, ces trois organisations étaient les principales productrices et consommatrices du « renseignement spécial » britannique, qui ne s’appelait pas encore le renseignement électromagnétique (SIGINT). Pearson, qui était chargé des « affaires politiques et (à partir de 1939) militaires », consultait régulièrement le FO et envoyait ses rapports au Canada par l’intermédiaire du haut-commissaire aux questions politiques et diplomatiques britanniques. Il lisait régulièrement des rapports de renseignement classifiés sur les pays étrangers couverts par le FO. Gladwyn Jebb, un agent du FO en pleine ascension dans les années 1930 (qui devint premier secrétaire par intérim des Nations Unies en 1945) reconnut rapidement la valeur de Pearson, constatant que dès le début, Mike semblait « être l’un des nôtres ». Pearson, avec son charisme, sa grande intelligence, son humour ravageur et son attitude de diplomate consommé, était le bienvenu au FO. Il est vite devenu un ami de confiance du FO, qui bénéficiait du soutien sans réserve de Vincent Massey, son haut-commissaire.
Au milieu de l’année 1937, Pearson entra en contact pour la première fois avec le système de « renseignement spécial » britannique, en particulier avec les initiatives de décryptage et de production de rapports de la Government Code and Cypher School (GC&CS), lorsqu’il fut nommé secrétaire canadien à la conférence impériale de 1937 à Londres. Il participa à tous les aspects des préparatifs canadiens, aux réunions, aux réunions subalternes et aux discussions techniques, à la fois politiques et militaires. Nigel West, un agent de la GC&CS pendant la guerre qui a écrit History of Allied SIGINT à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a catégoriquement déclaré que « les négociations avec le Canada s’ouvrirent en juillet 1937 [...] et il fut suggéré qu’il contribue à un dispositif d’interception couvrant tout l’Empire Note de bas de page 32». Pearson était au cœur de ces négociations. « L’une de ses tâches consistait à s’assurer que les besoins du Canada étaient pris en compte dans ses interactions avec les différentes administrations du gouvernement impérial. Dans ce cas, l’administration était la GC&CSNote de bas de page 33 ».
Un poste de surveillance du ministère des Transports situé à la Ferme expérimentale d’Ottawa commença une veille continue des stations commerciales allemandes à la mi-août 1939, interceptant « un grand nombre de messages cryptés destinés à des agents dans divers pays » au milieu des transmissions en langage clair de la presse commerciale. Malgré une hausse radicale de la quantité de messages interceptés, le Canada n’avait pas la capacité de décrypter ces messages, et le nombre de communications expédiées à la GC&CS explosa.
Pourquoi le Canada ne tenta-t-il pas dès le début de décrypter les communications radio ennemies interceptées? D’abord, il n’avait pas de cryptographe expérimenté pouvant le faire. Ensuite, la nouvelle Sous-section du renseignement étranger (SRE) de la Marine royale canadienne n’avait manifesté aucun intérêt pour le décryptage des communications navales allemandes. L’Amirauté n’attendait que trois choses des interceptions canadiennes et de la toute nouvelle SRE : « l’emplacement, les indicatifs d’appel et les fréquences de diffusion des transmissions ennemiesNote de bas de page 34 ».
Le rôle de Mike Pearson à titre d’agent de liaison entre le Canada et la GC&CS pour « les renseignements spéciaux » prit un tour plus sérieux au début de la guerre. Un quartier général de la Milice canadienne fut établi à Londres et placé sous la direction du brigadier-général Harry Crerar, un ami de longue date de Pearson. Crerar collabora avec Pearson et les hauts dirigeants du WO afin de coordonner tous les aspects du prochain élargissement de la présence militaire canadienne en Grande-Bretagne. L’amitié entre Pearson et Crerar s’épanouit, et Crerar s’installa rapidement « dans l’appartement de Pearson, non loin de Piccadilly », d’où ils pouvaient se rendre à pied à la Maison du Canada, au CMHQ, au FO, au WO, à l’Amirauté et à la GC&CS. La relation personnelle entre Pearson et Crerar, ainsi que leurs nombreuses relations au sein du FO et du WO eurent des avantages, ce qui améliora la communication entre les Canadiens et les Britanniques. Outre les dépêches de renseignement envoyées par le FO aux Affaires extérieures, l’un des résultats immédiats fut l’instauration de l’envoi régulier de rapports de renseignement et d’évaluations du WO au QG de la Milice, étant donné que le Canada n’avait aucun système de collecte ou d’évaluation du renseignement propre.
En novembre 1939, le colonel Maurice Pope, au quartier général de la Milice à Ottawa, évalua la nécessité d’incorporer « une section de la cryptographie » à la Milice. En novembre, il envoya à Londres le capitaine Harry Wethey, l’officier responsable du service d’interceptions radio de la Milice canadienne, pour enquêter sur les « possibilités en matière de renseignement spécial » auprès de ses homologues britanniques. Wethey passa deux mois à assimiler les processus d’interception britanniques et fut chargé de discuter des procédures de décryptage employées à la GC&CS. Tout ce qu’apprit Wethey fit l’objet de discussions au QG de la Milice, auxquelles Mike Pearson participait en qualité de représentant du haut-commissariat. La solution du WO pour décrypter les communications interceptées au Canada était simple : il suggéra que le Canada envoie un cryptographe à la GC&CS pendant trois mois et offrit son soutien au Canada pour l’aider à créer sa propre mini-équipe de cryptographie. Le Canada choisit de ne pas suivre cette recommandation.
La chute de la France en juin 1940 exacerba encore la pression extraordinaire qui pesait sur la GC&CS. La Grande-Bretagne luttait désormais seule contre les forces d’Hitler, et l’organisme de décryptage, qui connaissait une croissance rapide, était toujours incapable de décrypter les interceptions des communications allemandes et japonaises chiffrées par machine. Submergé de communications brutes, Denniston parla à Pearson de la recommandation antérieure de la GC&CS. Dans des échanges ultérieurs avec Norman Robertson, Pearson expliqua que le WO se montrait réticent à décoder les interceptions brutes canadiennes et qu’il se demandait si Ottawa souhaitait établir son propre « bureau » cryptographique avec son assistance. Une nouvelle fois, les Britanniques proposaient d’aider le Canada à fonder un bureau de décryptage. Une nouvelle fois, le Canada refusa.
Du milieu de 1940 au printemps de 1941, il y eut un tourbillon d’activités liées à la création d’une unité cryptographique canadienne. D’abord, le Conseil national de recherches (CNR) reçut un don d’un million de dollars de la part d’hommes d’affaires influents (Samuel Bronfman, John Eaton, Sir Edward Beatty) et d’International Nickel Co pour financer des « recherches scientifiques » liées à l’effort de guerre. Hugh Keenleyside représentait les Affaires extérieures au sein d’un petit comité, le Comité de développement technique et scientifique pour la guerre (CDTSG), créé pour attribuer des fonds à des personnes ou à des organismes choisis sur une liste présentée par le président du CNR. Mi-janvier 1941, Keenleyside rencontra le président du Conseil, C. J. Mackenzie, pour discuter de moyens cryptographiques canadiens. En avril, Norman Robertson envoya deux professeurs de mathématiques aux États-Unis pour ouvrir le dialogue en vue d’établir un bureau de cryptologie à Ottawa. En même temps, Mike Pearson fut rappelé de Londres pour venir prêter main-forte à un Robertson surchargé de travail à OttawaNote de bas de page 35.
Dans une communication avec le major-général McNaughton en Angleterre datant de la mi-juin 1941, le président du CNR, C. J. Mackenzie, mentionnait l’attribution de 10 000 dollars du CDTSG pour « l’organisation d’une équipe de cryptanalyse », en vue de faire venir « quelques experts » pour une période d’essai de six mois. Cette Sous-section de l’examen, qui comptait neuf membres, avait débuté sa formation une semaine plus tôt, sous la direction du cryptologue américain Herbert Osborne Yardley. Mike Pearson fut nommé président du Comité consultatif pour la Sous-section de l’examen, poste qu’il occupa jusqu’à son affectation à Washington, au printemps 1942.
Au milieu de l’année 1941, Mike Pearson avait quatre ans d’expérience dans le domaine du « renseignement spécial » grâce à sa relation avec la GC&CS. Malgré cela, étonnamment, Norman Robertson, sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures, embaucha Yardley, sans demander l’avis de Pearson sur le sujet ni faire appel à son expérience. Robertson fit également fi de l’avis de Hume Wrong, premier secrétaire à la légation du Canada à Washington, qui lui recommandait de ne pas engager Yardley. Pourquoi Robertson insista-t-il? Peut-être en raison de l’approche « nationaliste » de son prédécesseur, O. D. Skelton, qui voulait distancier le Canada de la Grande-Bretagne : sous Skelton, le ministère des Affaires extérieures avait déjà refusé par deux fois l’offre de la GC&CS d’aider le Canada à créer un bureau cryptographique à Ottawa. Quelles que soient les raisons de Robertson, Yardley fut embauché pour enseigner la cryptographie au personnel canadien pendant six mois, avec 10 000 dollars du CNR.
Norman Robertson n’ignorait pas que le caractère querelleur de Yardley, ni le fait que celui-ci était « persona non grata » dans la communauté du renseignement des États-Unis comme de la Grande-Bretagne pour avoir divulgué des secrets sur les méthodes de « renseignement spécial » dans un livre qu’il avait publié en 1931, The American Black Chamber, qui avait causé d’importants dommages aux programmes de « renseignement spécial » des deux pays. Dans une tentative ridicule de dissimuler l’identité de son nouvel expert en cryptologie, le Canada ordonna à Yardley d’utiliser le nom de guerre « Herbert Osborne ». Lorsque la GC&CS et le Service de renseignement électromagnétique de l’Armée des États-Unis découvrirent que Yardley travaillait sur la cryptographie pour le Canada à Ottawa, ils refusèrent immédiatement de continuer à collaborer avec la Sous-section de l’examen tant que l’homme conservait son poste. Pearson eut le rôle ingrat d’aviser Yardley que son contrat ne serait pas renouvelé et d’apaiser la colère de Londres et de Washington, et il s’en acquitta avec tout l’aplomb diplomatique qui le caractérisait. En réponse aux mesures prises par Pearson, en décembre 1941, le commandant Denniston offrit au Canada les services d’Oliver Strachey, ancien combattant vieillissant ayant servi dans la « Room 40 » pendant la Première Guerre mondiale (spécialisée dans le décryptage des codes des agents de l’Abwehr allemande) pour remplacer Yardley à la direction de la Sous-section de l’examen. À partir de ce moment-là, celle-ci devint une partenaire débutante de la GC&CS, et pendant le reste de la guerre, la GC&CS maintint la Sous-section de l’examen sous influence britannique pour ce qui est de la cryptographie.
Conclusion
« [...] en 1941, Pearson [...] avait de nombreux contacts dans la communauté alliée du renseignement. En tant que membre du ministère des Affaires extérieures, il avait des contacts au sein du haut-commissariat du Canada à Londres, de la légation du Canada à Washington, de la BSC (British Security Coordination) à New York et des trois forces armées canadiennes. Il contribua à doter la BSC en personnel [et] créa des structures hiérarchiques pour le renseignement. Il aida à fonder la Sous-section de l’examen à Ottawa, une équipe canadienne initialement dirigée par le cryptographe américain Herbert Yardley.Note de bas de page 36 »
Au début de la Seconde Guerre mondiale, le Canada, qui n’était soumis à aucune menace extérieure, ne vit pas la nécessité d’établir une équipe nationale de cryptographie. Le premier ministre King et le sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures, O. D. Skelton, croyaient qu’ils recevraient tous les renseignements nécessaires du Foreign Office ou du War Office britanniques, y compris pendant la guerre. Ils furent déçus.
Pour que le Royaume-Uni puisse envisager de communiquer des « renseignements spéciaux » britanniques à un dominion, il fallait d’abord que ce dernier noue des relations personnelles de confiance avec les dirigeants et les hauts fonctionnaires contrôlant les organisations possédant ce genre de renseignements. Les services britanniques et la direction du Foreign Office confiaient à Mike Pearson les renseignements les plus secrets de leur pays, les « œufs d’or » de Churchill, parce qu’il était « l’un des leurs ». Pearson avait gagné cette confiance grâce à son dévouement personnel et professionnel et aux six ans qu’il avait passés à Londres, ainsi que grâce à des amitiés tissées pendant la guerre, à Oxford et à l’étranger qu’il avait soigneusement entretenues depuis. Il savait que la transmission de renseignements était autant une question de relations de confiance que de lignes directrices politiques de l’administration.
Lorsqu’en 1937, la Grande-Bretagne eut besoin d’étendre ses capacités de collecte dans les dominions pour répondre aux préoccupations pour la sécurité en Asie orientale, Pearson fut le Canadien vers lequel elle se tourna. Deux ans plus tard, grâce aux liens de confiance personnels qu’il avait développés au fil du temps au sein des services britanniques et du Foreign Office, Pearson coordonnait consciencieusement le traitement des interceptions et des communications brutes canadiennes directement avec la GC&CS. Le directeur de la GC&CS proposa au Canada son soutien et son expertise pour la création d’un bureau de décryptage à Ottawa par l’intermédiaire de Mike Pearson à deux reprises. L’offre fut refusée à deux reprises, en raison de l’accord d’Ogdensburg conclu en août 1940 et du pacte d’échange de renseignement nouvellement initié avec les États-Unis.
Lorsqu’en mai 1941, les États-Unis proposèrent leur expertise cryptologique et leur soutien à la formation au Canada, en la personne d’Herbert Osborne Yardley, le Canada sauta sur l’occasion. Il ne fit pas appel aux conseils professionnels de Pearson concernant cette embauche, qui ne les offrit pas. Pearson rentrait de Londres à ce moment-là et il n’était pas au courant des décisions prises dans le domaine de la cryptologie par le sous-secrétaire d’État, Norman Robertson. Celui-ci avait également refusé d’écouter Hume Wrong, le premier secrétaire de la légation du Canada à Washington, qui lui déconseillait d’embaucher Yardley.
Pearson fut nommé président du Comité consultatif de la Sous-section de l’examen dès son arrivée à Ottawa et jusqu’à son départ pour la légation canadienne à Washington, au printemps 1942. Il participa de près à tous les aspects de la prise de décision, de la formation et des activités cryptologiques de cette Sous-section pendant les six premiers mois de son existence, et coordonna habilement le remplacement de Yardley par la GC&CS.
Mike Pearson a joué non pas « un », mais « le » rôle crucial dans la création du premier bureau cryptographique du Canada, la Sous-section de l’examen, au printemps 1941. Son legs et celui de son cercle d’amis proches se trouve aujourd’hui sur le chemin Ogilvie, dans l’Est d’Ottawa, au Centre de la sécurité des télécommunications (CST). Quatre-vingt-trois ans plus tard, les Canadiennes et les Canadiens méritent de connaître les noms des personnes qui ont contribué à l’ouverture de leur premier service de renseignement étranger. L’homme qui était à leur tête n’était autre que celui qui admettait être un médiocre cryptographe, Lester Bowles (Mike) Pearson.
Les débuts du renseignement militaire et la révolte ouvrière canadienne
À l’époque de la Confédération, la Milice du Canada se concentrait surtout sur la défense de l’État contre les menaces extérieures, dont l’armée des États-Unis ainsi que les Féniens et leurs incursions. La collecte de renseignements était principalement effectuée par un système de police secrète conçu et personnellement contrôlé par le premier ministre John A. Macdonald. Cette police fournissait des informations sur les lieux probables d’incursions à la frontière, et la Milice se mobilisait et se regroupait en conséquence. Initialement, la Milice n’avait pas de service se consacrant uniquement à la collecte de renseignements sur les menaces étrangères ou intérieures. Cependant, de nombreux officiers de la Milice étaient préoccupés par les risques pour la sécurité découlant de la dissidence intérieure, en particulier en lien avec le syndicalisme. La crainte que les ouvriers fomentent une révolution inquiétait depuis longtemps, mais s’est surtout fait sentir pendant une période appelée « la révolte ouvrière », de 1917 à 1925.
Bien que la peur des organisations révolutionnaires de gauche ait été particulièrement manifeste dans les années qui suivirent la Révolution bolchevique russe, il y eut également des inquiétudes après la Commune de Paris, en 1871. À Québec, les officiers militaires s’alarmèrent de l’influence des nouveaux immigrants français liés à la Commune. Certains communards attisaient le mécontentement des travailleurs qui construisaient la nouvelle mairie. Lorsqu’une émeute éclata, en 1878, la police locale fut dépassée et les soldats à temps plein de la Batterie « B » investirent les rues. Le lieutenant-colonel Thomas Bland Strange identifia un ancien communard et ordonna à ses soldats d’ouvrir le feu sur lui. Un jury du coroner acquitta Strange de tout acte répréhensible, compte tenu du rôle de la victime dans l’émeute et de son refus de quitter les lieux après que le maire avait lu la Loi contre les émeutes.
L’année suivante, la Milice du Manitoba se rendit en train sur les lieux d’une grève des ouvriers du chemin de fer dans le District de Keewatin, isolé. Les motifs de mécontentement des travailleurs n’avaient rien d’extraordinaire : salaire faible, conditions de travail terribles et incapacité de quitter le camp, situé loin de tout. Le commandant, le lieutenant-colonel William Osborne Smith, soupçonna pourtant que ces ouvriers étaient des communistes et crut qu’ils avaient créé une commune fortifiée dans les collines avoisinantes. Ce n’était pas le cas et, hormis une rumeur voulant que les ouvriers avaient porté un « drapeau rouge » une fois, rien n’indiquait qu’ils s’inspiraient beaucoup de Karl Marx.
Les officiers comme Strange et Osborne Smith, tous deux anciens officiers de l’armée britannique transférés à la Milice canadienne, n’étaient ni plus ni moins que leurs propres officiers du renseignement. Leur connaissance des menaces pour la sécurité reposait principalement sur leur expérience professionnelle, leurs liens personnels avec leur communauté et leurs préjugés. Or, à cette époque, les officiers de la Milice étaient majoritairement blancs, anglo-saxons et protestants, généralement issus de la haute société ou de la classe moyenne supérieure. Ils voyaient les mouvements ouvriers, en particulier ceux qui étaient très suivis par les communautés immigrantes, comme des menaces pour la sécurité, malgré un manque cruel de réels renseignements. À l’inverse, ils considéraient les organisations exprimant une solide loyauté envers la Couronne, l’Église d’Angleterre et la Constitution britannique comme utiles et favorisant la stabilité. L’Ordre d’Orange en faisait partie, alors que ses provocations délibérées contre les catholiques causaient souvent beaucoup de violence publique.
Le renseignement militaire a commencé à se professionnaliser en 1903, avec la création de la section de guides. Chaque district militaire avait un officier du renseignement de district (ORD) ainsi qu’une petite équipe, et le directeur général du Renseignement militaire se trouvait à Ottawa. À de nombreux égards, la section ressemblait plus à une unité de reconnaissance montée qu’à un service de renseignement. Cependant, elle offrait à l’armée un personnel se consacrant uniquement au renseignement, qui avait une connaissance de plus en plus spécialisée des techniques de collecte. Elle mettait l’accent sur l’étude du terrain et des organisations ennemies visant à prévoir au mieux l’évolution des événements et à aider le commandement à prendre des décisions plus judicieuses. À l’époque, une invasion américaine semblait encore possible, et la section de guides produisait des rapports exhaustifs sur les itinéraires et les forces qui pourraient être utilisés dans le cas d’une telle attaque.
Pendant la Première Guerre mondiale, les commandants de district militaire et leurs ORD commencèrent à s’intéresser de plus près à la dissidence intérieure. La Police fédérale était le principal organisme chargé de surveiller les groupes subversifs et de repérer les menaces pour la sécurité, mais l’armée devait se préparer aux éventuels soulèvements dans ses districts militaires. Les ORD employaient donc des membres de l’armée comme agents sous couverture et embauchaient également des détectives privés et des informateurs confidentiels. Des commandants de district militaire et des ORD semblent même avoir payé certains agents de leur poche lorsqu’ils ne pouvaient pas obtenir l’autorisation de les engager par les voies officielles.
Au Manitoba (District militaire 10), la section de guides a coordonné ses activités avec celles de la Police de Winnipeg et a échangé des informations sur des organisations comme le Parti social-démocrate, une organisation de gauche qui comptait de nombreux membres parlant anglais, yiddish, russe, ruthène et suédois. En 1917, le sergent-major Francis Edward Langdale inflitra la branche à Winnipeg de la Ligue anti-conscription. Des agents et des informateurs assistaient à des réunions, lisaient du courrier et examinaient en détail des circulaires et des journaux, puis produisaient des dossiers sur des personnes et des organisations. Beaucoup de ces documents étaient rédigés dans des langues autres que l’anglais, alors ils étaient soigneusement traduits, puis communiqués à Ottawa et aux districts militaires voisins. Ce type d’activité eut lieu partout au Canada, mais tous les dossiers qui subsistent ne sont pas aussi détaillés.
Peu après son retour de France et de Belgique, où il avait servi au sein du Corps expéditionnaire canadien, le major-général Huntly Ketchen prit le commandement du District militaire 10 vers la fin de la guerre. Les activités de renseignement liées à la guerre se poursuivirent après l’armistice et pendant les événements qui menèrent à la grève générale de Winnipeg, en mai et juin 1919. Le sergent-major Langdale resta sous couverture et les informateurs de Ketchen continuèrent de lui fournir des informations sur les réunions tenues par le Conseil des métiers et du travail de Winnipeg.
Ketchen assista aussi personnellement aux réunions du Comité des 1 000 citoyens (qui réunissait l’élite professionnelle et le gratin du milieu des affaires de la ville qui cherchaient à briser la grève), prit des dispositions pour utiliser les lignes télégraphiques du Chemin de fer Canadien Pacifique afin d’envoyer des communications secrètes d’un bout à l’autre de la ville et dressa des listes de citoyens « loyaux » devant s’opposer aux grévistes. Il exagéra ensuite sa connaissance de la situation et son influence sur les événements pendant la grève générale, mais il est clair qu’il était relativement bien informé, grâce à la fois au renseignement militaire et aux échanges d’informations avec la Police montée royale du Nord-Ouest.
La grève générale de Winnipeg fut loin d’être le seul événement de ce genre à cette époque. En mars 1919, de nombreux syndicats quittèrent le Congrès des métiers et du travail du Canada pour rejoindre One Big Union (« un seul gros syndicat »), plus offensif. Plus de 100 grèves générales suivirent et certaines tournèrent à la violence. La Gendarmerie royale du Canada (GRC, qui unissait la Police montée royale du Nord-Ouest et la Police fédérale) craignait que ces grèves se transforment en révolution, et de nombreux officiers militaires supérieurs partageaient ces inquiétudes. Cependant, la section de guides fut éliminée dans la réorganisation d’après-guerre. Ketchen avertit qu’il aurait été aveugle pendant la grève générale de Winnipeg sans son personnel de renseignement et exprima sa préoccupation face au constat que l’équipe de renseignement du district militaire était réduite à presque rien.
Le nouveau chef d’état-major, le major-général James Howden MacBrien, tenta de mettre en place un système favorisant une meilleure circulation des informations. Alors que les ressources de MacBrien diminuaient, celles de la GRC augmentaient. À Ottawa, MacBrien créa un Comité de défense. Il y représenta la Milice et y invita des représentants de la Commission de l’air (qui deviendrait bientôt l’Aviation canadienne) et de la Marine royale canadienne. Avec eux, il tenta d’apporter des innovations aux opérations conjointes, notamment par des tests de la communication entre avions, navires et soldats, à Halifax. Il convia également des représentants du secteur privé (comme les compagnies de chemin de fer et de télégraphe) et de la GRC. Dans ce cadre, tous pouvaient bénéficier des renseignements militaires et de sécurité recueillis par la GRC. Chaque district militaire créa des comités locaux à la structure semblable.
En 1921, le commissaire de la GRC, Aylesworth Bowen Perry, qui assistait aux réunions du Comité de défense, avertit qu’il soupçonnait une rébellion imminente à Vancouver. Une grève générale avait secoué la ville en 1918, et une autre avait menacé d’être déclenchée en 1920. Les preuves de l’imminence d’une rébellion en 1921 apportées par Perry étaient minces. Lorsque des policiers expulsèrent un ouvrier de son domicile, l’homme en colère déclara qu’une révolution était en vue et que les ouvriers seraient vengés. Les menaces étaient plus précises que d’habitude (le nombre de rebelles prêts à agir et quelques types d’armes étaient avancés) et d’autres policiers faisaient état de rumeurs similaires. Ces signalements étaient suffisants pour que Perry les porte à l’attention de MacBrien : qu’était prête à faire la Milice si la rébellion éclatait?
À cette époque, les plans de contingence militaires du Canada étaient appelés « schémas de défense ». Le plus célèbre d’entre eux était le schéma de défense no 1, en vue d’une guerre défensive contre une invasion américaine. Son auteur, le lieutenant-colonel James « Buster » Sutherland Brown, s’était appuyé sur les nombreux rapports de la section de guides et sur ses propres reconnaissances. Le schéma de défense « agitation intérieure » fut élaboré peu après. MacBrien ordonna au commandant de chaque district militaire de fournir ses évaluations des menaces internes dans sa région, ainsi que la liste des effectifs militaires et policiers et des auxiliaires civils loyaux disponibles, puis de présenter ses plans en cas de soulèvement. Ces plans devaient inclure ce qu’ils prévoyaient de faire uniquement avec des ressources locales et ce qu’ils pourraient faire pour aider d’autres districts militaires en cas de rébellion de grande envergure.
Les réponses des différents commandants de districts militaires montrent que certains officiers avaient déjà des plans détaillés d’intervention en cas de soulèvement. En Nouvelle-Écosse, par exemple, la garnison d’Halifax avait un plan détaillé appelé « schéma de défense Emma » prévoyant le déploiement rapide de troupes par train jusqu’au lieu d’un conflit de travail. Elle avait réservé du matériel et s’était arrangée avec le Chemin de fer Canadien Pacifique pour assurer un déploiement rapide par train commercial. En Saskatchewan, le commandant du District militaire signala qu’il avait déjà créé un Comité des 1 000 citoyens, qu’il utilisait pour collecter des renseignements.
Les commandants de districts militaires révélaient souvent leurs préjugés lorsqu’ils dressaient la liste des citoyens selon eux dignes de confiance. Ils répertoriaient le nombre de soldats à temps plein et à temps partiel, de policiers, et de citoyens qu’ils pourraient armer en cas d’urgence dans leur district. La plupart d’entre eux incluaient les anciens combattants et des sociétés philanthropiques dans leurs calculs. Par exemple, les membres du Kiwanis Club à Calgary et de l’Association des anciens combattants de la Grande Guerre à Toronto étaient considérés comme fiables et pouvaient être armés en cas d’urgence. Lorsqu’ils évaluaient le risque de rébellion dans leur district, les commandants énuméraient les groupes politiques, les syndicats et les communautés ethniques comme des sources de menaces.
Le major-général Victor Arthur Seymour Williams (futur commissaire de la Police provinciale de l’Ontario) avait une vision particulièrement ethnocentrique du risque d’insurrection à Toronto. Il croyait que la plupart des Torontois étaient loyaux « hormis les étrangers, les Juifs, les membres du Sinn Féin et une partie des hommes revenus de guerre (qui ont toujours été des perdants et le resteront toujours) ». Étant donné le nombre d’ouvriers au chômage « déloyaux » dans la ville, il pensait que le soulèvement de 20 000 à 30 000 travailleurs, dirigés par des leaders bolcheviques, était une possibilité. D’après ses rapports, Williams ne semble avoir fondé ses conclusions que sur des rumeurs et ses propres préjugés.
Les plans en cas d’agitation intérieure furent appliqués plusieurs fois pendant les années 1920 et au début des années 1930. En Nouvelle-Écosse, les préparatifs effectués dans le cadre du schéma de défense Emma facilitèrent plusieurs déploiements efficaces sur les terrains houillers du Cap Breton. Les soldats partirent d’Halifax en train dans les heures suivant la réception des ordres. Les miliciens de Toronto se préparèrent à défendre leurs arsenaux à plusieurs reprises lors de fausses alertes d’insurrection au moins jusqu’en 1930. La Colombie-Britannique, l’Alberta et la Saskatchewan activèrent des éléments de leurs plans jusqu’à la marche sur Ottawa en 1935.
De la Confédération à la révolte ouvrière, le renseignement militaire fut largement porté par des amateurs motivés. La section de guides fit d’importants progrès, mais une grande partie de l’expertise qu’elle développa pendant la Première Guerre mondiale fut perdue dans la démobilisation d’après-guerre. Les initiatives d’échange de renseignements avec la GRC aidèrent à compenser cette perte, mais, comme l’indique le rapport du major-général Williams sur Toronto, les hauts dirigeants fondaient en grande partie leur opinion sur leurs préjugés personnels, plutôt que sur les méthodes professionnelles de collecte et d’analyse de renseignements. Le ministère de la Milice continua de craindre une rébellion ouvrière, mais ce n’était guère le résultat d’une analyse rigoureuse de sa part.
De l’autre côté du miroir : critiques sociales-démocrates du maintien de la sécurité nationale au Canada pendant la guerre froide, de 1957 à 1969
Introduction : un grand échiquier
Lorsqu’Alice passa de l’autre côté du miroir, elle découvrit un univers étrange qui ressemblait énormément au sien, avec un léger décalage. Il était divisé en cases, comme un échiquier géant où elle rencontra des créatures merveilleuses tout au long de son parcours, vivant à l’envers dans un rêve.
Ce conte de fées dans le monde réel est une allégorie fondée sur les personnages du roman De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva, de Lewis Carroll, suite de son premier livre si apprécié. Il explique le trouble ressenti par les sociaux-démocrates quand ils eurent accès aux coulisses de l’appareil de sécurité canadien pendant la guerre froide. Le jeu d’échecs est un élément récurrent de la littérature sur l’espionnage et la sécurité nationale. Pendant la guerre froide, les sociaux-démocrates, notamment canadiens, tentèrent de se situer dans la lutte entre l’Est et l’Ouest pour asseoir leur légitimité, obtenir le soutien populaire et être pris au sérieux. Le Nouveau Parti démocratique (NPD) naquit en 1961 de la fusion du populisme agraire de la Fédération du Commonwealth coopératif (FCC) et du syndicalisme. Ce nouveau parti politique recueillit une proportion raisonnable de voix au moment du scrutin et parvint à faire élire des candidats qui s’étaient présentés aux assemblées provinciales et au Parlement du Canada. Lorsqu’ils parlaient de « sécurité », les membres du FCC/NPD le faisaient généralement en lien avec des initiatives de sécurité sociale et le lancement d’un système de santé national, plutôt qu’avec la sécurité nationale. Cependant, malgré leur petit nombre, ils critiquèrent constamment et efficacement les politiques gouvernementales relatives au maintien de la sécurité nationale. Leur entrée dans le monde secret de l’espionnage et de la lutte contre la subversion remit en question des théories prises pour acquises depuis longtemps et contraignit parfois les partis au pouvoir à changer de cap.
La Reine Rouge : l’étrange cas du communisme au Canada
Pour les sociaux-démocrates et l’État canadien, l’infiltration soviétique de la société nord-américaine avançait de plus en plus vite au nom de progrès inévitables, mais en réalité, la Reine Rouge sembla ne jamais bouger.
Deux incarnations du socialisme au Canada se disputaient l’attention de la population, des travailleurs et de la classe ouvrière. Le Parti communiste du Canada (PC), rebaptisé Parti ouvrier progressiste (POP), était déterminé à obtenir des changements politiques et économiques en profondeur, voire à renverser le gouvernement par la violence. Il avait été soumis à la surveillance et aux activités perturbatrices de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et de la magistrature pendant de nombreuses années. Les autorités s’inquiétaient de ses liens avec l’Union soviétique et de démarches visant à cultiver des agents d’influence dans la population, les groupes et les partis politiques au Canada. Par conséquent, le maintien de la sécurité nationale restait axé sur la prévention de l’implantation des idées communistes et la lutte contre ce phénomène. À titre de parti social-démocrate principalement opposé au PC/POP, le FCC/NPD participa volontiers au système politique en place afin de défendre un programme progressiste dans l’espoir de former un jour un gouvernement ou l’opposition officielle. Sous la direction de M. J. Coldwell et ensuite de Tommy Douglas, un nombre plus grand de députés du FCC/NPD que les un ou deux représentant le PC/POP furent élus. Dans un cas, l’État canadien poursuivit le député communiste Fred Rose, élu dans une circonscription ouvrière de Montréal, et l’expulsa en Pologne. Le FCC/NPD applaudissait généralement de telles mesures, qui éliminaient des opposants politiques, tant que l’appareil de sécurité de l’État n’était pas utilisé contre lui et servait ses intérêts. Coldwell soutint l’adhésion du Canada à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ainsi qu’une défense commune contre l’Union soviétique. Contrairement au succès modeste du FCC/NPD, le PC/POP ne réussit pas à s’imposer au Canada par les urnes et demeura une force politique marginale en raison de l’oppression étatique, de problèmes organisationnels et d’un manque d’attractivité.
Twideuldeume et Twideuldie : John Diefenbaker et Davie Fulton
Ce duo improbable, qui joua un rôle capital dans l’aspiration au pouvoir du Parti progressiste-conservateur, se prépara à la bataille, puis prit la fuite et disparut, relégué aux rangs de l’opposition.
Le Parti progressiste-conservateur (PPC), dirigé par John Diefenbaker, obtint le pouvoir avec une majorité claire lors de l’élection fédérale de 1958, après et avant la formation de deux gouvernements minoritaires, en 1957 et en 1962. Ayant dépassé le Parti libéral, qui dominait depuis longtemps, le PPC hérita de l’appareil de sécurité du gouvernement St-Laurent et du Conseil de sécurité en place, qui assurait une base pour la collaboration et l’échange d’informations. Diefenbaker choisit le député de Kamloops, Davie Fulton, comme ministre de la Justice responsable de la GRC et des poursuites. Le Service de sécurité et de renseignements, appelé Direction « I » à la GRC, avait remplacé la Division spéciale en 1956.
Le succès du PPC aux urnes signifia une réduction considérable du nombre de représentants de la FCC au Parlement, qui diminua jusqu’à seulement huit députés. Néanmoins, ce petit caucus s’avéra remarquablement bruyant et tenace sur les enjeux pressants à l’intérieur comme à l’extérieur de la Chambre des communes. Douglas Fisher, le député de Fort William, sur le lac Supérieur, qui avait battu le poids lourd libéral C. D. Howe, avait une chronique régulière intitulée « Inside Politics » dans un journal de Toronto sur des sujets liés à la sécurité nationale. David Orlikow, qui représentait Winnipeg-Nord, prenait souvent l’initiative lors de la période de questions : il interrogeait Diefenbaker et Fulton sur le filtrage de sécurité des fonctionnaires, sur la surveillance et l’application des injonctions visant les syndicats, ainsi que sur l’expulsion d’attachés militaires et de membres du personnel diplomatique soviétiques pour activités d’espionnage. Au début de l’année 1959, le colonel V. A. Kuznetsov fut discrètement renvoyé à Moscou pour avoir obtenu des cartes géographiques de Frank Jordan, un avocat canadien. À la fin de l’année 1961, le lieutenant-colonel A. F. Loginov fut publiquement déclaré persona non grata et chassé lui aussi du pays. Harold Winch, ancien chef du NPD en Colombie-Britannique et député avec son père Ernest Winch à Ottawa, maintenait une pression constante sur le gouvernement lorsque le chef Tommy Douglas, élu dans une circonscription voisine de Burnaby, était indisponible.
Les gouvernements majoritaire et minoritaires du PPC donnèrent assurément au FCC/NPD de quoi critiquer concernant les techniques de maintien de la sécurité nationale, les personnes surveillées et une propension au secret et à la dissimulation d’informations à la population. Le premier ministre Diefenbaker, pétri de contradictions, ne s’intéressait pas de la même façon à toutes les questions extérieures et accordait une latitude considérable aux professionnels du Service de sécurité et de renseignements, sans leur donner de directives ni lignes directrices politiques claires. Sous Fulton, ce service ne fut pas davantage tenu de rendre des comptes. Il est donc ironique qu’on doive une déclaration canadienne des droits au gouvernement Diefenbaker, qui piétina les libertés civiles et les droits de tant de personnes au nom de la sécurité nationale. Quand le Parti libéral de Lester Pearson remplaça le PPC en 1963, Diefenbaker resta chef de l’opposition officielle avec l’espoir (déçu) de renverser les Libéraux et de renouer avec le pouvoir. Sous la houlette de Douglas, le NPD fut réduit à n’occuper que 17 sièges, derrière le parti Crédit social, porté par une surprise électorale au Québec. Les controverses liées au maintien de la sécurité nationale revinrent au premier plan sous Pearson et ses gouvernements minoritaires successifs.
Heumpty Deumpty : le cas troublant de Victor Spencer
Un employé des postes qui faisait de l’espionnage tomba d’un mur haut et tous les cavaliers du Roi (la GRC) ne purent le réparer, ce qui fit trembler un gouvernement minoritaire.
Après avoir gagné quatre sièges supplémentaires lors de l’élection fédérale de novembre 1965, pour atteindre un total de 21 députés, le NPD s’empara de l’affaire Victor Spencer, un employé des postes de Vancouver pris à collecter des informations pour le KGB et renvoyé de la fonction publique fédérale sans pension ni avantages sociaux. La GRC vit Spencer rencontrer des contacts soviétiques à Ottawa à plusieurs reprises et le suivit en Colombie-Britannique et en Alberta, où il photographiait et filmait un oléoduc considéré comme une cible potentielle de sabotage. Des interrogatoires ultérieurs révélèrent que Spencer échangeait des informations provenant de pierres tombales et de registres scolaires contre de fausses identités utiles aux agents dormants du KGB, vus comme illégaux, et qu’il repérait des fermes à vendre à Surrey, près de la frontière, pour y installer une potentielle base d’opérations et un site de communication secret en vue d’aider des espions à s’infiltrer aux États-Unis. Le ministre de la Justice, Lucien Cardin, résolut de ne pas poursuivre Spencer, parce que celui-ci avait reçu un diagnostic de cancer du poumon, faisant planer la menace de sa mort prochaine, et en raison de problèmes avec les éléments de preuve tirés de la surveillance de la GRC. En revanche, il promit que le Service de sécurité et de renseignements exercerait une surveillance constante et rapprochée des activités de Spencer jusqu’à son décès. Douglas et le NPD jugèrent très injuste la façon dont le gouvernement Pearson avait géré le renvoi de Spencer, sans possibilité de faire appel ni de se défendre.
En réalité, la surveillance exercée par la GRC, fruit d’un impératif politique, faisait bien l’affaire de Spencer, qui était isolé et seul, harcelé sans relâche par la presse dans les derniers mois de sa vie. Les membres du Service de sécurité et de renseignement affectés à Spencer garantissaient sa sécurité et le rassuraient en louant des chambres d’hôtel ou en restant dans sa maison avec lui régulièrement. Ils apprirent à se connaître et devinrent familiers les uns des autres. Quand David Lewis, député de York-Sud pour le NPD, l’interrogea au sujet de son renvoi et de son traitement par le gouvernement, Spencer fit des commentaires positifs sur son expérience de la GRC, mais la simple remise de ses cotisations au régime de pension de retraite et le retrait de son assurance maladie, qui justifiaient à son avis une enquête plus approfondie, l’emplissaient de rancœur. La critique des Libéraux sur l’affaire Spencer atteint son apogée au Parlement le 4 mars 1966, lorsque Cardin laissa échapper le nom de Gerda Munsinger, une hôtesse de Montréal au passé agité qui avait connu intimement quelques ministres du Cabinet du gouvernement du PPC précédent. Un scandale palpitant d’espionnage sexuel au Canada, semblable à l’affaire Profumo au Royaume-Uni, éclipsa bientôt les griefs de cet employé des postes malade, mais la mobilisation du NPD fournit une issue aux Libéraux, après que Pearson parla personnellement avec Spencer au téléphone pour confirmer son désir d’une enquête publique. Une commission d’enquête distincte fut donc chargée d’examiner les circonstances à l’origine de « l’affaire Munsinger ».
Une commission d’enquête présidée par le juge Dalton Wells de la Cour d’appel de l’Ontario tint des auditions à Ottawa et à Vancouver, alors que Spencer avait été découvert mort de causes naturelles à son domicile. Le solliciteur général Lawrence Pennell avait mis fin à la surveillance de Spencer par le Service de sécurité et de renseignement des semaines plus tôt, donc le décès de l’homme échappa complètement au gouvernement, ce qui provoqua des commentaires de la presse et des questions du NPD au Parlement. Les témoignages recueillis par la commission d’enquête portaient sur l’étendue des activités d’espionnage menées par Spencer et affirmaient que les membres de la GRC étaient ses seuls « amis » à la fin de sa vie. Le défunt Spencer ne pouvait ni collaborer ni réfuter cette vision positive de l’altruisme de l’appareil de sécurité et, peut-être surtout, fournir de déposition directe potentiellement incriminante. Limité par le mandat restrictif de la commission, Wells conclut dans un rapport final publié en juillet 1966 que le renvoi de Spencer était raisonnable et solide sur le plan juridique, exonérant ainsi largement le gouvernement et la GRC. Douglas, qui n’en était pas si sûr, diffusa un communiqué de presse critique, soulignant que le renvoi de Spencer était toujours injuste et blâmant le Cabinet et l’administration fédérale. Le gouvernement minoritaire de Pearson survécut toutefois à une grande controverse entourant la sécurité nationale et resta au pouvoir avec l’aide du NPD. L’affaire Spencer entraîna la création d’une autre commission d’enquête secrète, axée sur le maintien de la sécurité nationale.
Le lion et la licorne : la Commission royale d’enquête sur la sécurité présidée par Mackenzie
Les préoccupations gouvernementales relatives à la sécurité nationale se heurtèrent à des visions idéalistes des libertés civiles et des droits individuels dans un affrontement permanent qui se termina par une évaluation sobre visant à trouver un équilibre pour que tout le monde puisse manger du gâteau aux fruits.
La Commission royale d’enquête sur la sécurité, qui fut peut-être l’examen le plus significatif et le plus exhaustif de la sécurité nationale au Canada jusqu’à cette date et bien des années après, fut promise dans le premier mandat confié à Wells parce que Pearson voulait mener tout examen détaillé des méthodes de sécurité et d’organisation interne séparément des enquêtes publiques au sujet de Spencer et de Munsinger, chargées sur le plan politique. Présidée par le haut fonctionnaire Maxwell Mackenzie, cette commission siégea principalement à huis clos de novembre 1966 à septembre 1968 et comprenait trois membres, dont Coldwell, l’ancien leader de la FCC. Au début, Coldwell demanda le dossier de sécurité que le Service de sécurité et de renseignement avait sur lui et fut quelque peu déçu par sa brièveté. La GRC avait également des dossiers de sécurité sur Pearson et Diefenbaker (détruits par le SCRS à la fin des années 1980) et sur Lewis (préservé pour la postérité). Le fait qu’un social-démocrate siège à la commission, qui œuvra longtemps, mais aucun conservateur, témoigne de l’appui du NPD au gouvernement dans le cadre des controverses de sécurité nationale qui venaient d’éclater et de la nécessité d’une variété d’opinions tenant compte des libertés civiles et des droits des personnes dans une démocratie fonctionnelle. Le NPD s’était montré plus mûr que le PPC, car il était capable d’évaluer les questions fondamentales tout en respectant des principes fondamentaux, ce qui lui permit de pénétrer pour la première fois dans les coulisses du maintien de la sécurité nationale.
Pour Coldwell et le NPD, la Commission royale fut assurément édifiante. L’étendue du travail et l’enquête furent exhaustives, vastes et étonnamment honnêtes. Des membres de la plupart des ministères et organismes de sécurité du gouvernement se présentèrent devant les commissaires, firent des témoignages éclairés et fournirent des preuves documentaires, enregistrées dans des notes, des aide-mémoires et des mémoires de recherche. Les commissaires se rendirent à Washington, à Londres, à Paris, à Bonn (alors capitale de l’Allemagne de l’Ouest), à Stockholm (Suède), à La Haye (Pays-Bas), à Bruxelles (OTAN), à Melbourne et à Canberra (Australie), ainsi qu’à Hong Kong pour entendre directement des professionnels et des décisionnaires leur parler des pratiques exemplaires des alliés du Canada dans les domaines occupant ce dernier. Dans un rapport secret achevé en septembre 1968, la Commission recommanda la création d’un secrétariat de sécurité au sein du Conseil privé, le transfert des fonctions de sécurité de la GRC à un nouvel organisme civil, l’amélioration du filtrage de sécurité pour les fonctionnaires et les immigrants, dans le respect de la vie privée et des droits individuels, des restrictions d’accès à la citoyenneté pour les personnes ayant des antécédents criminels et suscitant des préoccupations sur le plan de la sécurité, et la limitation de l’interception des télécommunications et des écoutes électroniques aux professionnels de la sécurité et de la police disposant d’une autorisation appropriée accordée par mandat judiciaire. Dans l’ensemble, le rapport témoignait d’un respect de la GRC dans son rôle de maintien de la sécurité nationale et prenait le FBI comme modèle pour le maintien de l’ordre et le contre-espionnage. Coldwell et le NPD découvrirent les rouages internes de l’appareil de sécurité canadien. La Commission royale d’enquête sur la sécurité, dans ses actes de procédure et ses conclusions, chercha l’équilibre entre les idéaux de libertés civiles (la licorne) et les éléments essentiels à la sécurité nationale pour l’État (le lion) afin d’améliorer les choses.
Alice reine : conclusion
Avec l’aide d’un chevalier bien intentionné nommé Pearson, le NPD fut finalement pris au sérieux dans le domaine de la sécurité nationale et invité dans le cercle. La Reine Blanche et la Reine Rouge organisèrent un souper pour le couronnement d’Alice, puis s’empressèrent de l’ignorer.
Les opinions progressistes défendues par les sociaux-démocrates du FCC/NPD enrichirent le discours sur le maintien de la sécurité nationale au Canada, car elles les poussèrent à poser des questions importantes que le parti au pouvoir eut du mal à ignorer. Le troisième parti politique, après le Parti libéral et le PPC, ne gouverna jamais, mais son influence s’avéra précieuse au Parlement comme en dehors. Le FCC/NPD, qui était distinct du PC/POP et lui était diamétralement opposé, fournit un nouveau point de vue socialiste du maintien de la sécurité nationale et veilla à ce que l’appareil de sécurité de l’État ne s’en prenne pas à lui. La démocratie sociale canadienne bénéficia de l’apport de quelques bons dirigeants, d’un petit caucus de députés déterminés et d’un électorat issu des rangs ouvriers et progressistes respectables. Les personnalités politiques du FCC/NPD s’appuyèrent sur leur expérience du monde réel pour formuler des tactiques pragmatiques fidèles aux idéaux socialistes, sans jamais oublier qui les avait élues et qui elles représentaient. Leurs critiques promurent une plus grande équité, une plus grande transparence et une plus grande efficacité, sans nier la nécessité d’une structure garante de la sécurité de l’État. Comme Alice, les sociaux-démocrates rencontrèrent de nombreuses surprises et mésaventures en chemin, car ils vivaient à l’envers dans un rêve alors que le pays était obsédé par l’espionnage, la subversion et la « sécurité ». Ainsi se termine le conte de fées.
Craintes au sujet des activités du FLQ à l’étranger : documents du Groupe de travail sur les enlèvements
Plusieurs groupes terroristes dans le monde se sont fait un nom dans les années 1960 et 1970. Dans les réseaux qu’ils formaient, les membres de groupes en apparence disparates entraient en contact et échangeaient des idées sur leurs luttes nationales ou idéologiques, et la solidarité intellectuelle renforçait souvent leurs liens. Lors de la crise d’Octobre 1970, le gouvernement du Canada a craint que le mouvement séparatiste québécois, le Front de libération du Québec (FLQ), ne trouve sa place dans ces réseaux.
S’appuyant sur des documents récemment déclassifiés du Groupe de travail sur les enlèvements (« Task Force on Kidnapping »), le présent article traite en détail des moyens déployés par le gouvernement du Canada pour tenter d’anticiper les mouvements du FLQ à l’étranger. Le Groupe de travail s’est principalement inquiété de trois éventualités : le soutien direct de l’Algérie, de Cuba ou d’un autre État révolutionnaire socialiste; l’idée que le FLQ dépose une requête officielle auprès d’un organisme international comme la Croix-Rouge ou les Nations Unies; la possibilité que le FLQ noue des liens avec des groupes révolutionnaires non étatiques à l’étranger. Toutes ces craintes concernaient les moyens internationaux que le FLQ pourrait employer pour acquérir de la légitimité pour lui-même et pour sa cause dans le monde. La thèse du présent article est que le FLQ peut et devrait être inscrit dans le cadre, plus large, des nouveaux réseaux terroristes internationaux.
La plupart des études sur le FLQ l’examinent dans le contexte de l’histoire et de la politique canadiennes. Bien que cela témoigne d’une orthodoxie très précieuse, il est aussi utile d’observer le FLQ dans le contexte du terrorisme international apparu dans les années 1970.
Bien que le séparatisme québécois ait toujours existé sous une forme ou une autre depuis le 18e siècle, le FLQ lui-même est souvent associé à la période allant de 1963 à 1972. À ses débuts, il était particulièrement ancré à gauche et anti-impérialiste. C’était surtout manifeste dans des œuvres comme l’essai Les nègres blancs de l’Amérique, dans lequel Pierre Vallières, en 1968, présentait les Québécois comme une minorité opprimée et colonisée par les Anglais, et défendait le recours à « la violence révolutionnaire » contre le système capitaliste, considérant que c’était l’unique moyen de vraiment obtenir l’indépendance. La plupart des membres de cette génération fondatrice du FLQ souhaitaient construire l’idéologie de leur mouvement. Bon nombre d’entre eux, comme Mario Bachand, étaient des marxistes convaincus.
L’exploit le plus connu du FLQ est sans doute la crise d’Octobre, déclenchée lorsque la « cellule Libération » du FLQ enleva le diplomate britannique James Cross, délégué commercial principal, chez lui, le matin du 5 octobre 1970. Entre autres revendications, les ravisseurs de Cross voulaient pouvoir partir sans être inquiétés pour l’Algérie ou Cuba avec leur famille. Le 10 octobre, une autre cellule du FLQ a kidnappé le ministre du Travail du Québec, Pierre Laporte. Six jours plus tard, le premier ministre Pierre Trudeau invoqua la Loi sur les mesures de guerre. Cross fut libéré le 3 décembre par ses preneurs d’otages, qui purent partir pour Cuba sans difficulté. Le FLQ perdit la majeure partie de son soutien populaire après l’exécution de Laporte et avait pratiquement disparu en 1972, une fois ses dernières cellules éliminées et ses membres arrêtés.
Le jour de l’enlèvement de Cross, le ministère des Affaires extérieures créa également le Groupe de travail sur les enlèvements. Composé de fonctionnaires de divers secteurs, allant de la GRC au Bureau du Conseil privé en passant par le Service de presse, le Groupe de travail avait pour mission d’analyser la crise et d’élaborer des plans de contingence. Une grande partie de son évaluation consistait à jauger si le FLQ avait l’intention ou la capacité de nouer des liens à l’étranger et d’avancer grâce à eux. Le Groupe de travail croyait que si le FLQ suivait tous les autres « modèles classiques » de groupes similaires, la prochaine étape serait pour lui de créer une branche internationale.
Sympathie et soutien d’États
La tâche la plus urgente et la plus évidente du Groupe de travail était d’étudier la possibilité d’une connexion du FLQ avec Cuba et l’Algérie, pays mentionnés directement dans les revendications formulées pour la libération de Cross. Le Canada n’avait pas de mission diplomatique officielle à Alger et considéra que le moment était opportun pour négocier d’en implanter une. Si le Canada avait une présence politique plus forte en Algérie, il serait mieux à même d’enquêter sur une éventuelle représentation du FLQ sur place et d’en atténuer la puissance. Le FLQ avait mentionné l’Algérie parce que le Front de libération nationale (FLN) de celle-ci avait été une référence commune pour les mouvements de libération tout au long des années 1960. De plus, le gouvernement algérien avait une position prorévolutionnaire et anti-impérialiste. Les deux pays appartenaient à la francophonie, ce qui facilitait beaucoup la communication. Le Groupe de travail avait également recueilli plusieurs reportages expliquant en détail comment le leader des Black Panthers, Eldridge Cleaver, s’était enfui pour l’Algérie grâce à ses liens avec l’ambassade de Chine sur place. Il s’inquiétait du fait que l’exil notoire de Cleaver en Algérie crée un précédent pour les membres du FLQ. Les Algériens, cependant, étaient très réceptifs à l’idée que le Canada renforce sa présence dans leur pays, car cela représenterait une adhésion politique de plus. C’était le fondement d’une relation symbiotique entre les deux États : en échange d’une validation politique, l’Algérie veillerait à ce que le FLQ n’implante pas de mission sur son sol.
Le lien avec Cuba était plus solide. Non seulement le gouvernement cubain était ouvertement favorable à la révolution, il avait aussi offert l’asile à des activistes politiques sympathisants du monde entier. De plus, ses liens étroits avec l’Union soviétique préoccupaient le Groupe de travail. D’après un câble daté d’octobre, Mario Bachand, du FLQ, était même à La Havane. Deux autres membres fondateurs du FLQ, Raymond Villeneuve et André Garrand, s’y trouvaient également depuis 1968, espérant bénéficier d’un entraînement à la guérilla qui ne s’est jamais concrétisé.
En réalité, les Cubains semblaient indifférents à la cause du FLQ et estimaient que sa présence dans leur pays était encombrante. Villeneuve, Garrand et les autres felquistes n’eurent pas accès à la Cuba fantastique et idéologique dont ils avaient rêvé. Les Cubains ne prenaient pas au sérieux le séparatisme québécois. Un télégramme suggère que cette réticence venait en partie du fait que le FLQ ne faisait pas partie de l’organisation de solidarité qui liait l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine selon des critères géographiques et dont Cuba essayait de se positionner comme chef de file. Le Groupe de travail retint toutefois que, malgré ses démentis, le gouvernement cubain avait beaucoup d’intérêt et de sympathie pour le FLQ.
Le Groupe de travail étudia également les liens possibles avec d’autres nations. Un document relate qu’un diplomate subalterne jordanien à Beyrouth avait affirmé avoir entendu parler de Canadiens impliqués dans les luttes des Fedayin. De plus, des éléments de preuve antérieurs (mais vagues) montrant qu’un nombre non précisé de Québécois avaient bénéficié d’un entraînement au combat en Palestine avaient conduit le Groupe de travail à imaginer que le FLQ pourrait trouver un appui auprès des différents groupes de libération palestiniens. Le Groupe de travail s’est même demandé si le FLQ allait solliciter un soutien de la Chine, de la Corée du Nord ou du Vietnam. D’après une note de service datée de novembre, bien que peu probable, la possibilité que le Parti communiste chinois (PCC) s’implique ne pouvait pas être entièrement écartée, en raison d’indications de la GRC selon lesquelles le mouvement communiste montréalais recevait probablement des fonds du PCC. Bien que cela n’ait pas été dit franchement, il est probable que ce lien ait été fait en raison des écrits ouvertement gauchistes et marxistes des premiers felquistes. Par excès de prudence, et sans doute pris d’un sentiment de panique, le Groupe de travail commandait des informations partout où il le pouvait, que ce soit des rapports sur le mouvement séparatiste basque ou sur la répression exercée par le gouvernement malaisien contre les kidnappeurs.
Le Groupe de travail craignait l’assistance directe et clandestine d’États révolutionnaires, ou d’États alliés à l’Union soviétique. Il s’inquiétait que toute reconnaissance, toute marque de sympathie ou tout soutien d’un État-nation donne une légitimité politique au FLQ et appuie encore plus sa cause. C’était particulièrement crucial compte tenu des discours socialistes et anti-impérialistes qu’avait tenus le FLQ dans des ouvrages comme Les nègres blancs.
Si le Groupe de travail envisageait toutes les possibilités, même les plus improbables, il ne croyait pas très probable que le FLQ fasse appel au soutien direct d’États pour créer une branche internationale. Selon lui, c’était sans doute dû à un manque de ressources. Malgré les enlèvements, le FLQ paraissait faible et inconstant à bon nombre des États révolutionnaires qu’il aurait pu approcher, et n’était généralement pas pris au sérieux, sauf sur le plan théorique, pour l’idéologie et la solidarité révolutionnaire internationale.
Organisations internationales
Le Groupe de travail se demanda si le FLQ allait plutôt miser sur ses idées anticoloniales pour faire appel à des institutions internationales. Dans un rapport de la mi-novembre, la Commission internationale de juristes, Amnesty International et, surtout, la Croix-Rouge et l’Organisation des Nations Unies (ONU) étaient énumérées comme des recours possibles.
La question de savoir si le FLQ pouvait légalement affirmer qu’un génocide contre les Québécois était en cours pour obtenir la faveur de l’ONU était également une source de préoccupation. Une étude d’Affaires juridiques avait conclu que le recours à cette stratégie était très improbable, mais que s’il voulait utiliser l’argument du génocide, le FLQ s’appuierait sur la Loi sur les mesures de guerre. Cette crainte découlait en partie de preuves que la génération fondatrice du FLQ avait envisagé sérieusement de faire appel à l’ONU au motif que ses droits fondamentaux étaient violés. Selon certains documents du Groupe de travail, des dignitaires arabes auprès de l’ONU essayaient d’exploiter les enlèvements pour obtenir le soutien du Canada à leurs propres objectifs. Dans une note de service datée de la fin du mois de novembre, le sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures demandait l’assurance que la délégation canadienne serait bel et bien avisée la première si l’ONU recevait une requête du FLQ. Il demandait aussi des informations sur la procédure à suivre si une manifestation non autorisée éclatait devant le siège de l’ONU.
Le Groupe de travail commanda également des informations sur Amnesty International pour s’assurer que les personnes arrêtées en raison de leurs liens avec le FLQ (en particulier en vertu de la Loi sur les mesures de guerre) n’auraient pas la possibilité de faire valoir leur cause. Il ne voulait pas donner l’impression que le gouvernement du Canada détenait des prisonniers politiques. Son enquête sur la Commission internationale de juristes s’inscrivait dans la même démarche : il souhaitait vérifier qu’une éventuelle plainte concernant le non-respect du droit international par le Canada ne serait pas prise au sérieux.
Solidarité internationale non étatique
Le Groupe de travail s’inquiétait que les discours anti-impérialistes du FLQ lui vaillent la sympathie d’autres mouvements anticoloniaux en Afrique et en Asie, voire d’étudiants à l’étranger, en particulier en France, aux États-Unis et en Belgique. Par exemple, plusieurs groupes syndicalistes à Paris avaient dit être solidaires du FLQ afin de défendre la démocratie. À de nombreuses reprises, les syndicalistes parisiens avaient ajouté à leurs ordres du jour des débats dans lesquels le Québec était présenté comme une nation colonisée et opprimée par les Britanniques. Le Groupe de travail demanda également des informations sur des étudiants canadiens en Belgique, qui étaient liés à ces mouvements.
Les médias français couvrirent largement l’enlèvement de James Cross. Ottawa fit observer au gouvernement français qu’une grande partie de cette couverture était « défavorable ». Elle s’inquiétait que les membres du FLQ exilés en Europe aient infiltré les médias français. Soulignons que dans ce câble, Ottawa précisait qu’il fallait trouver ces « agents sympathisants », « qu’ils soient canadiens ou non », ce qui sous-entendait que le Groupe de travail croyait que même des non-Canadiens pouvaient travailler pour le FLQ si ses liens avec l’étranger étaient aussi forts qu’il le craignait. Dans le même câble, les autorités canadiennes font référence à une réunion du Parti socialiste du Québec visant à donner des informations aux camarades français au sujet de la Loi sur les mesures de guerre. Le Groupe de travail voyait cela comme un exemple clair de recherche de soutien à l’étranger, ce qui confirmait bon nombre de ses inquiétudes. Le fait que le message mette l’accent sur la Loi sur les mesures de guerre le préoccupait particulièrement, car il s’agissait souvent d’un sujet facilitant l’entrée en contact et d’un motif de ralliement pour les sympathisants du FLQ.
Le Groupe de travail demanda également la transcription d’une entrevue aux États-Unis de Marlene Dixon, professeure de sociologie à McGill. Dans cette entrevue, elle avait parlé du Québec comme d’une « colonie de l’impérialisme américain ». Elle avait affirmé ensuite que la Loi sur les mesures de guerre était une idée américaine, et que même avant qu’elle soit invoquée, le Québec vivait sous « un régime fasciste ». Bien que Canadienne non francophone, Marlene Dixon était très proche du mouvement séparatiste et défendait plusieurs autres causes léninistes, maoïstes et socialistes.
Sur le plan politique, l’entrevue de Dixon toucha une corde sensible chez le Groupe de travail, qui craignait que la solidarité internationale de gauche engendre de la sympathie pour le FLQ à l’étranger, en particulier lorsqu’il misait sur les discours anti-impérialistes. Dans une note de service sur les activités possibles du FLQ à l’extérieur du Canada datant de début novembre, des groupes comme les Black Panthers et Students for a Democratic Society (SDS) sont cités comme étant des groupes d’intérêt. La première génération du FLQ avait trouvé une grande solidarité chez les Black Panthers et SDS : pendant la majeure partie de son exil aux États-Unis en 1966, Vallières vécut avec ses amis des Black Panthers. De plus, après l’arrestation du felquiste Pierre-Paul Geoffroy, en 1969, deux autres felquistes utilisèrent leurs liens avec les Black Panthers pour se rapprocher de la direction de SDS, qui les aida à obtenir des passeports et à se rendre à Miami, puis à Cuba. La solidarité intellectuelle et idéologique existait déjà, mais il fallait vérifier si elle perdurait tout au long de la crise d’Octobre.
Dans la même note de service, on affirme également que tout groupe pacifiste opposé aux États-Unis et à l’OTAN pourrait voir la cause du FLQ comme un exemple d’« attitude impérialiste et colonialiste » du Canada « dictée par Washington ». Ces sentiments pro-FLQ à l’étranger furent renforcés par la Loi sur les mesures de guerre et par le solide appui dont le groupe jouissait au Canada. Par exemple, dans son entrevue, Dixon avait soutenu que, bien que la mort de Laporte fût regrettable, c’était en réalité la Loi sur les mesures de guerre et les décisions du gouvernement du Canada qui l’avaient « forcée ». Le Groupe de travail était également conscient que la Loi sur les mesures de guerre pourrait propager la menace associée au FLQ, au lieu de la conserver au pays, où il estimait pouvoir mieux la contenir. Il craignait que cet élargissement encourage le FLQ à se lancer dans d’autres activités propres aux groupes terroristes internationaux, comme les détournements d’avions, les attentats à la bombe contre des missions du Canada à l’étranger, et l’enlèvement ou l’assassinat de diplomates canadiens.
Conclusion
Le FLQ était fondamentalement un mouvement nationaliste séparatiste. Il invoquait souvent le socialisme et l’anti-impérialisme dans ses discours, comme on le voit dans les ouvrages de Vallières et de ses membres fondateurs publiés dans les années 1960. Plusieurs de ses membres, comme Bachand, étaient également des marxistes possédant leur carte du parti. Une fois les membres de cette génération arrêtés ou exilés, leurs héritiers ne semblèrent pas souhaiter produire des écrits sur leur cause ou tirer parti des réseaux intellectuels de leurs prédécesseurs.
Cependant, le Groupe de travail s’inquiétait que ces liens puissent être ravivés. C’est particulièrement important, car une grande partie de la sympathie exprimée envers le FLQ l’était pour condamner la Loi sur les mesures de guerre. Les anti-impérialistes à l’étranger étaient prêts à fermer les yeux sur la mort de Laporte parce que la Loi était un exemple de la domination anglophone que combattait le FLQ.
En fin de compte, le FLQ n’a jamais pu établir une présence internationale comme le craignait le Groupe de travail, car il ne possédait tout simplement pas les relations ni les fonds nécessaires. Les liens les plus tangibles du FLQ à l’étranger étaient des liens idéologiques forgés par les générations précédentes, plus ouvertement de gauche, que le FLQ de la crise d’Octobre n’a pas semblé exploiter. La plupart de ces sympathies intellectuelles s’exprimaient par la condamnation de la Loi sur les mesures de guerre. Que ce soit par l’aide manifeste d’États, le soutien tacite d’organismes internationaux ou des relations avec d’autres mouvements non étatiques, le Groupe de travail craignait que le FLQ cherche à employer des réseaux étrangers pour asseoir sa légitimité. Dans de nombreux documents, il semble entendu que le FLQ pourrait facilement utiliser la Loi sur les mesures de guerre comme preuve de l’oppression anglophone afin de trouver de la sympathie dans ces réseaux.
Les documents du Groupe de travail offrent un aperçu intéressant de la façon dont le Canada a essayé d’être proactif contre le terrorisme national pendant l’une des périodes les plus tendues et les plus contestées de son histoire. Ils éclairent également la place du FLQ et de la crise d’Octobre dans le contexte des réseaux terroristes internationaux nés dans les années 1960 et 1970. Ils montrent aussi que, bien qu’une grande partie des craintes du Groupe de travail ne se soient pas concrétisées, le Groupe savait aussi que le FLQ pouvait exploiter les solidarités intellectuelles internationales de sa génération fondatrice pendant la crise d’Octobre.
Un monde transformé : le SCRS, la guerre froide et l’antiterrorisme dans les années 1980 et 1990
À son 20e anniversaire, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a intitulé l’introduction de son rapport annuel Un monde transformé. Dix ans plus tard, le rapport qu’il a déposé à son 30e anniversaire avait été rédigé avec un ton semblable. En effet, les deux documents soulignaient l’évolution du climat de sécurité et des priorités, passés de la lutte contre le communisme lors de la mise sur pied de l’organisme à la lutte antiterroriste après le 11 Septembre. Dans ces rapports, le SCRS reconnaissait l’avènement du terrorisme transnational dans les années 90, mais sous-estimait le lien entre les pratiques de renseignement en usage lors de la guerre froide, y compris l’antisubversion (qui a depuis sombré dans l’oubli), et la lutte antiterroriste qui a suivi cette période.
À son tour, le présent document avance trois grandes idées:
- La période allant des années 1970 aux attentats du 11 septembre 2001 n’a pas été marquée par une transition menant à la situation de l’après-11 Septembre sur le plan de la sécurité. Il s’est plutôt produit une fusion du monde de la sécurité de la guerre froide et de celui de la lutte antiterroriste. Autrement dit, lorsqu’il est question de sécurité nationale, la guerre froide est toujours, au XXIe siècle, un élément fondamental de ce qui est communément appelé « la guerre contre la terreur ». Les méthodes de collecte de renseignements, comme le recours à des informateurs, les tactiques mises en œuvre, comme les mesures de perturbation, et l’importance des alliés, en particulier les États-Unis, sont restées toutes aussi pertinentes après le 11 Septembre que pendant la guerre froide. Le contexte de la sécurité avait déjà commencé à se déstabiliser dans les années 1970, quand les cibles propres à la guerre froide ont commencé à être remplacées par celles qui domineraient la période suivante. Toutefois, certaines choses n’ont pas changé : les méthodes et la tendance à attribuer les problèmes de sécurité nationale à des éléments étrangers, comme cela se faisait au Canada depuis la Première Guerre mondiale, voire avant. De façon semblable, dans les années 1970, la lutte antiterroriste était axée sur les menaces d’origine étrangère pour le Canada, ce qui contrastait avec les efforts déployés précédemment contre le Front de libération du Québec, que l’État canadien considérait comme une menace intérieure alors qu’elle était au moins en partie transnationale. Tant dans la lutte antiterroriste que pour l’antisubversion, les auteurs de menace étaient « les autres ». Pour reprendre une expression des politologues Rita Dhamoon et Yasmeen Abu-Laban, les responsables de la sécurité de l’État voyaient bon nombre d’entre eux comme de « dangereux étrangers à l’intérieur ».
- Même une fois terminée, pendant les années 1990, la guerre froide a continué de jouer un rôle important dans la compréhension du terrorisme et les mesures prises pour le contrer. Les efforts de lutte antiterroriste déployés par le SCRS dans les années 1990 avaient beaucoup en commun avec ceux de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) dans les années 1970, ce qui n’a rien de surprenant compte tenu de l’imbrication des deux organismes sur le plan historique, notamment par leur personnel dans les premières années du SCRS. La guerre froide a effectivement joué un rôle déterminant, puisque les instruments dont disposait l’État pour lutter contre la montée des nouvelles menaces terroristes dans les années 1970 étaient des fruits de la guerre froide et avaient été élaborés en raison de la sécuritisation du communisme. Évidemment, les opérations de contre-espionnage au Canada en faisaient partie, mais la division du renseignement de la GRC mettait avant tout l’accent sur l’antisubversion. Ainsi, c’est dans la division de l’antisubversion de la GRC qu’a été mise sur pied la première équipe du Service de sécurité spécialisée dans la lutte contre le terrorisme international, à la suite de l’attentat commis par des terroristes palestiniens contre des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich.
- Après le 11 Septembre, bon nombre de problèmes liés au terrorisme et à la lutte antiterroriste, qui étaient alors considérés comme uniques, étaient en fait apparus au cours des trois décennies précédentes. Il s’agit d’un élément de l’étude du terrorisme et de la lutte antiterroriste sans rapport avec l’histoire, qui est en partie attribuable à la domination des spécialistes des sciences sociales sur ce sujet.
Il est évident que ces trois grandes idées entrent en contradiction avec une partie du courant de pensée qui a dominé ces 25 dernières années. Après le 11 Septembre, nombreux sont celles et ceux qui ont affirmé qu’il aura fallu que des avions de passagers percutent des immeubles pour que les services de sécurité occidentaux remarquent la menace terroriste. Par la suite, des organismes conçus principalement pendant la guerre froide pour contrer la menace communiste se sont retrouvés face à un nouveau type de danger, une position somme toute difficile. Cette idée s’est répandue, alors qu’elle est déconnectée du contexte historique entourant les activités des services de renseignement comme le SCRS. C’était particulièrement évident aux États-Unis, où des universitaires ont avancé que les services de renseignement créés pendant la guerre froide n’étaient pas prêts à faire face à la « nouvelle » menace associée au terrorisme. Dans son livre Spying Blind, Amy Zegart reconnaît que, pendant la guerre froide, le rôle du FBI ne se contentait pas de combattre le crime, ce qui comprenait la lutte contre la subversion, une activité présentant des recoupements avec la lutte contre le terrorisme. En revanche, elle omet presque complètement le rôle antiterroriste de l’organisation, qui a vraiment commencé dans les années 1970. Elle soutient que pour le FBI, la lutte antiterroriste après la guerre froide était un « travail totalement différent ». Dans un même ordre d’idée, dans le livre Intelligence for an Age of Terror, Gregory F. Treverton laisse entendre que le terrorisme et l’antiterrorisme ne sont apparus qu’à la fin de la guerre froide. Dans cet ouvrage, il ne reconnaît pas toute la portée de la surveillance intérieure exercée pendant la guerre froide, qui ne visait pas qu’à identifier des agents de renseignement étrangers.
Ces interprétations de l’histoire font fi de l’importance de la guerre froide, quand le travail de lutte contre la subversion était le précurseur de certains efforts de lutte contre l’extrémisme violent après le 11 Septembre. Au Canada, même si les activités liées à la sécurité intérieure comprenaient le contre-espionnage, l’un des principaux objectifs de la division du renseignement de la GRC consistait à contrer la subversion intangible. C’est dans la section de l’antisubversion, en 1972, qu’est née la première équipe spécialisée dans la lutte contre le terrorisme international, après les événements à Munich (un processus semblable a eu lieu au Royaume-Uni et en Australie). Cette section a été maintenue dans les années 1970, moyennant quelques réorganisations.
Par ailleurs, les forces à l’œuvre dans les attentats du 11 Septembre n’étaient pas totalement inconnues. Les organismes canadiens responsables de la lutte antiterroriste savaient bien, dans une certaine mesure, que le terrorisme islamiste était une possibilité. Dès les années 1970, l’État canadien savait que les conflits au Moyen-Orient pouvaient avoir des échos violents au Canada. À l’époque, comme les groupes palestiniens qui visaient Israël n’étaient pas religieux, le problème était envisagé sous une perspective ethnique plutôt que religieuse.
Le SCRS s’est assurément intéressé au terrorisme bien avant les événements de septembre 2001, tout comme la GRC avant lui. Les attentats terroristes perpétrés dans la première moitié des années 1980, comme l’assassinat du colonel Atilla Altikat, attaché militaire turc, à Ottawa, en 1982, par des terroristes arméniens, et les deux attentats à la bombe contre des avions de ligne commis en 1985, notamment contre le vol 182 d’Air India, dans lesquels 331 personnes ont péri, ont ramené la question du terrorisme parmi les priorités pour la sécurité nationale pour la première fois depuis le début des années 1970. L’assassinat d’Altikat a causé de l’embarras au gouvernement de Pierre Trudeau et déclenché un examen pangouvernemental des capacités antiterroristes qui a duré deux ans et porté sur 11 organismes.
Dans la foulée de cet examen, la GRC a produit un rapport, en 1983, montrant ce qu’elle considérait comme les principales difficultés en matière d’antiterrorisme. Bon nombre d’entre elles sont toujours d’actualité :
- Les ressources humaines limitées imposent de prioriser certains efforts ciblés.
- Il est délicat d’enquêter sur des groupes ethniques ou concernés par certains sujets.
- Il est difficile de distinguer la manifestation légitime d’un désaccord de l’appui au terrorisme.
- Il n’est pas évident de trouver l’équilibre entre les droits de la personne et les impératifs de sécurité de l’État.
- L’appareil de sécurité et de renseignement manque de ressources d’analyses coordonnées.
- Les différents États appliquent différentes définitions et interprétations au domaine du terrorisme, ce qui complique la tâche de vérifier les informations et les évaluations de la menace qui incombe au Service de sécurité.
- Certaines enquêtes antiterroristes soulèvent des problèmes d’ordre juridique (répertoriées par la Commission McDonald).
Après l’attentat contre le vol d’Air India, davantage de ressources ont été réaffectées de la lutte contre la subversion, une priorité pour la sécurité nationale depuis les années 1920 au moins, à la lutte antiterroriste, une « priorité élevée » du gouvernement dirigé par Mulroney. Le SCRS a aussi réaffecté des ressources de l’antisubversion à l’antiterrorisme (locaux, personnel administratif et matériel informatique). La dernière réunion de son équipe de lutte contre la subversion a eu lieu en 1987. Déjà à l’automne 1986, l’AT-5, une nouvelle équipe se concentrant sur « le terrorisme et ses répercussions par pays », avait été mise sur pied et chargée d’établir les profils de pays, une tâche qui revenait auparavant aux responsables de l’antisubversion. Comme il fallait peut-être s’y attendre, les ressources affectées à la lutte antiterroriste se sont avérées inadaptées à leur nouvelle cible, le terrorisme, et à la montagne de documents à traiter qui y étaient associés. D’après le procès-verbal (caviardé) d’une réunion tenue au SCRS à la fin des années 1980, « le personnel du secteur de l’antiterrorisme est insuffisant et croule sous l’information. Il n’est pas assez nombreux pour examiner tous les rapports, et les heures supplémentaires ne font pas une grande différence. Une personne recommande de communiquer avec le ministre pour lui signaler que la capacité de traiter les renseignements en est considérablement affectée ».
Des efforts ont assurément été déployés pour cartographier la menace terroriste, à l’instar de ce que la GRC avait fait dans les années 1970, lorsque la menace communiste semblait s’être allégée. En 1992, le SCRS a produit un examen détaillé dans une étude spéciale circonstanciée du directeur sur le terrorisme au Canada. À partir des événements terroristes, soit des actes de violence à caractère politique, répertoriés entre 1988 et 1991, le document dégageait un large éventail de menaces pour le Canada, notamment l’extrémisme autochtone, l’extrémisme sikh, l’extrémisme de droite et la question de la langue. L’inclusion de manifestations autochtones reflétaient, au moins en partie, l’impact de la crise d’Oka, survenue au Québec, en 1990, qui avait opposé des membres d’une communauté autochtone locale aux gouvernements du Québec et du Canada. En effet, le rapport du SCRS a inclus lui-même la crise d’Oka dans sa liste d’événements de violence politique qui ont eu lieu pendant la période couverte par le rapport.
Cette étude faisait aussi allusion au type de terrorisme qui, neuf ans plus tard, allait être associé à la période qui suivrait le 11 Septembre. Cependant, elle était classée dans une catégorie différente en 1992 : « à l’exception de l’incendie criminel d’une boutique ayant l’intention de vendre le livre Les versets sataniques et d’un attentat à la bombe artisanale lié à la guerre du Golfe, le Canada n’a jamais été une cible importante du terrorisme inspiré par le Moyen-Orient ». Des librairies et le bureau d’un ministre fédéral (Otto Jelinek) avaient reçu des menaces associées à la vente du roman controversé de Salman Rushdie. Le fait que ces actes soient considérés comme du terrorisme lié au Moyen-Orient témoignait d’une interprétation fondée sur un modèle datant de plusieurs décennies, selon lequel des groupes comme le Front de libération de la Palestine étaient majoritairement laïques. Cela traduit aussi de la perception, répandue à cette époque, que la violence politique se produisait à l’extérieur du Canada ou, dans le cas contraire, avait des origines étrangères. D’après un document du SCRS (daté de 1985) évaluant les menaces terroristes, certaines comportaient des « structures de soutien au Canada ou à l’étranger faisant appel à des concentrations ethniques associées à un militantisme politique, à l’opposition ou à l’appui à certaines communautés, ou à un sentiment nationaliste au Canada ». Cette conclusion était formulée après un projet mené par le Service de sécurité de la GRC en 1982, qui consistait à utiliser les données des recensements pour cartographier les populations ayant pour origine le Moyen-Orient ou l’Afrique du Nord au Canada. Toujours selon le rapport du SCRS de 1992, concernant le terrorisme lié au Moyen-Orient, « le SCRS n’a pas été en mesure de fournir des renseignements qui auraient permis aux organisations compétentes d’expulser plusieurs agents de renseignement et terroristes présumés ou connus, ou de leur interdire l’accès au territoire canadien ».
Au début des années 2000, les activités antiterroristes du SCRS comprenaient la production d’évaluations de la menace pour l’État canadien (le Centre intégré d’évaluation du terrorisme a été mis sur pied en avril 2004), la collaboration avec des communautés partout au Canada et leur surveillance, la contribution à une base de données sur les terroristes avérés et soupçonnés visant à éviter leur entrée au pays et la collaboration avec d’autres organismes fédéraux, provinciaux et civils au sujet des risques et des différents événements. Un examen du travail réalisé par le SCRS sur la menace liée à l’extrémisme sunnite pour la période allant du 1er avril au 12 septembre 2001 a conclu que le SCRS menait une enquête à long terme dont « la portée et la complexité n’avaient cessé de croître depuis son ouverture. Il semble qu’au moment des attentats du 11 septembre 2001, l’enquête du SCRS sur al-Qaïda était très poussée ». Elle faisait appel à des sources humaines, des écoutes en vertu de mandats et des renseignements provenant d’organismes étrangers. Après les attentats du 11 Septembre, le budget du SCRS a été augmenté de 30 pour cent.
Ainsi, ni les activités antiterroristes du Canada ni sa collaboration à cet égard avec les États-Unis et le reste du monde n’ont commencé avec le 11 Septembre. La coordination des efforts antiterroristes canado-américains avait débuté bien avant le 11 Septembre, notamment avec la tenue régulière de réunions bilatérales depuis au moins 1979 et, occasionnellement, comme en 1985, la tenue de réunions trilatérales incluant le Royaume-Uni. À titre d’exemple, en janvier 1988, un groupe de consultations bilatérales sur la coopération en matière d’antiterrorisme a été mis sur pied. En juin 1989, un exercice a été tenu pour examiner la coordination en cas d’attaque à la frontière. L’année suivante, des représentants d’Ottawa et de Washington se sont réunis pour établir des lignes directrices relatives à la gestion d’événements touchant leurs deux pays. En 1990 et 1991, la guerre du Golfe a alourdi les préoccupations quant à la possibilité que l’Irak parraine des attentats ou que des attentats visant à appuyer ce pays soient lancés. La CIA envisageait la possibilité d’un événement majeur en cas de déclenchement d’une guerre contre l’Irak. Lors d’une réunion bilatérale de collaboration antiterroriste entre le Canada et les États-Unis, en mai 1992, il a été question de l’évolution du fondamentalisme islamique, de la menace intérieure associée aux appuis intérieurs et extérieurs des groupes autochtones, et des mouvements d’immigration en lien avec l’évaluation des appuis possibles au terrorisme. Le SCRS a pris l’initiative sur cette dernière question, qui englobait notamment les sikhs, les Tamouls, le Hezbollah et la Palestine.
Enfin, les attentats du 11 Septembre, alors qu’ils étaient des actes d’une violence sans précédent perpétrés par des acteurs non étatiques, ont mené à la conclusion que l’expertise antiterroriste des services de renseignement nationaux était déficiente ou que ces services ne disposaient pas de la capacité d’agir dans ce domaine. C’est ainsi qu’est apparue l’idée que la guerre froide avait complètement entravé les capacités des services de renseignement à lutter contre le terrorisme propre au XXIe siècle. Comme l’avance le présent article, la guerre froide a certainement eu des répercussions sur le SCRS et la GRC, sa prédécesseure, et de toute évidence, le communisme a trop longtemps été au sommet des priorités dans les années 1980, mais les opérations antiterroristes qui ont précédé et suivi le 11 Septembre ne représentaient pas de rupture majeure avec la lutte contre le communisme qui avait précédé, en particulier en ce qui a trait aux méthodes employées (opérations de neutralisation, surveillance et recours à des informateurs). Pour les services de renseignement étatiques, à de nombreux égards, le monde de l’après-11 Septembre résulte d’une fusion entre la situation durant la guerre froide et celle de la lutte antiterroriste actuelle. Pour reprendre le rapport du SCRS, il s’agit bel et bien d’un monde transformé. Toutefois, cette transformation ne s’est pas faite du jour au lendemain après le 11 Septembre, mais s’est étalée sur plusieurs décennies.
Crises de sécurité nationale et pouvoirs extraordinaires en cas d’urgence : de la Loi sur les mesures de guerre à la Loi sur les mesures d’urgence
À deux reprises, le gouvernement canadien a proclamé l’état d’urgence en raison de crises de sécurité nationale. En octobre 1970, le gouvernement de Pierre Trudeau a invoqué la Loi sur les mesures de guerre (LMG) au motif qu’« un état d’insurrection » existait, au moment de la crise d’enlèvements et de prise d’otages par le Front de libération du Québec (FLQ). Un demi-siècle plus tard, le gouvernement de Justin Trudeau a déclaré l’état d’urgence à l’aide de la Loi sur les mesures d’urgence (LMU), successeure de la LMG, lors de l’occupation du centre-ville d’Ottawa par le Convoi de la liberté, en 2022.
1970
Pendant les années 1960, l’idée de l’indépendance du Québec gagna du terrain. Elle prit deux formes. Dans sa forme légitime, elle porta le Parti québécois (PQ) au pouvoir au Québec et aboutit à deux référendums sur la souveraineté. Dans sa forme illégitime, elle consistait en l’adoption de tactiques violentes et terroristes, selon le modèle de la « lutte pour la libération nationale ». La forme légitime constituait une menace pour l’unité nationale, et la forme illégitime, pour la sécurité nationale.
Au milieu des années 1960, le FLQ mena une campagne d’attentats à la bombe contre des cibles « anglo ». En octobre 1970, des cellules du FLQ enlevèrent James cross, délégué commercial britannique, et le ministre du Travail du Québec, Pierre Laporte, et présentèrent une liste d’exigences en échange de la vie des otages. Les gouvernements du Canada et du Québec refusèrent de négocier avec les terroristes. Le gouvernement du Québec invoqua l’aide au pouvoir civil pour faire intervenir les Forces armées canadiennes à Montréal. Le Cabinet fédéral invoqua la LMG le 16 octobre, déclarant dans une proclamation l’existence d’un « état d’insurrection ».
La proclamation de l’état d’urgence eut une conséquence immédiate : le lendemain, le corps de M. Laporte fut retrouvé étranglé dans le coffre d’un véhicule abandonné. Il faudrait cinq semaines pour retrouver et libérer M. Cross, le 22 novembre, après des négociations avec ses ravisseurs qui leur permirent de partir pour Cuba sans être inquiétés. Enfin, début décembre, les ravisseurs et les meurtriers de M. Laporte furent retrouvés et arrêtés. En novembre, la LMG fut remplacée par la Loi de 1970 concernant l’ordre public (mesures provisoires), qui est restée en vigueur jusqu’à la fin du mois d’avril 1971, mettant fin à l’état d’urgence plus de six mois après sa proclamation.
La plupart des Canadiens et des Québécois étaient d’accord pour dire que le FLQ était un groupe de terroristes criminels que l’État devait combattre de toute sa force. L’invocation de la LMG comme moyen le plus approprié d’atteindre cet objectif faisait moins consensus.
La LMG remontait à 1914 et avait été employée pendant les deux guerres mondiales du 20e siècle. C’était une législation d’urgence en cas de guerre, un transfert temporaire, mais global, des pouvoirs des gouvernements provinciaux au gouvernement fédéral et une suspension temporaire des droits et libertés des citoyens, compte tenu d’une menace existentielle pour le pays. Sauf en cas de guerre ou d’invasion, la LMG pouvait être invoquée s’il y avait « une insurrection réelle ou un état d’insurrection », clause invoquée en 1970. Selon la LMG, si le gouverneur en conseil proclamait un état d’insurrection, la proclamation elle-même constituait « une preuve concluante » de l’existence d’un état d’insurrection. Cependant, « insurrection » n’est pas défini dans la LMG, ni un « état d’insurrection ». Le gouvernement avait promis de présenter des preuves, mais ne tint pas cette promesse, que ce soit au moment de la proclamation ou plus tard. Si cette lacune a causé des problèmes politiques au gouvernement Trudeau, ce dernier n’avait aucune obligation juridique de la combler. De plus, l’exécutif n’avait pas besoin de l’approbation du Parlement, même si celle-ci pouvait être demandée par souci de courtoisie. Dans l’application de la LMG, l’exécutif avait peu de contraintes externes et n’était aucunement tenu de rendre des comptes. Après l’adoption de la Déclaration canadienne des droits de Diefenbaker en 1961, la LMG avait été modifiée pour clarifier que les mesures prises en vertu de cette loi pouvaient être exécutées sans égard pour la Déclaration canadienne des droits ou toute autre loi en vigueur.
La LMG était une loi n’offrant qu’ « une seule solution », qui donnait des pouvoirs disproportionnés face aux menaces très différentes associées à une guerre ou à une invasion d’une part, comme à un état d’insurrection d’autre part. Dans ce dernier cas, la LMG octroyait donc une grande puissance de feu, sans définir précisément les cibles. En 1970, elle fut employée presque exclusivement pour arrêter des suspects sans porter d’accusations criminelles et sans leur offrir la possibilité de faire appel à un avocat ni d’exercer leur droit à l’habeas corpus, mais aussi pour effectuer sans aucune restriction des descentes dans des résidences privées afin d’y faire des perquisitions et des saisies. Au total, 497 personnes furent arrêtées, dont 435 furent libérées plus tard et 62 inculpées de diverses infractions; 32 furent détenues sans caution. Plus de 1 600 descentes, dont peu de détails ont transpiré, furent menées par la Sûreté du Québec (SQ) et la Police de Montréal.
Il y eut une ambiguïté dès le départ au sujet de l’objectif des pouvoirs extraordinaires en matière d’arrestations. Le gouvernement affirma qu’il agissait en fonction des renseignements fournis par ses sources pour identifier les terroristes du FLQ à arrêter. Pourtant, et cela contredit totalement cette explication, des sources gouvernementales de premier plan ont plus tard laissé entendre que les pouvoirs extraordinaires avaient été requis par manque de renseignements exploitables.
Rétrospectivement, aucune de ces justifications ne se tient. Les arrestations et les descentes ont-elles concrètement contribué à résoudre la crise d’enlèvements et de prise d’otages? Elles n’ont généré aucune piste indiquant où se trouvaient les ravisseurs. Les témoignages des détenus suggèrent qu’ils ont été peu questionnés sur le FLQ ou les enlèvements; certains n’ont même jamais été interrogés avant d’être libérés. Les ressources policières ont même peut-être été détournées de l’enquête criminelle parce qu’elles durent dresser des listes, puis trouver, arrêter et placer en détention presque 500 personnes. Au bout du compte, ce fut un travail policier soigneux et professionnel qui mit fin à la crise, et non les pouvoirs extraordinaires.
Au contraire, il a été avancé plus tard que c’est l’échec du renseignement de la GRC qui avait nécessité l’invocation des pouvoirs extraordinaires. Le dossier déclassifié des renseignements de la GRC sur les terroristes québécois contredit l’image de policiers « anglo » ignorant tout des réalités québécoises. En 1970, la GRC avait produit d’assez bons dossiers de renseignement sur les groupes séparatistes, l’identité des activistes violents et leurs éventuels plans, y compris la prise en otage de diplomates étrangers et de ministres. En revanche, elle n’avait pas de renseignements indiquant que le FLQ était un groupe capable de recourir à des actes criminels, comme des attentats à la bombe et des enlèvements, en vue de déclencher une révolution. De hauts fonctionnaires de la GRC ont plus tard témoigné à huis clos qu’ils n’avaient jamais été consultés sur la proclamation déclarant le recours à la LMG. Si on l’avait fait, ils auraient été contre, car cela fournissait des pouvoirs disproportionnés par rapport au type d’enquête criminelle susceptible de mettre fin à la crise des otages.
Alors, que cherchait à faire le gouvernement avec ces arrestations et descentes massives? Il est possible que les pouvoirs extraordinaires aient été employés pour intimider non seulement les terroristes comme ceux du FLQ, mais l’ensemble des indépendantistes, dont bon nombre exprimaient leur séparatisme dans le respect des voies légales et se contentaient de faire de la sensibilisation. Il n’échappa à personne à l’époque que parmi les détenus se trouvaient des chanteurs folks, des poètes, des défenseurs de la cause sociale et d’autres personnes qui n’avaient aucun lien avec le terrorisme, mais croyaient toutes en l’indépendance du Québec. Finalement, le gouvernement du Québec dut indemniser 103 détenus qui avaient été emprisonnés à tort.
Évaluer l’utilisation de la LMG en 1970 sur le plan de la politique et des politiques publiques donne des résultats mitigés. D’un côté, les pouvoirs extraordinaires n’eurent que peu ou pas d’utilité sur le plan policier pour mettre fin à la crise des otages, mais donnèrent l’impression que le gouvernement fédéral s’attaquait indistinctement aux séparatistes employant des méthodes légitimes et illégitimes. D’un autre côté, après la crise, le FLQ et le mouvement séparatiste armé commencèrent à se désintégrer, puis finirent par disparaître. Il est impossible d’évaluer dans quelle proportion cela peut être attribué à l’emploi de la force majeure par l’État en 1970. Lorsque le PQ arriva au pouvoir six ans plus tard, et quand le premier référendum sur la souveraineté eut lieu en 1980, le gouvernement fédéral respecta les choix du Québec et fit confiance au processus démocratique, plutôt que de proclamer une autre situation d’urgence. Le recours au terrorisme pour obtenir l’indépendance fut réprimé parce qu’une solution pacifique pour l’indépendance resta toujours possible.
Dans la littérature comparative sur la déclaration d’états d’urgence dans les démocraties, certains et certaines auteurs affirment que l’invocation des pouvoirs extraordinaires peut causer des dommages irréparables à la pratique démocratique libérale, c’est-à-dire des dommages qui subsistent après qu’il a été officiellement mis fin à l’état d’urgence. Les conséquences à long terme de l’expérience de la LMG en 1970 font douter de cette conclusion.
Une campagne musclée de lutte contre le séparatisme violent suivit directement la crise d’Octobre. Les opérations fédérales secrètes au Québec dans les années 1970 ont souvent franchi les limites de la légalité : entrées par effraction et vols, ouverture de courriers, incendies de granges et bien d’autres choses. Un scandale finit par éclater et la Commission McDonald, après un examen exhaustif des faits, recommanda que le service de sécurité soit retiré à la GRC et transformé en un service civil doté d’un mandat clair, appuyé par une loi, indiquant ce sur quoi il pouvait enquêter et ce qui n’était pas de son ressort. La Commission recommanda aussi qu’un organisme d’examen indépendant soit créé auquel ce service devrait rendre des comptes et qu’une autorisation judiciaire soit demandée pour les mandats de surveillance intrusifs. Il existe bien un lien direct entre cette libéralisation de la politique de sécurité nationale et la pratique observée lors de l’état d’urgence de 1970, mais il s’agit d’une réaction contre ce qui a été vu comme des excès en 1970.
On pourrait en dire autant, voire davantage, d’une autre répercussion : la révocation de la LMG dans les années 1980 par le gouvernement conservateur de Brian Mulroney. Le texte qui la remplace, la Loi sur les mesures d’urgence (LMU), peut être considéré comme une critique de sa prédécesseure :
- La LMU précise quatre niveaux d’urgence graduels, assortis de pouvoirs extraordinaires proportionnels à la gravité de la menace, contrairement à la LMG qui prévoyait les mêmes mesures pour toutes les situations.
- La LMU prévoit que le Parlement doit approuver son invocation et donne au Parlement le pouvoir de révoquer un état d’urgence s’il est insatisfait des preuves de la situation d’urgence présentées aux députés, contrairement à l’invocation par décision arbitraire de l’exécutif prévue dans la LMG.
- Les urgences avancées pour invoquer la LMU sont soumises à un examen judiciaire de leur légalité, contrairement à la disposition de la LMG selon laquelle la proclamation d’une urgence constitue en soi une preuve concluante.
- La LMU impose un examen indépendant après l’invocation de l’état d’urgence, alors que la LMG n’obligeait pas le gouvernement à rendre des comptes.
- La LMU stipule explicitement que l’exercice des pouvoirs extraordinaires est assujetti à la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi qu’à la protection accordée par le droit international aux droits de la personne, contrairement à la LMG, qui prévoyait la suspension de l’application de la Déclaration canadienne des droits.
2022
La nouvelle législation a été employée pour la première fois 34 ans après l’adoption de la LMU et 52 ans après l’invocation du dernier état d’urgence lors de la crise d’Octobre.
Au début de l’année 2022, le « Convoi de la liberté » de camionneurs avec leurs véhicules lourds a imposé des blocus économiques aux points de passage de la frontière avec les États-Unis à Coutts, en Alberta, et à Windsor-Detroit, en Ontario. Un groupe encore plus important a poursuivi sa route jusqu’à la capitale nationale, Ottawa, où il s’est installé pour occuper la Colline du Parlement et le centre-ville. Au début, la manifestation était contre l’obligation de vaccination contre la COVID, mais elle a vite élargi ses motifs de mécontentement. Les manifestants à Ottawa ont exprimé des objectifs quasiment insurrectionnels, soit que le gouvernement élu de Justin Trudeau soit dissous et remplacé par un gouvernement plus à leur goût. Cela a lié le Convoi à l’émeute du 6 janvier 2021 au Capitole des États-Unis. On a plus tard appris qu’environ 40 % des fonds obtenus par le Convoi provenaient des sources américaines qui avaient financé l’émeute du 6 janvier.
Les coûts économiques des blocus se comptaient en milliards de dollars de pertes commerciales pour le Canada. L’occupation du centre-ville d’Ottawa menaçait de dégénérer en situation explosive, à cause des tensions croissantes entre les camionneurs et les résidents. À Coutts, une opération sous couverture de la GRC a permis de constater que les manifestants possédaient une cache d’armes. Cela s’est avéré un cas isolé, mais à l’époque, il y avait un risque plausible de résistance armée de plus grande envergure.
C’était un ébranlement sans précédent de l’ordre public. Pourtant, les autorités étaient mal préparées aux intentions et aux capacités des manifestants. Comme les dirigeants du Convoi constituaient un réseau peu structuré, les autorités ignoraient quelle direction allait prendre la manifestation. Il y avait peu de coordination du renseignement entre les services de police municipaux, provinciaux et fédéral. Une équipe de la Police provinciale de l’Ontario (PPO) chargée de la collecte de renseignements avait obtenu des résultats prometteurs, mais rien n’indique que ses évaluations se soient rendues jusqu’aux dirigeants de la PPO, et encore moins qu’elles aient été communiquées à des organismes d’autres ordres de gouvernement.
La crise de 2022 a été marquée par des défaillances dans la coopération fédérale-provinciale. Cela a été crucial, car les provinces et les municipalités avaient déjà le pouvoir, en théorie, de disperser les manifestations du Convoi. De fait, les blocus à la frontière ont fini par être éliminés. À Windsor, le premier ministre Doug Ford a invoqué les pouvoirs extraordinaires de l’Ontario pour retirer le blocus. En revanche, l’Ontario est resté indifférent au sort d’Ottawa. Le Service de police d’Ottawa (SPO) et la PPO n’ont pas montré qu’elles avaient la capacité ni la volonté de mettre fin à l’occupation. Les camionneurs se moquaient des appels inutiles de la police à la coopération, défiant ouvertement et en toute impunité les ordonnances exécutoires. Il a été révélé ultérieurement que des membres des deux services de police avaient fait des dons au Convoi. Les opérateurs de remorqueuses qui avaient l’obligation contractuelle d’enlever les véhicules désignés par la ville ont refusé d’accomplir leur devoir.
Le 16 février, le Cabinet a proclamé un état d’urgence en vertu de la LMU, invoquant la nécessité de « l’adoption de mesures temporaires spéciales pour faire face à la situation », cette dernière comportant des menaces de violence contre des personnes, des biens et des infrastructures essentielles « dans le but d’atteindre un objectif politique ou idéologique ». Les pouvoirs autorisés par la LMU seraient spécifiquement employés pour contrôler les entrées et les sorties de la zone occupée, interdire les rassemblements publics qui auraient pu avoir pour effet de troubler la paix; obliger à fournir des services essentiels comme l’enlèvement de véhicules, ainsi que pour réglementer ou proscrire le financement du Convoi et geler les comptes bancaires de ses soutiens financiers.
La légalité de la proclamation de l’état d’urgence a été sérieusement contestée. Dans une décision, la Cour fédérale a déterminé que la proclamation n’était pas légale (cette décision est en attente d’appel). Fait intéressant, le juge qui a rendu ce verdict a également fait la réflexion qu’il parlait en tant que juriste interprétant la lettre de la loi, mais que s’il avait été un décideur confronté à la crise, il serait peut-être arrivé à la conclusion qu’il était nécessaire de déclarer les pouvoirs extraordinaires. Toute évaluation de ce choix devrait être abordée non seulement d’un point de vue strictement juridique, mais aussi du point de vue de la politique ou des politiques publiques.
Pour ce qui est des politiques, l’application des pouvoirs extraordinaires doit être considérée comme un succès. Une fois que le gouvernement fédéral a pris les choses en main, la PPO et le SPO ont été déployés sous la direction de la GRC. Les leaders de la manifestation ont été arrêtés et accusés d’infractions criminelles par un tribunal ordinaire, avec caution. La police a encerclé les manifestants restants, réduisant graduellement, mais sûrement la surface de manifestation, veillant à ce que des issues soient toujours ouvertes à celles et ceux qui choisissaient de partir sans conséquences juridiques. Celles et ceux qui ont insisté pour rester ont vu leurs camions remorqués et saisis. La manifestation a été dispersée sans violence.
Dans les trois jours, l’état d’urgence a été révoqué. Une commission d’enquête spéciale sur l’état d’urgence (la Commission Rouleau), agissant en vertu de la LMU, a examiné l’ensemble de l’affaire : elle a tenu des audiences publiques au cours desquelles des représentants du gouvernement, dont le premier ministre, ont longuement témoigné sous serment et répondu aux questions des avocats des manifestants et de ses juristes. Dans un rapport de cinq volumes, soit de 2 000 pages, elle a conclu qu’il était effectivement approprié de déclarer l’état d’urgence, compte tenu des défaillances de la police provinciale et municipale.
Conclusion
Il est trop tôt pour cerner les conséquences à long terme du recours à la LMU en 2022. L’état d’urgence de 1970 a, dans les faits, engendré une plus grande libéralisation et une amélioration de la loi sur les urgences, en réaction aux excès de la LMG.
Il est possible de comparer la LMG et la LMU en tant qu’instruments de politique. Les différences sont parfois ironiques. La proclamation de la LMG était légale, mais uniquement parce que sa seule invocation avait valeur de preuve, ce qui la rendait inattaquable en justice. Du point de vue de la politique et des politiques publiques, le recours aux pouvoirs extraordinaires en 1970 est discutable. L’invocation de la LMU en 2022 est toujours contestée sur le plan juridique (en attente de décision finale), mais sur le plan des politiques publiques, elle pourrait être qualifiée d’exemplaire, car elle a établi une référence quant à la façon dont les manifestations de cette ampleur pourront être gérées à l’avenir sans qu’il soit nécessaire de déclarer l’état d’urgence, du moment que la coopération entre les gouvernements provinciaux et municipaux peut être assurée en vue d’appliquer les lois en vigueur.
La coopération entre les autorités fédérales et provinciales en 1970 contraste fortement avec l’échec de la coopération intergouvernementale en 2022, surtout compte tenu du comportement du gouvernement de l’Ontario, qui a négligé la gravité de l’occupation d’Ottawa. Ce constat ne présage rien de bon pour les futures situations d’urgence. Cependant, la LMU a montré qu’elle était un outil législatif largement supérieur à sa prédécesseure, en cas de besoin.
Si les menaces futures pour la sécurité de la démocratie canadienne nécessitent l’invocation d’états d’urgence, le Canada est au moins mieux outillé sur le plan législatif qu’il ne l’était en 1970 pour y faire face.
Pertinence passée, actuelle et future de l’histoire du renseignement canadien
En 1992, dans un discours pour la Oklahoma Press Association, Robert Gates, qui dirigeait alors la Central Intelligence (CIA) des États-Unis, a annoncé que la CIA allait déployer des efforts considérables pour s’ouvrir, afin que la population, la presse et le milieu universitaire puissent en apprendre davantage sur son histoire. Dans son allocution liminaire, M. Gates a affirmé avec humour qu’un discours sur la CIA et l’ouverture était un oxymore. Cependant, ce qu’il a accompli par la suite était loin d’être une plaisanterie et a complètement révolutionné l’histoire du renseignement américain.
L’objectif de M. Gates était de rendre la CIA et le cycle du renseignement plus visibles et compréhensibles. Il voulait « aider la population américaine à mieux saisir ce que fait la CIA et comment ». Il trouvait important que la CIA rende des comptes à la population des États-Unis. L’objectif était d’anticiper les demandes, de faire preuve de transparence, de fournir des informations et de rendre service, autant que possible, tout en garantissant la protection constante de la mission de la CIA, de ses sources et de ses méthodes.
Dans son discours, Gates a ensuite décrit 20 initiatives distinctes réparties en trois catégories : la population et les médias; le milieu universitaire; la déclassification. Ces initiatives allaient de la mise à disposition des articles du journal classifié interne de la CIA, Studies of Intelligence, à l’envoi d’agents de renseignement pour donner des conférences dans le cadre de cours universitaires, sans oublier le lancement d’un programme d’examen volontaire ne relevant pas du Freedom of Information Act, qui visait à passer en revue et à déclassifier des dossiers de la CIA de façon indépendante.
Aujourd’hui, la CIA tient à jour un site Web contenant des millions de pages sur son histoire. C’est une mine d’or virtuelle pour les historiens et historiennes qui se penchent sur le renseignement américain. Trente ans après l’initiative de Gates, l’histoire du renseignement américain est un champ d’études vraiment gratifiant. Toutefois, pour en arriver là, les États-Unis ne se sont pas contentés de donner accès à des représentants du gouvernement jouissant d’une grande notoriété.
Bien qu’il y ait encore du mécontentement au sujet de ce qui n’a pas été déclassifié, les historiens et historiennes de la CIA soulignent aussi l’importance de ce qui a été déclassifié. Pour l’instant, des millions de documents de la CIA ayant plus de 30 ans ont été déclassifiés, dont toutes les évaluations de renseignement nationales sur l’ancienne Union soviétique de plus de 10 ans, ainsi que des milliers de pages sur les opérations secrètes menées par les États-Unis en Albanie, en Iran, dans le cadre du coup d’État de 1954 au Guatemala, de la baie des Cochons et de la guerre du Vietnam. Aucune de ces collections ne montre la CIA sous un jour très flatteur. Pourtant, ces documents sont à la disposition des universitaires, afin que la population et les professionnels du renseignement puissent en tirer des enseignements.
Les historiens et historiennes ont fait bon usage de ces documents. Plusieurs ouvrages ont été publiés sur chacun de ces événements et aucun n’a causé de polémique.
Nous pouvons présumer que certaines des personnes qui travaillaient pour la CIA dans les années 1990 n’auraient pas pu prévoir cela et ne voulaient pas de ces déclassifications massives. Cependant, d’autres soutenaient que c’était dans l’intérêt de la CIA, qui, selon elles, a une histoire importante à raconter.
Un document interne de la CIA sur la Commission Gates, récemment déclassifié, défendait l’idée que ce type de déclassifications était nécessaire parce que de nombreux Américains ne comprenaient pas le processus de renseignement ni le rôle du renseignement dans la sécurité nationale. Bon nombre d’entre eux nourrissaient toujours une vision romancée ou erronée du renseignement, fondée sur les films, la télévision, les livres et les journaux. La conclusion était que ces opinions nuisaient souvent à la réputation de la CIA, compliquant ainsi l’accomplissement de sa mission.
Ces idées reçues font toutefois bien plus que porter atteinte à la réputation de la CIA et l’empêcher de s’acquitter de sa mission. Comme l’a souligné Amy Zegart, chercheuse en politique, dans son livre Spies, Lies, and Algorithms, et notamment dans un chapitre intitulé « The Education Crisis » (la crise de l’enseignement), étant donné l’absence d’enseignement sur le renseignement dans les universités, les récits fictionnels jouent un rôle essentiel dans la façon dont la population américaine, donc peut-être aussi la population canadienne, pense son histoire. Mme Zegart illustre la façon dont la fiction marque l’opinion publique sur des questions aussi importantes que la torture, les assassinats et le sentiment général vis-à-vis des services de renseignement gouvernementaux. Comme le fait judicieusement observer Zegart, « la mise en scène est un piètre enseignement ».
Nous avons besoin de comprendre que le monde actuel repose toujours sur notre capacité à avoir un regard critique sur le renseignement. Comme le conclut Zegart, quand nous ne sommes pas en mesure d’effectuer un examen issu de recherches sur ces sujets, « la fiction remplace trop souvent la réalité, et constitue un terreau fertile pour les théories du complot, qui influencent l’élaboration des authentiques politiques de renseignement ». Cela n’est dans l’intérêt de personne.
Sur ces points, il n’y a aucune différence entre les États-Unis et le Canada. Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et le Centre de la sécurité des télécommunications (CST) ont des récits importants à raconter. Bon nombre de Canadiennes et de Canadiens ne comprennent pas le processus de renseignement ni le rôle du renseignement dans la sécurité nationale. Ils et elles gardent une vision romancée ou erronée du renseignement tirée des films, de la télévision, des livres et des journaux. Il est arrivé que cette vision nuise à la réputation de nos services de renseignement et complique l’accomplissement de leur mission.
Dans ce contexte, il importe de souligner qu’aujourd’hui, la CIA n’est pas le seul service américain à déclassifier des documents. La National Security Agency (NSA), l’équivalent américain du CSE, a aussi déclassifié de nombreux documents sur la guerre de Corée, le USS Liberty, les pourparlers de paix de Paris et le projet Venona.
En 2020, ces documents ont permis aux historiens Harvey Klehr et John Earl Haynes de démasquer un quatrième espion dans le domaine nucléaire, qui avait travaillé à Los Alamos pendant la Deuxième Guerre mondiale. L’espion en question, dont le nom de code était GODSEND, avait fui l’Union soviétique avec sa femme, son frère et la femme de celui-ci, ainsi que sa belle-mère en 1951.
Outre des récits aussi spectaculaires, ces efforts d’ouverture ont offert d’innombrables moyens aux historiens et historiennes d’enseigner aux autres ce qu’est le renseignement, mais surtout ce qu’il n’est pas. Ils ont également permis aux universités de former des étudiants à l’analyse du renseignement grâce à l’association d’évaluations du renseignement déclassifiées à de vrais responsables des briefings en matière de renseignement.
Bien que la présente conférence constitue un bon début, le gouvernement et le milieu universitaire ont encore beaucoup de travail à accomplir pour favoriser la transparence et raconter ces histoires. Ce ne sera pas facile : si les organismes de renseignement du Canada adoptent l’ouverture, les universités doivent comprendre l’importance et la valeur de l’histoire du renseignement.
Il faut encourager une nouvelle génération de chercheurs. À l’heure actuelle, très peu d’historiens dans les grandes universités de recherche considèrent qu’ils ou elles sont spécialistes de l’histoire du renseignement. Ils et elles sont encore moins nombreux à s’intéresser à l’histoire du renseignement canadien.
Il y a des choses à faire pour susciter l’intérêt pour le renseignement au Canada, notamment promouvoir des conférences comme celle-ci, soutenir les nouveaux professionnels et professionnelles de la recherche, ou encourager les conseils finançant la recherche du gouvernement fédéral à apprécier à sa juste valeur l’importance particulière de l’histoire canadienne du renseignement.
Par exemple, le Canada offre plusieurs bourses aux diplômés pour les inciter à travailler sur l’histoire militaire canadienne. Actuellement, il n’existe pas de bourse spécifique pour étudier l’histoire du renseignement canadien. Les bourses jouent un rôle important, car plus il y en a, plus il y aura de personnes attirées par le domaine et plus les administrations universitaires le remarqueront. Si les conditions propices sont réunies, cela arrivera.
Il y a beaucoup à faire. Le gouvernement fédéral, les services de renseignement et les universités peuvent souligner la valeur de la recherche sur l’histoire du renseignement canadien et prendre des mesures ensemble pour la faciliter.
L’histoire du renseignement canadien mérite un avenir, afin que nous puissions réfléchir au passé et en tirer des enseignements.