Entre ambition et réalité, que réserve l'avenir à la Russie?
Publié : vendredi 24 septembre 2010
© Sa Majesté la Reine en droit du Canada
Entre ambition et réalité, que réserve l'avenir à la Russie?
Conférence du Service canadien du renseignement de sécurité organisée en collaboration avec Affaires étrangères et Commerce international Canada et le Bureau du Conseil privé
Points saillants de la conférence des 6 et 7 mai 2010, Ottawa
Rapporteur : Brandon Deuville, Université Carleton
Le présent rapport est fondé sur les opinions exprimées par les experts qui ont présenté des exposés et par les autres participants à la conférence organisée par le Service canadien du renseignement de sécurité dans le cadre de son programme de liaison‑recherche. Le présent rapport est diffusé pour nourrir les discussions. Il ne s’agit pas d’un document analytique et il ne représente la position officielle d’aucun des organismes participants. La conférence s’est déroulée conformément aux règles de Chatham House; les intervenants ne sont donc pas cités et les noms des conférenciers et des participants ne sont pas révélés.
Table des matières
- La conférence et ses objectifs
- Sommaire
- Points saillants des exposés des spécialistes
- Pouvoir et politique : qu'est-ce que la Russie?
- Double perspective
- La Russie dans le monde
- L'économie russe : possibilités et défis
- Conséquences pour le Canada de l'évolution de la Russie sur la scène internationale
- Force brute : questions militaires et sécuritaires
- Regard sur le pays : les enjeux nationaux et la société russe
- Incertitude dans les pays voisins : enjeux régionaux
- Dialogue : Les enjeux sécuritaire dans l'Arctique
- Annexes
- Annexe A - Ordre du jour de la conférence
- Annexe B - La liaison-recherche au SCRS
La conférence et ses objectifs
Les 6 et 7 mai 2010, en partenariat avec Affaires étrangères et Commerce international Canada et le Bureau du Conseil privé, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a tenu une conférence de deux jours au sujet de la Russie. Dirigée selon les règles de Chatham House, la conférence avait trois objectifs : appuyer l'appareil analytique du gouvernement du Canada; permettre aux participants de mieux comprendre les problèmes intérieurs de la Russie et ses relations avec l'étranger; examiner ses perspectives d'avenir; et discuter des conséquences pour le Canada.
Les experts, regroupés par module, ont fait des exposés abordant les sujets suivants :
- la nature et le fonctionnement du régime politique russe;
- les relations de Moscou avec d'influents acteurs internationaux;
- les défis économiques et la dynamique entre les classes politique et économique;
- le rôle et l'avenir des forces armées et des services de sécurité du pays;
- les enjeux sociaux et nationaux qui influent sur la stabilité de la Russie;
- l'influence de la Russie dans les pays voisins et les attentes de ceux-ci; et
- les enjeux, sur le plan de la sécurité, d'un Arctique accessible.
La conférence a réuni divers participants et pu compter sur d'éminents experts du Canada, d'Europe, de Russie et des États-Unis. La conférence a porté sur certaines questions clés, ouvrant la voie à un dialogue permanent sur les plus marquantes. Le présent rapport résume les principales idées qui ont été présentées par les experts et dont les participants ont discuté. À noter que les opinions et les idées exprimées dans le présent rapport ne sont pas celles du SCRS et visent à appuyer une discussion permanente sur les réalités politiques, militaires, économiques et sociales de la Russie.
Sommaire
Il existe de nombreuses images de la Russie, justes ou fausses, qui semblent parfois en contradiction flagrante les unes avec les autres. Les descriptions du pays varient considérablement : considéré par certains comme un régime qui subit les affres de la transition politique, il est également perçu comme un État pétrolier, une puissance néo‑impériale dont la gloire de jadis suscite la nostalgie et un pays où tout peut être acheté et vendu, d'où le vocable « Russie Inc. » Les nombreuses définitions de la Russie reflètent toutes à leur manière les réalités politiques, économiques et sociales actuelles, ainsi que la géographie du pays et l'image qu'il projette sur la scène internationale. L'ensemble de ces facteurs déterminera si la Russie pourra assouvir ses ambitions ou si l'écart est tout simplement trop grand entre celles-ci et la réalité.
Le président Dimitri Medvedev a maintes fois plaidé pour une Russie plus moderne. On se demande cependant si M. Medvedev a le pouvoir nécessaire pour modifier le cours des choses dans ce sens de façon durable. La modernisation est improbable dans le régime actuel, où les intérêts de la classe dirigeante sont trop rigides et où règne la corruption. Une véritable modernisation nécessitera un changement radical du régime politique russe, un scénario peu probable puisque les classes influentes préfèrent le statu quo. M. Medvedev pourrait être perçu comme le visage, plus jeune, de la Russie de demain, mais il est à bien des égards un président virtuel, incapable de mettre en oeuvre des programmes de modernisation parce que son premier ministre est plus puissant que lui.
Les observateurs présument parfois que la démocratie russe finira par ressembler à une démocratie de type occidental. Bien que l'Occident puisse aider la Russie à effectuer la transition, souvent les notions mêmes de démocratie, de liberté, de justice et de participation politique n'ont pas le même sens pour les deux parties et les empêchent de se comprendre l'une l'autre. Il reste à savoir si une Russie véritablement démocratique serait plus disposée à collaborer avec l'Amérique du Nord et l'Europe.
La diversification de l'économie nationale est annoncée comme un objectif à long terme. Toutefois, l'industrie du pétrole et du gaz sera celle qui procurera le plus d'avantages majeurs à long terme; il ne serait pas réaliste de penser que le secteur des hydrocarbures en Russie ne sera qu'un secteur parmi d'autres. Moscou espère jouer la « carte de l'approvisionnement énergétique de la Chine » en traitant avec l'Union européenne (UE) : si les Européens ne satisfont pas aux conditions de la Russie, Moscou pourrait se tourner vers l'Asie, où il est possible de faire des affaires dans un marché en pleine expansion. Ce ne sont là que de belles paroles, parce qu'il n'existe pas d'oléoducs pour le transport du pétrole jusqu'en Chine, et le gaz naturel n'occupe pas une grande place dans l'approvisionnement de la Chine en ressources énergétiques. La Russie et l'UE comptent donc tout autant l'une sur l'autre en ce qui a trait à la sécurité énergétique.
Si Moscou se voit comme une future grande puissance avec des « droits et une influence sur ses voisins subalternes », les acteurs politiques de la région ont pour leur part une autre vision. Les relations de la Russie avec les États-Unis se sont améliorées grâce à la politique de « redémarrage » et à la pierre angulaire de celle-ci, le nouveau Traité sur la réduction des armements stratégiques (START). Cependant, l'avenir du traité est incertain parce qu'il n'a pas encore été ratifié par le sénat américain et que des problèmes pourraient surgir relativement aux mesures de vérification. Les relations avec Beijing sont souvent perçues comme un moyen utilisé par la Russie pour maintenir son statut de puissance mondiale. En réalité, les relations entre les deux pays se limitent à de rares intérêts communs. Moscou demeure finalement très branché sur la culture et la politique des pays occidentaux et leur vision du monde.
Lorsque M. Poutine a accédé à la présidence de la Russie à la fin des années 1990, il a promis de grandes améliorations au sein des forces armées russes. Or peu de progrès ont été accomplis, malgré le discours visant à donner l'illusion d'une renaissance militaire. La Russie dispose toujours de moyens dissuasifs stratégiques nucléaires et d'un imposant arsenal conventionnel. Toutefois, malgré les efforts de réforme, elle n'a pas de moyens militaires modernes, et la qualité de ses forces armées laisse beaucoup à désirer.
Que réserve l'avenir à la Russie?
Tout au long de la conférence, différents scénarios ont été envisagés pour l'avenir de la Russie, allant du statu quo à un pays jeté dans le chaos. Les discussions ont abouti à un consensus informel : aucun changement politique majeur n'est attendu à court terme. Cependant, si un changement doit survenir au cours des prochaines années, quelles difficultés la Russie devra-t-elle surmonter et quels pourraient être les signes de changement?
La Russie tirerait assurément profit d'une modernisation, d'une gouvernance efficace et d'une certaine diversification économique réaliste. Son avenir démographique est sombre : détérioration graduelle du bien-être de sa population, possibilités économiques limitées et effets à long terme sur la sécurité nationale. Les ressources financières nécessaires pour améliorer les soins de santé, mettre en oeuvre la réforme militaire et construire des installations dans l'Arctique ne sont rien de moins qu'astronomiques. Il y a lieu de se demander si le trésor russe sera en mesure de régler ces questions durablement.
Dans le cadre de la modernisation des forces armées, certains projets de défense seront fructueux, tandis que de nombreux autres seront retardés. La réalisation des objectifs les plus difficiles du processus de réforme dépend, là encore, des ressources financières disponibles, des capacités technologiques de l'industrie de défense pour la fabrication d'armes modernes et des solutions aux problèmes de recrutement. La tension montera si les décideurs ont à choisir entre la réforme militaire et la réforme économique, car la priorité sera sans aucun doute accordée à cette dernière.
En ce qui concerne la politique étrangère, les pays occidentaux continueront de devoir à la fois favoriser l'évolution d'un régime libéral en Russie et faire face au comportement impérial apparent de Moscou. Les relations futures de la Russie avec la Chine ne sont pas prometteuses compte tenu de l'éventuel écart entre le pouvoir de l'une et le pouvoir de l'autre et de l'inégalité entre les deux pays en raison de la croissance continue de la Chine; la coopération sera de plus en plus difficile.
La richesse pétrolière et gazière de la Russie continuera d'offrir des possibilités incomparables de croissance économique, de développement et d'influence géopolitique. Que réserve peut-être alors l'avenir en ce qui concerne la coopération entre la Russie et l'Occident? La coopération est possible, mais elle devra être axée sur des questions qui manifestement ne touchent pas l'Europe. Une gestion pragmatique des relations d'un côté comme de l'autre constituera la meilleure stratégie. Dans l'Arctique, un affrontement militaire est improbable, compte tenu notamment de la collaboration fructueuse de longue date entre les États riverains de l'Arctique pour la gestion des ressources naturelles. De plus, tous ces États se sont engagés à régler les revendications pouvant se chevaucher selon la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer.
Points saillants des exposés des spécialistes
Pouvoir et politique : qu'est-ce que la Russie?
Rapports de forces et processus décisionnel à Moscou
À la fois État pétrolier et économie de haute technologie, la Russie contemporaine est un système hybride qui repose sur des réseaux très unis, le népotisme et diverses formes de corruption. Pour comprendre les rapports de forces et le processus décisionnel à Moscou, il faut analyser couche par couche la complexité du régime politique du pays et certains des éléments qui ont façonné la culture politique russe au fil du temps. À l'instar de leurs homologues à des époques antérieures, les membres de l'élite politique russe croient :
- que pour assurer la stabilité du régime et protéger leurs intérêts, il est essentiel de ne rien révéler aux étrangers sur le fonctionnement de celui-ci;
- que les institutions sont beaucoup moins importantes que les personnes;
- qu'un petit noyau compact dans l'entourage des dirigeants politiques doit être soumis à l'autocrate au pouvoir; et
- que le maintien du secret doit prévaloir dans le cercle fermé des clans informels qui sont au pouvoir.
Bien que dans cette culture, le soumis soit parfois plus virtuel que réel, l'important est de toujours donner l'impression qu'un autocrate est à la tête du pays, de manière à unifier le système politique. L'élite dirigeante russe aime les récompenses matérielles – décernées par le passé à la discrétion du tsar et, maintenant, à la faveur de ce qu'on appelle la « Russie Inc. ». Bien souvent, ceux qui gèrent les affaires de l'État contrôlent ses principaux avoirs économiques et profitent de ceux-ci. Si le système était autrefois corrompu, inefficace et lourd, il réussissait néanmoins à préserver l'ordre social et politique.
Reconnaissant l'immensité géographique de la Russie, sa multiethnicité, son passé tumultueux, sa peur du désordre et sa méfiance à l'égard des insoumis, la classe dirigeante a fait du maintien de la stabilité sa priorité numéro un. Les Russes d'aujourd'hui s'entendent pour dire que leur pays a besoin d'un gouvernement centralisé pour maintenir l'ordre et rendre leur vie plus prévisible.
La Russie présente maintenant certaines de ces caractéristiques, mais le pays, aux multiples facettes, est beaucoup plus complexe que par le passé. Les institutions officielles à Moscou ne nous révèlent pas grand-chose sur les rapports de forces. Pour comprendre le régime, il importe de se pencher avant tout sur les mécanismes informels.
Le Kremlin demeure un important centre du pouvoir russe, mais c'est le tandem constitué du président Dimitri Medvedev et du premier ministre Vladimir Poutine – une organisation du pouvoir sans précédent en Russie – qui prend les principales décisions. Malgré les prérogatives dont jouit M. Medvedev, il semble que M. Poutine soit le plus important décideur. Cela étant dit, M. Poutine n'a pas tous les pouvoirs, comme le pensent encore de nombreux observateurs étrangers.
Pendant que MM. Medvedev et Poutine trônent au sommet de la hiérarchie, différents clans et groupes, qui ont des membres en commun, rivalisent les uns avec les autres; cela complique les choses et fait en sorte que le système est souvent incompréhensible pour les observateurs. Outre le président et le premier ministre, la Russie compte trois décideurs importants : Igor Setchine gère la production énergétique nationale et les relations dans le secteur énergétique avec des pays du Moyen-Orient et de l'Amérique latine; Sergueï Ivanov dirige le complexe industriel militaire; et Alexeï Koudrine, qui est à la tête d'un petit groupe de libéraux que M. Poutine a maintenu en place, représente la face la plus visible de l'économie moderne russe. Ces personnes, influentes dans leurs sphères de compétence respectives, se font concurrence.
Vu la présence de deux centres de pouvoir, le tandem Medvedev-Poutine est perçu comme davantage pluraliste que les gouvernements russes antérieurs sous la présidence de M. Poutine (quoique moins pluralistes que ceux de l'époque Eltsine). C'est M. Poutine qui est à l'origine de la décision prise en 2006 de ne plus approvisionner l'Ukraine en gaz et, en 2008, de déclarer la guerre à la Géorgie, alors que M. Medvedev semble jouer un plus grand rôle dans des activités comme la négociation de l'adhésion de la Russie à l'Organisation mondiale du commerce. Le duo de dirigeants a réussi à survire à la crise financière : l'opposition a été tenue en échec, malgré l'élargissement du débat politique.
Distinguer les affaires politiques et économiques des affaires nationales et personnelles est une tâche ardue, car les présidents des conseils d'administration de la plupart des entreprises stratégiques de la Russie sont soit des membres de l'administration présidentielle, soit des employés du premier ministre. Les hauts représentants tirent des avantages personnels des postes qu'ils occupent. Nombre d'entre eux appartiennent au « club de Saint-Pétersbourg » – y compris MM. Medvedev et Poutine – et environ la moitié ont de l'expérience dans le domaine du renseignement. Pour comprendre ce système, il faut remonter à l'époque qui a suivi le mandat de Gorbatchev, où d'anciens responsables du KGB ont privatisé spontanément des biens de l'État. Lorsque M. Poutine a pris le pouvoir, il a changé ce type d'arrangements du passé pour reprendre les rênes de l'économie. Exit plusieurs des oligarques de l'ère Eltsine; ils se sont enfuis ou ont été emprisonnés et ont fait place à un nouveau groupe de personnes ayant des liens avec les services de sécurité.
En ce qui concerne les relations étrangères, la Russie prend des décisions qui sont orientées vers le progrès et qui semblent parfois contradictoires. Elle a adopté une attitude relativement conciliante à l'égard de l'Occident, comme en témoigne l'étonnant accord conclu avec les Norvégiens sur la délimitation maritime en mer de Barents. Par contre, M. Poutine entretient des relations étroites avec ses partenaires opposés à l'Occident, comme Hugo Chavez au Venezuela. Tout cela survient au moment où la Russie rétablit ce qu'on appelle sa sphère d'influence privilégiée dans les environs immédiats.
Opinion de la Russie sur l'Occident
Malgré l'idée répandue dans les médias selon laquelle la Russie semble éprouver en général de l'antipathie pour l'Occident, notamment pour les Américains, les résultats d'un récent sondageNote de bas de page 1laissent entendre qu'un tel point de vue n'est peut-être pas complètement fondé. Les sentiments des Russes à l'endroit des États-Unis fluctuent depuis l'effondrement de l'Union soviétique : 80 % des Russes avaient une bonne opinion des États‑Unis en 1991, tandis qu'au début de 2010, 54 % ont dit avoir de l'amitié pour les Américains. Malgré cette baisse considérable, les données demeurent positives : les Russes ont encore une meilleure opinion des États-Unis que la moyenne lorsque des comparaisons sont faites avec de nombreux autres pays.
En 1991, seulement 6 % des Russes avaient une mauvaise opinion des États-Unis, mais ce taux a augmenté progressivement pour atteindre 31 % aujourd'hui. Les Russes perçoivent les États-Unis comme un pays menaçant et agressif. Des pointes négatives ont été enregistrées dans les sondages d'opinion pendant la crise financière de 1998, à l'époque où les Russes reprochaient aux États-Unis de ne pas les aider en cette période difficile, de même que pendant l'invasion de l'Irak en 2003 et la guerre entre la Russie et la Géorgie en 2008. Les jeunes et les aînés éprouvent le même degré d'antipathie pour les États-Unis, alors que les gens d'âge moyen (35-45 ans) ont une opinion nettement plus favorable.
Les résultats des sondages montrent que les Russes sont mieux disposés à l'égard de l'Union européenne (UE) qu'envers les États-Unis. L'attitude des Russes envers l'Europe n'a pas beaucoup fluctué, malgré quelques creux après la crise financière de 2008, alors que les Russes s'attendaient à plus de sympathie de la part de leurs voisins européens, et pendant la guerre qui a opposé la Russie et la Géorgie en 2008. Plusieurs facteurs expliquent leur meilleure disposition. Les relations avec l'Europe sont plus simples parce que les Russes sont en général plus souvent en contact avec des Européens et qu'ils peuvent compter de plus en plus sur des partenaires clés. Ils ont une préférence pour l'Allemagne, comme en témoignent les relations fructueuses entre Moscou et Berlin. Même la Pologne, malgré l'animosité de longue date entre les deux pays, est perçue par
les Russes comme un partenaire potentiel.
« Ils ont une préférence pour l'Allemagne, comme en témoignent les relations fructueuses entre Moscou et Berlin ».
L'élite russe doute constamment des intentions des pays occidentaux à son endroit; ajoutant à l'ambivalence, une même personne peut tenir des opinions très divergentes de l'Occident, positive ou négative, selon les enjeux en question. Quant à elle, la population est généralement pragmatique et comprend que la vie est plus facile sur le plan matériel et plus confortable à l'ouest. Selon les Russes, la réussite sociale est plus grande en Amérique du Nord et en Europe, ainsi que les possibilités d'affaires, qu'ils considèrent médiocres dans leur pays. Toutefois, cela ne signifie pas qu'ils rêvent d'un tel modèle pour leur pays. Nombreux sont ceux qui n'aiment pas le modèle de société occidental, bien qu'ils demeurent favorables à des ententes avec l'Occident pour le maintien de relations pacifiques. Les Russes âgés de 34 ans et moins sont ceux qui doutent le plus du modèle occidental et ils aimeraient voir apparaître un modèle propre à la Russie.
L'un des gros obstacles qui empêchent la Russie et l'Occident de bien se comprendre est la définition même de la démocratie. Démocratie, liberté, parti politique et justice, autant de notions qui n'ont pas le même sens pour les Russes que pour les Occidentaux. La plupart des Russes se disent en faveur de la démocratie, contrairement à la croyance populaire en Amérique du Nord et en Europe. La démocratie est étroitement associée à la prospérité, avec un ordre social et politique stable et un dirigeant solide qui a de l'autorité. Il ne faut donc pas s'étonner que plus de la moitié des Russes croient que l'ordre est plus important que les droits et les libertés de chacun.
Selon des experts, l'idée que la Russie se fait des sociétés occidentales ne cadre pas avec le comportement de Moscou à l'égard de celles-ci. Les Russes croient que des relations profitables aux deux parties, axées sur la coopération, permettent d'éviter les conflits. Il faut donc gérer avec froideur et pragmatisme les relations entre la Russie et l'Occident, en mettant l'accent sur la conclusion d'ententes.
Comment les Occidentaux (et d'autres) perçoivent la Russie et pourquoi s'intéresser à cette question
L'opinion que les pays voisins ont de la Russie est aussi variée que le territoire contrôlé par Moscou et sa population. La Chine qualifie de « has-been » (dépassé) l'ancien géant communiste. D'autres voisins aimeraient être moins hantés par Moscou, tandis que d'autres prennent les choses « plus ou moins comme elles viennent ». Si la Russie se perçoit comme une grande puissance, ayant ainsi le droit d'influencer l'ancien espace soviétique, les acteurs politiques des environs ne partagent certes pas son point de vue.
Les pays occidentaux se répartissent en trois camps assez stables lorsqu'on examine leurs sentiments à l'égard de la Russie. Les États-Unis forment un premier camp, qui ancre sa politique à l'égard de la Russie dans le contrôle des armements. La France et l'Italie en forment un deuxième qui, privilégiant d'étroit rapports interétatiques formels, favorise des relations ouvertes aux échanges commerciaux. Enfin, les pays scandinaves, les anciens membres du Pacte de Varsovie et le Royaume-Uni constituent un troisième camp qui arrive difficilement à faire confiance à Moscou mais qui tentent néanmoins de créer les conditions nécessaires à l'émergence de relations pragmatiques. Leurs divergences font en sorte qu'il est difficile pour l'UE d'établir une politique cohérente envers la Russie.
L'attitude de part et d'autre a changé au fil du temps. En Occident, le degré de coopération dépend des diverses expériences et attentes nationales historiques. Toutefois, l'évolution interne de la Russie est le facteur le plus important qui influe sur la manière dont le pays se perçoit et agit envers le reste du monde; les politiques de tous les acteurs étrangers sont subordonnées à ce facteur.
Une importante pomme de discorde entre la Russie et l'Occident est l'expansion de l'OTAN. Selon la doctrine militaire de la Russie, l'OTAN représente la principale menace pour la sécurité du pays, malgré les nombreuses déclarations de l'alliance militaire qui prouvent le contraire. Toutefois, les anciens États du Pacte de Varsovie voient en l'OTAN leur principal protecteur face à Moscou qui veut redevenir une grande puissance. Ce n'est pas sans raison, compte tenu des récentes actions de la Russie envers ses voisins.
Selon un des experts, les pays occidentaux, dans leur analyse, tendent à mettre l'accent sur les ambitions régionales de la Russie au lieu de la juger selon « les valeurs prônées en Occident ». Les milieux officiels et libéraux russes y voient une faiblesse. Les décideurs occidentaux semblent aussi se retrouver devant un dilemme : appuyer l'« évolution d'un régime libéral, ou du moins un État russe prêt à collaborer avec les puissances occidentales, ou contrer les ambitions de Moscou ».
Le désir de l'Occident d'encourager le libéralisme pendant les années 1990 a fait place à « de brèves et chaleureuses acclamations » saluant les réformes qui ont marqué le premier mandat de M. Poutine, puis au « silence face au pouvoir vertical et à la suppression des libertés civiles dans la foulée de ces réformes ». Les violations des droits de la personne par la Russie dans le Caucase du Nord n'ont pas été dénoncées, et les relations commerciales ont repris normalement peu après le conflit avec la République de Géorgie.
Les relations avec le gouvernement russe demeurent tendues, bien qu'il subsiste un désir palpable à Washington et dans plusieurs autres capitales de collaborer de manière plus constructive avec Moscou. Étant donné qu'à ses yeux, le chef d'État incarne les instances dirigeantes russes, l'Occident concentre son attention sur celui-ci et les intérêts du régime politique, plutôt que sur la Russie à proprement parler. Cela reflète des préjugés politiques et culturels bien ancrés qui datent de la guerre froide.
D'après l'expert, la Russie et l'Occident devraient néanmoins essayer de travailler ensemble à l'échelle internationale, ce qui signifie s'attaquer à des questions pratiques à l'extérieur de l'Europe. Cependant, il ne faut pas s'attendre à ce qu'une telle coopération amène automatiquement la Russie à adopter une position plus modérée en Europe et dans l'ancien espace soviétique. Une libéralisation de la culture politique russe, chose qui est cependant loin d'être assurée, favoriserait peut-être une approche plus conciliante envers la Russie. Entretemps, le maintien d'une petite élite aux contrôles du pays pourrait bien exacerber l'antagonisme envers l'Occident, et non l'amenuir.
Discussion
Un participant a demandé comment le gouvernement du Canada et d'autres pays peuvent se préparer en fonction d'de divers scénarios possibles pour la Russie et comment déceler les signes critiques dans le régime politique russe qui laisseraient présager d'importants changements. Un des experts a répondu qu'il faut s'intéresser de près aux nominations, par le président Medvedev et le premier ministre Poutine, à de hauts postes bureaucratiques et à des postes d'influence dans des entreprises publiques. Tant que le groupe actuel restera au pouvoir et que M. Medevedev sera entouré au Kremlin de gens qui sont redevables de leur carrière à M. Poutine, la logique du « régime Poutine » prévaudra. Quelques signes en ce moment annoncent des changements imminents dans ce sens. Parmi les autres signes de changement au pays, mentionnons les suivants :
- l'attention prêtée par les médias à MM. Medvedev et Poutine; par exemple, M. Poutine attire moins l'attention des blogueurs que M. Medvedev;
- les mesures prises contre les poches d'agitation civile; des accès d'indignation collective ont secoué le pays lorsque des affaires nationales importantes ont été étouffées; et
- l'évolution du système judiciaire et l'ampleur de la corruption au sein de la police.
Les observateurs devraient aussi se méfier des signes qualifiés de trompeurs par l'expert. Par exemple, de nombreuses mesures de conciliation ont été prises par Moscou à l'égard de l'Europe et des États-Unis. Toutefois, à moins que la Russie n'apporte des changements plus vastes à sa politique étrangère, il ne faudrait pas conclure que la Russie, d'une part, et les pays occidentaux, d'autre part, nouent effectivement un « dialogue » positif.
En réponse à la même question, l'autre expert a mentionné deux événements qui donneront une idée de l'avenir politique de la Russie : le fait pour Vladimir Poutine de tenter ou non de devenir encore président en 2012 et la « profonde modernisation » de la Russie. Si M. Medvedev est toujours président à l'issue des prochaines élections et destitue progressivement d'influentes personnalités de l'ère Poutine pour s'entourer d'une nouvelle équipe d'intellectuels et d'entrepreneurs, des changements importants seront en cours.
Ce sera encore plus facile si M. Poutine n'assume plus les responsabilités de premier ministre.
Toutefois, selon le même expert, la plupart des Russes ne croient pas que M. Poutine est un véritable modernisateur et pensent que M. Medvedev n'a pas les qualités requises pour diriger avec succès des réformes considérables, d'aucuns estimant que le « camp » de ses partisans n'est pas organisé. La modernisation est une notion difficile, car elle risque de déloger les deux hommes de leurs fonctions, ce que ni l'un ni l'autre ne souhaitent, peut-on présumer. Il ne faut pas écarter entièrement la possibilité que l'opposition soit suffisamment forte pour défier les deux dirigeants après 2012; ce scénario, peu probable, mènerait à un chaos aux conséquences imprévisibles.
La complexité de la relation entre MM. Medvedev et Poutine a été examinée à de nombreuses occasions pendant la conférence. Le but du tandem est de projeter l'image d'une direction responsable et de donner une impression de diversité et de transparence. Les stéréotypes voulant que M. Medvedev soit le modernisateur modéré, et M. Poutine celui qui prend les décisions plus difficiles (comme déclarer la guerre à la Géorgie) n'ont pas grand signification lorsqu'ils sont interprétés littéralement. Il s'agit plutôt d'une métaphore qui permet de comprendre la complémentarité des deux hommes; le président s'occupe de projets spéciaux, comme la coordination entre les « BRIC » (Brésil, Russie, Inde, Chine), tandis que le premier ministre prend les décisions. Certains participants n'étaient pas d'accord avec un expert qui disait que les actions des deux dirigeants avaient permis à la Russie de bien se tirer d'affaires pendant la crise financière et le ralentissement économique mondial. Selon un participant, la Russie ne peut se féliciter d'avoir su faire face à la situation, puisque le prix des produits de base était de nouveau à la hausse partout dans le monde.
Un participant a répliqué à la remarque de l'expert qui affirmait que la « Russie est dirigée par les gens à qui elle appartient ». Il a indiqué qu'une telle remarque générale s'applique davantage à la Russie des années 1990. Toutefois, à son avis, après le procès et l'incarcération subséquente de Mikhaïl Khodorkovski, patron d'un groupe pétrolier, il est beaucoup plus exact de dire que la « Russie appartient aux gens qui la dirigent ». Le participant a aussi expliqué que le plus étonnant du système économique politique de la Russie aujourd'hui est que quiconque est suffisamment puissant et désire de l'argent et des biens « n'a qu'à les prendre ». Les officiers du Service fédéral de sécurité (FSB), par exemple, le font régulièrement dans leur propre intérêt.
Examinant la possibilité d'une profonde transformation au sein de l'élite politique de Moscou, un expert a parlé des conséquences d'un tel changement : les classes dirigeantes perdent leurs avoirs ou risquent de les perdre. Tout changement substantiel doit donc avoir été provoqué par des segments de l'élite, mais la chose n'est pas facile dans la Russie d'aujourd'hui, a expliqué le conférencier, car tout complot serait rapidement éventé. L'autre expert a exprimé un avis similaire sur l'économie politique de la Russie en assimilant le contrôle politique à la propriété. Une véritable libéralisation du système politique russe serait plus probable si les entrepreneurs demandaient à avoir accès à des tribunaux efficaces au lieu d'essayer de s'emparer du pouvoir politique proprement dit.
Réagissant aux résultats du sondage d'opinion mené auprès des Russes, un membre de l'auditoire a demandé pourquoi les jeunes Russes rejettent le modèle de société occidental. L'expert a répondu qu'ils craignent que si les idéaux occidentaux sont appliqués à la société russe, les « perspectives d'avenir seront limitées » pour eux.
Il a ajouté que la période qui a suivi l'effondrement de l'Union soviétique a fait naître un sentiment d'humiliation, qui « s'est transmis à la présente génération ». Les décideurs occidentaux ne devraient donc pas compter beaucoup sur la prochaine génération pour apporter des changements progressivement en Russie au cours de la prochaine décennie.
Double perspective
La Russie demeurera-t-elle inévitablement un pays autoritaire?
Un premier point de vue...
Bien qu'il ne croit pas que la Russie demeurera forcément un pays autoritaire, un premier expert a dit qu'elle a de sérieux obstacles à surmonter pour l'être moins, soulevant plusieurs points qui permettent de comprendre la centralisation politique (et la personnification du système). La démocratie à la russe sera inévitablement quelque peu différente d'autres types de démocratie, et il convient de rappeler aux observateurs que M. Poutine n'a pas voulu demeurer président en 2008 même s'il avait les appuis nécessaires. On peut se demander si M. Medvedev en est conscient et se sent redevable à M. Poutine de l'avoir aidé à accéder à la fonction présidentielle, jouissant alors de prérogatives moindres, ou, au contraire, si l'influence et les plans de son mentor ne portent aucunement atteinte à son pouvoir. Plus important encore, s'est demandé l'expert, une Russie véritablement démocratique serait-elle favorable aux États-Unis? Même si d'autres acteurs internationaux préfèrent peut-être une Russie démocratique parce qu'elle serait plus prévisible, l'opinion publique, dont il a été question précédemment, surtout parmi les jeunes Russes, pourrait laisser présager un mouvement inattendu et croissant antiaméricain et une orientation politique à l'avenant.
Les puissances étrangères peuvent peut-être jouer un rôle utile en facilitant la démocratisation de la Russie, mais des doutes subsistent quant aux ambitions et aux véritables capacités de M. Medvedev. Elles se sont peut-être prises de sympathie pour lui, mais, comme l'a dit l'expert : « Savons-nous vraiment ce qu'il veut et, plus important encore, sera-t-il à la hauteur? » Si les pays étrangers tendaient de plus en plus la main à M. Medvedev au détriment de M. Poutine, ce dernier s'offusquerait-il en voyant que les États-Unis ne passent pas par lui? Le cas échéant, les chances d'améliorer les relations russo‑américaines seraient minimes.
Si M. Poutine contrôle le système politique russe, son ancien protégé, maintenant président, a le pouvoir constitutionnel de le destituer. De son côté, le premier ministre a en pratique le pouvoir de relever le président de ses fonctions, mais une telle décision serait très coûteuse. En réfléchissant au caractère autoritaire du régime politique en Russie, les observateurs se demandent peut-être dans quel sens il commencera à évoluer. Selon l'expert, tout changement doit commencer par le premier ministre lui-même et prendre forme au sein de l'élite. La corruption et la disponibilité des ressources sont d'autres facteurs susceptibles de favoriser le changement. Une élite qui bénéficierait d'une part de moins en moins grande du « gâteau » s'opposerait au changement.
« Une élite qui bénéficierait d'une part de moins en moins grande du "gâteau" s'opposerait au changement ».
Et un deuxième...
Un deuxième expert croit, comme le premier, que la Russie ne restera pas forcément un pays autoritaire, signalant qu'elle n'en est pas un aujourd'hui. Par contre, a-t-il dit, Moscou s'en va dans la « mauvaise » direction, et il semble qu'il ne faille pas trop compter sur une décentralisation politique sous le président Medvedev ou le premier ministre Poutine, qui, selon l'expert, reprendra le pouvoir après les élections de 201212. La mentalité de M. Poutine a été façonnée par son expérience en tant qu'officier du KGB. Il se méfie de tout changement qui pourrait compromettre son pouvoir ou celui de ses influents lieutenants. Il est donc peu probable que M. Medvedev introduise de véritables pratiques démocratiques en Russie. Toutefois, il est clair que la Russie n'est pas l'Union soviétique dans l'esprit des Russes; ils peuvent voyager à l'étranger, bien gagner leur vie et acheter pratiquement n'importe quoi.
Au dire de l'expert, le fait qu'à l'étranger, dans les années 1990, on ait décrit à tort la Russie comme étant une démocratie a peut-être « nui » à la notion de démocratie. Pour la population, c'était une période de fragilité et de chaos, et l'arrivée de M. Poutine marque une époque où les choses se sont beaucoup améliorées. L'expert a soulevé les questions suivantes dont les analystes doivent tenir compte pour déterminer dans quelle mesure la Russie est autoritaire :
- la corruption est endémique, et les dirigeants politiques russes sont devenus les otages de leur propre système. M. Poutine ne pourrait donc pratiquement pas quitter la politique même s'il le voulait;
- la télévision est largement contrôlée par l'État et demeure le principal média utilisé par les Russes pour se tenir au courant de l'actualité et être informés;
- à part la stabilité relative qu'elle achète à de redoutables dirigeants locaux qui ne se préoccupent pas beaucoup des droits de la personne, Moscou n'exerce littéralement aucun contrôle sur le Caucase du Nord;
- le gouvernement intervient avec retenue lorsqu'il y a des manifestations, parce qu'il craint que des mesures drastiques ne provoquent encore plus de manifestations;
- les élections ne sont pas libres ni justes; les gouverneurs sont nommés; le pouvoir du FSB a augmenté; et les attentats terroristes en Russie sont devenus pour les autorités une excuse pratique pour agir de manière antidémocratique; et
- les dirigeants russes perçoivent comme une menace les progrès réalisés dans la région sur le plan de la démocratie.
Malgré cette triste description du contrôle étatique, un débat intellectuel authentique sur l'avenir politique et autre du pays a cours dans divers médias. Avant tout, l'expert tenait à attirer l'attention des participants sur les nombreux blogues et d'autres sources sur Internet, qui sont pratiquement exempts de toute ingérence étrangère.
Discussion
Les deux experts perçoivent la Russie comme un régime politique hybride relativement stable qui combine des éléments d'autoritarisme et, de plus en plus, des caractéristiques propres à une démocratie. Cependant, il faut se demander quel est le degré de tension entre ces deux courants politiques et quelle importance peut avoir le fait que la Russie devienne plus ou moins autoritaire du point de vue des politiques occidentales et de la stratégie américaine. Selon de nombreux participants à la conférence, le mieux pour les États-Unis est fort probablement d'opter pour la realpolitik dans leurs relations avec la Russie. Cette question et d'autres ont été examinées plus en détail lors d'un débat entre les deux experts et d'une discussion entre tous les participants.
Certes, la viabilité du régime politique dépendra largement de la richesse nationale. « Des acteurs et des segments importants de la population peuvent être soudoyés, l'argent de la corruption finissant par profiter à plusieurs classes économiques », a dit un expert. Cependant, « si la richesse nationale diminue, touchant concrètement la prospérité en général, des fissures apparaîtront et la situation pourrait devenir plus explosive ». L'augmentation des cours pétroliers peut s'avérer préjudiciable à la Russie, car en pareilles circonstances il devient moins pressant de mettre en oeuvre des réformes économiques et peut‑être politiques.
Comme l'a souligné un des experts, les démocraties ne sont souvent pas du même avis, mais elles peuvent aussi parfois unir leurs forces pour défendre des intérêts communs. Bien qu'elle soit un pays « à démocratie incomplète », la Russie coopère avec d'autres pays dans divers dossiers, dont celui de la sécurité nucléaire. Toutefois, selon un des experts, la collaboration internationale est généralement beaucoup plus facile entre les régimes politiques qui sont des démocraties à part entière.
Les experts ne s'entendaient pas sur la façon dont la Russie perçoit les pratiques démocratiques dans les pays voisins. Un d'entre eux était d'avis que la nature du régime importe moins que « les dirigeants [dans ces pays] et que la question de savoir s'ils entretiennent ou non des rapports amicaux avec Moscou ». Ils n'étaient pas du même avis non plus au sujet de la « mentalité de KGB » de M. Poutine, faisant allusion aux répercussions qu'a eues sur sa personnalité le fait d'avoir exercé des fonctions supérieures au service de renseignement soviétique et dans l'organisme russe qui lui a succédé. Bien que M. Poutine ait une disposition naturelle à diriger, il a également déclaré dans une entrevue accordée à un magazine populaire pendant son premier mandat qu'il avait appris en tant qu'officier du KGB « à écouter les gens et à comprendre ce qu'ils veulent ». Si les sondages d'opinion lui sont favorables, c'est en grande partie parce qu'il ne prend pas de décisions nationales qui seraient impopulaires.
La Russie perçoit les progrès de la démocratie comme une menace, particulièrement dans les pays limitrophes, non seulement parce que les dirigeants de ceux-ci pourraient être moins favorables à la direction du Kremlin, mais aussi parce que ces pays pourraient finir par s'opposer fermement à la Russie et chercher à s'intégrer davantage dans la communauté euro-atlantique. L'un des buts de la Russie est certainement de juguler la démocratie dans les pays voisins et d'empêcher ces derniers d'adhérer à l'UE ou à l'OTAN.
Compte tenu des récentes tendances sociales et des manifestations à Kaliningrad et à Vladivostok à l'hiver 2010 et étant donné qu'Internet permet d'étaler des affaires au grand jour, un participant à la conférence a demandé quel événement pourrait amener un brusque changement sur la scène politique en Russie. Selon de nombreux observateurs, les mouvements contestataires avaient le vent en poupe, mais les attentats à la bombe perpétrés en mars 2010 contre le métro de Moscou « ont beaucoup refroidi les ardeurs de l'opposition ». Toutefois, le deuxième expert a indiqué que le principal facteur de stabilité sociale demeure la capacité du gouvernement à maintenir le niveau de vie des Russes et la croissance économique.
Les élections de 2012 seront déterminantes à cet égard, mais les experts avaient des divergences d'opinions à ce sujet. L'un d'eux a dit que M. Poutine n'avait pas encore annoncé s'il allait être candidat à la présidence : « Soit qu'il n'a pas pris sa décision, soit qu'il ne veut pas donner d'indices pour ne pas nuire à la situation de M. Medvedev aujourd'hui. » L'autre expert n'était pas d'accord, ne voyant pas pourquoi M. Poutine resterait discret s'il a bel et bien l'intention de s'emparer du pouvoir de toute façon.
Un participant est revenu sur la remarque d'un expert selon laquelle la Russie n'était pas une démocratie dans les années 1990, précisant qu'au dire de certains, cette période marquait « le début de la démocratie au pays mais que celle-ci n'avait tout simplement pas eu la chance de suivre son cours ». Il a invoqué comme arguments la décentralisation rapide du pouvoir et l'apparition de véritables partis politiques. Si cela est vrai, comment pourrait‑on assister à la naissance de la démocratie aujourd'hui?
Un expert a répondu que la Russie avait certaines caractéristiques d'une démocratie (plus grande liberté des médias, par exemple) dans les années 1990, mais que le bombardement du Parlement en 1993 et l'invasion de la Tchétchénie en 1994, ainsi que les violations subséquentes des droits de la personne, ont marqué un recul de la démocratie. La question de l'apparition de partis politiques pendant cette période n'a pas fait l'unanimité non plus. Les signes d'une démocratie en plein essor comprennent la règle de droit, la liberté de la presse, la création de véritables politiques, des élections compétitives et l'obligation de rendre compte, autant de signes qui ne sont pas visibles aujourd'hui.
La relation entre corruption et autoritarisme a été analysée plus à fond. La corruption au pays peut prendre la forme de pots-de-vin à des échelons inférieurs, mais, plus sérieusement, il peut s'agir par exemple d'individus qui influencent des entreprises tout en occupant des postes de haut niveau ou autres au gouvernement. Cela donne lieu à d'importants et longs conflits d'intérêts. Il en résulte, d'une part, une forte résistance à l'ouverture graduelle de l'ordre établi et, d'autre part, un risque de désaccords soudains et dramatiques attribuables à la montée de la tension inhérente.
Plusieurs participants se sont demandés si le « grand facteur égalisateur » est en effet Internet et le blogage sur le Web, une activité en pleine croissance. Néanmoins, si de nombreux Russes ont accès au Web, il est difficile de déterminer le degré d'accès. Combien utilisent Internet tous les jours? Combien d'autres ne consultent des sites que périodiquement? Internet est un média assez libre en Russie, et c'est peut-être simplement parce qu'il n'a encore que des répercussions assez limitées sur la vie politique.
La Russie dans le monde
Les fruits amers de l'histoire : la Russie et les États-Unis
Malgré toutes les discussions sur le nouveau départ dans les relations entre les États‑Unis et la Russie, un des experts est d'avis que la politique de « redémarrage » n'est pas claire pour les États-Unis. Elle ne fait qu'encadrer « un nouveau niveau de confiance et de prévisibilité » dans les relations entre Moscou et Washington. Si le ton entre les deux capitales semble s'être amélioré, le sort de la pierre angulaire de la politique, un accord START renégocié, est incertain parce que le traité n'a pas encore été ratifié par le sénat américain. S'il n'est pas ratifié, « ce sera la fin de la politique de redémarrage et il n'y aura pas de solution de rechange; les États-Unis n'auront pas de cadre pour la question de la sécurité en Russie et en Europe ». Aux yeux de la Russie, la politique est une façon pour les États-Unis de reconnaître que bon nombre de leurs actions au cours des dernières années ont été préjudiciables à la communauté internationale et de montrer, en tant qu'ancien ennemi, qu'ils respectent enfin Moscou comme il se doit et prennent ses opinions plus au sérieux. Toutefois, pour les États‑Unis, la politique de redémarrage n'autorise pas la Russie à s'ingérer dans ce qu'ils considèrent comme leur sphère d'influence privilégiée dans l'ex-Union soviétique pour « rétablir la bipolarité stratégique régionale » en Europe et en Eurasie.
Les dures négociations qui sont à l'origine du nouvel accord START amélioreront, espère le gouvernement américain, la confiance réciproque et permettront aux deux parties de collaborer dans de vastes dossiers sur la prolifération, en s'intéressant tout particulièrement à l'Iran. Cependant, des observateurs ont remarqué une nette différence entre les aspirations de M. Medvedev et celles de M. Poutine en ce qui concerne l'arsenal nucléaire de la Russie. M. Medvedev a indiqué qu'aucune arme nucléaire ne serait mise au point à part celles dont la fabrication est déjà prévue. Pour sa part, M. Poutine croit que la Russie a besoin d'un plus grand nombre d'armes offensives étant donné que les États-Unis comptent bâtir leurs propres systèmes de défense. Le point de vue du président semble avoir prévalu pendant les négociations de l'accord START.
Selon l'expert, outre le fait qu'il n'ait pas encore été ratifié par le sénat, le nouveau traité comporte des points faibles en ce qui concerne la vérification, la défense antimissile et la structure des forces. Contrairement aux attentes et en raison du calcul inhabituel servant à décrire l'arsenal des deux parties, le traité ne prévoit pas une réduction de 30 % des ogives nucléaires et permet plutôt à la Russie de conserver 2 12 12 100 armes, et non 1 550. Le traité n'impose à la Russie aucune restriction quant au développement des systèmes offensifs et à la modernisation de l'arsenal nucléaire. Il permet le déploiement d'armes nucléaires tactiques par des missiles de croisière à partir de sous-marins nucléaires, et il ne comporte aucune restriction relative aux missiles à ogives multiples indépendamment guidées (MIRV).
En ce qui concerne l'Iran, l'expert croit que la Russie appuiera de plus en plus les actions de l'ONU pour empêcher Téhéran d'établir un programme de fabrication d'armes nucléaires. Cependant, la Russie pourrait demander quelque chose en retour, notamment l'assurance qu'elle sera admise dans l'Organisation mondiale du commerce et peut-être même en quelque sorte une « plus grande latitude » en Ukraine et dans d'autres pays limitrophes à l'Est.
Une question importante pour les États-Unis est l'avenir du projet Nabucco, un pipeline qui doit leur permettre de contourner le gazoduc russo-ukrainien. Ce projet pose un problème car les relations entre l'Azerbaïdjan, un fournisseur essentiel au bon fonctionnement de Nabucco, et les États-Unis sont tendues depuis quelque temps. Sans le pipeline Nabucco, l'Europe de l'Est et d'autres parties de l'Europe dépendraient de plus en plus de la Russie pour l'approvisionnement en gaz naturel. L'expert a ajouté que les États-Unis souhaitent empêcher la Russie d'étendre son influence en Eurasie, mais ne réagissent pas au « rachat par l'État ukrainien, avec des capitaux d'emprunt, des réseaux énergétiques de l'Ukraine ».
La véritable menace pour la Russie est la démocratie. À mesure qu'elle progresse vers l'ouest, la démocratie non seulement stabilise la région, mais montre à tous les Russes qu'ils peuvent avoir un meilleur sort. Cela renforce l'idée que l'Occident est le principal ennemi de la Russie, comme l'explique clairement la doctrine militaire de Moscou. Selon l'expert, à l'avenir, les États-Unis devraient se soucier à la fois de l'Europe de l'Est et de la Communauté des États indépendants au lieu de porter toute leur attention précisément sur le contrôle des armements lorsqu'ils traitent avec la Russie.
Une nécessité embêtante : les relations de la Russie avec la Chine
Les relations sino-russes sont remplies de préjugés et de fausses perceptions. Malgré les déclarations de partenariat stratégique et l'unité montrée en public, les relations sont limitées et ne présentent que peu de perspectives d'avenir constructives.
Moscou reconnaît qu'elle peut profiter d'une coopération avec la Chine, mais les deux acteurs ont des points de vue divergents sur le monde et leurs places respectives dans celui‑ci. De plus, leurs priorités respectives sont parfois opposées. La Russie demeure résolument axée sur l'Occident, malgré les annonces répétées d'une nouvelle politique étrangère tournée vers l'Orient. La crise financière de 2008 et le ralentissement économique subséquent ont montré jusqu'à quel point les (mal)chances économiques de la Russie sont inévitablement liées à celles des marchés occidentaux. Si les dirigeants russes prônent un rapprochement économique avec la Chine, ils ne semblent toutefois guère prêts à passer à l'action. Même en ce qui a trait au secteur énergétique, relativement prometteur, les Chinois se tournent de plus en plus vers l'Asie centrale, qu'ils préfèrent à la Russie comme fournisseur en Eurasie.
Ses relations avec la Chine représentent pour Moscou une source de réconfort psychologique et géopolitique, une façon d'alimenter le mythe de la Russie comme puissance mondiale. La Chine constitue par ailleurs un élément central de sa stratégie d'équilibre régional et mondial, la Russie jouant la carte de la Chine pour obliger l'Occident à prêter davantage attention à ses propres intérêts et sensibilités. Ces tactiques ont cependant été peu fructueuses; elles compliquent les relations de la Russie avec l'Occident et présentent une source d'irritation pour Beijing. La politique de Moscou en Asie, parce qu'elle est excessivement centrée sur la Chine, a par ailleurs empêché l'établissement de relations plus fructueuses et importantes avec le Japon et l'Inde.
« Ses relations avec la Chine représentent pour Moscou une source de réconfort psychologique et géopolitique, une façon d'alimenter le mythe de la Russie comme puissance mondiale ».
Les sentiments de l'élite russe quant à la montée en puissance de la Chine sont pour le moins ambivalents. On se réjouit d'apercevoir la fin de la domination de la politique internationale par les États-Unis, mais on se soucie de plus en plus de l'écart de puissance entre Moscou et Beijing. La Russie se méfie profondément des intentions à long terme de la Chine et craint que cette dernière ne se transforme en hégémon plus menaçant encore que les États-Unis.
À court et à moyen terme, les deux pays chercheront à atténuer les tensions et contradictions dans leurs rapports. À long terme, cependant, l'équilibre des pouvoirs continuera de pencher en faveur de la Chine, de sorte que l'indifférence de cette dernière envers la Russie ne fera qu'augmenter, tout comme le ressentiment et l'angoisse éprouvés par la Russie à l'égard de son voisin. Moscou pourrait ainsi favoriser un nouveau rapprochement avec l'Occident, la Russie comptant alors sur la redéfinition de l'Occident, un Occident qui confèrerait sans conditions à Moscou les atouts d'un acteur incontournable.
L'énergie comme levier : la stratégie du Kremlin envers l'Europe et l'Union européenne
L'utilisation de l'énergie comme levier politique signifie que la politique de la Russie envers l'Europe et l'UE est « principalement, voire exclusivement, fondée sur sa position discrétionnaire en tant que premier fournisseur énergétique », selon un représentant de l'UE. L'analyse des relations dans le secteur énergétique entre la Russie, d'une part, et l'Europe et l'UE, d'autre part, soulève deux questions : premièrement, dans quelle mesure est-il réaliste pour la Russie de chercher à ravoir un poids géopolitique par le biais de la géo-économie et, deuxièmement, le Kremlin est-il vraiment libre de jouer la carte de l'énergie contre l'Europe? De récents événements et le fait que certains pays d'Europe dépendent entièrement de la Russie pour l'approvisionnement en énergie semblent indiquer que la Russie fait étalage de sa force devant ses clients voisins. La vérité, toutefois, d'une évidence indiscutable, c'est que la Russie a besoin du client européen autant, sinon plus, que l'Europe a besoin de la Russie pour son approvisionnement en pétrole et en gaz. Il y a aussi un déséquilibre commercial général entre la Russie et l'UE : cette dernière est de loin le plus grand partenaire commercial de la Russie, bien que les échanges avec la Russie représentent moins de 10 % du commerce extérieur de l'UE. À moyen terme du moins, cette interdépendance dans le secteur énergétique garantira une stabilité relative. Le représentant de l'UE a ajouté que l'objectif de la Russie n'est peut-être pas d'étendre son influence commerciale à l'Ukraine et à d'autres pays de transit, mais plutôt de s'assurer qu'aucun rival ne lui disputera cette influence ou qu'aucune occasion ne lui échappera sur le plan économique.
En fait, les possibilités d'exporter le gaz ailleurs que vers l'Europe sont limitées. La Russie n'en fournit qu'une faible quantité à l'Asie. De toute façon, le marché du gaz en Chine est imprévisible parce que le gaz naturel n'est pas une ressource énergétique importante en Chine. Ce qui n'aide pas Moscou, comme l'a indiqué précédemment un expert, c'est que la Chine se tourne déjà vers d'autres sources d'approvisionnement en énergie. L'idée que la Russie, face aux clients occidentaux, peut jouer la carte de l'approvisionnement énergétique de l'Asie est un mythe, au dire de l'expert.
Il y a eu de profonds désaccords entre les Européens et les Russes, principalement au sujet des prix du gaz. Dans bien des cas, la Russie « a amené par la ruse ou forcé ses voisins à agir comme il faut » en cessant de les approvisionner en énergie. Ces conflits entre la Russie et certains de ses voisins ont à leur tour amené la Russie, en partenariat avec certains pays d'Europe, à contourner des pays comme l'Ukraine grâce à des gazoducs tels que le Nord Stream. Les contrats entre la Russie et des pays d'Europe témoignent de la position divisée de l'UE concernant l'énergie.
La diversification des voies d'approvisionnement et de transport est une priorité de l'UE. Le projet de gazoduc Nabucco et d'autres possibilités dans le corridor sud sont particulièrement importants. Ces gazoducs contournent la Russie, l'Ukraine et le Bélarus au nord et au sud. Toutefois, le gaz que la Russie fournit à l'UE ne peut être complètement remplacé par d'autres ressources. Les décisions prises au sujet des pipelines peuvent donc apporter un certain réconfort psychologique aux Européens.
Discussion
Un membre de l'auditoire a demandé à un des experts ce qu'il pensait du rôle de l'Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) et des relations entre la Russie et la Chine. L'expert a répondu en parlant d'abord de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Pour la Chine, l'OCS sert principalement « à faciliter et à légitimer son entrée en Asie centrale ». Les Chinois savent fort bien que s'ils favorisent l'établissement de relations bilatérales avec les républiques d'Asie centrale, ils risquent d'inquiéter leurs voisins. L'OCS « permet à la Chine de projeter l'image d'un bon citoyen dans la région; c'est l'une des raisons pour lesquelles les Chinois résistent aux efforts des Russes visant à élargir le mandat de l'OCS pour en faire une organisation géopolitique ».
Du point de vue de la Russie, l'OTSC est une organisation importante en partie parce que la Chine n'en est pas membre. Si l'OCS représente « l'instrument d'influence multilatéral de la Chine en Asie centrale, l'OTSC et, dans une certaine mesure, la Communauté économique eurasiatique jouent essentiellement un rôle similaire pour la Russie ». Un autre participant a décrit l'OCS comme un outil précieux pour les pays d'Asie centrale parce qu'« elle est la seule tribune où ils peuvent amener la Russie aussi bien que la Chine à les écouter et à leur donner les ressources matérielles et incorporelles dont ils ont besoin pour accroître leur sécurité ».
À propos de la question de savoir si la politique étrangère russe est récupérée pour maintenir la légitimité du régime, un participant a cité l'exemple de la Russie et de la Chine, deux pays aux valeurs très différentes et qui ne se perçoivent pas non plus comme ayant les mêmes valeurs. La Russie, même si c'est ce qu'elle souhaite, ne peut se placer entre l'Occident et la Chine, comme un pont entre l'Europe et l'Asie, parce que les acteurs internationaux ne la prennent pas au sérieux, surtout pas la Chine.
Un participant à la conférence a demandé aux experts leur opinion sur les résultats d'un sondage sociologique mené, de 2000 à 2008, par l'Académie des sciences de Russie auprès des diplômés du collège militaire, c'est-à-dire l'élite des officiers. Le but de ce sondage était de déterminer qui, selon les diplômés, sont les ennemis de la Russie : les États-Unis venaient en tête de liste, suivis de l'OTAN et de la Chine. Quelles répercussions cette perception pourrait-elle avoir sur les forces militaires et la politique de défense? Selon un des experts, alors que les États-Unis et l'Occident en général sont considérés comme une menace géopolitique normale, la Chine, à long terme, « est perçue par de nombreux Russes comme une menace existentielle ».
Compte tenu des projets nucléaires de Moscou, de ses déploiements stratégiques et de sa réforme militaire générale, la Russie prend probablement au sérieux l'idée que la Chine puisse représenter une menace militaire. Elle est tout autant préoccupée par la possibilité que des menaces émanent de l'Asie au-delà de la Chine, notamment par les tensions dans la péninsule coréenne. De récents exercices militaires menés conjointement par les forces chinoises et russes, annoncés comme des exercices antiterroristes, ressemblaient à des manoeuvres axées sur la guerre conventionnelle. Selon un des experts, ces exercices étaient vraisemblablement une façon pour Beijing et Moscou de lancer un avertissement à Washington : n'intervenez pas en Corée du Nord.
Les participants ont discuté de la dynamique entre la Russie et la Chine et de la façon dont Moscou gère la perception que le public a de ses relations avec ses voisins orientaux. Après tout, sa doctrine militaire laisse à penser que l'OTAN est le danger, mais ne fait aucune mention de la Chine. Un participant a reconnu que « des éléments de la doctrine et d'autres déclarations peuvent être interprétés comme un message adressé à la Chine, mais la Russie n'affirmera jamais publiquement que la Chine constitue une menace ». On peut alors se demander quel est le but de la doctrine militaire et du document énonçant la politique étrangère. Ce sont là davantage des documents politiques que de véritables guides orientant une politique. Leur but est de faire comprendre à l'Occident que la Russie est fort préoccupée par l'ingérence de l'OTAN et des États-Unis dans l'ancien espace soviétique, mais aussi de réaffirmer que, malgré la preuve concrète du contraire, Moscou a établi avec la Chine un véritable partenariat stratégique qui témoigne de leurs vues similaires. La doctrine militaire est donc extrêmement importante aux fins des relations publiques.
À propos de l'interdépendance de la Russie et de l'Europe dans le secteur énergétique, un participant a indiqué que la relation est asymétrique et que l'exploitation future du gaz de schiste aux États-Unis permettra d'approvisionner abondamment en gaz naturel liquéfié les marchés européens, qui ont les installations nécessaires pour le recevoir. D'après ce participant, l'Europe dépendra alors moins des ressources de la Russie. Certains se demandaient également si les projets des gazoducs Nabucco ou South Stream se concrétiseront un jour, alléguant qu'ils reposent sur de très faibles assises économiques. La Russie, bien qu'elle soit moins solide que l'UE, tire avantage du fait qu'elle soit le seul acteur.
L'économie russe : possibilités et défis
Efforts de diversification
À propos de l'économie russe, un conférencier a indiqué que les discussions sur la diversification sont forcément des débats de pure forme. Comme par le passé, l'immense richesse pétrolière et gazière continuera d'offrir des possibilités incomparables de croissance économique et d'influence géopolitique. Le président Medvedev est favorable au développement d'autres industries pour que l'État dépende moins des hydrocarbures comme principale source de revenus, une dépendance qu'il a qualifiée d'« humiliante, de dégradante et de primitive ». Toutefois, même la ferveur politique la mieux intentionnée ne changera pas la réalité sur le terrain (et encore moins sous terre), et ces ressources feront partie des avantages relatifs que la Russie aura à long terme.
L'idée de diversification est pleine de bons sens et elle repose sur la nécessité de gérer le risque lié à une matière première dont le prix, fixé par les marchés internationaux, fluctue grandement. Une économie nationale axée sur une vaste gamme d'industries peut dépendre de secteurs dynamiques pendant que d'autres sont mises à rude épreuve. La Russie n'est pas en difficulté, mais si elle a su faire face à l'incertitude causée par la crise financière de 2008, c'est parce qu'elle a pu utiliser des fonds de stabilisation considérables, contrôlés par l'État.
La possibilité que la valeur de ses ressources énergétiques baisse à long terme est une grande source de préoccupation pour la Russie, qui est peut-être en mesure de contrôler la production, mais qui a peu d'influence sur les prix. De plus, les dirigeants russes croient que les prix des ressources énergétiques sont susceptibles d'être manipulés à l'échelle internationale – notamment par les États-Unis –, d'où l'importance accrue des prix pour la durabilité économique du pays et, en fait, sa sécurité. Il suffit à cet égard de songer aux failles potentielles de la stratégie russe en matière de sécurité énergétique. Avec la découverte de méthodes permettant la production de gaz de schiste à l'échelle mondiale et les efforts considérables visant à promouvoir d'autres ressources énergétiques et ceux déployés par l'Europe pour dépendre moins du pétrole et du gaz de la Russie, l'économie russe ne peut considérer la fiabilité actuelle de ses clients ou sa croissance économique comme allant de soi.
Relations entre le secteur privé et la classe politique
Quatre périodes distinctes marquent l'évolution des relations entre la classe politique et le secteur privé en Russie depuis le milieu des années 1990 :
L'âge d'or oligarchique (1995-1999)
Cette période est marquée par l'omniprésence des oligarques, surtout parmi les instances dirigeantes après la réélection de Boris Eltsine en 1996. Des oligarques ont participé directement aux nominations et au financement de l'activité politique à tous les niveaux. Cette période, au dire de l'expert, s'est soldée par la chute économique de la Russie en 1998 et le déclin général du pays.
Les années Poutine (2000-2003)
L'affaire Ioukos, qui a mené à l'incarcération du magnat du pétrole Mikhaïl Khodorkovski en 2003, illustrait le nouveau partage des avoirs en faveur d'une élite émergente qui devait son ascension à Vladimir Poutine. Les secteurs industriels jugés stratégiques pour l'avenir de la Russie ont été redéfinis, faisant apparaître une nouvelle oligarchie. Cette période marque un tournant, les oligarques acceptant les nouvelles règles du jeu dictées par M. Poutine en juillet 2000 : pour que leur propriété soit respectée, les chefs d'entreprises doivent cesser de s'immiscer dans l'arène politique et payer leurs impôts.
Le réseau est-allemand (2003-2007)
Cette période est caractérisée par l'ascension de personnes venant des services de sécurité, sans aucune expérience dans le milieu des affaires.
De 2008 à aujourd'hui
Une nouvelle étape dans les relations entre la classe politique et le secteur privé commence avec la crise financière de 2008; l'agitation qui s'ensuit illustre la fragilité du modèle économique du pays et du tandem Poutine-Medvedev. Les deux dirigeants se voient ainsi forcés de négocier des compromis lorsqu'ils procèdent à des nominations, le président Medvedev donnant plus de latitude aux personnalités qui évoluent depuis longtemps dans le monde des affaires. Certains oligarques influents qui étaient actifs à la fin des années 1990, ou même pendant le premier mandat de Vladimir Poutine, refont surface. Beaucoup d'incertitude demeure vu l'élection présidentielle de 2012, et il est difficile de déterminer qui, parmi les gens près de MM. Medvedev et Poutine, demeureront ou deviendront influents.
L'élite dirigeante accueille donc de nouveaux venus depuis 2008. La plupart sont issus du groupe habituel de gens fidèles à M. Poutine, mais un petit nombre de protégés de M. Medvedev ont également gravi les échelons de la hiérarchie ou été nommés à des postes d'influence. Paradoxe intéressant, si certains oligarques dépendent de l'État, l'État de son côté a besoin des oligarques pour gérer certains de ses projets symboliques, comme les Jeux olympiques d'hiver de 2014 à Sotchi, le Sommet de l'Organisation de coopération économique Asie-Pacifique de 2010 à Vladivostok et la Skolkovo (l'École de gestion de Moscou).
Investissements directs étrangers en Russie
Au cours de cet exposé, les investissements directs étrangers (IDE), dans leur forme la plus simple, ont été décrits comme étant des investissements dans des pays pauvres par des pays riches. Selon le conférencier, cette simplification permet de comprendre le rôle essentiel des IDE en Russie, où le revenu moyen est faible et l'argent des revenus moins bien réparti comparativement aux sociétés occidentales. Malgré la dure réalité économique en Russie, les « économies mal en point » ont en principe de plus grandes possibilités de croissance. En important de meilleures technologies et connaissances et en améliorant l'accès aux marchés étrangers, une économie peut vite combler son retard dans la mesure où elle obtient des biens de l'étranger ou se contente d'abord d'imiter, au lieu d'innover. La question de savoir si la Russie devrait suivre cet exemple pour engendrer la croissance et la richesse est donc largement débattue au pays.
De l'affaire Ioukos à la crise financière de 2008, les IDE en Russie étaient proportionnellement comparables à ceux en Chine et au Brésil. Par ordre décroissant, les plus gros IDE en Russie pendant cette période sont allés aux industries manufacturières (usines d'assemblage d'automobiles), au secteur énergétique et à la vente au détail. Au-delà de ces grands projets, et malgré l'attrait général de la Russie pour les investisseurs étrangers, un manque de données fiables fait en sorte qu'il est difficile de savoir à combien se chiffrent exactement les investissements directs en Russie et les investissements de la Russie à l'étranger.
Des obstacles ultérieurs, notamment la corruption, pourraient dissuader les étrangers d'investir davantage en Russie, en particulier les Russes vivant à l'étranger. La corruption rend la Russie moins attrayante pour les investisseurs, surtout lorsque des comparaisons sont faites avec les marchés chinois et brésilien. La main-d'oeuvre qualifiée dans le secteur de l'assemblage d'automobiles est rare à l'extérieur de Saint-Pétersbourg; lors de la reprise de l'activité économique, les entreprises étrangères ont eu de la difficulté à avoir accès à des ressources cruciales comme le pétrole et le gaz. L'une des grandes particularités de l'économie russe est sa dualité. Le passage d'une économie centrale à une économie de marché supposait une société qui dépende non plus de la confiance en des arrangements informels, mais de la confiance dans les institutions officielles. Des aspects des deux systèmes sont manifestes aujourd'hui.
« Des obstacles ultérieurs, notamment la corruption, pourraient dissuader les étrangers d'investir davantage en Russie, en particulier les Russes vivant à l'étranger ».
Discussion
Un participant a demandé au premier conférencier ce qu'il pensait de la capacité de la Russie à contrôler la production d'énergie – plus précisément à maintenir la production et les niveaux d'investissement nécessaires à cette fin – et si le débat sur la diversification pourrait nuire aux investissements dans le secteur pétrolier et gazier. L'expert a répondu qu'une décision du Kremlin d'investir dans des industries autres que celle du pétrole et du gaz serait forcément préjudiciable au secteur énergétique, les ressources financières de l'État étant certes limitées. En outre, il y a de moins en moins de possibilités d'augmenter la production de pétrole et de gaz. Pour accroître la production, la Russie devra exploiter de nouvelles régions dans l'est et le nord du pays, qui sont plus froides, considérablement plus éloignées et où les coûts sont donc plus élevés. L'exploitation de ces régions nécessite aussi un engagement considérable et d'énormes investissements initiaux.
Plusieurs questions ont été posées aux experts sur la classe moyenne en Russie. Comment peut-on en estimer la taille? Quel rôle peut-elle jouer pour promouvoir les institutions et la règle de droit et protéger la propriété? Un des experts a indiqué que la classe moyenne représentait environ un quart de la population du pays avant la crise économique mondiale de 2007-2009. En général, les gens de la classe moyenne n'ont pas de dette, sont propriétaires de leur appartement et possèdent un véhicule. Un autre expert a ajouté que, chose étonnante peut-être pour les observateurs occidentaux, la classe moyenne appuie les politiques de M. Poutine, auxquelles elle attribue sa richesse relative.
Dans le cas de la Russie, que pourrait être une politique économique « raisonnable », a demandé un participant? Un conférencier a répondu qu'elle devrait inévitablement reposer sur le secteur énergétique et ouvrir beaucoup plus ce secteur aux investissements étrangers. Il a dit en terminant que si l'avenir de l'industrie du pétrole et du gaz est d'une importance cruciale pour la Russie, il serait alors important de la moderniser et d'investir régulièrement dans celle-ci.
On a également demandé aux experts si l'appareil de la sécurité et du renseignement aide le gouvernement à réaliser son mandat et si des membres du Service fédéral de sécurité (FSB) ou le Service lui-même, comme les oligarques, ont des intérêts privés dans l'économie russe. Tous les services de sécurité et de renseignements sont en effet des acteurs économiques, et les hauts responsables agissent comme des gens d'affaires. L'expert a indiqué que le but en général des responsables est de satisfaire leurs propres intérêts et non d'aider l'État à atteindre ses objectifs.
Un participant a posé une question sur la latitude des oligarques dans la prise de décisions économiques. Un des experts a répondu qu'il faut prendre soin de ne pas confondre tous les secteurs industriels. Par exemple, les oligarques actifs dans des secteurs considérés comme « liés étroitement à la souveraineté de la Russie (hydrocarbures, haute technologie en général) informent le gouvernement de leurs plans. Le gouvernement s'immisce toutefois beaucoup moins dans les affaires des oligarques dans des secteurs considérés comme moins sensibles pour l'État sur le plan politique.
Conséquences pour le Canada de l'évolution de la Russie sur la scène internationale
Plusieurs points communs semblent rapprocher le Canada et la Russie : les deux pays contrôlent les deux plus grands territoires de la planète, possèdent d'impressionnantes ressources naturelles, ont les plus longs littoraux arctiques et comprennent les aléas d'un hiver rigoureux. Malgré leurs similitudes, les deux pays, a dit le conférencier, présentent de vifs contrastes, et parfois des divergences et des visions irréconciliables » qui ont empêché un consensus sur des questions internationales ».
Lorsque le Canada évalue la façon d'agir de Moscou, il s'intéresse aux questions politiques, économiques, écologiques et militaires. Il examine à la fois les facteurs intérieurs et extérieurs qui entrent en jeu dans les politiques et les aspirations de la Russie. Sa perception de la Russie est naturellement influencée par la manière dont il conçoit son propre rôle dans le monde : favoriser la coopération et un consensus à l'échelle internationale dans des dossiers comme la gouvernance dans l'Arctique et la durabilité écologique. L'Arctique, au dire du conférencier, offre aux deux pays des occasions de trouver des solutions pragmatiques.
Le président Medvedev a déclaré que la Russie, comme d'autres pays, perçoit certaines régions comme étant directement liées à ses intérêts. Dans la mesure où l'on peut s'attendre à ce que tous les pays agissent dans leur propre intérêt, la position de Moscou envers ses voisins est préoccupante pour le Canada. En tant que membre de l'OTAN, le Canada est tenu en vertu des traités dont il est signataire de protéger la souveraineté des membres de l'alliance proches des frontières russes. Le conférencier a mentionné qu'aux yeux d'Ottawa, l'ordre post-guerre froide qui doit assurer la stabilité et le respect de la souveraineté est une caractéristique importante du système international et doit être protégé.
D'un point de vue stratégique, il est dans l'intérêt du Canada et des autres démocraties de coopérer le plus possible avec la Russie. Cela étant dit, les divergences croissantes ne peuvent être ignorées. L'expert a recommandé que le Canada voit à ce que le gouvernement russe ne s'écarte pas de l'objectif qu'il dit s'être fixé, soit l'établissement d'un régime national efficace caractérisé par la limitation des pouvoirs et la règle de droit.
Force brute : questions militaires et sécuritaires
État actuel et éventuel des forces armées russes
Pendant les années 1990, les forces armées russes se sont heurté à plusieurs difficultés aux conséquences durables : le budget de la défense a été réduit de beaucoup; l'armée n'achetait pratiquement plus de matériel et l'entraînement avait presque complètement cessé; et les soldats devaient souvent attendre longtemps avant de toucher leur salaire. Cela a miné le prestige, la discipline et le moral de l'institution et son état de préparation au combat.
M. Poutine a promis d'améliorer la situation lorsqu'il a pris le pouvoir, et en fait il y est assez bien parvenu : le budget de la défense a augmenté, l'armée a recommencé à acheter du matériel et l'entraînement s'est intensifié. On a alors eu l'impression d'assister à la renaissance des forces armées russes et, parfois, du pays en général. Cette image a permis au Kremlin de confirmer, comme il le prétendait, que la Russie était redevenue une grande puissance et elle a servi à étayer une politique étrangère plus audacieuse, notamment à l'égard de l'espace post-soviétique.
Mais la Russie s'est-elle vraiment remise de la détérioration de ses forces armées des années 1990? Est-elle redevenue une grande puissance militaire? Pour répondre à ces questions, les observateurs doivent réfléchir aux facteurs militaires concrets et abstraits. À partir du milieu des années 1990, le pays a commencé à moderniser ses moyens stratégiques nucléaires, concevant un nouveau type de sous-marin stratégique doté du missile Boulava. Si des retards et des incertitudes ont nui à la crédibilité de ces efforts de modernisation, principalement dans le cas du projet Boulava, la Russie est néanmoins assurée de pouvoir maintenir une capacité de dissuasion stratégique nucléaire après 2020.
La Russie dispose d'un arsenal conventionnel imposant, mais d'assez faible qualité, selon le conférencier. Moscou a du retard dans le développement de sa capacité à mener une guerre réseaucentrique, comme en témoigne la guerre de 2008 en Géorgie. Il est devenu évident pendant ce conflit que la Russie manquait de véhicules aériens sans pilote (UAV), de dispositifs de vision nocturne et de systèmes de communication modernes. Les dirigeants politiques russes savent fort bien que leurs forces armées ne sont pas encore tout à fait passées de l'âge industriel à l'âge de l'information. La modernisation des forces conventionnelles est donc l'une des priorités du programme de réforme militaire, lancé en 2008. La proportion d'armes modernes dans tout l'arsenal russe devrait augmenter considérablement d'ici 2020, un objectif ambitieux qui ne pourra être atteint que si l'arsenal est réduit et que le budget de la défense augmente encore.
Le programme de réforme militaire écarte le principe de mobilisation de masse. Il opte plutôt pour une armée plus souple et mobile, prête au combat, capable de mener des opérations contre les insurgés et les terroristes, ainsi que d'intervenir dans des conflits locaux et régionaux comme celui avec la Géorgie en 2008. La réforme signifie abandonner les « unités cadres », qui sont composées principalement d'officiers chargés avant tout de l'entretien du matériel et qui ne peuvent faire appel à des réservistes et être armées qu'en temps de guerre, et les remplacer par des unités permanentes entièrement équipées comptant des effectifs complets. Les divisions dont la structure est trop lourde feront place également à des brigades ayant une meilleure capacité d'adaptation. Ces deux changements ont été mis en oeuvre en 2009, mais il reste encore beaucoup à faire, notamment améliorer l'entraînement.
Les forces armées sont également alourdies par un corps d'officiers exagérément nombreux qui manquent de leadership et par l'absence d'un corps professionnel de sous-officiers. La réforme militaire, au niveau des dirigeants, vise à réduire la taille du corps des officiers et à créer un corps professionnel de sous-officiers.
La réalisation des objectifs les plus difficiles du processus de réforme dépendra des fonds disponibles, de la capacité technologique de l'industrie de défense à fabriquer des armes modernes (à l'heure actuelle, il est peu probable qu'elle puisse fabriquer ce dont les forces armées ont besoin) et de sa capacité à surmonter les problèmes de recrutement aggravés par les perspectives démographiques de la Russie. Toutefois, si la Russie se voit obligée de choisir entre la réforme militaire et la modernisation économique, elle optera probablement pour cette dernière, évitant d'exposer les dirigeants du pays à des risques politiques. Comme il manque de connaissances spécialisées, le pays songe déjà à acheter des UAV à Israël et des porte-hélicoptères à la France. Le recrutement n'est pas plus facile, étant donné que les salaires sont peu élevés dans l'armée et que celle-ci perd de son prestige; dans ce contexte, l'une des plus grandes difficultés sera de modérer les brimades infligées aux nouvelles recrues. Ces problèmes expliquent pourquoi la conscription sera maintenue, mais elle aussi occasionnera des difficultés, en ce sens que le recrutement diminuera sur les plans qualitatif et quantitatif.
Le ministre de la Défense, M. Anatoli Serdioukov, a remplacé plusieurs traditionalistes de l'armée par des réformateurs. Toutefois, on ne s'attend pas à ce que d'importants progrès soient réalisés dans le secteur de la défense à moyen terme. Le président Medvedev a déjà accordé la priorité à la modernisation des forces armées nucléaires en raison de leur prestige et pour prévenir un éventuel conflit avec la Chine. La modernisation nucléaire sapera vraisemblablement les efforts visant la création de forces armées conventionnelles prêtes au combat.
Le processus de réforme ne suppose aucun changement majeur dans les relations avec l'OTAN. Il a pour but principalement de renforcer la position de la Russie dans l'espace post-soviétique, d'améliorer sa capacité à étendre son pouvoir dans la région et de renforcer sa position en tant que puissance dominante dans sa sphère d'intérêts privilégiés.
Programmes d'ADM : risques de prolifération et plans de la Russie
Les programmes russo-américains de contrôle de la prolifération des armes de destruction massives (ADM) ont été élargis à la suite des attentats terroristes du 1111 septembre 2001, et les menaces de prolifération constituent maintenant l'un des principaux moteurs de la politique de redémarrage actuelle. Les deux parties ont indiqué que des efforts devraient être constamment déployés pour réduire la menace, même lorsque les relations sont « froides ». Toutefois, le succès diplomatique des programmes bilatéraux de réduction de la menace est mis en doute. Selon le conférencier, cette coopération ne favorisera pas en soi un plus grand rapprochement et le dossier de la lutte contre la prolifération demeure dans une large mesure à la merci de l'humeur politique générale entre Moscou et Washington. Deux points saillants ont attiré l'attention des analystes à ce sujet : l'efficacité des efforts déployés conjointement par la Russie et les États-Unis pour empêcher l'Iran de mettre au point une arme nucléaire, et la sécurité des mesures qu'ils prennent pour s'assurer que le matériel nucléaire russe reste entre bonnes mains.
Iran
L'Iran est un dossier particulièrement complexe et sensible pour la Russie. Pendant la présidence de M. Eltsine et le premier mandat de M. Poutine, les intérêts divergents de divers représentants influents en Russie ont empêché l'élaboration d'une politique cohérente concernant la République islamique. La situation a changé ces dernières années pour deux principales raisons. Premièrement, les décideurs russes en matière de sécurité nationale sont profondément sceptiques à l'égard des États-Unis; la Russie est donc moins critique à l'endroit de Téhéran. Deuxièmement, le Kremlin, bien qu'il ne souhaite pas voir l'Iran acquérir des armes nucléaires, n'a pas le même sentiment d'urgence que son homologue américain relativement à la menace iranienne. Toutefois, Moscou a changé dernièrement sa position à l'égard de l'Iran, contestant les allégations de Téhéran selon lesquelles son programme nucléaire ne doit servir qu'à des fins civiles. Des commentateurs avancent aussi l'hypothèse qu'en rejetant la proposition de la Russie de traiter de la question du cycle du combustible, Téhéran a provoqué l'ire de Moscou parce que la Russie, en faisant cette proposition, voulait se présenter comme un intermédiaire efficace aux yeux de l'Occident.
Les dirigeants russes craignent aussi que toute frappe militaire contre l'Iran exacerbe les préoccupations en matière de sécurité nationale dans le Caucase du Nord. Comment ces calculs influent-ils sur le comportement de la Russie? Certains allèguent que si la Russie s'inquiète véritablement des répercussions d'une action militaire, elle prendra des sanctions beaucoup plus sévères envers l'Iran à titre préventif. D'autres considèrent les sanctions non pas comme une solution de rechange, mais comme une mesure annonçant une action militaire.
Programme de réduction de la menace liée aux ADM
En ce qui concerne les préoccupations relatives à la prolifération et la possibilité que des terroristes acquièrent des matières pour la fabrication d'ADM en prévision d'une attaque, la véritable menace est liée non pas à la sécurité des armes, mais à celle des matières. Le Programme de réduction de la menace par la coopération a donc été créé en 1991 et, depuis, il est devenu le principal moteur des efforts conjoints visant à protéger non seulement l'arsenal nucléaire de la Russie, mais aussi son arsenal chimique et biologique.
«... il n'y a pas eu grand progrès pour ce qui est de consolider les sites de stockage d'armes ou d'accélérer l'élimination de l'HEU en Russie en général ».
Les programmes nucléaires sont au coeur des efforts de réduction de la menace par la coopération, mais ils constituent aussi le domaine le plus sensible sur le plan politique en ce qui concerne la sécurité des matières pouvant servir à la fabrication d'ADM. De nombreux progrès ont été réalisés pour réduire les usines de fabrication d'armes et en améliorer la sécurité, mieux protéger les stocks de plutonium excédentaire et s'assurer qu'une plus grande quantité d'uranium très enrichi (HEU) soit retournée à la Russie par d'autres pays. En général, la Russie est prête à coopérer pour régler des problèmes en dehors de son territoire, mais il n'y a pas eu grand progrès pour ce qui est de consolider les sites de stockage d'armes ou d'accélérer l'élimination de l'HEU en Russie en général.
Les négociations avec la Russie concernant les armes biologiques visent à améliorer la sûreté et la sécurité. On a mobilisé des scientifiques russes pour veiller à ce que leurs compétences soient utilisées à des fins pacifiques et assurer plus de transparence. Malgré certaines percées, notamment le haut degré de coopération parmi les scientifiques, des difficultés persistent. L'accès aux installations russes a été limité aux observateurs internationaux dès le début : ils pouvaient visiter certaines des installations civiles, mais aucune installation militaire. Pour les inspections, le ministère russe des Affaires étrangères était favorable à des ententes de réciprocité avec les États-Unis permettant à ses propres observateurs d'avoir accès aux installations américaines, mais elles ne se sont pas concrétisées. Il n'a pas été possible de progresser davantage du fait que les scientifiques russes ont souvent été perçus et traités comme représentant un risque au point de vue de la prolifération. De plus, le département de la Défense des États-Unis était responsable du programme américain et, au fil du temps, ce cadre institutionnel a nui à celui-ci. Le programme biologique tire à sa fin, et les programmes autres que ceux relatifs à la prolifération ont maintenant été confiés dans les deux pays à d'autres institutions dont le mandat est axé sur la santé publique, ce qui permet d'espérer de nouveaux progrès.
Le risque de prolifération est la cause profonde de la tension qui perdure entre la Russie et les États-Unis. Moscou affirme que ses matières ne représentent aucun danger, tandis que les responsables américains s'inquiètent de la capacité de la Russie à contrôler de très gros stocks et croient que les autorités russes sous-estiment les dangers auxquels sont exposées leurs propres installations. Les préoccupations des États-Unis sont légitimes compte tenu des tentations liées à la corruption endémique et aux systèmes opaques de budgétisation du gouvernement, qui ne permettent pas de savoir combien d'argent exactement la Russie investit dans le programme. Le conférencier a dit en terminant qu'il ne faut pas s'attendre à ce que la position de la Russie sur les programmes de contrôle des ADM change beaucoup dans les années à venir.
Le rôle des services de sécurité
Selon un conférencier, depuis leur renaissance lors du premier mandat de M. Poutine en 2000, les services de sécurité s'immiscent dans toutes les sphères de la vie en Russie. Aujourd'hui, le FSB est généralement tenu en haute estime et n'est pas critiqué, du moins pas publiquement. De nombreux observateurs n'avaient pas prévu que les organisations de renseignements reprendraient ainsi de l'importance; si de nombreuses personnes faisant carrière dans le domaine de la sécurité étaient certes influentes dans les années 1990, le procès de Mikhaïl Khodorkovski marque le moment où le FSB a pratiquement déclaré que la « propriété en Russie était quelque chose qu'il contrôlait ».
Mais pourquoi les services de sécurité sont-ils devenus si puissants? Selon les sondages d'opinion menés au début des années 1990, un petit nombre de Russes se sentaient vaincus ou humiliés; sans surprise, le FSB éprouvait le sentiment tout à fait inverse. En fait, M. Poutine est parvenu à projeter rétrospectivement sur tout le pays le propre sentiment d'humiliation du FSB. Maintenant, c'est au nom d'un État fort qu'on utilise des services de sécurité du secteur privé et qu'on prend le contrôle d'entreprises privées; le but est de rétablir la grandeur de la Russie tout en mettant fin au chaos des années 1990.
Quelle est alors l'influence des services de sécurité? Selon l'expert, ils jouent assurément un rôle central dans l'économie du pays. Leur influence prend de nombreuses formes, leurs représentants pouvant siéger aux conseils d'administration de grandes entreprises russes ou même gérer ces entreprises. Ce qui frappe le plus à cet égard, c'est le comportement axé sur la maximisation de la rente des responsables du renseignement et de la sécurité qui abusent de leur pouvoir pour servir leurs intérêts personnels et ceux de leurs supérieurs, au lieu de servir un État où règne le bon ordre. Le conférencier a indiqué que l'ingérence du FSB dans les affaires commerciales pour régler des conflits entre des entreprises nuira considérablement à la modernisation de l'économie russe.
Discussion
On a demandé à l'un des conférenciers de donner des détails sur la manière dont la faiblesse relative de la Russie entrave ses visées politiques. Les ambitions de la Russie ne diminueront probablement pas avec le temps, mais elles ne se traduiront peut-être pas, selon l'expert, par des plans impériaux. Compte tenu des graves problèmes démographiques et de l'état actuel de l'armée, Moscou n'a ni les moyens ni l'idéologie qu'il faudrait pour mettre en oeuvre des politiques impériales. En songeant à son attitude envers la Russie, l'Occident devrait donc considérer qu'il n'a pas perdu son temps dans les années 1990 lorsqu'il aidait Moscou à se délester de son « passé impérial ». Il s'agit pour l'Occident de ne pas transiger sur ses intérêts fondamentaux, mais évidemment de respecter les intérêts de la Russie à moins qu'ils soient contraires au droit international.
Suite à des remarques faites pendant le premier exposé, un participant a posé une question cruciale : « Supposons que la Russie a la volonté politique, l'argent, les soldats et tout ce dont l'armée a besoin en théorie pour procéder à une importante réforme militaire. La direction de l'armée aurait-elle véritablement la capacité de mener cette réforme? » Et si les capacités de l'armée augmentaient après une réforme réussie, quelles seraient les conséquences pour l'ancienne région soviétique?
Il y a un désaccord entre les traditionalistes et les réformistes au sein de l'armée. Bien que les premiers soient plus forts que les derniers, on ne peut dire avec certitude quel camp pourrait dominer et influer sur l'avenir des forces armées. En ce qui concerne les capacités de gestion, l'expert a précisé que certaines améliorations apportées à la structure hiérarchique témoignent de capacités accrues, mais la situation demeure chaotique dans l'armée à l'heure actuelle. En répondant à la deuxième partie de la question, l'expert a clairement indiqué que la Russie est déjà la puissance dominante dans l'espace post-soviétique – comme en fait foi sa victoire contre les forces géorgiennes pendant la guerre de 2008 – et sa position ne serait que renforcée si les réformes militaires étaient mises en oeuvre avec succès. Toutefois, il importe de distinguer la Géorgie des États baltes : la Russie aime peut-être user de son pouvoir contre la Géorgie, mais elle n'attaquerait pas un État membre de l'OTAN.
À propos des services de sécurité russes, un participant a demandé aux conférenciers comment, compte tenu de l'image ternie des forces armées, le peuple russe peut se redéfinir. C'est là l'une des choses les plus difficiles avec lesquelles les Russes n'ont pas réussi à composer depuis l'éclatement de l'Union soviétique, a répondu l'un des conférenciers. La classe intellectuelle russe a été blâmée en partie pour l'échec parce qu'elle n'a offert aucune autre vision sociale. Après l'arrivée au pouvoir de M. Poutine, la classe intellectuelle et les libéraux russes sont pour la plupart restés silencieux, tandis que l'« école de pensée de Poutine » consolidait ses assises.
Un participant a posé une question sur le prestige du FSB et demandé si cette organisation, comme l'armée, a du mal à recruter des talents. La situation des services de sécurité et de renseignement est fort différente de celle de l'armée, a-t-on clairement expliqué. Parce que ces services sont perçus comme l'une des voies menant à la prospérité économique, la concurrence est féroce dans les écoles pour les emplois qu'ils offrent.
En ce qui concerne le vaste contrôle exercé par les services de sécurité sur l'activité économique, quelles sont les chances qu'on puisse renverser la vapeur ou empêcher un tel contrôle? Les services de sécurité représentent la forme suprême de bureaucratie en Russie, au dire du conférencier, et il ne sera pas possible de s'opposer à eux sans un changement politique historique et le démantèlement de tout le système : pourquoi sinon abandonneraient-ils leurs sources de revenus? L'expert n'avait pas l'impression que les services de sécurité et de renseignements, notamment le FSB, puissent être « remis à leur place ».
Regard sur le pays : les enjeux nationaux et la société russe
Relations de Moscou avec les centres de pouvoir locaux
Le système de gouvernance interne à multiniveaux de la Russie, caractérisé par un fort autoritarisme tant dans les régions qu'au centre, a fait l'objet d'une analyse de la part d'un conférencier. Il comporte plusieurs caractéristiques importantes :
- les pratiques informelles l'emportent de plus en plus sur les institutions officielles, et la vraie politique se fait en secret. Les membres du personnel du président et du premier ministre n'ont pas d'obligation de rendre compte, si ce n'est à leurs dirigeants respectifs, et les gouverneurs sont nommés, et non élus;
- les représentants du parti Russie unie, surtout en région, sont pressés par les gouverneurs et les responsables à Moscou de fausser les résultats des élections pour garantir une répartition appropriée des députés élus dans les assemblées législatives régionales ou pour s'assurer que le candidat favori des dirigeants du parti est « élu » comme maire;
- il n'existe pas de moyens pacifiques pour les citoyens et les groupes d'intérêt de participer à des activités politiques importantes; cela a donné lieu par le passé à une vague de manifestations.
Que réserve alors l'avenir à la Russie? Selon les sondages d'opinion, le public est relativement passif, non engagé, et intéressé davantage par les affaires privées que par les affaires publiques. Plus étonnant encore, ces caractéristiques sont plus prononcées parmi les jeunes. Il y a peut-être plus de manifestations depuis un an, mais les dirigeants de la Russie et son système politique ne semblent pas vulnérables pour le moment. Vu la réduction attendue des avantages sociaux et des investissements largement insuffisants (voire absents) dans les infrastructures, le nombre d'accidents pourrait augmenter et les autorités pourraient perdre davantage la face. Finalement, comme l'a indiqué le conférencier, le changement en Russie dépend de l'individu et non des institutions.
Tchétchénie, Daghestan, Ingouchie : situation maîtrisée ou explosive?
Depuis le début des années 1990, le Caucase du Nord est aux prises avec plusieurs conflits liés à différentes questions, comme l'accès aux ressources, la confiscation des terres et la concurrence entre les entreprises qui font le commerce de produits illégaux au sein d'un oligopole. Ces conflits ne sont toujours pas résolus. Des groupes armés sont présents un peu partout au Caucase, et presque personne n'est en mesure de les contrôler. Cela explique la privatisation de la violence, ainsi que la fragmentation et la criminalisation de certains groupes marginaux dans les sociétés du Caucase du Nord. Toutefois, la violence a été plus ou moins contenue pendant cette décennie grâce à plusieurs mécanismes officiels et informels.
Depuis 2006, la violence est réapparue en Tchétchénie, en Ingouchie et au Daghestan, variant considérablement en intensité, dans l'espace et dans le temps. Selon Moscou, au moins trois facteurs interdépendants pourraient expliquer cette résurgence : 1) la piètre situation socioéconomique du Caucase en général; 2) l'islamisation constante des sociétés du Caucase du Nord; et 3) les menaces de l'extérieur qui pèsent sur la région en raison des liens entre des groupes extrémistes locaux et des groupes étrangers, dont al-Qaïda.
Les alliances dans la région sont fragiles, étant fondées sur des relations interpersonnelles et dictées par les circonstances. Les mesures répressives des services de sécurité y ont échoué en grande partie. L'élimination de plusieurs dirigeants d'organisations n'a fait qu'amener des groupes extrémistes à s'atomiser davantage et à agir de manière de plus en plus isolée. Ces micro-groupes, qui ne sont pas contrôlés par l'« émirat caucasien », une entité étatique virtuelle autoproclamée, sont de plus en plus composés de jeunes dont la radicalisation est rapide et violente.
La nouvelle vague de violence d'aujourd'hui résulte aussi des guerres qui ont opposé la Russie et la Tchétchénie au milieu des années 1990. Pour affronter Moscou, certains groupes rebelles tchétchènes ont adopté une stratégie de coopération fondée sur les relations interpersonnelles, notamment avec des membres de groupes armés du Daghestan, pour exporter le conflit vers les républiques voisines. La brutalité de l'action militaire de la Russie en Tchétchénie, combinée à la forte présence des troupes russes dans le Caucase, a créé de l'instabilité, provoqué une concurrence féroce entre les services de sécurité russes et largement contribué à alimenter la violence. Les gens d'Ingouchie, du Daghestan et de la Kabardino-Balkarie ont combattu comme mercenaires aux côtés de groupes tchétchènes, mais ils ont été obligés de retourner chez eux lorsqu'il est devenu impossible de lutter contre l'action répressive exercée sur les Tchétchènes, surtout après l'arrivée au pouvoir de Ramzan Kadyrov. Une fois revenus dans leurs patries respectives, plusieurs d'entre eux ont formé des groupes, et les relations avec les groupes armés tchétchènes, dont la plupart s'étaient retirés dans les montagnes du Daghestan, ont été maintenues. Les réseaux créés entre ces groupes ont ainsi été renforcés.
Une crise de légitimité, qui mine la crédibilité des autorités régionales, exacerbe également la situation politique dans le Caucase. L'État russe peut bien revendiquer sa souveraineté sur le territoire, mais il est incapable de vraiment la gérer. Un écart croissant sépare la population appauvrie et les dirigeants locaux, qui profitent du soutien financier de Moscou sans se pencher sur les graves problèmes socioéconomiques. L'autorité fédérale centrale est rejetée, et certaines réformes n'ont fait que rendre la situation plus instable. Cette perte graduelle de crédibilité touche aussi les représentants officiels de l'islam, qui sont perçus comme ayant des liens trop étroits avec les dirigeants politiques locaux.
« Une crise de légitimité, qui mine la crédibilité des autorités régionales, exacerbe également la situation politique dans le Caucase ».
Les répercussions du déclin démographique sur la sécurité
Depuis la chute de l'Union soviétique, on compte près de trois morts pour deux naissances en Russie. L'immigration en Russie au cours de la même période a atténué cette tendance à la baisse, mais n'a pas empêché le pays d'enregistrer une baisse de population d'environ sept millions de personnes. En chiffres absolus, il s'agit de la plus forte baisse de population qu'un pays ait connue depuis la Seconde Guerre mondiale, à part celle dont a souffert la Chine dans la foulée du désastreux Grand Bon en avant à la fin des années 1950 et au début des années 1960 (le déclin démographique a été renversé en Chine par la suite).
En ce qui concerne le taux de fertilité, la baisse enregistrée en Russie ces dernières années est le prolongement de celle qu'a connue l'Europe. Malgré un rétablissement du taux de fertilité en Russie, celui-ci est encore beaucoup plus bas que le taux de remplacement.
Idéalement, a dit l'expert, on désire vivre dans une société où le taux de mortalité est stable d'une année à l'autre ou moins stable mais à la baisse. En Russie, comparativement aux pays européens, le taux de mortalité fluctue de façon irrégulière au fil du temps et est à la hausse actuellement. Le fait le plus révélateur est que le taux de mortalité en Russie est presque 50 % plus élevé que ceux enregistrés dans les nouveaux États de l'Union européenne (UE) – principalement les États officiels de l'ancien bloc soviétique; or, les taux étaient similaires à la fin de la guerre froide.
Les deux principales causes de décès sont les maladies cardiovasculaires et des « causes extérieures » (accidents, blessures, homicides). Là encore, les taux de mortalité liés à ces causes varient considérablement depuis le début des années 1990 et sont à la hausse actuellement. Le rapport entre les décès attribuables à des maladies cardiaques et les niveaux de revenu indique que le cas de la Russie est une aberration statistique, le taux de mortalité dans ce pays étant deux fois plus élevé que ce à quoi l'on pourrait s'attendre d'après les niveaux de revenu. En ce qui concerne les décès attribuables à des causes extérieures, les taux en Russie semblent aussi élevés que ceux enregistrés au Burundi, au Libéria, en Sierra Leone, en Angola et au Congo. Le taux de mortalité augmente surtout au sein de la population d'âge actif, un segment de la population – important sur
le plan économique – qui se révèle particulièrement fragile.
Discussion
On a demandé au premier expert de définir les signes possibles de stabilité intérieure en Russie. Selon cet expert, il convient de rester attentif à une éventuelle participation des élites aux manifestations contre le gouvernement. L'expert a mentionné les manifestations de 2005 contre la monétisation des avantages sociaux, décrites comme un « phénomène unique » : de 15 à 20 gouverneurs avaient participé directement ou indirectement aux manifestations.
Un participant est revenu sur les propos d'un conférencier, selon qui la situation démographique en Russie a de graves conséquences sur l'avenir économique du pays. De récentes recherches semblent remettre en question le rapport de causalité entre la santé et la croissance économique; si l'État russe investissait davantage dans la santé de ses citoyens, il n'améliorerait donc peut-être pas beaucoup sa performance économique à long terme.
Le conférencier a répondu que le rapport entre la santé et la performance économique n'est pas unidirectionnel et que la Russie demeure « une curieuse exception » dans bien des cas. Par exemple, la Russie présente des anomalies statistiques en ce qui concerne les niveaux d'instruction. Dans d'autres pays, des niveaux d'instruction élevés correspondent à une espérance de vie beaucoup plus élevée qu'en Russie. À long terme si le Kremlin continue de ne pas prêter attention à ces anomalies, la Russie risquera d'être marginalisée dans l'économie mondiale.
Incertitude dans les pays voisins : enjeux régionaux
La dynamique Moscou-Kiev
Depuis qu'il a été élu président de l'Ukraine en février 2010, Viktor Ianoukovitch accorde la priorité aux dossiers nationaux pour tenter de tenir fermement les rênes du pouvoir au moment où l'opposition est en plein désarroi. D'importants progrès ont néanmoins été réalisés en matière de politique étrangère, notamment dans le cas des relations avec la Russie. Les modalités du traité renouvelé qui permet à la flotte russe de la mer Noire d'être basée au port de Sébastopol jusqu'en 2042 ont été qualifiées par l'expert d'irresponsables, ce qui n'est pas sans conséquences à long terme pour l'Ukraine. Par contre, les accords sur le gaz entre les deux pays ne sont pas favorables à la Russie compte tenu de leurs répercussions négatives sur la réforme du secteur énergétique russe.
En 201111, l'Ukraine sera tenue d'acheter à la Russie 36 milliards de mètres cube de gaz naturel à un prix réduit s'appliquant seulement à 80 % de ce volume. Des études montrent que si l'Ukraine investissait dans l'exploitation de ses propres ressources énergétiques et jouissait d'une meilleure économie et que les contrats étaient mieux respectés, elle dépendrait beaucoup moins de la Russie. Toutefois, compte tenu des circonstances, le gouvernement ukrainien a établi, comme par le passé, qu'il est plus avantageux de payer le prix réduit, de ne pas consommer tout le gaz, puis d'exporter le surplus vers l'UE à un prix beaucoup plus élevé. L'argent généré par une telle activité commerciale devient une autre source de revenus pour l'État. La société gazière russe Gazprom s'oppose vivement à l'exportation du gaz inutilisé. Les accords russo-ukrainiens sur les ressources énergétiques comportent des clauses de prise ferme, mais s'assurer qu'elles sont appliquées demeure la prérogative des dirigeants politiques russes. De plus, le projet de cession des réseaux de gazoducs ukrainiens et d'affaires connexes à des entreprises russes ne s'est pas concrétisé, mais il ne faut pas écarter la possibilité qu'il soit mis à exécution un jour. Si le président ukrainien commence à donner des biens nationaux, Moscou pourra-t-il avoir plus d'influence sur lui et certaines personnes de son entourage que ne le pensent les observateurs?
L'entente permettant à la flotte russe de la mer Noire de rester en Crimée pendant les prochaines décennies est une source d'irritation constante pour l'Ukraine, au dire de l'expert, et a des répercussions d'ordre militaire, maritime et économique ainsi qu'en matière de renseignement. La flotte représente une présence militaire et économique colossale dans la région et est le lieu d'intenses activités de renseignement, notamment d'exercer secrètement une influence politique et d'infiltrer les milieux politiques. La valeur économique des installations utilisées par la flotte, une autre importante pomme de discorde, n'a pas été négociée dans la nouvelle entente.
Le nouveau gouvernement ukrainien a annulé les projets de collaboration avec l'OTAN dans le domaine du renseignement. On peut alors se demander quel type de collaboration officielle et informelle pourrait exister entre les forces ukrainiennes et les forces russes.
Selon les scénarios envisagés pour l'avenir, il est fort possible que les enjeux nationaux et internationaux deviennent de plus en plus complexes pour les deux voisins. Les Ukrainiens pourraient bien accepter de renoncer à certains aspects de la sécurité nationale à Sébastopol si les revenus tirés de la ré-exportation du gaz vers l'Europe engendrent la prospérité. Toutefois, si tout le réseau de gazoducs de l'Ukraine est cédé à Moscou, M. Ianoukovitch pourrait donner à l'opposition un net avantage électoral. Si l'opposition accède au pouvoir, les accords seront probablement annulés dans ce que la Russie interprétera comme « un casus belli avoué ».
Indiscipline dans les pays voisins : le Caucase du Sud
L'attitude de Moscou à l'égard de la République de Géorgie est influencée uniquement par les questions de sécurité nationale ainsi que par les facteurs psychologiques et émotionnels entrant en jeu dans une relation historique profondément complexe, tout à fait unique. Malgré l'absence d'une stratégie régionale à l'égard du Caucase du Sud (Azerbaïdjan, Arménie et Géorgie), le besoin impérieux de la Russie de conserver et d'accroître le plus possible son influence dans la région demeure une constante de sa politique.
M. Saakachvili est arrivé au pouvoir en Géorgie en disant souhaiter une « détente » dans les deux régions séparatistes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud et, comme l'avait également exprimé plusieurs gouvernements géorgiens depuis la fin des années 1990, l'adhésion à l'OTAN. Un tel enthousiasme devait sceller le sort de la Géorgie aux yeux de Moscou. Dès 2000, la Russie délivrait des passeports à des citoyens d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud. Un embargo commercial a été décrété contre la Géorgie peu de temps après que M. Saakachvili eut accédé à la présidence, et Moscou a continué d'exploiter une base militaire en Abkhazie même si sa fermeture avait été prévue pour 1999 dans une entente négociée par l'OSCE. En outre, dans les mois qui ont précédé le conflit avec la Géorgie à l'été 2008, la Russie a commencé à construire une base militaire en Ossétie du Sud. Le point culminant est survenu à la suite de la guerre lorsque Moscou, défiant apparemment les conseils de plusieurs hauts responsables du ministère russe des Affaires étrangères, a reconnu l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud comme des États indépendants.
En revanche, la stratégie de la Russie envers l'Azerbaïdjan et l'Arménie lui a permis de jouer un rôle constructif dans le règlement du conflit du Nagorno-Karabakh. L'attitude positive a été perçue aux États-Unis comme un effort délibéré de la part de Moscou pour poser un jalon du processus de redémarrage entre les États-Unis et la Russie.
« Aux yeux du Kremlin, la guerre de 2008 avec la Géorgie a beaucoup contribué à augmenter son pouvoir stratégique ».
Aux yeux du Kremlin, la guerre de 2008 avec la Géorgie a beaucoup contribué à augmenter son pouvoir stratégique. Pour renforcer sa position, Moscou fait des investissements considérables dans le réaménagement et la construction d'installations militaires en Abkhazie, y compris le plus grand terrain d'aviation dans le Caucase du Sud et une base navale de taille moyenne près de la frontière administrative avec la Géorgie. Deux bases ont été construites par Moscou en Ossétie du Sud et une troisième près de la frontière géorgienne pour faire contre-poids à une base géorgienne bâtie selon les normes de l'OTAN. D'importants investissements ont également été faits dans des projets de reconstruction en Ossétie du Sud. Ces biens stratégiques de la Russie rappellent la doctrine militaire tsariste du XIXe siècle qui stipulait que « pour contrôler une partie ou l'autre du Caucase, il faut contrôler les deux en même temps ».
Les ambitions de Moscou en Asie centrale et son rôle en Afghanistan
Un conférencier a décrit l'Asie centrale comme « une zone tampon protégeant le centre géographique de la Russie et un élément clé de l'affirmation de Moscou comme grande puissance ». L'ancien maître impérial peut s'affirmer dans la région en raison de son influence générale dans les sphères culturelle, sociale, économique, militaire et politique. La Russie est perçue par l'Asie centrale comme la voie de la modernité permettant d'accéder à un niveau de vie européen. La stratégie russe à l'égard de la région repose aussi sur des intérêts pratiques aux points de vue de l'économie et de la sécurité : la Russie veut contrôler ses frontières pour endiguer le flot de drogues et d'immigrants illégaux en provenance des républiques voisines.
La coopération militaire – exercices communs, fourniture de matériel ou formation de personnel et utilisation des installations militaires et de recherche russes au Kazakhstan, au Kirghizistan et au Tadjikistan – est considérée comme avantageuse principalement à l'intérieur de structures bilatérales. Cette proximité ne dissipe pas la méfiance naturelle que les forces armées et les services de sécurité d'Asie centrale éprouvent à l'égard de leurs pendants russes. Des éléments des services de sécurité russes là-bas sont régulièrement accusés de « jouer avec le feu » en appuyant des groupes clandestins ou en alimentant des conflits sous-jacents entre les États.
En ce qui concerne les ressources naturelles, Moscou joue encore un rôle central dans le développement des marchés des hydrocarbures d'Asie centrale, même si la concurrence avec la Chine (et l'UE) est de plus en plus forte. Si le pétrole et le gaz constituent la pierre angulaire du commerce régional dans ces marchés, la Russie et les républiques d'Asie centrale font aussi des affaires dans d'autres secteurs : uranium, électricité, hydroélectricité, télécommunications, transport et produits agricoles. Les prix du gaz et du pétrole en Asie centrale sont maintenant rajustés selon les marchés mondiaux, de sorte que Moscou n'est plus en mesure de les contrôler, et les voies d'exportation ne sont plus exclusivement entre ses mains. La Chine devrait dépasser la Russie en tant que principal partenaire commercial du Kazakhstan et du Kirghizistan à court terme et des autres républiques d'Asie centrale à moyen terme.
La stratégie de la Russie à l'égard de l'Afghanistan repose sur l'expérience de la coopération soviéto-afghane d'avant la guerre de 1979-1989, qui lui sert de modèle pour normaliser les relations aujourd'hui. Moscou espère revitaliser les groupes de pression russophiles en Afghanistan, mais il reste à savoir si le Kremlin est en mesure de coopter l'élite afghane. Certes, les échanges commerciaux augmentent entre les deux pays, mais ils paraissent vite dérisoires comparativement à ceux de Beijing, de Téhéran et d'Islamabad avec Kaboul.
Que peuvent être alors les conséquences stratégiques de la présence de l'OTAN en Afghanistan pour la Russie? Certains membres de l'élite russe espèrent très probablement voir l'OTAN échouer dans sa mission. Cela légitimerait l'échec de la campagne de Moscou des années 1980 et empêcherait l'alliance militaire de prendre pied entre la Russie, la Chine, l'Inde et l'Iran. Toutefois, nombreux sont ceux aussi qui craignent qu'un échec de l'OTAN déstabilise davantage l'Asie centrale et nuise beaucoup plus à Moscou. La Russie est un important partenaire de l'Asie centrale, mais le conférencier se demandait si ce statut ne s'érode pas graduellement parce que le Kremlin n'a pas de plan cohérent pour la région et se heurte là-bas à une concurrence de plus en plus vive de la part de la Chine, des États-Unis et de l'UE.
Discussion
Selon un membre de l'auditoire, le fait que l'OTAN n'ait pas offert à l'Ukraine ni à la Géorgie d'adhérer à l'organisation a enhardi la Russie après avril 2008 et l'a amené à agir agressivement en août cette année-là. Un participant a questionné les conférenciers sur le rôle de la Russie dans les tensions entre l'Arménie et la Turquie et leur a demandé si Moscou profite de l'échec de l'effort de réconciliation. Un des conférenciers a répondu que la Russie est peut-être satisfaite en effet que les pourparlers échouent; les raisons politiques qui l'ont poussée à diriger les négociations du Groupe de Minsk et celles entre les présidents arménien et turc l'ont fait passer pour une puissance responsable après la guerre avec la Géorgie.
Si l'Afghanistan est si important pour la Russie sur le plan stratégique, a mentionné un participant, pourquoi alors hésite-elle à fournir à ce pays une aide considérable au développement? Voilà, après tout, un objectif que la Russie pourrait chercher à atteindre sans intervention militaire. L'expert a répondu que la Russie est encore blessée, pour ne pas dire traumatisée, par son expérience des années 1980 et qu'elle n'a tout simplement pas les fonds ni les compétences nécessaires pour vraiment faire la différence en Afghanistan. La Russie espère peut-être aussi que l'Occident – et non pas elle – paiera en sang et en argent pour stabiliser le pays.
Un participant voulait savoir pourquoi les gens d'Asie centrale considèrent d'abord le modèle de la Russie, et non celui de l'UE, comme la voie à suivre pour européaniser leur niveau de vie. L'expert a répondu que seule l'élite chercherait peut-être à s'inspirer de l'UE; les sondages indiquent que le citoyen moyen croit que pour les gens ordinaires, la voie de la modernité la plus rapide passe par la Russie en raison des liens culturels (musique, télévision, radio) et de la migration. Bien que cette mentalité change peu à peu, l'expert a ajouté que les manifestations contre les immigrants et le durcissement de l'attitude adoptée à leur égard en Europe ont fourni une occasion à la Russie de se poser davantage comme étant la véritable force de modernisation.
Dialogue : Les enjeux sécuritaire dans l'Arctique
Les enjeux économiques, politiques et stratégiques d'un Arctique accessible et les ambitions de la Russie dans la région
La Russie est ambitieuse et déterminée et agit dans son propre intérêt lorsqu'il est question de l'Arctique. Son littoral s'étend sur près de la moitié du cercle polaire arctique; elle domine une région riche en pétrole et autres ressources naturelles et, malgré le relativement piètre état de ses forces armées, sa forte présence militaire dans la région dépasse celle de tous les États riverains de l'Arctique. De fait, l'Arctique est au coeur de la pensée stratégique russe, et le pays demeurera l'un des acteurs les plus influents dans le Nord.
L'Arctique joue également un rôle crucial dans la stratégie nucléaire de la Russie. Il constitue une importante zone pour les essais d'armes et comprend des bases et une zone d'opérations pour les forces nucléaires déployées avec la flotte du Nord, aujourd'hui l'élément le plus puissant de la marine. La Russie a intensifié ses activités militaires dans le Nord ces dernières années, y compris les vols de bombardiers stratégiques. Celles-ci doivent être analysées au moment où les forces armées, relativement affaiblies, veulent se moderniser rapidement. Moscou prévoit recréer une puissante flotte long-courrier au cours des 10 à 20 prochaines années et construire au moins trois brise-glaces nucléaires à diverses fins dans l'Arctique. Toutefois, l'écart est grand entre les ambitions et la réalité dans le cas de ces projets.
Bien qu'il y soit fait mention des aspects négatifs du réchauffement climatique, la doctrine climatique signée en décembre 2009 indique quelles sont les conséquences positives de ce phénomène pour l'Arctique et, du même coup, pour l'économie russe. Le réchauffement climatique signifie un accès accru à la région pour les industries pétrolière et minière, mais aussi des de nouvelles possibilités pour le transport maritime dans la région.
Les impressionnantes ressources en hydrocarbures de l'Arctique pourraient compenser la réduction prévue des gisements de la Russie dans les champs existants en Sibérie occidentale. Selon l'étude géologique effectuée par les États-Unis en 2008, le gaz naturel est la ressource dominante dans la région, et on le trouve principalement dans le secteur contrôlé par la Russie. Le but ultime de la politique russe relative à l'Arctique est donc de faire de la région la première base de ressources naturelles du pays d'ici 2020.
Bien que l'Arctique puisse être une région riche en ressources énergétiques, la grosseur des gisements de pétrole et de gaz demeure incertaine. Les perspectives d'avenir sont brouillées par les énormes défis technologiques, logistiques et environnementaux à relever pour extraire ces ressources : l'Arctique est assurément une région où les coûts d'extraction à prévoir sont élevés. Il sera également difficile de maximiser le potentiel du pays quant à l'exploitation des ressources énergétiques à cause du dysfonctionnement, à de nombreux égards, des structures politique et économique russes ainsi que de la fluctuation des prix du pétrole, de la production d'autres régions et de l'exploitation d'autres combustibles.
Malgré les difficultés extrêmes de navigation, l'ouverture de routes pour le transport maritime est attrayante pour la Russie compte tenu de ses ambitions. Il est prévu de transporter des ressources énergétiques par la route maritime du Nord – vers l'Europe à l'ouest et vers l'Asie à l'est – ce qui contribuerait de façon importante à la sécurité énergétique de la Russie. Toutefois, une telle chance commerciale dépendra de la mise sur pied d'une infrastructure moderne et d'un système de gestion des communications afin que la route maritime du Nord puisse être utilisée en toute sécurité.
La Russie a aussi de grands défis à relever pour assurer la protection et la surveillance de près de 20 000 km de frontière dans l'océan Arctique. Cela explique pourquoi la garde côtière souhaite créer une zone de contrôle permanente à des points d'entrée et un système automatisé de contrôle maritime dans l'Arctique d'ici la fin de 2010. L'intensification des activités militaires près des frontières russes est perçue comme une menace pour la sécurité, menace qui à son tour est invoquée pour justifier le maintien d'une présence militaire fiable dans la région. Malgré les discours enflammés, le conférencier a soutenu qu'une coopération accrue pour la résolution des problèmes de sécurité communs – humains, économiques et environnementaux – dans l'Arctique offre une occasion unique à d'autres États riverains d'établir avec la Russie des relations profitables aux deux parties.
Les ressources naturelles et les frontières pourraient faire l'objet de nombreux incidents et crises diplomatiques, au dire de l'expert, mais en général il n'y a pas lieu d'envisager un affrontement militaire dans l'Arctique. Les États riverains coopèrent depuis longtemps avec succès pour la gestion des ressources dans la région; les réserves de pétrole les plus prometteuses se trouvent dans des zones de juridiction nationale incontestées, et tous les États ont réitéré leur engagement à résoudre les revendications qui se recoupent en utilisant la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. À long terme, les États de l'Arctique se préoccuperont tous de plus en plus de la concurrence venant de l'extérieur (c'est-à-dire des États non arctiques) : les possibilités stratégiques et économiques offertes par un Arctique accessible attirent déjà l'attention de la Chine.
« Les ressources naturelles et les frontières pourraient faire l'objet de nombreux incidents et crises diplomatiques... mais en général il n'y a pas lieu d'envisager un affrontement militaire dans l'Arctique ».
Conséquences et possibilités pour le Canada
Pendant les années 1990, alors qu'il n'y avait pas encore de « crise de la souveraineté » – pour reprendre l'expression d'aujourd'hui –, le Canada a adopté à l'égard de la sécurité dans l'Arctique une vaste stratégie ayant une portée principalement environnementale, culturelle et humaine. Un changement de stratégie s'est amorcé au début des années 2000. Un commandant activiste du Secteur du Nord des Forces canadiennes a déploré la détérioration des capacités militaires du pays; en outre, l'accès grandissant à l'Arctique et la reprise du développement régional, interrompu pendant la guerre froide, ont fait ressortir la vulnérabilité croissante de la région. La réalité changeante a alimenté l'idée que la souveraineté du Canada « sera remise en question », a indiqué un conférencier. L'engagement relativement faible du Canada par le passé dans ses territoires du Nord, surtout au point de vue militaire, explique aussi que l'Arctique en général soit devenu une question sensible pour les Canadiens, dont les craintes se sont reflétées et ont peut-être été amplifiées dans les médias nationaux, qui ont vite demandé que des mesures soient prises. Tant au Canada qu'en Russie, l'interdépendance de l'identité nationale et des intérêts nationaux fait en sorte que l'Arctique revêt une importance stratégique.
L'expert a indiqué que les déclarations et les actions des gouvernements du Canada et de la Russie ont créé un contexte politique où l'image projetée sur la scène internationale semble apaiser les craintes nationales. Dans le cas de la Russie, les déclarations sur l'Arctique semblent viser à réconforter les Russes.
À l'échelle internationale, le ton est différent. Bien qu'elle ait clairement indiqué qu'elle ne se laissera pas intimider par les autres pays, la Russie assure la communauté internationale qu'elle tient à respecter le droit international.
Les Canadiens sont peut-être inquiets de voir la Russie tenir deux discours différents, l'un destiné à un auditoire international et l'autre aux Russes dans leur pays. Toutefois, l'attitude du Canada semble refléter celle de la Russie à bien des égards, a mentionné l'expert. Par exemple, des messages contradictoires ont été envoyés par le ministre des Affaires étrangères, qui d'une part encourage la coopération et d'autre part déclare que le Canada doit se défendre contre les défis de l'extérieur, notamment contre les activités russes menaçantes. Plusieurs dirigeants politiques canadiens ont affirmé que leur pays devrait collaborer avec ses voisins pour résoudre les dossiers complexes de l'Arctique. Peu après, le gouvernement a annoncé qu'il procéderait à une réforme de ses forces armées et ferait la promotion du Nord auprès des Canadiens.
Les déclarations et l'attitude des deux pays sont peut-être similaires, mais il reste à savoir si l'un ou l'autre sera capable de passer de la parole aux actes.
Un point de vue américain
Pour les États-Unis, l'Arctique représente un défi complexe étant donné qu'un grand nombre de départements du gouvernement américain sont responsables de cette région, notamment le département d'État et ceux de la Défense, de la Sécurité intérieure, des Transports, de l'Intérieur et du Commerce, ainsi que la National Science Foundation. La première énonciation significative des objectifs des États-Unis dans l'Arctique a pris la forme d'une déclaration d'intention officielle incluse dans la directive présidentielle sur la sécurité nationale (no 66) émise en janvier 2009, qui est maintenant également appuyée par l'administration du président Obama. Neuf mois après que la publication de la directive, la marine américaine a présenté sa feuille de route pour l'Arctique : un plan quinquennal axé en grande partie sur les conséquences attendues du changement climatique mondial, prévoyant une intensification des opérations maritimes. En outre, un groupe de travail sur le changement climatique au département de la Défense examine comment un environnement en constante évolution peut rendre la situation encore plus instable dans l'Arctique et y exacerber les conflits dans les années à venir.
Le sous-secrétaire d'État américain James Steinberg a dit qu'il perçoit le dossier de l'Arctique comme un cas type qui permettra de déterminer quelle stratégie le gouvernement dans son ensemble doit adopter face à une série d'enjeux multilatéraux touchant de nombreux acteurs. Il a énoncé trois objectifs pour les États-Unis concernant l'Arctique : ratifier la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, aborder les problèmes relatifs au changement climatique dans le cadre d'un régime juridiquement contraignant et influencer l'action collective dans l'Arctique sous la direction des États-Unis. Les deux premiers objectifs nécessitent le consentement du sénat américain, mais il est peu probable que celui-ci donne son assentiment dans un proche avenir. En ce qui concerne le dernier objectif, le conférencier a soutenu que les États-Unis ont besoin de plus de temps et doivent agir davantage avant de pouvoir se poser en leader digne de confiance dans la région.
Bien que les États-Unis soient le plus gros investisseur tant au pôle Nord qu'au pôle Sud dans le domaine scientifique, ils n'ont pas une grande capacité de déglaçage dans l'Arctique. Enfin, la sécurité de la région est principalement la responsabilité de la garde côtière, qui relève du département de la Sécurité intérieure; compte tenu de la menace constante que représente le terrorisme international et de toute l'attention politique et bureaucratique qu'elle monopolise, l'Arctique ne sera probablement pas l'une des grandes priorités des États-Unis dans un proche avenir.
Discussion
Un participant a posé une question sur les différences entre la politique du Canada sur l'Arctique et celle de la Russie, la meilleure façon pour le Canada de les gérer et l'avenir du Conseil de l'Arctique. Le conférencier qui lui a répondu ne voyait pas de différences considérables entre la politique de Moscou et celle d'Ottawa. Quant à savoir quelle politique est la « meilleure », il a ajouté que c'est une question de haute politique. Selon le conférencier, l'argument souvent invoqué voulant que le Canada ait le choix « d'exercer ou de perdre » sa souveraineté dans l'Arctique assure un gain politique à l'intérieur du pays, mais il n'y a « aucune raison de couper le dialogue politique avec les Russes ». Il a ajouté que l'activité russe dans la région est également une raison pratique d'investir dans les forces armées canadiennes, même si Ottawa sait qu'un conflit dans l'Arctique est improbable. En ce qui concerne le multilatéralisme dans la région, la Russie, selon l'expert, a clairement fait savoir au Canada qu'elle préférait que les discussions sur l'Arctique soient limitées aux cinq États riverains (le Canada, le Danemark, la Norvège, la Russie et les États-Unis) et qu'elle ne souhaitait pas inclure les pays non riverains dans le Conseil de l'Arctique.
Un autre participant s'est enquis des intérêts de la Chine dans le Nord et de la réaction de la Russie face à ceux-ci. Un des conférenciers a répondu que la Chine est prudente lorsqu'elle parle de ses intérêts dans l'Arctique pour ne pas que les pays riverains se méfient d'elle. Malgré pareils efforts, Moscou ne fait pas confiance à la Chine dans cette région. La coopération entre les deux voisins se traduit par des investissements chinois dans le secteur énergétique russe dans la région, dont la Russie a grand besoin de toute façon.
Une question a été posée sur le missile Boulava : que risquerait-il d'arriver si le projet de mise au point du nouveau missile ne pouvait être mené à bien? Les navires et les sous-marins militaires russes dans l'Arctique sont conçus pour le Boulava et risqueraient de ne plus avoir d'utilité. Au dire de l'expert, il n'y a pas de solution de rechange au projet Boulava. S'il échoue, ce sera un « scénario cauchemardesque » pour Moscou.
Annexes
Annexe A
Ordre du jour de la conférence
Une conférence du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), organisée an collaboration avec Affaires étrangères et Commerce international Canada et le Bureau du Conseil privé.
6 mai 2010
8 h 45 – 9 h Mot de bienvenue; structure et objectifs de la conférence
9 h – 9 h 15 Mot d'ouverture
9 h 15 – 10 h 45 Module 1 – Pouvoir et politique : Qu'est-ce que la Russie?
Rapports de forces et processus décisionnel à Moscou
Pouvons-nous être amis? Opinion de la Russie sur l'« Occident »
Comment les Occidentaux (et d'autres) perçoivent la Russie et pourquoi s'intéresser à cette question
10 h 45 - 11 h Pause
11h - 12h 15 Sur le vif : La Russie demeurera-t-elle inévitablement un État autoritaire?
Débat d'experts
12h 15 – 13 h 15 Déjeuner
13 h 15 – 14 h 45 Module 2 – La Russie dans le monde
Les fruits amers de l'histoire : les relations actuelles et futures avec les États-Unis
Une nécessité embêtante : les relations de la Russie avec la Chine
L'énergie comme monnaie d'échange : la stratégie du Kremlin envers l'Europe et l'Union européenne
14 h 45 – 15 h Pause
15 h – 16 h 30 Module 3 – Toujours les ressources – L'économie russe : possibilités et défis
Les préoccupations relatives aux ressources : efforts de diversification de l'économie
Faire des affaires à des fins politiques? Relations entre le secteur privé et la classe politique
Tentations incertaines : les défis des investissements étrangers en Russie
16 h 30 – 17 h Exposé principal : Conséquences stratégiques pour le Canada de l'évolution de la Russie sur la scène internationale
17 h Levée de la séance
7 mai 2010
8 h 45 – 9 h Présentation du programme du deuxième jour
9 h – 10 h 30 Module 4 – Force brute : questions militaires et sécuritaires
État actuel et éventuel des forces armées russes
Programmes d'ADM : risques de prolifération et plans de la Russie
Services de sécurité russes : pouvoir et propriété
10 h 30 – 10 h 45 Pause
10 h 45 – 12 h 15 Module 5 – Regard sur le pays : les enjeux nationaux et la société russe
Un vaste royaume : les relations de Moscou avec les centres de pouvoir locaux
Situation maîtrisée ou explosive? Tchétchénie, Daghestan, Ingouchie
Les répercussions du déclin démographique sur
la sécurité
12 h 15 – 13 h 15 Déjeuner
13 h 15 – 14 h 45 Module 6 – Incertitude dans les pays voisins : enjeux régionaux
Les ambitions de Moscou en Asie centrale et son rôle en Afghanistan
Nouveaux dirigeants, nouvelles dynamiques? Moscou et Kiev
Indiscipline dans les pays voisins : le Caucase
du Sud
14 h 45 – 15 h Pause
15 h – 16 h 30 Dialogue : Les enjeux dans l'Arctique sur le plan de la sécurité
Exposés et débat
Les enjeux économiques, politiques et stratégiques d'un Arctique accessible et les ambitions de la Russie dans la région
Conséquences et possibilités pour le Canada
Mettre en balance la sécurité et le commerce :
un point de vue américain
16 h 30 – 16 h 45 Conclusion : Quel est l'avenir de la Russie?
16 h 45 – 17 h Mot de clôture
Annexe B
La liaison-recherche au SCRS
Le renseignement dans un monde en évolution
On dit souvent que le monde évolue de plus en plus rapidement. Analystes, commentateurs, chercheurs et autres – associés ou non à un gouvernement – acceptent peut-être ce cliché, mais la plupart commencent seulement à comprendre les conséquences très réelles de ce concept pourtant abstrait.
La sécurité mondiale, qui englobe les diverses menaces pour la stabilité et la prospérité géopolitiques, régionales et nationales, a profondément changé depuis la chute du communisme. Cet événement a marqué la fin d'un monde bipolaire organisé selon les ambitions des États-Unis et de l'ancienne URSS et les tensions militaires en résultant. Détruisant rapidement la théorie de « fin de l'histoire » des années 1990, les attentats terroristes contre les États-Unis en 2001, ainsi que des actes terroristes subséquents dans d'autres pays, ont depuis modifié ce qu'on entend par sécurité.
La mondialisation, l'évolution rapide de la technologie et la sophistication des moyens d'information et de communication ont eu une incidence sur la nature et le travail des gouvernements, y compris des services de renseignements. En plus des conflits habituels entre États, il existe désormais un large éventail de problèmes de sécurité transnationale découlant de facteurs non étatiques, et parfois même non humains. Ces problèmes vont du terrorisme, des réseaux illégaux et des pandémies à la sécurité énergétique, à la concurrence internationale pour les ressources et à la dégradation mondiale de l'environnement. Les éléments de la sécurité mondiale et nationale sont donc de plus en plus complexes et interdépendants.
Notre travail
C'est pour mieux comprendre ces enjeux actuels et à venir que le SCRS a lancé, en septembre 2008, son programme de liaison-recherche. En faisant régulièrement appel aux connaissances d'experts au moyen d'une démarche multidisciplinaire, axée sur la collaboration, le Service favorise une compréhension contextuelle
des questions de sécurité pour le bénéfice de ses propres experts ainsi que celui des chercheurs et des spécialistes avec qui il s'associe. Ses activités visent à établir une vision à long terme des différentes tendances et des divers problèmes, à mettre en cause ses hypothèses et ses préjugés culturels, ainsi qu'à affiner ses moyens de recherche et d'analyse.
Pour ce faire, nous :
- nous associons activement à des réseaux d'experts de différents secteurs, dont le gouvernement, les groupes de réflexion, les instituts de recherche, les universités, les entreprises privées et les organisations non gouvernementales (ONG), tant au Canada qu'à l'étranger. Si ces réseaux n'existent pas déjà, nous pouvons les créer en collaboration avec différentes organisations;
- stimulons l'étude de la sécurité et du renseignement au Canada, favorisant ainsi une discussion publique éclairée à propos de l'histoire, de la fonction et de l'avenir du renseignement au Canada.
Dans cette optique, le programme de liaison-recherche du Service emprunte de nombreuses avenues. Il soutient, élabore, planifie et anime plusieurs activités, dont des conférences, des séminaires, des études, des exposés et des tables rondes. Il participe aussi activement à l'organisation du Global Futures Forum, un appareil multinational du renseignement et de la sécurité qu'il soutient depuis 2005.
Nous n'adoptons jamais de position officielle sur quelque question, mais les résultats de plusieurs de nos activités sont publiés sur le site Web du SCRS au www.scrs-csis.gc.ca. Par la publication des idées émergeant de nos activités, nous souhaitons alimenter le débat et favoriser l'échange d'opinions et de perspectives entre le Service, d'autres organisations et divers penseurs.
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