La Chine une puissance fragile?

Publié : lundi 14 décembre 2015

Points saillants de la conférence des 5 et 6 octobre 2015 à Ottawa

Publication no 2015-12-04 de la série Regards sur le monde : avis d'experts

Le présent rapport est fondé sur les opinions exprimées par les participants et les exposants, de même que sur de courts articles offerts par les exposants à l'occasion d'une conférence organisée par le Service canadien du renseignement de sécurité dans le cadre de son programme de liaison-recherche. Le présent rapport est diffusé pour nourrir les discussions. Il ne s'agit pas d'un document analytique et il ne représente la position officielle d'aucun des organismes participants. La conférence s'est déroulée conformément à la règle de Chatham House; les intervenants ne sont donc pas cités et les noms des conférenciers et des participants ne sont pas révélés.

www.scrs-csis.gc.ca

Publié en décembre 2015
Imprimé au Canada

© Sa Majesté la Reine du chef du Canada

Table des matières

La conférence et ses objectifs

Les 5 et 6 octobre 2015, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a animé, dans le cadre de son programme de Liaison-recherche, une conférence de deux jours sur la Chine. La conférence, qui s’est déroulée suivant la règle de Chatham House, a permis aux experts qui ont présenté des exposés et aux autres participants de réfléchir à la campagne de lutte anticorruption lancée par le président Xi Jinping en 2013, d’examiner le déclin de l’influence du Comité permanent du Bureau politique, d’évaluer les efforts de modernisation de l’Armée populaire de libération et d’examiner les répercussions possibles d’initiatives régionales de la Chine, comme la création de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII).

Des chercheurs réputés d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie ont assisté à la conférence. Le présent rapport renferme certaines des principales constatations issues de la conférence et présente les points de vue de ces experts indépendants et non ceux du SCRS.

Lancé en 2008, le programme de Liaison-recherche du SCRS a pour objectif de favoriser les échanges entre des professionnels du renseignement et des experts aux origines culturelles variées qui œuvrent dans différentes disciplines au sein d’universités, de groupes de réflexion, d’entreprises privées et d’autres instituts de recherche, au Canada et à l’étranger. Les idées et les conclusions de certains de nos interlocuteurs ne cadrent pas toujours avec les points de vue et les analyses du Service, mais c’est précisément pour cette raison qu’un tel dialogue est utile.

Sommaire

La Chine moderne est de plus en plus complexe, opaque et difficile à comprendre

  • Depuis 2010, l’évaluation de la Chine et de ses intentions est devenue un exercice extrêmement complexe et déroutant. Les structures et les processus décisionnels au sein des instances dirigeantes du Parti communiste chinois (PCC) sont de plus en plus opaques et le nombre de conseillers de Xi Jinping diminue rapidement alors qu’il continue de consolider son autorité.
  • Après 50 ans de guerre froide et 15 ans de guerre ouverte (lutte contre le terrorisme), les pays occidentaux et d’autres pays semblent avoir pris l’habitude de penser de façon binaire. Cependant, pour établir des relations avec la Chine, ils doivent adopter une stratégie plus globale et nuancée, moins axée sur des sujets précis et de nature moins transactionnelle.
  • Les gouvernements occidentaux ont besoin d’acquérir et d’entretenir des connaissances poussées sur la Chine et l’Asie, de manière plus générale. Pour relever ce défi à long terme, les institutions et les autres organismes occidentaux se doivent d’investir dans l’acquisition de compétences et de savoir-faire bien particuliers.

Il convient d’examiner de plus près les forces et les faiblesses relatives de la Chine

  • Il se pourrait que les perspectives économiques de la Chine ne soient pas aussi moroses qu’on le pensait, du moins à court et à moyen terme. Si l’on en croit les données officielles, le secteur des services a été le moteur de la croissance chinoise au cours des trois dernières années, et il semble relativement résistant, malgré la volatilité récente des marchés chinois et la baisse du rendement du secteur de la fabrication. Il est fort probable que la Chine, au lieu de voir son économie s’effondrer, parviendra à s’en sortir tant bien que mal en dépit d’une croissance modeste.
  • Une génération entière de Chinois a grandi en tenant pour acquise une forte croissance économique. Plus de 250 000 nouveaux diplômés universitaires entrent sur le marché du travail tous les ans et cherchent de plus en plus des emplois leur permettant de s’épanouir. Un taux élevé de chômage parmi ces diplômés, la concentration grandissante des richesses et un déséquilibre démographique prononcé entre les sexes pourraient cependant assombrir le tableau. On voit poindre une quête de sens parmi les jeunes Chinois. Environ 62 % des croyants chinois sont âgés de 16 à 39 ans et les jeunes sont de plus en plus enclins à s’élever contre l’autorité.

En Chine, le pouvoir est concentré entre les mains de Xi Jinping, mais d’autres acteurs importants participent également au processus décisionnel

  • Xi Jinping est un dirigeant puissant et un politicien habile. Il a mis sur pied des institutions, comme la Commission de la sécurité nationale, tout en affaiblissant l’autorité et l’influence des anciens et de ses concurrents. Il a déployé plusieurs moyens de coercition, dont la campagne anticorruption, dans le but d’absorber dans son giron les institutions d’État les plus puissantes.
  • Malgré son pouvoir considérable, Xi Jinping se heurte à une résistance passive notable. Cette dernière provient de plusieurs groupes défendant des intérêts particuliers au sein d’entreprises d’État, de leurs alliés dans le PCC, ainsi que de représentants provinciaux qui n’apprécient guère les efforts de centralisation après près plus de trente ans de tendance contraire.
  • Les dirigeants chinois semblent motivés par un mélange de peur profonde et de patriotisme exalté. Xi Jinping et ses collaborateurs sont déterminés à revitaliser la Chine et sont convaincus qu’ils se trouvent en position de force.

La modernisation de l’armée et la professionnalisation des services de renseignement chinois constituent les principaux impératifs de Beijing en matière de sécurité

  • Les forces armées de la Chine disposent de nouveaux outils, sans avoir eu véritablement l’occasion de s’en servir. Elles ne possèdent pas d’expérience récente de combat, et les forces occidentales ne participent pas régulièrement à des exercices militaires conjoints avec l’Armée populaire de libération (APL), ce qui pourrait compliquer les échanges visant à désamorcer les situations tendues. Des réformes ambitieuses ont toujours pour but de moderniser les moyens militaires de Beijing. Si celles-ci sont fructueuses, l’APL deviendra une force davantage tournée vers l’extérieur, y compris vers des régions de plus en plus éloignées.
  • Les ambitions de la Chine ont devancé ses efforts de modernisation et de professionnalisation des services de renseignement, qui doivent rattraper leur retard. Par conséquent, le pays investit massivement dans le cyberespace, ce qui lui permet de répondre plus facilement à l’évolution rapide de ses besoins en matière de renseignement.
  • La mise sur pied d’un solide service de collecte de renseignements humains (HUMINT) capable de relever les défis du XXIe siècle est un exercice compliqué, non exempt d’obstacles de taille, pour Beijing. Le pays continuera d’affecter de considérables ressources à ce type de renseignement; il pourrait ainsi tirer parti du mouvement croissant d’étrangers visitant fréquemment son territoire pour étendre ses activités de ciblage.
  • Le professionnalisme des différents services de renseignement est très inégal en Chine. L’armée exerce un monopole sur les renseignements de toutes sources, mais le ministère de la Sécurité d’État (MSE) semble relativement moins compétent, et ce, même si les carrières dans le domaine du renseignement ne sont plus considérées comme sans avenir.

Les relations étrangères de la Chine souffrent de ses ambitions renouvelées à l’échelle mondiale et de sa volonté d’asseoir sa suprématie dans la région

  • En Asie, les forces économiques s’opposent aux intérêts en matière de sécurité. Dans la foulée de la crise économique de 1997-1998, les intérêts économiques ont pris manifestement le dessus, mais le vent a tourné et les priorités en matière de sécurité commencent à primer. La Chine est mieux en mesure de supporter ces tensions que ses interlocuteurs occidentaux et elle ne se sent pas obligée de régler ce problème rapidement. Beijing semble gérer les relations tendues qu’il entretient avec plusieurs de ses voisins avec de plus en plus d’aisance.
  • La Chine ne considère plus l’Occident comme un seul bloc, mais plutôt comme une zone morcelée. La stratégie adoptée par Beijing à l’égard des engagements internationaux est de plus en plus sophistiquée. Un manque éventuel de vigilance à l’égard de la Chine de la part des pays occidentaux risque de mettre en lumière les intérêts et les points de vue divergents de ces derniers.
  • Les investissements importants du gouvernement chinois dans la recherche liée à l’Arctique suscitent des inquiétudes parmi les États riverains. La Chine n’a pas adopté de mesures vigoureuses dans la région, contrairement à ce qu’on a pu observer dans les mers de Chine méridionale et orientale. Il est toutefois possible de discerner l’essentiel d’une réflexion qui pourrait éventuellement mener à une demande de « mondialisation » de la région polaire et qui lui permettrait d’exercer ses droits présumés, si l’on se fie aux déclarations de chercheurs et représentants chinois.

Chapitre 1 – La Chine a-t-elle perdu de son lustre? Analyse des facteurs qui influent sur la résilience de la Chine

La perspective d’une réémergence de la Chine en tant que grande puissance au cours des quelques prochaines décennies représente un enjeu stratégique de premier plan pour les États-Unis et la sécurité en Asie de l’Est. Si, pendant cette période, l’influence économique, militaire et géopolitique de la Chine continue de croître, même à un rythme modeste, on assistera, à l’échelle planétaire, à une redistribution du pouvoir sans précédent depuis la montée en puissance des États-Unis à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. À bien des égards, ce qui frappe le plus, c’est le caractère multidimensionnel de ce nouvel essor de la Chine. Si, dans les années à venir, la Chine devient la principale puissance économique mondiale devant les États-Unis, ce sera la première fois en plusieurs siècles qu’un pays non anglophone, non occidental et non démocratique atteint ce sommet.

Bien sûr, c’est loin d’être chose faite. Pour parvenir à ce nouvel équilibre des pouvoirs à l’échelle mondiale, les dirigeants de la Chine devront relever avec succès les nombreux défis qui se profilent au pays et à l’étranger. Ils devront faire preuve de suffisamment de prévoyance et de souplesse pour s’attaquer aux problèmes tactiques immédiats tout en gardant à l’esprit leur objectif géostratégique à long terme. Ils devront aussi prouver que la puissance de la Chine sur les plans politique et économique pourra être maintenue pendant les trois prochaines décennies, comme elle l’a été au cours du dernier tiers de siècle, même si la tâche aujourd’hui, compte tenu des difficultés économiques, est sans doute beaucoup plus ardue que celle qui incombait à leurs prédécesseurs. Enfin, ils devront établir un cadre stratégique viable pour canaliser la puissance et la richesse croissantes du pays d’une manière qui favorise son retour à une position dominante en Asie de l’Est, et ce, sans provoquer de conflits avec les voisins ou, conséquence encore plus grave, avec les États-Unis. Autrement dit, les dirigeants doivent déterminer quel type de grande puissance la Chine souhaite être et décider s’il y a lieu de s’en tenir à des règles mondiales de longue date établies sans que la Chine ait eu son mot à dire.

Dans ce contexte, pour préserver la stabilité et la prospérité en Asie, il faut absolument que la Chine trouve un moyen de naviguer entre les écueils de manière à éviter la guerre et à promouvoir la croissance économique soutenue dans la région et, à terme, dans le monde. Il sera indispensable pour les alliés et les partenaires des États-Unis dans la région de bien comprendre la Chine afin de déterminer comment ils peuvent contribuer individuellement et collectivement à maintenir la sécurité et le dynamisme de l’Asie à une époque de grande incertitude et de raréfaction des ressources. Pour ce faire, ils devront chercher à mieux saisir les facteurs fondamentaux qui sous-tendent l’influence croissante exercée par la Chine sous la direction de l’équipe qui a pris le pouvoir en 2012.

Le rôle personnel de Xi Jinping, président de la Chine et secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC), dans l’établissement de la stratégie de Beijing est souvent soulevé dans les débats publics relatifs au retour de la Chine sur la scène mondiale et dans les prévisions des analystes sur la pérennité de ce phénomène. Essentiellement, les discussions sur M. Xi portent sur son pouvoir personnel et plus particulièrement sur la question de savoir si son style unique en son genre et son autorité sont à l’origine de l’évolution de la Chine vers un plus grand activisme mondial. Selon certains observateurs, M. Xi n’est pas très différent de ses deux prédécesseurs immédiats, Hu Jintao et Jiang Zemin. La Chine comme telle est peut-être plus puissante, mais le président est encore à la merci d’un régime qui privilégie la prise de décision collective. D’autres observateurs prétendent, par contre, qu’en raison de son sérieux politique plus évident et de son désir connexe de promouvoir un objectif commun pour la Chine, M. Xi est plutôt de la trempe des étoiles du PCC, Mao Zedong et Deng Xiaoping. Selon d’autres encore, essayer d’évaluer la puissance de M. Xi au sein d’un régime politique aussi opaque que celui de la Chine, c’est comme envoyer quelqu’un décrocher la lune.

Toutefois, jusqu’à maintenant, les faits observables relatifs au style de gouvernement de M. Xi semblent indiquer clairement qu’il a réussi à se doter d’un pouvoir considérable au cours de la période relativement courte qui s’est écoulée depuis son arrivée au pouvoir. Si on examine son bilan, on constate qu’il a fait plusieurs choses que MM. Jiang et Hu n’ont réussi à réaliser que tard dans leur mandat ou qui leur ont échappé complètement.

  • M. Xi a eu recours à une série de mesures coercitives, dont notamment sa campagne anticorruption, pour contenir les institutions qui détiennent les principaux leviers du pouvoir : les bureaucrates du PCC, les services de sécurité et l’Armée populaire de libération (APL).
  • Il a créé plusieurs organismes de haut niveau chargés d’établir les politiques du PCC et il les préside tous.
  • Il a modifié la nature même de l’élaboration des politiques aux échelons supérieurs du PCC, en réduisant le rôle de délibération des institutions officielles du régime – notamment les ministères du gouvernement – en faveur d’un style plus informel de consultation sur les politiques.
  • Il a réduit l’autorité de ses pairs à la retraite, de manière à ce qu’il soit plus difficile pour eux d’intervenir en coulisse dans l’élaboration des politiques.

Le président Xi ne jouit pas pour autant d’un pouvoir absolu. Peu importe le nombre d’instruments de politique qu’il crée ou de représentants officiels à la retraite ou en poste qu’il écarte, il doit quand même faire face à un Bureau politique dont la plupart des membres n’ont pas été choisis par lui. Il devra vraisemblablement attendre le prochain congrès du Parti, prévu en 2017, pour apporter des changements substantiels. Il se heurte aussi à une résistance passive de la part de puissants groupes défendant des intérêts particuliers dans les sociétés d’État, de leurs alliés au sein de l’appareil de l’État et de représentants provinciaux qui n’apprécient pas ses efforts de centralisation du pouvoir après trois décennies de décentralisation vers les régions. Il est évident que pour M. Xi, devenir un champion de la transformation comme il le souhaite constitue un véritable processus. La gestion d’une économie en transition vers un modèle de croissance plus lente et de développement axé sur la consommation et les efforts pénibles en vue d’apporter des réformes économiques audacieuses, auxquels s’ajoute un programme continuel de repli idéologique et politique, risquent inévitablement de poser de sérieux défis.

Chose étonnante, malgré son programme chargé sur la scène intérieure, le président Xi a trouvé le moyen de redéfinir complètement la stratégie en matière de politique étrangère de la Chine. À la fin de novembre 2014, il a prononcé un discours à l’occasion de la Conférence centrale sur le travail diplomatique du PCC, la première à avoir été organisée depuis son accession au pouvoir. De telles rencontres sont excessivement rares et très officielles. Dans son discours, le numéro un a présenté un vaste programme en matière de politique étrangère, ce qui donne à penser que malgré les nombreuses difficultés auxquelles ses collègues et lui se heurtent au pays, son règne risque d’être caractérisé par une politique étrangère proactive, équilibrée et, au besoin, plus musclée. M. Xi est guidé par le principe selon lequel Beijing devrait exercer son nouveau pouvoir stratégique à la manière d’une grande puissance traditionnelle.

Les voisins de la Chine et les États-Unis devraient trouver rassurant, du moins dans une certaine mesure, le fait que dans son discours, M. Xi a affirmé solennellement qu’il entendait appliquer les grands principes en matière de politique étrangère qui guident la diplomatie chinoise depuis plus d’une décennie. Il signale, par exemple, que la Chine restera engagée sur la voie du « développement pacifique » et que sa montée en puissance ne pourra être réalisée que par des moyens pacifiques et en tendant vers une coopération « gagnant-gagnant ». Étant donné la modernisation rapide de l’armée chinoise, les augmentations importantes des budgets de la défense d’une année sur l’autre et les revendications de souveraineté territoriale formulées directement, il est facile de perdre de vue le fait que, sur le plan conceptuel, le développement pacifique contribue dans une large mesure à freiner la croissance fulgurante de la capacité militaire de la Chine. Dans sa caractérisation des priorités de la Chine, M. Xi a indiqué implicitement que le développement économique – et non la course aux armements et l’aventurisme militaire préconisés par l’Union soviétique – était essentiel au retour en force du pays dans la région.

De même, M. Xi a reconnu que la Chine se trouvait toujours dans une « période d’opportunité stratégique », qui allait durer au moins jusqu’en 2020, soit à peu près jusqu’à la fin de son mandat. Cette vision des choses cadre avec le principal objectif stratégique du PCC sur le plan des relations extérieures et reflète ce que les dirigeants considèrent comme une occasion pour la Chine de se concentrer sur son développement intérieur dans des conditions de sécurité internationale relativement peu hostiles. Elle signale aussi implicitement que la Chine ne cherche pas ouvertement à être une puissance perturbatrice dans la région ou dans le monde. Tant que cette idée persistera, la volonté et la capacité de Beijing de s’engager dans une véritable voie révisionniste pouvant modifier fondamentalement l’équilibre des pouvoirs en Asie de l’Est seront très limitées. En reconnaissant de façon officielle que les conditions de sécurité internationale resteront relativement peu hostiles dans un avenir prévisible, les dirigeants chinois auront beaucoup plus de mal à faire valoir – comme l’ont fait les révisionnistes du passé – la nécessité pour la Chine d’affirmer sa puissance plus ouvertement et plus vigoureusement parce les intérêts du pays dans la région sont en quelque sorte menacés.

M. Xi ne s’est pas contenté de servir du réchauffé. La caractéristique la plus frappante de son allocution est sans doute la façon dont elle semble chercher à écarter plus rapidement la Chine du discours de longue date de Deng Xiaoping selon lequel, à l’échelle internationale, le pays devait rester à l’arrière-scène. M. Xi soutient, par exemple, que la Chine a l’occasion extraordinaire d’exploiter et de développer de façon résolue sa puissance et son influence dans monde. Il déclare également que la Chine devrait « développer une approche diplomatique distincte correspondant à son rôle de grand pays ». En réalité, ce que M. Xi dit à son auditoire, c’est que la Chine est déjà une grande puissance et qu’elle devrait commencer à agir comme telle.

Les propos de M. Xi dans ce contexte semblent modifier subtilement la définition de « période d’opportunité stratégique » en insistant sur un plus grand activisme chinois. Alors qu’au départ, l’idée était que la Chine accepte humblement la conjoncture extérieure favorable comme un avantage à exploiter dans les limites de ses capacités, le discours du président semblerait évoquer une approche beaucoup plus proactive dans le cadre de laquelle la Chine chercherait, grâce à sa puissance croissante, à façonner les paramètres mêmes de cette « période d’opportunité stratégique ». Dans son discours de novembre 2014, M. Xi reconnaît la grande interdépendance des politiques intérieure et étrangère de la Chine, mais présente sa propre interprétation de cette relation. Au lieu d’être le résultat de la bonne fortune des pays voisins, le développement intérieur de la Chine est vu comme un engin de promotion et d’expansion d’une région stable et sûre. Une telle description sous-entend une foi immense dans le caractère inévitable de la montée en puissance de la Chine et dans sa durabilité.

Les voisins de la Chine ont déjà senti les effets réels de cette importante reprise de confiance dans la politique étrangère de Beijing. Fait encourageant, M. Xi a lancé un appel à l’amélioration des relations avec le voisinage en adoptant une diplomatie régionale mieux ciblée. Dans son discours sur la politique étrangère, il a répété à maintes reprises la nécessité pour Beijing d’adopter des stratégies « gagnant-gagnant » et a laissé entendre qu’à cette fin, plusieurs nouveaux éléments devaient être ajoutés à la trousse d’outils diplomatiques du pays. M. Xi considère aussi qu’une diplomatie économique robuste constitue un élément clé de sa stratégie diplomatique globale. Il signale ainsi à ses voisins que la Chine comprend tout à fait qu’en Asie, les initiatives chinoises comme la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) et « Une ceinture, une route », un projet qui vise à créer une version moderne de l’ancienne Route de la soie traversant l’Eurasie, reposent sur la notion selon laquelle économie et sécurité vont de pair. Le fait de laisser entendre par de tels projets que la santé économique de la région est intimement liée à la croissance et à la prospérité continues de la Chine sert également à montrer que M. Xi semble privilégier une politique étrangère plus multidirectionnelle que celle de ses prédécesseurs.

M. Xi considère dans une moindre mesure que ses prédécesseurs que la puissance des États-Unis dans la région limite l’influence de la Chine — coercitive et non coercitive. En fait, s’agissant des relations étrangères, la relation avec les États-Unis, bien qu’elle soit toujours en tête des priorités de Beijing, semble moins préoccuper M. Xi que ses prédécesseurs. Ce n’est pas dire pour autant que ce dernier n’est pas très désireux d’établir des relations stables et saines avec les États-Unis. Toutefois, il semble préférer une approche moins formelle bien différente de l’empressement excessif à plaire qui a caractérisé les politiques de Hu Jintao et de Jiang Zemin. Cette vision moins exaltée de la puissance des États-Unis contribue à accroître la tolérance au risque de M. Xi et a pour important effet secondaire d’augmenter la confiance avec laquelle il courtise de façon plus délibérée d’autres importants partenaires étrangers. Cette attitude était très évidente lors du sommet de septembre 2015 à Washington entre les dirigeants chinois et américains.

Les voisins de la Chine sont quand même perplexes devant l’incapacité apparente de Beijing à concilier deux objectifs contradictoires : améliorer ses relations avec ses voisins tout en intensifiant ses revendications territoriales en raison d’ambitions expansionnistes et en augmentant sa présence militaire. Les fermes revendications de souveraineté de la Chine sur les territoires contestés dans les mers de Chine orientale et méridionale provoquent de l’insécurité dans l’ensemble de la région, ce qui risque de mettre du plomb dans l’aile de la politique de bon voisinage de Beijing et d’accroître la demande d’une présence économique et sécuritaire accrue de la part des États-Unis dans la région.

Dans sa gestion des relations avec le Japon, l’idée selon laquelle la Chine devrait se comporter comme une grande puissance traditionnelle signifie qu’elle doit obtenir du Japon qu’il accepte d’adopter une position de subordination dans les relations bilatérales et la dynamique du pouvoir régional dans son ensemble. Par son approche, Beijing cherche à affaiblir le Japon en exerçant des pressions constantes sur lui tout en augmentant le sentiment d’isolement de Tokyo. Malgré une légère embellie des relations dans les six premiers mois de 2015, rien n’indique que Beijing n’a plus le profond désir de réduire l’influence du Japon dans la région. Même dans sa relation en évolution avec son ancienne alliée, la Corée du Nord, la Chine semble vouloir faire comprendre à Pyongyang que la « relation privilégiée » du passé n’existe plus. Dans leur désir de s’imposer, les instances dirigeantes chinoises s’attendront à ce que la Corée du Nord accepte d’être une cliente de Beijing. Étant donné que lorsqu’il sent qu’on ne lui prête pas attention, le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un a tendance à vouloir provoquer, l’attitude méprisante de Beijing risque involontairement de contribuer à une montée des tensions dans la péninsule.

La stratégie de la Chine relativement aux différends territoriaux dans la mer de Chine méridionale semble s’inscrire dans la même dynamique. Deux principaux facteurs, dont un d’ordre tactique et l’autre d’ordre plus stratégique, motivent les revendications fermes de la Chine. Sur le plan tactique, Beijing estime avoir cédé beaucoup de terrain à ses rivaux pendant la période où il était occupé à gérer la montée des tensions dans le détroit de Taïwan (de 1996 à 2008), d’où son activisme accru. Irritée par le fait que des rivaux plus petits et moins puissants ont réussi à la surclasser et confiante dans sa capacité d’amener le changement, la Chine a exercé ces dernières années une poussée plus énergique dans la région. De façon plus générale, la stratégie de la Chine témoigne de son désir d’exercer une plus grande influence stratégique sur les mers proches à mesure que ses intérêts s’étendent bien au-delà de ses côtes. En effet, selon la Chine, ses activités dans la mer de Chine méridionale contribuent à faire comprendre à ses voisins dans la région et aux États-Unis que ses forces ont l’intention de mener des opérations à leur guise au-delà de la « seconde chaîne d’îles », jusqu’au Pacifique occidental.

À bien des égards, de telles ambitions reflètent le succès considérable des efforts de modernisation de l’armée chinoise au cours des vingt dernières années. Beijing a cherché à renforcer ses moyens militaires parce qu’il a compris que les piliers qui sous-tendent la projection de puissance des États-Unis constituaient un obstacle insurmontable pour l’APL. Il n’est donc pas étonnant que les planificateurs chinois, forts d’un financement soutenu et ciblé, aient tenté de combler ces lacunes en mettant au point des moyens visant précisément à contrer chacun de ces piliers : porte-avions; supériorité aérienne et capacité de réaliser des frappes de précision à longue distance; bases et alliances régionales; domination de l’espace et de l’information.

La Chine s’est concentrée sur la plus évidente de ces capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2AD) : sous-marins et missiles de croisière ou balistiques antinavires pour stopper la progression de porte-avions américains, et missiles sol-air pour contrer la supériorité aérienne des États-Unis. Toutefois, à bien des égards, les avancées les plus importantes se sont traduites par la mise au point de solides moyens de guerre électronique et par l’adoption par l’APL d’un système de défense multicouche qui lui permet de composer avec les bases et les alliances régionales des États-Unis. Il s’agit de casse-têtes sans précédent pour les planificateurs et les décideurs américains. Les moyens de guerre électronique de la Chine représentent sans doute l’élément le plus important des nouvelles stratégies d’A2AD, mais elles restent mal comprises par l’Occident. Bref, les principaux systèmes d’information utilisés dans le cadre des opérations conjointes des États-Unis – la plupart des communications satellitaires, les systèmes GPS, les réseaux de transmission d’informations tactiques et les communications hautes fréquences – pourraient être sérieusement compromis ou même devenir inutilisables, surtout plus les forces américaines se rapprochent du territoire chinois. De même, les progrès réalisés par la Chine dans le domaine du C4ISR (commandement, contrôle, communications, informatique, renseignement, surveillance et reconnaissance) permettront à l’APL de renforcer ses moyens au cours des 10 à 15 prochaines années. La Chine a beaucoup investi depuis le milieu des années 1990 et continuera de le faire. D’ici 2030, l’APL devrait disposer dans la région de plateformes spatiales de reconnaissance et de plateformes tactiques dans l’espace proche – imagerie, renseignement électronique (ELINT) et renseignement électromagnétique (SIGINT) – ainsi que d’un système de reconnaissance mondiale à partir d’une architecture spatiale fiable. Il sera très difficile pour les forces américaines de cacher leurs activités des systèmes de renseignement, de surveillance et de reconnaissance de la Chine dans l’espace, l’espace proche et au sol, surtout dans le cas des ressources maritimes importantes et des forces déployées à l’avant.

Les mesures prises par l’APL à l’égard des bases et des alliances régionales des États-Unis sont à la fois cinétiques et politiques. La Chine a déployé une gamme d’armes de portée limitée — missiles balistiques à moyenne portée, missiles de croisière d’attaque au sol et munitions lancées à partir d’un avion en vue d’une attaque air-sol à distance de sécurité — qui transforment les principales bases américaines en cibles très intéressantes pour l’APL. Les moyens de la Chine transforment également les pays alliés des États-Unis dans la région en cibles plutôt qu’en refuges, ce qui oblige les gouvernements hôtes à faire des calculs plus complexes qui risquent de ralentir encore davantage le cycle de décision des États-Unis dans un conflit.

Le dilemme ne se limite toutefois pas aux alliés et aux partenaires des États-Unis. L’acquisition de ces systèmes change aussi, inévitablement, le raisonnement des décideurs et des hauts commandants militaires américains lorsqu’ils évaluent les répercussions d’une intervention des États-Unis dans un conflit qui se déroule dans le voisinage de la Chine et déterminent s’il est sage de s’y engager. Au milieu des années 1990, une telle intervention éventuelle était comparativement peu coûteuse et très efficace et ne risquait pas d’entraîner une escalade. De nos jours, et surtout d’ici 2020, le pari pourrait être plus dangereux. Même si elle ne les a pas mis à l’essai, la Chine dispose de moyens crédibles de neutraliser ou de détruire des porte-avions américains – ce qui aurait des répercussions incalculables sur le prestige des États-Unis à l’échelle mondiale –, rendant ainsi l’efficacité d’une telle intervention beaucoup plus discutable.

Toutefois, malgré sa modernisation impressionnante sur le plan technique, l’APL, de l’avis de ses propres hauts commandants et chercheurs militaires, a des lacunes importantes sur le plan des systèmes, surtout en ce qui a trait à sa capacité de traduire cette modernisation en puissance de combat en vue d’opérations conjointes. Alors que la plupart des analystes parlent du nouvel équipement, les officiers de l’APL comprennent que leur doctrine nécessite l’intégration de toutes les forces, anciennes et nouvelles, militaires et civiles, dans des opérations conjointes faisant intervenir puissance de feu, mobilité, opérations d’information et opérations spéciales. Même si l’APL a sans doute ajouté beaucoup plus de complexité à tout éventuel projet d’intervention militaire de leur part, surtout dans le contexte de Taïwan, les États-Unis considèrent toujours que les capacités de combat de l’armée chinoise présentent des lacunes. Dans une certaine mesure, ces problèmes sont d’autant plus difficiles pour l’APL étant donné son statut d’aile armée du PCC. Selon certains observateurs, à l’heure actuelle, la structure de commandement, les modes d’entraînement, les systèmes de commandement et de contrôle et les modes d’opération de l’APL ne suffisent pas à permettre à la Chine de répondre à ses impératifs stratégiques ou aux exigences de la guerre moderne. La structure nationale de commandement actuelle de la Chine remonte à 1985, lorsque ses préoccupations en matière de sécurité dans la région portaient sur l’Union soviétique. Par elle-même, cette structure ne permet pas à la Chine de procéder à l’intégration de ses services interarmées ou de mener des opérations expéditionnaires.

Les modifications récentes apportées à la stratégie militaire officielle de la Chine ne font qu’accentuer ces lacunes. En mai 2015, l’APL a publié son plus récent livre blanc sur la défense. Elle y signale que la conduite de la guerre a changé, une plus grande importance étant accordée aux technologies de l’information dans tous les aspects des opérations militaires. Elle y ajoute que l’APL s’est vu confier une nouvelle « mission stratégique », soit de protéger la sécurité des intérêts de la Chine à l’étranger, surtout dans le domaine maritime.

Les priorités en matière de réforme de la défense proposées en même temps que le vaste programme de réformes annoncé à la suite de la troisième session plénière (ou plénum) du 18e Comité central du PCC de novembre 2013 portent à croire que les instances dirigeantes sont au courant de ces lacunes et cherchent à les combler. La description très précise des réformes structurelles exactes à apporter présentée lors de ce plénum revêt un intérêt particulier. Les participants ont lancé un appel à la création d’une solide structure de commandement des opérations conjointes et d’un système amélioré de commandement des opérations conjointes entre les zones militaires, ainsi qu’à la réforme du mode d’entraînement et de soutien des opérations conjointes. Si les réformes proposées lors du plénum sont apportées avec succès, l’APL deviendra une force de combat plus compétente et plus meurtrière et davantage tournée vers l’extérieur.

La mission élargie de l’APL témoigne de façon plus claire que jamais de l’intention de la Chine de mener des opérations dans des régions plus éloignées. De telles activités auront donc inévitablement des répercussions sur les intérêts des États-Unis. Pour relever les nouveaux défis dans le domaine maritime, le livre blanc appelle à l’établissement d’une nouvelle orientation stratégique amenant l’APL à abandonner sa mentalité traditionnelle qui fait passer les opérations terrestres avant les opérations maritimes. Par conséquent, selon le document, la Marine de l’APL passera progressivement d’une stratégie de « défense des eaux au large des côtes » à une stratégie combinée de défense des eaux au large des côtes et de « protection en haute mer ». Ainsi, dans un proche avenir, l’APL mènera des opérations bien au-delà de la première chaîne d’îles, jusqu’à l’océan Indien. Elle jouera vraisemblablement un rôle important dans les opérations régionales de secours et d’aide face aux catastrophes et aura une capacité expéditionnaire importante en vue de l’évacuation de citoyens et d’employés chinois en Afrique, en Asie du Sud et ailleurs. L’appel à l’adoption par l’APL de cette mission élargie préoccupe surtout les États-Unis, étant donné qu’il contribuera à étendre le champ d’action de l’APL et mettra l’accent sur les opérations en matière de sécurité non traditionnelles comme la lutte contre le terrorisme, les secours en cas de catastrophe, la sécurité économique, la santé publique et la sécurité de l’information.

(…) le PCC cherche à renforcer le discours émergent selon lequel la Chine a plus de force, exerce une plus grande influence et se déplace vers le centre de l’activité économique mondiale même si, paradoxalement, sa propre économie lutte pour rester forte.

D’ici 2030, la Chine comptera vraisemblablement plusieurs forces aéronavales de projection de puissance, ce qui lui permettra plus facilement d’intimider des puissances moindres, accroîtra son prestige dans la région et montrera à ses voisins l’effet d’une présence quasi constante. Pour les rivaux de la Chine qui revendiquent des parties de la mer de Chine méridionale, cette situation changera la donne. La Chine aura presque toujours une force aéronavale de projection de puissance dans les eaux contestées ou à une demi-journée de navigation. Peu importe que ces forces aéronavales se soient emparées de territoires ou qu’elles aient conclu un accord quelconque de partage des ressources avec tous les autres revendicateurs ou certains d’entre eux, la mer de Chine méridionale est pratiquement considérée comme un lac chinois, au même titre que l’est la mer des Caraïbes ou le golfe du Mexique pour les États-Unis. La capacité militaire de la Chine définira le comportement de la région envers Beijing sans que les autorités chinoises aient à montrer les dents. La Marine de l’APL aura le pouvoir de faire des opérations navales menées par les États-Unis dans la première chaîne d’îles de la mer de Chine méridionale des entreprises très incertaines, autrement qu’à l’aide de sous-marins.

Les nouveaux moyens militaires des Chinois ne sont pas le seul élément qui risque de porter atteinte aux intérêts des États-Unis à la suite du retour en force de la Chine sur l’échiquier mondial. Il faudra aussi se pencher sur la façon dont la Chine en plein essor choisira d’entretenir des relations avec les institutions mondiales établies et sur les règles et les normes que ces organisations ont imposées et qu’elles appliquent. Compte tenu de ses divers projets économiques, le PCC cherche à renforcer le discours émergent selon lequel la Chine a plus de force, exerce une plus grande influence et se déplace vers le centre de l’activité économique mondiale même si, paradoxalement, sa propre économie lutte pour rester forte. La Chine tient à nourrir l’idée selon laquelle un nouvel ordre mondial prend naissance et le monde s’attend à ce que ce nouvel ordre intègre plus complètement l’influence et les préférences de la Chine. Par ailleurs, selon un consensus mondial croissant, il vaut mieux intégrer la Chine dans les institutions établies plutôt que la laisser créer ses propres organismes parallèles où elle serait la principale ou l’unique voix.

Chapitre 2 – Analyse des raisons pour lesquelles la Chine est faible ou n'est pas aussi forte qu'on le penserait

Jusqu’à tout récemment, il était généralement admis que le titan chinois était irrépressible et que le monde devait s’adapter au fait que ce géant asiatique s’imposait comme une grande puissance mondiale, pour ne pas dire la plus grande puissance mondiale. Il en est question dans l’étude sur les attitudes mondiales du Pew Research Center et dans des ouvrages sur la montée de la Chine publiés en quantité quasi industrielle, qui brossent tous un tableau du monde du XXIe siècle où la Chine joue un rôle dominant. Ce discours provoque un malaise chez l’auteur depuis quelque temps déjà. De nouveaux ouvrages parus au cours des dernières années remettent en question les principales forces de la Chine et la présumée inévitabilité de son accession au statut de grande puissance.

Un tel scepticisme est justifié. Rappelez-vous il n’y a pas si longtemps, dans les années 1980, on prédisait que le Japon allait devenir le numéro un mondial et qu’il se joindrait au club élitiste des grandes puissances. Le pays s’est alors enfoncé dans un état de stagnation qui a duré trois décennies et s’est révélé être une puissance unidimensionnelle (économique) qui n’avait pas d’autres assises ou atouts nationaux sur lesquels s’appuyer. Rappelez-vous aussi que l’Union soviétique, une autre présumée superpuissance mondiale (hypothèse à l’origine d’une guerre froide qui a duré un demi-siècle), s’est effondrée presque du jour au lendemain en 1991. De la même manière, l’analyse rétrospective de la chute de l’URSS a révélé qu’il s’agissait d’une puissance à une dimension (militaire), d’un pays aux prises avec des faiblesses internes et des problèmes de surextension territoriale et d’un régime qui s’était atrophié de l’intérieur pendant des décennies. Au lendemain de la guerre froide, certains experts avaient posé comme postulat, du moins pendant un certain temps, que l’Union européenne élargie et renforcée pouvait émerger en tant que nouvelle puissance mondiale et nouveau pôle dans le système international. En réalité, l’Europe s’est avérée impuissante et incapable de faire face à une gamme de problèmes régionaux et mondiaux. Elle s’est révélée être elle aussi une puissance unidimensionnelle (économique).

Compte tenu de la situation actuelle de la Chine, il semble justifié de faire preuve d’une certaine mesure de pondération et de scepticisme. À tout le moins, il incombe aux analystes d’examiner attentivement les arguments sur lesquels se fondent les pronostics audacieux qui font de la Chine une puissance mondiale.

Il est vrai que la Chine est la plus importante puissance montante au monde, devançant de beaucoup l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud. Dans certains secteurs, elle a déjà surpassé d’autres « puissances intermédiaires » comme la Russie, le Japon, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France. Selon bien des critères, il semble que la Chine soit maintenant la deuxième puissance mondiale non contestée derrière les États-Unis et qu’elle les ait même dépassés dans certains secteurs. Le pays possède certainement bon nombre des attributs d’une puissance mondiale, se classant au premier ou au second rang dans bien des secteurs qui ne seront pas énumérés ici par souci de brièveté.

Sur le plan des moyens, la Chine semble être une puissance mondiale de premier plan. De toute évidence, il est loin de s’agir d’une puissance unidimensionnelle. Toutefois, il suffit de regarder de plus près pour constater que les forces intrinsèques de la Chine et son ambition d’accéder au statut de grande puissance présentent de nombreuses et profondes lacunes. Lorsque les moyens de la Chine sont examinés attentivement, on se rend compte qu’ils ne sont pas aussi forts qu’on le penserait. De nombreux indicateurs sont peut-être impressionnants sur le plan quantitatif, mais ils le sont moins sur le plan qualitatif. C’est cette absence de puissance sur le plan qualitatif qui fait en sorte que la Chine n’exerce pas vraiment d’influence.

Parmi les grandes faiblesses de la Chine, il convient de mentionner les suivantes :

  • de nombreux problèmes économiques, dont : la chute du taux de croissance du PIB; l’incapacité à mettre en œuvre la vaste majorité des réformes recommandées lors du troisième plénum et ainsi à « rétablir l’équilibre »; le piège du revenu intermédiaire; l’utilisation inefficace des dotations factorielles; les niveaux d’endettement dangereusement élevés (282 % du PIB); un système financier désorganisé et inefficace; une capacité excessive; des bulles spéculatives; des marchés du travail et des capitaux inefficaces; le vieillissement de la population et la fin du « dividende démocratique » qu’offrait la disponibilité inépuisable de main-d’œuvre; l’exode des capitaux; l’inefficacité des sociétés d’État; l’absence d’innovation. De toute évidence, la Chine a bien des forces économiques, mais elle a aussi de nombreuses faiblesses intrinsèques;
  • un système politique très faible, fragile et instable et un Parti communiste au pouvoir dont l’atrophie et le déclin s’accentuent et s’accélèrent même (bien qu’il ne le reconnaisse pas). Après une décennie de réformes politiques (de 1998 à 2008), la Chine est retournée à un régime dictatorial où la répression s’intensifie;
  • une société changeante et potentiellement instable : troubles ethniques; soulèvements populaires plus nombreux (180 000 l’an dernier); inégalités marquées; vide moral et aliénation; migrants privés de droits, et autres problèmes sociaux;
  • une culture insulaire et non cosmopolite et un pouvoir de convaincre faible ou pratiquement inexistant;
  • une armée comptant du matériel de plus en plus perfectionné et impressionnant, mais des systèmes de qualité douteuse (p. ex. commandement, contrôle, communications, informatique, renseignement, surveillance et reconnaissance);
  • une capacité d’innovation très limitée (laquelle constitue un moyen essentiel d’échapper au piège du revenu intermédiaire);
  • sur le plan diplomatique, la Chine est une « puissance solitaire » – une puissance importante qui n’a pas d’alliés (à l’exception de la Corée du Nord), ne compte aucun partenaire proche (autre que la Russie, et encore…), a des voisins très nerveux et suspects et entretient des relations étrangères ambivalentes avec les États-Unis et de nombreux autres pays.

D’autres facteurs contribuent aussi à faire de la Chine un faible joueur sur l’échiquier mondial.

  • Gouvernance :Depuis 2002, suivant les indicateurs mondiaux de la gouvernance de la Banque mondiale, la Chine occupe le 30e rang sur le plan de la stabilité politique, le 50e rang sur celui de l’efficacité des pouvoirs publics, le 40e rang eu égard à la qualité de la réglementation, le 30e rang pour la maîtrise de la corruption et l’État de droit et le 10e rang au chapitre de la responsabilité.
  • Liberté de la presse : 179e sur 191 pays et 86e sur 91 pour la liberté sur Internet (Freedom House 2013).
  • Enseignement supérieur : Seulement trois universités figurent dans la liste des cent meilleures universités (classement du Times of London).
  • Compétitivité des entreprises : Selon les résultats de l’indice de la compétitivité mondiale de 2013, le Forum économique mondial a classé la Chine au 29e rang pour la compétitivité, au 68e rang pour la corruption, au 54e rang pour l’éthique des affaires et au 82e rang pour la reddition de comptes. Dans son indice de la corruption pour 2013, Transparency International lui attribue un classement encore plus bas, la plaçant au 80e rang.
  • Marques de commerce : Aucune marque de commerce chinoise n’est classée dans les cent premières au monde (Business Week ouInterbrand).
  • Statut socioéconomique : Selon le Rapport sur le développement humain de 2013 des Nations Unies, la Chine se classe au 101e rang sur l’index du développement humain (sur les 187 pays visés). En 2012, le coefficient de Gini était de 0,47, soit un des plus élevés au monde.

Ainsi, on peut affirmer qu’au mieux, l’influence et la réputation de la Chine dans le monde varient. Dans bien des secteurs, elle se classe parmi les pays les moins performants et les moins respectés au monde.

Ces observations ne visent pas à dénigrer les avancées spectaculaires de la Chine au cours des trois dernières décennies, mais elles rappellent simplement que le pays est très loin d’être en tête de liste dans bien des secteurs du développement. Ensemble, ces indicateurs de performance à l’échelle tant nationale qu’internationale font bien comprendre que la Chine est loin d’être une puissance mondiale et qu’elle est très en retard sur les États-Unis dans pratiquement toutes les sphères de pouvoir et d’influence. Elle est aussi en retard sur d’autres États modernes dans bien des secteurs.

Ainsi, lorsque j’analyse la situation de la Chine, au lieu de points forts, je vois plutôt des faiblesses. Je vois de la fragilité et de l’instabilité. Je vois de l’insécurité, de la nervosité et de la paralysie politique. Il est vrai qu’en surface, la Chine, en tant qu’État-parti, fait de son mieux pour projeter une image de force et de confiance, mais je crois qu’il s’agit de fausse représentation et qu’il ne faut pas se laisser duper. Lorsqu’on examine de plus près bon nombre des statistiques impressionnantes concernant la Chine, on constate qu’elle est profondément vulnérable, qu’elle fait face à d’importants obstacles et que son éventuel statut de puissance mondiale repose sur des assises fragiles. Les Chinois ont un proverbe qui dit waiying, neiruan (littéralement, « dur à l’extérieur, faible à l’intérieur »). Ce proverbe résume bien ce qu’est la Chine d’aujourd’hui et vers quoi elle s’oriente de plus en plus. Tout compte fait, en ce XXIe siècle, elle pourrait bien être qualifiée de tigre de papier.

C’est cette absence de puissance sur le plan qualitatif qui fait en sorte que la Chine n’exerce pas vraiment d’influence.

Par ailleurs, les moyens d’un pays ne sont qu’un critère de mesure de son pouvoir à l’échelle nationale et internationale, et non le plus important. Des générations de sociologues ont déterminé que l’influence, c’est-à-dire la capacité d’agir sur les événements et de dicter les actions des autres, était un meilleur indicateur du pouvoir d’un pays. Tant que les moyens ne sont pas convertis en actions visant l’atteinte de certains objectifs, ils ne valent pas grand-chose. C’est la capacité d’influencer les actions d’autrui ou les résultats d’un événement qui importe. Le pouvoir et son exercice sont donc de nature intrinsèquement relationnelle – c’est-à-dire qu’il est possible d’infléchir une situation à son avantage en exerçant des pressions sur les autres.

Ainsi, lorsqu’on observe la présence et le comportement actuels de la Chine sur la scène mondiale, il faut regarder au-delà de ses moyens impressionnants en surface et se demander si, effectivement, elle exerce une influence sur les actions d’autrui, la succession des événements et la trajectoire des affaires internationales dans divers secteurs.

Sans vouloir entrer dans les détails, j’estime que la Chine n’exerce que très peu, voire aucune influence. En fait, on peut conclure qu’elle arrive à influencer les autres, à établir des normes internationales ou à façonner les tendances mondiales dans très peu de secteurs, sinon aucun. Je dois avouer que le gouvernement chinois a commencé à en faire plus pour régler les problèmes de gouvernance mondiaux, mais il s’agit d’une tendance assez récente. La Chine demeure une puissance relativement passive, dont le réflexe est d’éviter les problèmes et de devenir invisible lorsque des crises internationales éclatent.

Que l’on mesure ses moyens ou son influence, la Chine a encore bien du chemin à faire avant d’être considérée comme une puissance mondiale. D’ici dix ou vingt ans, il se peut bien qu’elle occupe une meilleure place sur l’échiquier mondial et qu’elle se compare aux États-Unis à l’échelle internationale, mais pour l’heure, elle demeure au mieux une puissance mondiale partielle.

Enfin, il ne faut pas simplement présumer que la Chine restera sur une trajectoire de croissance. C’est une possibilité parmi d’autres, dont la stagnation ou la régression. Voici d’ailleurs ce que j’entrevois pour la Chine : l’actuel régime autoritaire rigide entraînera une certaine stagnation économique, une plus grande instabilité sociale et une paralysie politique. Sans une importante libéralisation politique, la croissance de la Chine sera en perte de vitesse, le rééquilibrage échouera, l’innovation sera marginale, le piège du revenu intermédiaire s’installera en permanence, diverses frictions sociales s’intensifieront, les plus riches et talentueux quitteront le pays en plus grand nombre et la Chine n’arrivera pas à reproduire la croissance impressionnante observée au cours des trois dernières décennies.

La politique représente la principale variable qui jouera sur l’avenir de la Chine. D’une part, fort de son pouvoir, le PCC peut tenter de gérer l’ouverture politique (comme il l’a fait de 1998 à 2008) et ainsi s’attaquer aux problèmes économiques et sociaux. D’autre part, il peut résister à une telle ouverture, maintenir son régime autoritaire rigide et ainsi contribuer à la stagnation économique, à l’atrophie politique et à l’instabilité sociale.

La population et le gouvernement de la Chine sont aux prises avec des problèmes de taille qui ne prêtent guère à l’optimisme. Les observateurs ne devraient pas supposer aveuglément que la Chine continuera de manifester le même dynamisme qu’au cours des trente dernières années ou que son cheminement vers le statut de puissance mondiale se poursuivra nécessairement. Elle pourrait bien finir comme le Japon, l’Union soviétique ou l’Union européenne, dont on avait fait valoir les mérites en tant qu’éventuelles puissances mondiales.

Chapitre 3 – Comprendre la Chine contemporaine

Grâce à sa plus grande ouverture sur le monde extérieur au cours des dernières décennies, la République populaire de Chine (RPC) se révèle à nous de plus en plus. Les échanges d’information, les reportages et les ouvrages spécialisés ne cessent d’augmenter. Toutefois, bien que nous soyons mieux renseignés qu’avant, comprenons-nous vraiment ce pays? Avons-nous recours aux bonnes sources d’information? Nous posons-nous les bonnes questions? Comment pouvons-nous approfondir et améliorer notre compréhension de la Chine contemporaine?

La Chine a toujours été un pays diversifié et complexe, mais elle l’est encore davantage aujourd’hui. Ainsi, en essayant de comprendre ce nouvel acteur mondial, il importe de faire preuve de prudence et de scepticisme. D’une part, il faut être prudent pour éviter de tomber dans les généralisations abusives sur une question particulière avant d’avoir évalué tout le contexte. D’autre part, il convient de considérer avec scepticisme la réalité que nous pensons observer et même plus les propos que nous entendons, surtout ceux des représentants du gouvernement chinois ou de spécialistes officiels. Les discours doivent être examinés sous l’optique de ce qu’ils représentent plutôt que de ce qu’ils prétendent décrire.

En tant que politicologue de formation, l’auteur ne prétend pas être en mesure d’évaluer en profondeur l’état de l’économie. Toutefois, le récent ralentissement économique nous a appris qu’il était risqué de faire des prédictions linéaires au sujet de la taille du produit intérieur brut, étant donné surtout que la Chine passe d’un modèle de croissance à un autre. L’incidence que les difficultés financières des administrations locales ont sur la situation financière globale de la RPC ou que l’offre excédentaire dans le secteur du logement a sur l’économie a peut-être été exagérée, mais l’auteur préfère s’en remettre aux économistes pour nous éclairer davantage à ce sujet. Deux autres questions méritent probablement une plus grande attention que celle dont elles ont fait l’objet jusqu’à maintenant : les récents changements dans le secteur de l’agriculture et sur le marché du travail et la possible hausse du chômage à mesure que la migration vers les petites villes s’intensifie.

La société chinoise a été complètement transformée au cours des trois dernières décennies, si bien que plusieurs questions méritent qu’on s’y penche de plus près. Citons, par exemple, l’incidence de l’urbanisation, des meilleurs taux de scolarisation et du vieillissement sur le mode de vie de la population et, plus important encore, sur sa mentalité. Les autorités insistent sur la nécessité d’établir des liens de confiance avec les citoyens, mais la confiance fait sérieusement défaut. C’est ce qui explique d’ailleurs les tendances centrifuges au sein de chaque communauté locale, le retour en force des activités religieuses et associatives et l’importance cruciale accordée aux relations interpersonnelles (guanxi) comme clé du succès. Ces questions ont fait l’objet de très nombreuses études, mais il y aurait lieu de s’attarder davantage à leurs conséquences sur le plan politique.

Le Parti communiste chinois (PCC) semble être une puissante machine qui, jusqu’à maintenant, a fait preuve d’une grande résilience face à des forces déstabilisatrices de toutes sortes et d’une grande capacité de réforme et d’adaptation au contexte socioéconomique qu’il a créé. Depuis Tiananmen, et encore plus depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, un « nouvel équilibre autoritaire » semble avoir été établi au pays. Mais les apparences peuvent être trompeuses. Par exemple, en luttant contre la corruption et en amorçant une série impressionnante de réformes, M. Xi tente désespérément d’améliorer l’efficacité d’un régime politique qui, comme celui de l’Union soviétique sous Gorbatchev, se heurte peut-être à des problèmes existentiels. Si le président Xi ne vient pas à bout de la résistance acharnée des groupes défendant des intérêts particuliers en Chine, il risque soit de perdre les rênes du pouvoir, soit de devenir un Gorbatchev à la chinoise, voire les deux.

Après plus de 30 années de réformes, le régime politique chinois demeure opaque. C’est particulièrement le cas du PCC. Par contre, les organes du gouvernement, plus faibles, qui jouent le rôle de façade, et les sociétés d’État contrôlées par le PCC sont, eux, plus transparents. À l’instar de ces organes, le PCC publie des règlements, des décisions, des listes des dirigeants et des promotions ainsi que des biographies. Malgré tout, nous ne savons toujours pas, par exemple, comment les décisions sont réellement prises, comment les représentants officiels sont choisis et promus, comment fonctionnent les cellules et les directions du PCC et comment le PCC se finance. À cet égard, la constitution du Parti nous éclaire peu. Depuis une dizaine d’années, les rapports au sujet de la vente de postes civils et militaires se sont multipliés, mais nous ne connaissons toujours pas l’ampleur de ce phénomène. Ce qu’ils montrent à tout le moins, c’est que le clientélisme, les guanxi et les liens familiaux ne sont pas les seuls facteurs qui entrent en jeu lorsqu’il s’agit d’accorder des promotions au sein des bureaucraties dirigées par le PCC. L’argent compte encore.

La corruption constitue un autre élément difficile à comprendre vraiment. Nous savons qu’elle est répandue. Nous comprenons que Xi Jinping mène une campagne acharnée pour lutter contre ce phénomène, ce qui lui a valu une légitimité accrue. Mais de nombreuses questions demeurent : les données du PCC au sujet du nombre de représentants officiels déchus sont-elles fiables? Il est impossible de le savoir. Pourquoi des dirigeants corrompus tels que Bo Xilai, Ling Jihua ou Guo Boxiong ont-ils réussi à jouir d’impunité pendant aussi longtemps? S’ils ont été protégés, la prochaine question s’impose : les représentants officiels promus par M. Xi sont-ils moins corrompus ou seulement plus obéissants?

Autrement dit, le PCC est une énorme boîte noire ou plutôt une série de boîtes noires organisées de façon irrégulière. Dans une certaine mesure, il fonctionne comme une société secrète compartimentée. Par conséquent, il serait peut-être plus utile d’effectuer des comparaisons avec la façon dont les mafias sont structurées, se réorganisent et transfèrent les pouvoirs que d’étudier la gouvernance (zhili) du PCC ou la modernisation de son système de gestion des cadres.

(…) les représentants officiels promus par M. Xi sont-ils moins corrompus ou seulement plus obéissants?

Il convient aussi de faire preuve de prudence et de scepticisme dans l’étude de la politique municipale, comme en témoignent les conclusions excessivement optimistes qui se sont dégagées des nombreuses recherches sur l’incidence d’une nouvelle loi réformiste relative à l’organisation des villages adoptée en 1987. La révolte de Wukan, dans la province du Guangdong, en 2011, est le résultat du rejet catégorique par les villageois du postulat selon lequel la plupart des chefs des villages en Chine sont élus démocratiquement. Comme l’a clairement démontré le train de réformes proposé par Beijing dans le cadre de l’élection du chef de l’exécutif de Hong Kong, le PCC soutient les élections pourvu qu’il puisse dresser la liste courte des candidats et ainsi prédire les résultats.

Enfin, les chercheurs ne se sont pas suffisamment penchés sur la culture et les attentes politiques de la population, et ce, en grande partie à cause des restrictions sévères imposées sur la réalisation de sondages politiques et de sondages d’opinion. Toutefois, il n’y a pas assez d’analystes comme Shi Tianjian – politicologue chinois, maintenant décédé, qui a effectué des recherches sur les « valeurs politiques » de ses compatriotes. Sa découverte la plus fascinante : vers 2006, 84 % des Chinois croyaient que la RPC était déjà « démocratique » et 66 % étaient d’avis que la démocratisation se poursuivrait. Selon l’auteur, il n’y a pas de culture démocratique en Chine aujourd’hui. La plupart des Chinois sont devenus des consommateurs, mais pas nécessairement des citoyens. Cette situation s’explique en partie par la culture politique traditionnelle qui règne en Chine. Toutefois, dans un régime politique où amnésie, mémoire sélective et reconstruction des événements du passé (surtout de la période de la dynastie Qing et de la période républicaine) sont devenues les piliers de la légitimité des dirigeants, il faut approfondir les recherches afin de mettre en lumière l’héritage laissé par l’Union soviétique en RPC et l’influence qu’elle exerce sur la mentalité actuelle des Chinois, leur conception de la politique et leur nationalisme.

La plupart des Chinois ne s’intéressent pas à la politique, ce qui est tout à fait compréhensible vu les risques inhérents. Par conséquent, il faut éviter d’accorder trop d’importance aux mouvements de protection des droits (weiquan yundong) et à leurs avocats (weiquan lüshi). Il s’agit de personnes courageuses qui font exception à la règle. C’est pourquoi l’activisme politique est demeuré marginal en Chine. Toutefois, comme l’a montré le « mouvement des parapluies » à Hong Kong en 2014, des sociétés peuvent se politiser assez rapidement.

Pour mieux comprendre la Chine, il est préférable de rassembler au compte-gouttes les pièces de l’immense casse-tête que représente le pays à l’heure actuelle plutôt que de tenter d’exploiter et d’interpréter d’énormes volumes de données quantitatives à l’aide de formules mathématiques. Il est plus utile de recueillir méticuleusement, d’évaluer et de comparer un nombre considérable (qui ne cesse d’augmenter) de monographies et d’autres études fondées sur les recherches effectuées dans un domaine et d’échanger avec le plus grand nombre de Chinois possible, qu’ils soient représentants officiels, experts, citadins, agriculteurs, civils ou militaires et qu’ils viennent du Nord ou du Sud.
En plus des problèmes économiques et politiques auxquels elle se heurte, la RPC nourrit des ambitions internationales sans précédent. Elle se voit comme la seule puissance capable de faire contrepoids aux États-Unis et de finir par les supplanter. Il s’agit du moins du « rêve » que caresse Beijing. Reste à voir s’il y parviendra. Pour l’heure, la Chine met l’accent sur la consolidation du pouvoir qu’elle revendique dans le domaine maritime et de sa position en tant que principale puissance asiatique. Toutefois, le ralentissement économique risque de l’obliger à réduire l’ampleur de ses projets les plus ambitieux tels que le projet « Une ceinture, une route ». Quoi qu’il en soit, il convient de se pencher davantage sur le lien entre les objectifs du PCC sur la scène internationale et sa ferme volonté de maintenir son monopole sur le pouvoir sur la scène intérieure.

À bien des égards, tenter de comprendre la Chine contemporaine, c’est comme tenter d’atteindre une cible mouvante. Le pays ne cesse de changer, si bien que le simple fait de rester au courant des nouveautés nécessite de plus en plus de temps. Ce qui importe au bout du compte, c’est de rester vigilants et d’être prêts à remettre en question des postulats qui sont peut-être devenus trop évidents pour être mis en doute. Autrement dit, pour évaluer la Chine, ses réussites, sa puissance et ses faiblesses possibles, une certaine mesure de prudence et de scepticisme s’impose.

Chapitre 4 – Données démographiques et défis auxquels font face les jeunes Chinois

Après la violente répression du mouvement Tiananmen en 1989, le Parti communiste chinois (PCC) a modifié son système d’éducation de manière à remplacer l’idéologie socialiste et la lutte des classes par un discours nationaliste qui met l’accent sur la condition de victime de la Chine aux mains d’agresseurs étrangers. En même temps, il a amorcé une vaste réforme des marchés et présidé à une plus grande intégration de la Chine dans l’économie mondiale. L’entente tacite que le PCC a conclue avec sa population est simple : nous vous laisserons vous enrichir et vous rendrons fiers de la Chine, pourvu que vous ne vous immisciez pas dans la politique.

Cette entente, qui remonte à 1989, tient toujours, les jeunes Chinois étant apparemment trop intéressés au confort matériel et trop préoccupés par les enjeux nationalistes pour remettre en question l’existence même du PCC. Toutefois, elle commence à être remise en question à mesure que les jeunes nés après 1989 atteignent l’âge de raison et manifestent des tendances plus individualistes et rebelles. Les années à venir pourraient être particulièrement tumultueuses vu que les réalités socioéconomiques de la Chine sont loin de répondre aux attentes des jeunes.

De 1990 à 2015, le revenu annuel par habitant de la Chine est passé de 300 dollars américains à plus de 7 500 dollars américains. Pendant cette période, la génération qui a connu l’ère maoïste et qui, souvent, n’avait que le minimum nécessaire pour subvenir à ses besoins, a atteint un niveau de stabilité économique et politique sans précédent au pays. Pour les membres de cette génération, ce nouveau confort matériel a effectivement servi de force pacificatrice.

Toutefois, leurs enfants – ceux nés dans les années 1980 et 1990 – tiennent le confort matériel relatif pour acquis. Cette jeune génération ne porte pas les cicatrices de la famine et de la crise politique et commence à vouloir plus de la vie que le confort matériel dont se sont contentés ses parents.

Cette quête d’une vie plus enrichissante peut être quantifiée de différentes façons. Par exemple, selon un sondage réalisé par J. Walter Thompson (JWT) Intelligence en 2013, 63 % des Chinois âgés de 18 à 35 ans disent que bien des jeunes de leur âge cherchent des emplois qui permettent de redonner quelque chose à la société. De même, contrairement aux tendances observées dans les pays développés, les jeunes Chinois cherchent plus que leurs parents à donner un plus grand sens à leur vie. En 2007, 62 % des croyants chinois étaient âgés de 16 à 39 ans.

Cette dynamique a créé un important fossé des générations entre les jeunes Chinois et leurs parents, dont la plupart veulent encore que leurs enfants se trouvent simplement un bon emploi stable et un conjoint et qu’ils s’établissent. Une jeune Chinoise qui étudie à New York pour devenir écrivaine m’a récemment expliqué que son choix de carrière peu lucratif et son désir d’attendre avant de se marier causaient des conflits avec sa famille. Elle a déclaré que ses parents voulaient qu’elle se contente d’ambitions purement matérialistes, alors qu’elle a envie de donner un sens à sa vie. Elle n’est pas la seule. Selon le sondage susmentionné, 74 % des jeunes Chinois âgés de 18 à 35 ans ont dit avoir plus de choses en commun avec les jeunes des autres pays qu’avec les personnes âgées de leur pays.

En 2007, 62 % des croyants chinois étaient âgés de 16 à 39 ans.

Le fait de grandir à l’ère de croissance économique post-maoïste a eu un autre effet secondaire : les jeunes n’ont plus le respect et la crainte de l’autorité qu’avaient leurs parents. Jusqu’aux années 1990, la danwei (unité de travail) exerçait un immense pouvoir sur la vie personnelle des Chinois. Il s’agissait du premier niveau de la hiérarchie du PCC et elle avait pour but de soumettre chaque personne aux caprices du gouvernement. La danwei distribuait les avantages, accordait la permission de se marier et de voyager et surveillait même les activités de reproduction et l’idéologie. Le fait de ne pas se conformer à la ligne du Parti pouvait avoir de sérieuses répercussions sur la vie des gens.

Toutefois, la danwei a commencé à se désintégrer à la suite de la réforme des marchés qui a donné naissance à l’entreprise privée et contribué à réduire l’importance de l’État en tant qu’employeur. Les jeunes Chinois d’aujourd’hui n’ont pas grandi dans un univers orwellien caractérisé par la crainte instinctive d’être constamment surveillés et n’ont pas connu les risques associés au fait de formuler des opinions ou de manifester des comportements non conformistes. Ils ne se rappellent pas non plus la chasse aux sorcières instaurée pendant la Révolution culturelle (de 1966 à 1976), période au cours de laquelle le simple fait de contester l’orthodoxie qui prévalait pouvait entraîner la persécution. Ils se souviennent à peine du massacre de Tiananmen, qui a provoqué chez les Chinois une telle peur qu’ils ont évité de tenir des manifestations de masse pendant une génération.

Par ailleurs, en raison des nouveaux moyens de communication, les jeunes sont influencés par des informations et des discours qui transcendent la censure et remettent en question la ligne du PCC. En fait, le taux de pénétration d’Internet au sein de la population chinoise est passé de moins de 2 % en 2000 à près de 50 % en 2015. Ce taux est encore plus élevé chez les adolescents, qui utilisent Internet dans une proportion atteignant près de 80 %.

En raison de cette dynamique, les jeunes Chinois sont devenus de plus en plus individualistes et rebelles et n’hésitent pas à dénoncer les choses qu’ils jugent répréhensibles. Selon le sondage de JWT, 78 % des Chinois âgés de 18 à 35 ans disent que les membres de leur génération n’ont pas peur de défendre une cause et de prendre les choses en main si les autorités n’agissent pas assez rapidement ou n’adoptent pas les mesures voulues.

Les jeunes ont témoigné de cette hardiesse d’une multitude de façons, allant des campagnes en ligne coordonnées aux manifestations de rue. Les jeunes activistes sociaux qui défendent des causes comme le féminisme, les droits des GLBT, l’obligation de divulgation des avoirs des représentants officiels, la protection de l’environnement et la responsabilisation du gouvernement ont obtenu énormément d’appuis. Un certain nombre de mouvements (dont la plupart sont dirigés par des jeunes) portant sur des questions environnementales ont amené des dizaines de milliers de personnes à se mobiliser dans les rues des grandes villes, les premières manifestations les plus notables ayant été organisées en 2007 pour dénoncer la construction d’une usine de paraxylène (PX) à Xiamen. Plus important encore, en 2013, après que le journal libéral Southern Weekend eut attaqué son chef de propagande local à cause d’une censure particulièrement intrusive, des étudiants partout au pays ont envoyé des messages de soutien au journal. Ils ont été nombreux à publier ouvertement des photos d’eux-mêmes afin d’appuyer la liberté de la presse. Des centaines se sont même présentés en personne devant les bureaux du journal à Guangzhou pour manifester.

Une étudiante d’université de 21 ans, Liao Minyue, qui avait organisé une campagne en ligne au cours de laquelle d’autres universitaires et elle avaient publié des photos d’eux-mêmes tenant des affiches témoignant de leur appui pour Pu Zhiqiang, un avocat défenseur des droits de la personne actuellement en prison, m’a expliqué que bien qu’un tel activisme audacieux soit encore rare chez les jeunes de son âge, il gagne de plus en plus en popularité. Les activistes comme elle ne sont plus considérés comme des parias. Selon elle, contrairement au passé, les jeunes sont maintenant disposés à parler de sujets, tels que le massacre de Tiananmen, qu’ils n’auraient pas osé aborder il y a quelques années. Elle ajoute que les Chinois nés dans les années 1990 ont un plus grand désir d’apprendre et d’innover, ne veulent plus de l’éducation contrôlée par l’État, mais cherchent plutôt à connaître les véritables faits historiques. Mme Liao caresse l’espoir que ces jeunes arriveront à promouvoir la démocratie et le constitutionnalisme.

Malgré la quête de sens, d’épanouissement personnel et de progrès sociaux allant au-delà d’ambitions purement économiques qui les anime et l’audace qui les pousse à dire ce qu’ils pensent, les jeunes Chinois se heurtent à une réalité socioéconomique qui rend leur vie beaucoup plus difficile à bien des égards et qui mine leurs aspirations. Selon des estimations indépendantes, le coefficient de Gini de la Chine atteint peut-être 0,61, ce qui en fait l’une des sociétés les moins égalitaires au monde. Les jeunes Chinois qui arrivent sur le marché du travail sont souvent très conscients du phénomène de l’accumulation de la richesse par une petite élite et du népotisme et de la corruption qui l’accompagnent (et la favorisent). Dans un sondage réalisé en 2013, 80,4 % des répondants en Chine ont dit croire que les liens familiaux jouaient un grand rôle dans le succès professionnel des jeunes. Seulement 10 % pensaient que le travail acharné, la créativité et les études universitaires étaient plus importants que le fait d’avoir un père entretenant des relations en haut lieu. Le taux de chômage élevé chez les jeunes diplômés universitaires ne fait qu’exacerber le problème. Chaque année, le nombre de diplômés universitaires augmente d’environ 250 000 et chaque année, il y a de moins en moins d’emplois de col blanc qui les attendent. Dans bien des cas, la promesse d’un emploi stable, satisfaisant et rémunérateur ne tient plus.

En outre, la politique de l’enfant unique a créé un goulot d’étranglement démographique en Chine, le bassin de main-d’oeuvre diminuant de 3 à 4 millions de travailleurs par année à mesure que les membres de la génération du baby-boom de l’ère maoïste prennent leur retraite et laissent la place aux post-boomers, moins nombreux. Cette situation démographique exerce d’énormes pressions sur les jeunes Chinois, chaque enfant étant appelé à prendre soin de deux parents et de quatre grands-parents, phénomène désigné sous le nom de « problème 4-2-1 ».

Il y aussi le problème du déséquilibre des sexes : à l’heure actuelle, la Chine compte environ 20 millions d’hommes de plus que de femmes en âge de se marier, chiffre qui continuera de croître d’environ un million par année pendant encore des décennies. Le nombre incroyable de jeunes hommes qui ne pourront pas satisfaire un désir humain fondamental, soit celui de trouver une compagne de vie, a créé une situation sans précédent dans l’histoire de l’humanité et soulève de sérieuses préoccupations au sujet de la future stabilité de la Chine. Comme l’a indiqué Mara Hvistendahl, chroniqueuse de la revue Science, dans son ouvrage intitulé Unnatural Selection: Choosing Boys Over Girls, and the Consequences of a World Full of Men, l’histoire nous montre qu’il ne fait pas bon vivre dans les sociétés où les hommes sont beaucoup plus nombreux que les femmes. Ces sociétés sont souvent instables et parfois très violentes. L’histoire de la Chine regorge d’exemples qui incitent à la prudence. Au XIXe siècle, un déséquilibre des sexes causé par la famine et la négligence sélective des filles aurait contribué à la montée en puissance de mouvements rebelles, dont la révolte de Taiping, des Nian et des Boxers.

Même si les jeunes Chinois ont tendance à être très patriotiques, ce patriotisme n’est pas nécessairement synonyme de soutien pour le PCC.

Ceux qui croient que le nationalisme protégera le PCC contre l’instabilité et les problèmes intérieurs n’ont qu’à jeter un regard rétrospectif sur les événements qui sont survenus au cours du dernier siècle tels que la montée du Mouvement du 4 mai 1919 et du Mouvement du 9 décembre 1935 et les manifestations anti-japonaises et anti-africaines au milieu des années 1980. Dans tous ces cas, les manifestations nationalistes intenses dirigées contre des agresseurs étrangers se sont retournées contre les dirigeants du pays jugés corrompus et inefficaces face à l’intrusion étrangère. Bien que le nationalisme puisse à l’occasion être une arme utile dans l’arsenal du PCC, il peut aussi être dangereux et facilement avoir l’effet inverse que prévu. Même si les jeunes Chinois ont tendance à être très patriotiques, ce patriotisme n’est pas nécessairement synonyme de soutien pour le PCC.

On ne peut qu’imaginer où mènera cette nouvelle dynamique et ce que réserve l’avenir. Toutefois, les revendications et l’audace croissantes des jeunes Chinois, auxquelles s’ajoute un paysage socioéconomique qui mine de plus en plus leurs ambitions, pourraient avoir une profonde incidence sur l’avenir de la Chine.

Chapitre 5 – La campagne idéologique sous l'administration Xi : retour au maoïsme, à la censure et à la défense de la légitimité du régime

Lorsque le président Xi Jinping est arrivé au pouvoir en 2012, certains intellectuels libéraux avaient espoir qu’il prônerait une réforme politique et limiterait le monopole que le Parti communiste chinois (PCC) exerce sur le pouvoir. Ces espoirs ont été anéantis lorsque M. Xi a lancé la plus importante campagne depuis l’époque de Mao en vue de promouvoir une idéologie officielle qui marie communisme, nationalisme et léninisme dans le but de réinventer le Parti, de maintenir la stabilité politique et d’assurer la cohésion nationale. Cette campagne idéologique a suscité les critiques des intellectuels libéraux qui y voient un retour au maoïsme, c’est-à-dire à une Chine dirigée d’une seule voix, celle de M. Xi en tant que nouvel empereur exerçant son pouvoir pour réprimer les idées occidentales et imposer l’orthodoxie. Toutefois, bien qu’il s’inspire de Mao, M. Xi ne peut ramener la Chine à l’époque du « grand timonier » en raison des changements socioéconomiques fondamentaux qui sont survenus depuis. Sa campagne vise plutôt à puiser dans l’héritage de Mao des éléments permettant à la Chine de poursuivre sur la voie du changement, évolutionnaire plutôt que révolutionnaire, dans laquelle s’était engagé Deng Xiaoping. Le président tient à rétablir la légitimité d’un régime qui est de plus en plus vulnérable au ralentissement économique, à la colère publique contre la corruption et aux attaques des libéraux qui attendent avec impatience un changement politique. Cette campagne constitue donc en fait un aveu embarrassant de la fragilité du régime.

Appel à la lutte idéologique

M. Xi a amorcé sa campagne en décembre 2012, lorsqu’il a fait valoir que l’effondrement de l’Union soviétique avait été causé en partie par le fait que la plupart des membres du Parti en URSS ne croyaient plus à l’idéologie communiste. Sans reprocher à M. Gorbatchev son incapacité à défendre le Parti, le président s’est plaint du fait que personne n’avait eu le courage de se lever et de résister aux forces anticommunistes en Union soviétique.

Pour éviter la même erreur, le numéro un chinois a prononcé deux importants discours peu après le lancement de sa campagne. Dans celui du 5 janvier 2013, il a mis l’accent sur deux faits indéniables, soit qu’il ne faut pas se servir de la période historique qui a suivi les réformes économiques [en 1978] pour nier la période historique qui les a précédées, et vice-versa. Dans son deuxième discours du 17 mars 2013, il a fait valoir que le peuple chinois devait avoir confiance en trois choses : la théorie du socialisme à la chinoise, la voie adoptée par la Chine et l’actuel régime politique.

Depuis, M. Xi n’a cessé de lancer un appel à la lutte idéologique. La plupart de ses discours ont été communiqués sous forme de directives du Parti et largement diffusés sur Internet. Dans la plus importante directive, appelée « Document no 9 » et émise en avril 2013, il ordonne aux cadres du Parti de lutter contre la propagation de sept courants subversifs présents dans la société chinoise et fait état des sept sujets dont il ne faut pas parler, dont la démocratie constitutionnelle occidentale, la valeur universelle des droits de la personne, les idées d’indépendance des médias et de participation citoyenne inspirées par l’Occident, le néolibéralisme qui défend avec ardeur l’économie de marché et les critiques nihilistes du passé traumatisant du Parti.

Dans un autre discours largement diffusé, qu’il a prononcé le 9 août 2013 à l’occasion de la conférence nationale axée sur les activités de propagande, M. Xi a lancé un appel à l’ensemble des membres du PCC pour qu’ils mettent l’accent sur la promotion de l’idéologie afin de lutter contre les efforts d’infiltration culturelle et idéologique des pays occidentaux.

Ressuscitant les pratiques de Mao, M. Xi a lancé une campagne de masse pour renforcer l’autorité du Parti. À l’ère maoïste, les représentants officiels du Parti étaient tenus de se rapprocher des masses pour connaître intimement leurs besoins et leurs revendications. Remettant cette pratique au goût du jour, le président Xi a enjoint aux cadres de procéder à des séances d’autopurification, d’autoamélioration, d’auto-innovation et de prise de conscience, empruntant pour ce faire un langage plus coloré : « les membres du Parti doivent apprendre à se regarder dans le miroir, à rectifier leur apparence, à prendre un bain pour se laver et à chercher des remèdes ».

La résurrection des maoïstes

La réapparition d’une idéologie officielle a encouragé les idéologues maoïstes. Bien qu’ils n’aient exercé qu’une influence directe limitée sur les dirigeants du PCC, ils ont joué le rôle d’ardents inquisiteurs idéologiques du Parti contre les universitaires libéraux, les journalistes et les défenseurs des droits réduits au désespoir. À mesure que la campagne idéologique de M. Xi a pris de l’ampleur, les idéologues maoïstes s’en sont pris directement aux intellectuels libéraux et aux valeurs occidentales, en mettant en garde contre le fait qu’une société plus ouverte avait donné naissance à diverses réflexions d’ordre social qui allaient à l’encontre de l’idéologie officielle.

Cette mise en garde a donné lieu à la popularisation d’une nouvelle expression chinoise (qui se traduit littéralement par « casseurs de marmites ») visant à désigner les membres du Parti communiste qui mordent la main qui les nourrit. Les idéologues maoïstes ont menacé de recourir à la « dictature du prolétariat » pour réprimer les libéraux. Pour l’heure, la lutte des classes demeure le courant dominant que nul ne peut endiguer. Le Quotidien du peuple a d’ailleurs repris un terme chinois évoquant la poignée d’une épée, employé à l’ère maoïste pour désigner les organes de la dictature.

Contrôle des médias et censure

Les médias sont une des principales cibles de la campagne idéologique. Xi Jinping a intensifié les pressions exercées sur les journalistes qui travaillent au sein des organes médiatiques traditionnels et nouveaux, les appelant à cesser de critiquer le Parti, à diffuser des messages positifs et à parler d’une seule voix à l’appui des politiques du Parti.

Pour les autorités, l’exercice d’un contrôle sur les médias sociaux et Internet constitue une priorité, étant donné que ces réseaux ont souvent réussi mieux que les médias d’État à façonner l’opinion publique. Dans l’espoir d’exercer une influence sur l’ensemble du monde numérique chinois, M. Xi a demandé, le 19 août 2013, la mise sur pied d’une solide armée chargée de surveiller Internet. Le gouvernement chinois insiste sur la « cybersouveraineté », le droit de chaque État de réglementer son propre cyberespace et de gérer la diffusion de l’information qui circule dans le pays et qui y entre et en sort, étant donné que les nouvelles technologies de communication éliminent les contraintes spatiales et temporelles et font en sorte que les distinctions entre auteurs, éditeurs et consommateurs de l’information s’estompent.

Les autorités visent tant le contenu d’Internet que la technologie qui le sous-tend. Elles n’ont jamais révélé la taille de l’armée chargée de surveiller Internet, mais selon une estimation du New Beijing News, celle-ci comptait environ deux millions d’agents en 2013. Elle comprend les policiers de la Toile, les commentateurs ainsi que les analystes qui surveillent le Web afin de promouvoir le discours du gouvernement et de bloquer tout « contenu malsain ». L’unité la plus connue de cette armée est le « Parti des 50 cents », des jeunes rompus à l’utilisation d’Internet qui surveillent le Web afin d’y repérer des nouvelles et des opinions négatives et de les réfuter en publiant des informations positives. Ils touchent la somme de 50 centimes chinois pour chaque message qu’ils publient. En août 2015, le ministère de la Sécurité publique a annoncé son intention de mettre sur pied des « postes de police chargés de la cybersécurité » au sein d’importantes entreprises Internet.

Dans l’espoir d’exercer une influence sur l’ensemble du monde numérique chinois, M. Xi a demandé, le 19 août 2013, la mise sur pied d’une solide armée chargée de surveiller Internet.

Le gouvernement a assuré un soutien financier et stratégique à la création au pays d’entreprises de semi-conducteurs et de serveurs pour exercer un meilleur contrôle sur la technologie. En outre, Beijing a construit la Grande muraille électronique et un système visant à filtrer les mots-clés tapés dans les moteurs de recherche, à bloquer l’accès à des sites Web sensibles, y compris à de nombreuses publications étrangères, et à fermer les réseaux privés virtuels (RPV). Les outils Internet que les gens partout dans le monde utilisent pour rester branchés sont remplacés par des plateformes homologues chinoises surveillées de très près, comme Baidu, WeChat, Weibo, QQ, Youko et Renren, qui bloquent les critiques formulées contre le PCC et peuvent même amener des internautes à être interrogés par la police ou à être emprisonnés. Pour créer un climat de peur et d’autocensure et lutter contre l’anonymat en ligne qui a été un élément clé dans les médias sociaux de bien des pays, le gouvernement oblige les internautes à créer des comptes avec leur nom véritable. Ceux-ci savent très bien qu’ils vivent dans une société qui les surveille et sont explicitement mis en garde contre les dangers associés à l’accès à du « contenu malsain » ou à des sites Web interdits. Par ailleurs, les cafés Internet sont tenus responsables des activités de leurs clients.

Campagne de propagande dans les universités

L’enseignement supérieur est une autre cible prioritaire de la campagne idéologique de M. Xi. Cette campagne a été amorcée en novembre 2014 avec la publication dans le Quotidien du Liaoning d’un article sous forme de lettre ouverte aux professeurs de philosophie et de sciences sociales. Dans l’article, on accuse les professeurs d’université partout en Chine de formuler trop de récriminations à l’endroit du pays et on critique les universités pour leur laxisme idéologique. Le président a confirmé l’existence de ce nouveau champ de bataille idéologique dans un discours qu’il a prononcé en décembre 2014 à l’occasion de la conférence nationale de renforcement du Parti axée sur l’enseignement supérieur. Appelant le peuple chinois à faire preuve d’une « énergie positive » et d’une « attitude constructive » à l’égard du PCC et de l’État, M. Xi a incité le Parti à transformer les universités en terreaux fertiles à l’enseignement des valeurs marxistes.

Le 19 janvier 2015, les bureaux généraux du Comité central du PCC et le Conseil des affaires ont diffusé le Document no 30, qui résume le discours de M. Xi, dans lequel il demandait que le contrôle exercé par le Parti soit renforcé et que les universités soient nettoyées des idées libérales d’inspiration occidentale. Invitant les membres du Parti à ne pas avoir peur de brandir l’épée et de s’ériger en gardiens du territoire, le document enjoint aux professeurs et aux étudiants d’université d’adopter les « trois identités », soit théorique, politique et émotionnelle.

Le ministre de l’Éducation, Yuan Guiren, a ensuite formulé dans un discours prononcé le 29 janvier 2015 deux directives : renforcer la veille idéologique dans les universités et renforcer la gestion de l’utilisation du matériel didactique occidental. Il a expressément appelé les universités à écarter la version originale des manuels occidentaux.

Dans le cadre de la campagne, le Département de l’organisation, le Département de la propagande et le ministère de l’Éducation du Comité central du PCC ont publié conjointement, en juillet 2015, une circulaire dans laquelle ils obligeaient les autorités à l’échelle municipale et aux échelons supérieurs de s’adresser aux étudiants d’université au moins une fois par semestre. Chen Miner, secrétaire du Parti pour la province du Guizhou, est devenu le premier haut représentant officiel à le faire, s’étant adressé aux étudiants de l’Université du Guizhou le 10 septembre 2015.

La loyauté politique est devenue le principal critère d’embauche de professeurs et de recrutement d’étudiants. Le ministère de l’Éducation exige maintenant que les universités rencontrent en entrevue les candidats au programme de maîtrise de 2016 qui ont réussi leur examen d’admission, afin de s’assurer qu’ils ont les compétences politiques nécessaires pour entreprendre ces études. Au besoin, les universités peuvent envoyer des membres de leur personnel dans les localités où vivent les candidats pour enquêter sur leurs attitudes politiques.

La campagne a eu un effet paralysant sur les milieux universitaires chinois : les experts s’autocensurent ou évitent complètement certains sujets, alors que de nombreuses revues spécialisées ne traitent plus du tout de questions susceptibles de soulever de la controverse. Dans un cas extrême, une université du nord-ouest de la Chine a banni les fêtes de Noël, les qualifiant de célébrations étrangères « kitsch » ne cadrant pas avec les traditions chinoises, et a obligé les étudiants à regarder des films de propagande à la place.

Conclusion : néo-autoritarisme 2.0?

Même si la campagne est démoralisante pour ceux qui avaient espoir qu’une période de plus grande détente se profilait à l’horizon, il est presque impossible pour le président Xi de retourner complètement à l’ère maoïste. Le professeur Xiao Gongqing de l’Université normale de Shanghaï qualifie le modèle de M. Xi de « néo-autoritarisme 2.0 », soit une version améliorée du modèle de Deng Xiaoping.

Bien qu’il s’oppose aux valeurs occidentales, M. Xi n’a pas réussi à présenter une solution de rechange idéologique cohérente…

La stabilité politique et la survie du régime constituent les principales préoccupations de M. Xi. Il cherche à exercer un contrôle idéologique plus serré afin de s’assurer qu’à mesure qu’augmente l’agitation sociale provoquée par le ralentissement économique, il n’y a pas d’étincelle particulière pouvant mettre le feu aux poudres. Le numéro un n’a fait que nourrir la tendance amorcée par Hu Jintao, dont le régime avait comme principal objectif le maintien de la stabilité. Plus particulièrement, le régime attribue tous les maux internes de la Chine aux forces occidentales hostiles et à leur infiltration de la sphère idéologique. Cette tendance à blâmer l’Occident en général, et les États-Unis en particulier, remonte à l’ère maoïste.

Les résultats de la campagne sont inégaux. Une propagande percutante peut décourager la dissidence sans nécessairement créer de véritables partisans. Bien qu’il s’oppose aux valeurs occidentales, M. Xi n’a pas réussi à présenter une solution de rechange idéologique cohérente, comme en témoignent clairement les valeurs socialistes fondamentales mises de l’avant en 2013 par le régime et affichées partout en Chine : prospérité, démocratie, civilité, harmonie, liberté, égalité, justice, légalité, patriotisme, abnégation, intégrité et amitié. La liste ressemble davantage à un mélange hétéroclite de valeurs plutôt qu’à une vision cohérente et reflète davantage l’anxiété que la confiance.

Chapitre 6 – Vulnérabilité économique de la Chine

Le discours dominant au sujet de l’économie de la Chine comporte deux éléments. Le premier a trait au fait que les données sur la performance économique sont soit falsifiées, soit erronées, et que le ralentissement actuel est plus grave qu’on le croyait, la croissance annuelle étant susceptible d’atteindre seulement 4 %, ce qui est bien en deçà du chiffre officiel de 7 % avancé par les autorités pour le premier semestre de 2015. Le second élément de ce discours porte sur la probabilité que l’économie poursuive son déclin, ce qui pourrait déclencher une récession à l’échelle de la planète étant donné le rôle de la Chine dans l’économie mondiale. Viennent alimenter ce discours la modeste croissance industrielle – qui s’est maintenue au cours des huit premiers mois de 2015 au taux enregistré pour la même période en 2014, soit 6,3 %, marquant ainsi la plus longue période de faible croissance en 15 ans – et la progression de la production d’énergie électrique de seulement un demi de 1 %, soit probablement un creux historique.

Toutefois, ces analyses pessimistes ne tiennent pas compte du fait qu’au cours des trois dernières années, c’est le secteur des services et non le secteur industriel qui a été le principal moteur de croissance en Chine. En 2014, ce secteur représentait 48 % du produit intérieur brut (PIB) de la Chine, soit une part considérablement plus importante que le secteur industriel, qui ne représentait que 36 % du PIB. Selon les données officielles, au cours de la première moitié de 2015, la valeur ajoutée dans le seul secteur des services a crû de 8,4 %, ce qui correspond à 4 points de pourcentage du taux de croissance globale de la Chine de 7 %. Le chiffre de 8,4 % est-il plausible? Certains observateurs signalent une chute marquée des ventes d’automobiles et un ralentissement des ventes au détail et soutiennent que la croissance dans le secteur des services n’est pas suffisamment rapide pour compenser la contraction dans les secteurs traditionnels et maintenir la croissance aux taux indiqués par le gouvernement.

En principe, il faut s’attendre à ce que le secteur des services chinois devienne une source de croissance économique de plus en plus importante. La Banque mondiale qualifie maintenant la Chine de pays à revenu moyen supérieur. Maintenant que les besoins de base d’une vaste majorité de Chinois sont plus qu’adéquatement comblés, on constate une augmentation des dépenses de consommation consacrées aux services plutôt qu’aux biens. Ces dépenses représentent maintenant 40 % du budget des ménages urbains, soit le double d’il y a 20 ans. À cet égard, les sommes consacrées à l’éducation, aux soins de santé, aux divertissements et aux voyages constituent des exemples éloquents.

Le grand problème, c’est que la croissance dans le secteur des services est difficile à mesurer. C’est pourquoi les autorités statistiques chinoises ne publient ces données que tous les trimestres. Par contre, dans le cas du secteur industriel, les autorités publient non seulement des données mensuelles sur la croissance de la valeur ajoutée, mais aussi sur la production matérielle de dizaines d’articles manufacturés importants et sur une demi-douzaine ou plus d’éléments qui reflètent la croissance des autres segments de l’industrie – les mines et les services publics. Contrairement au secteur industriel, la publication trimestrielle de données sur la valeur ajoutée dans le secteur des services n’est pas accompagnée de données désagrégées sur les 14 segments du secteur ni de beaucoup de données sur les différents services pris individuellement.

Toutefois, les données limitées que l’auteur a trouvées sur le secteur des services révèlent, majoritairement, une croissance à deux chiffres, ce qui donne à penser qu’il ne faut pas écarter trop rapidement les prévisions de croissance de 8,4 % pour le premier semestre de 2015. Les ventes des restaurants ont crû de près de 15 % en août 2015 par rapport à l’an dernier. Au cours des six premiers mois de 2015, les revenus au guichet des cinémas chinois ont progressé de 50 %, ce qui témoigne de l’augmentation rapide des dépenses de consommation consacrées au secteur des loisirs et des spectacles. Alors que le volume de fret ferroviaire a chuté de 10 % au cours du premier semestre de 2015, le trafic passagers a augmenté de 9 % et le trafic passagers aérien, de 13 %. Ces chiffres témoignent de la croissance rapide des dépenses touristiques des Chinois au pays, qui ont fait un bond de 15 % au cours de la première moitié de 2015. Plus important encore, de nombreuses entreprises chinoises considèrent que le tourisme deviendra un important secteur de croissance – les investissements dans ce secteur ont augmenté de 30 % pendant cette même période de six mois, soit trois fois le rythme de l’expansion de l’ensemble des investissements.

Comme le secteur des services fait appel à beaucoup plus de main-d’œuvre que le secteur industriel, la demande croissante de services a eu pour effet d’accélérer le rythme de création d’emplois dans le secteur moderne. Une hausse de 1 % de la production industrielle crée un demi-million d’emplois, alors qu’une même hausse dans le secteur des services en crée un million. Ainsi, le nombre de nouveaux emplois non agricoles créé au cours des dernières années est en fait plus important que lorsque l’économie progressait à des taux à deux chiffres sous l’impulsion des bons résultats dans les industries capitalistiques. La Chine a créé 7,18 millions de nouveaux emplois non agricoles au cours des six premiers mois de 2015, un chiffre record.

Cette hausse de la création d’emplois non agricoles a un double effet sur la part des salaires dans le PIB. D’abord, les salaires dans le secteur non agricole sont environ trois fois plus élevés que dans le secteur agricole. Ainsi, à mesure que la proportion de main-d’œuvre occupant des postes dans le secteur non agricole augmente, toutes choses égales d’ailleurs, la part des salaires dans le PIB progresse elle aussi. Ensuite, grâce à l’augmentation plus rapide de la demande de main-d’œuvre dans le secteur non agricole, la hausse des salaires dans les zones urbaines s’est maintenue malgré le ralentissement de la croissance du PIB depuis 2010.

Une hausse de 1 % de la production industrielle crée un demi-million d’emplois, alors qu’une même hausse dans le secteur des services en crée un million.

L’augmentation de la part des salaires est l’une des principales raisons pour lesquelles la part de la consommation dans le PIB a progressé pendant cinq années consécutives. Le taux de croissance de cette part est encore modeste, mais tranche avec celui enregistré pendant la première décennie des années 2000, période marquée par une chute constante de la part de la consommation privée dans le PIB. Les salaires plus élevés se traduisent par une augmentation des dépenses de consommation. Une part accrue de ces dépenses est consacrée au secteur des services, ce qui donne lieu à une croissance relativement plus rapide de la production de services. Il en résulte une plus grande demande de main-d’œuvre, d’où des salaires plus élevés. Ce cercle vertueux a aidé à compenser les facteurs qui ont contribué à la faible croissance du secteur industriel depuis 2010.

Il convient de signaler aussi que le secteur des services entraîne une consommation d’énergie bien moindre que le secteur industriel. Ce dernier nécessite six fois plus d’énergie par unité de PIB que le secteur des services. De plus, l’industrie lourde – métaux ferreux et non ferreux, machinerie lourde, etc. – représente environ les deux tiers du secteur industriel et nécessite dix fois plus d’énergie par unité de PIB que le secteur des services. Ainsi, comme la structure de production s’écarte de l’industrie lourde pour s’orienter vers le secteur des services, le fameux indice Li Keqiang de croissance du PIB, dont l’un des trois éléments est la production d’électricité (un autre étant le fret ferroviaire), est maintenant dépassé et n’est plus un indicateur fiable du rythme de croissance de l’économie de la Chine.

Des indicateurs autres que ceux liés au secteur des services donnent à penser que l’affirmation selon laquelle la croissance de la Chine n’est maintenant ou ne sera bientôt que de 3 à 4 % n’est pas fondée. Les salaires des migrants ont augmenté de 10 % au cours du premier semestre de 2015, ce qui est assez remarquable vu que les principaux secteurs d’emploi de ces travailleurs – la construction et le traitement des exportations – sont ceux qui connaissent le rythme de croissance le moins élevé de l’économie chinoise. Selon un autre indicateur, le nombre de migrants qui travaillent à l’extérieur de leur région d’origine a augmenté légèrement dans les six premiers mois de 2015. Ces données tranchent avec celles du premier semestre de 2009, alors que la croissance du PIB avait chuté à 7 % et les exportations avaient fléchi considérablement, obligeant 20 millions de migrants sur la côte sud-est de la Chine à rentrer chez eux étant donné qu’ils avaient perdu leur emploi.

Même si la croissance rapide de la consommation et du secteur des services a modéré quelque peu les effets néfastes du ralentissement de la croissance industrielle, c’est le risque d’une autre correction dans le secteur immobilier qui est le plus susceptible de contribuer à la vulnérabilité de l’économie chinoise. Après avoir connu une progression de 33 % en 2010, les investissements dans ce secteur n’ont augmenté que de 3,5 % au cours des huit premiers mois de 2015. C’est la principale raison pour laquelle la demande d’acier, de ciment et d’autres matériaux de construction a chuté de façon marquée, d’où la faiblesse quasi record de la croissance de la production industrielle.

Toutefois, l’hypothèse d’un effondrement du marché immobilier avancée fréquemment ne se confirme pas. Les ventes ont repris de façon importante, surtout au cours du deuxième trimestre de 2015. Par conséquent, la valeur des ventes immobilières a augmenté de 15,3 % au cours des huit premiers mois de 2015, ce qui tranche nettement avec la chute de 6 % enregistrée en 2014. Ainsi, les stocks de logements invendus diminuent. Les mises en chantier ont chuté d’environ 25 % dans les huit premiers mois de 2015, en plus de la baisse enregistrée en 2014, mais si la forte croissance des ventes se maintient, le taux de mises en chantier augmentera (c.-à-d. qu’au début, il chutera dans une moindre mesure pour ensuite progresser), ce qui pourrait favoriser les investissements immobiliers. Le secteur immobilier freinerait donc moins la croissance du PIB et un léger revirement de la tendance pourrait même être observé en 2016.

Par contre, si la récente embellie des ventes immobilières s’avère temporaire, les investissements dans le secteur immobilier en 2016 pourraient diminuer, en termes absolus, d’une année sur l’autre, réduisant ainsi le taux de croissance du PIB d’un point de pourcentage ou plus.

En résumé, l’argument selon lequel les données officielles exagèrent énormément la croissance du PIB de la Chine est loin d’être concluant. Cet argument se fonde généralement sur des indicateurs comme la progression dans les secteurs du transport des marchandises et de la production d’énergie électrique. Il s’agissait d’indicateurs relativement fiables de la performance sous-jacente de l’économie lorsque le secteur industriel et les investissements étaient les moteurs de la croissance. Toutefois, ces indicateurs ne sont plus utiles dans une économie où le secteur des services est devenu la principale source de croissance. Cela dit, l’embellie du secteur des services n’a fait que compenser en partie le ralentissement marqué de la croissance industrielle depuis 2010. Si les investissements immobiliers connaissent un recul, la croissance industrielle ne fera que ralentir davantage, ce qui donnera lieu à une expansion encore plus lente du PIB de la Chine.

Chapitre 7 – La contre-réforme de Xi Jinping : orthodoxie, discipline et difficulté à rétablir les normes du Parti

À l’intérieur comme à l’extérieur de la Chine, les analystes ont de la difficulté à déchiffrer ce que Xi Jinping essaie réellement de faire. Sa campagne anticorruption et son programme de la « ligne de masse » tant vantés sont-ils des efforts sincères pour réformer le Parti communiste chinois (PCC) et améliorer la gouvernance de la Chine? Ou ne s’agit-il pas plutôt de cyniques stratagèmes factionnels visant à éliminer les concurrents et à consolider son propre pouvoir? Au moment où certains spécialistes de la Chine soutiennent que la « direction collégiale » est maintenue sous Xi Jinping, l’auteur soutient que le numéro un chinois essaie de réformer le Parti et d’en améliorer le fonctionnement. Oui, il insiste sur les conditions préalables, les privilèges et la puissance du Parti, mais comme un pape réformateur il exige célibat financier, loyauté doctrinale et service obéissant. Comme le dit un ancien collègue du secrétaire général, M. Xi sait à quel point la Chine est corrompue et il est dégoûté par la commercialisation universelle de la société chinoise, avec ses nouveaux riches, sa corruption officielle, sa perte des valeurs, de la dignité et du respect de soi et ses « fléaux moraux » que sont la drogue et la prostitution. Ce n’est pas une surprise que M. Xi veuille tenter de s’attaquer énergiquement à ces fléaux, peut-être aux dépens de la nouvelle classe riche.

Nous savons que les campagnes de M. Xi sont dures pour les intellectuels et les avocats indépendants chinois, mais la loyauté qu’il exige d’eux, il l’exige déjà, et beaucoup plus durement, des membres du Parti.

Alors, pourquoi essayer de s’attaquer ainsi au « piège du revenu intermédiaire » devant lequel la Chine se trouve?

La contre-réforme de Xi Jinping

Xi Jinping choisit d’employer des techniques des années 1940 pour remédier aux problèmes de gouvernance des années 2010. C’est le système de rectification que le PCC a appliqué pour la première fois à Yan’an de 1942 à 1944. Mais pourquoi une rectification? La rectification est, essentiellement, la constitution politique du gouvernement chinois – dans le sens britannique d’une constitution qui se traduit concrètement en politiques nationales (plutôt que de la constitution officielle sur papier de l’État chinois). Pour imaginer une telle constitution politique, il est utile de reprendre les termes employés par Peter Hennessy pour décrire le fonctionnement de la politique britannique dans The Hidden Wiring (1995) : [traduction] cette bizarre combinaison de mesures administratives prises, de pouvoirs convenus et de procédures jugées appropriées que la tradition et la pratique ont fait admettre comme juste aux principaux acteurs politiques.

Dans le cas du PCC, la constitution politique que la doctrine de la rectification représente a été intégrée dans la célèbre campagne de rectification de Yan’an de 1942-1944 qui a confirmé l’autorité suprême de Mao, mais plus important encore, l’établissement des mesures, pouvoirs et procédures – dont la direction collégiale et la gouvernance par la pensée correcte – qui ont alors fait du PCC l’administration politique et la force militaire la plus efficace en Chine. Dans Origins of the Modern State (2002), l’historien Philip A. Kuhn attire notre attention sur l’importance d’une telle ordonnance constitutionnelle non écrite pour la Chine du XXe siècle qui a dominé les préoccupations des politiciens et des penseurs chinois. Le programme constitutionnel, démontre M. Kuhn, s’est attaqué aux trois principaux problèmes de la gouvernance : la participation, la concurrence et le contrôle. Ces enjeux sont les trois grands défis que la politique chinoise moderne doit relever : 1) comment peut-on concilier la participation politique et la mobilisation publique avec le renforcement du pouvoir et la légitimité de l’État; 2) comment peut-on concilier concurrence politique et intérêt public; 3) comment peut-on concilier les impératifs financiers de l’État avec les besoins de la société.

La doctrine de la rectification du PCC et son application visent à relever ces trois défis du programme constitutionnel chinois moderne. Des politologues, plus particulièrement Frederick C. Teiwes et Franz Schurmann, ont démontré le rôle central de ce programme de Yan’an. Ils se sont concentrés sur les procédures officielles appelées rectification (zhengfeng), quoique le terme généralement utilisé pour désigner cette constitution politique au sein du PCC soit ligne politique et, dans le cas qui nous intéresse, ligne de masse. La rectification de Yan’an dans les années 1940 était une application de cette « ligne de masse » en vue d’essayer de résoudre les problèmes de gouvernance de la Chine moderne, les enjeux que sont la participation politique, la concurrence entre les dirigeants et le contrôle des finances, de la bureaucratie et de la société. La rectification de Yan’an, comme l’actuelle campagne de la « ligne de masse » de Xi Jinping, visait à unifier la pensée et le processus d’élaboration des politiques autour d’un chef, à insuffler ces politiques et cette démarche politique dans l’administration au moyen d’un vigoureux régime d’entraînement des gestionnaires (critique et autocritique), à faire respecter ces normes en recourant fréquemment à la violence policière en cas d’infractions, et à projeter une image populaire du régime dans les médias afin de mobiliser l’appui du public. Elle soutenait tout ce travail politique au moyen d’une puissance militaire disproportionnée d’une part et de réformes économiques et administratives réellement très efficaces et productives, d’autre part. Elle était loin d’être parfaite (elle avait des inconvénients dont la libre utilisation de la terreur n’était pas le moindre), mais elle est venue à bout de la concurrence.

Bref, la rectification de Yan’an s’est attaquée aux difficultés du programme constitutionnel de la Chine moderne au milieu de la Deuxième Guerre mondiale en proposant un nouvel ensemble d’idéologie et d’organisation pour expliquer quoi faire, comment le faire et pourquoi le faire : le centralisme démocratique, pour permettre la mobilisation des cadres et des citoyens, la gestion des conflits et le contrôle par l’État des ressources économiques et militaires, et la critique et l’autocritique des dirigeants et des fonctionnaires, pour assurer l’application concrète de ces normes idéologiques et organisationnelles au moyen de la pensée correcte, unifiée.

La rectification ou l’ordre politique de la ligne de masse du PCC est presque inimaginable pour les théoriciens de la politique, les politiciens et le grand public en Occident. Ils butent sur l’acceptation profonde de l’idéologie officielle et de la refonte idéologique qui sont au cœur de la rectification. Fondamentalement, la politique de rectification dépend du pouvoir de la pensée correcte et de l’influence d’un cadre de dirigeants mobilisés et fidèles. Lorsqu’elle semble fonctionner, elle donne au PCC des allures d’organisation religieuse au mieux, de secte au pire. Les interventions mentales et émotionnelles dans les esprits des gens dont la rectification a besoin pour fonctionner efficacement scandalisent les conceptions occidentales de l’autonomie individuelle et du respect de la vie privée.

Xi Jinping emploie cette politique de rectification en ce moment même au sein d’un Parti qui compte quelque 88 millions de membres pour s’attaquer aux problèmes de la participation politique, de la concurrence entre les dirigeants et du contrôle de la politie dans la République populaire de Chine (RPC) d’aujourd’hui. Cette campagne n’est rien d’autre qu’une contre-réforme des politiques chinoises de l’après-Mao visant à corriger les excès de la mobilisation qui a découlé de la rectification pendant la Révolution culturelle. Les campagnes de Mao, et particulièrement la Révolution culturelle, ont discrédité les versions extrêmes et hautement émotives de la rectification et tourné en dérision les revendications égalitaires de la ligne de masse. Cela a amené le Parti au début de l’ère post-Mao à chercher une façon de régulariser la vie politique en revenant aux normes organisationnelles explicites du léninisme – essentiellement une forme de hiérarchie militaire. Ce fut le travail de Deng Xiaoping à compter de 1975 et de Peng Zhen, qui a ressuscité la « légalité socialiste » dans les années 1980. Cette révolte protestante contre les abus du volet « spirituel » de la doctrine de la rectification a mis l’accent sur deux choses : la légalité socialiste et l’autorité technocratique – le droit et la science. Cela a permis d’éliminer les pires excès de l’idéologie émotionnelle (qui avait été dissociée des considérations administratives pratiques) et a donné un programme politique fonctionnel dans les années 1980.

Cependant, cet intégrisme léniniste protestant – combinaison des règles et de la science – n’a pas permis de résoudre les problèmes de la concurrence entre les dirigeants ou du contrôle du comportement des fonctionnaires. En bref, l’absence d’une idéologie irréfutable s’est fait sentir dans la dérive du leadership et l’augmentation de la corruption officielle. Cela a atteint son paroxysme en 1989 lorsque la colère du public s’est jointe aux dissensions parmi les dirigeants (et à des facteurs secondaires, comme la visite de M. Gorbachev à Beijing qui a emmené avec lui des journalistes de la télévision internationale) pour créer la tempête parfaite et la plus importante crise politique en Chine depuis le décès de Mao : les événements de la place Tiananmen. Depuis, et en l’absence d’un programme constitutionnel démocratique, le PCC s’efforce de trouver une nouvelle constitution politique. Dans les années 1990, la possibilité de séparer le Parti de l’État a été discutée, mais cette proposition s’est heurtée à un trop grand nombre d’intérêts bien établis au niveau local. Les élections locales et la démocratie délibérative ont été essayées au cours des deux dernières décennies avec peu de conséquences – la nomenclature qui gouverne la bureaucratie locale éloigne les secrétaires locaux du Parti (le véritable pouvoir) après deux ans : il n’y a jamais d’élan pour venir à bout des intérêts bien établis. Les principaux dirigeants ont épousé des politiques sensées : reprendre en mains les finances en 1997, abolir l’impôt agricole en 2006, réformer les assurances et les pensions. Cependant, ces politiques n’ont pas endigué la vague croissante d’insatisfaction populaire face à l’écart entre riches et pauvres, les frustrations engendrées par la corruption locale endémique qui exige le versement de pots-de-vin pour que le travail se fasse, et les excès scandaleux de la ploutocratie politique de la Chine.

Vivement la rectification : un dirigeant pur, des fonctionnaires non corrompus, une orthodoxie vertueuse.

Perspectives de la politique de rectification

Que faut-il penser de cette contre-réforme dans la politique chinoise?

Premièrement, c’est le maoïsme, mais le maoïsme institutionnel de Liu Shaoqi et de Peng Zhen et non le populisme charismatique de la fin du règne de Mao. Rangez votre Petit Livre rouge et ressortez votre exemplaire poussiéreux du rapport de Liu Shaoqi intitulé Comment être un bon communiste. De nombreuses théories et expériences de la gouvernance étayent la campagne de rectification d’aujourd’hui. Il s’agit d’une tentative sérieuse de résoudre les problèmes de gouvernance, ce que nous avons appelé le programme constitutionnel de la Chine moderne, en reprenant le contrôle de l’économie et du comportement des dirigeants, en canalisant la concurrence politique entre les élites et en limitant la participation populaire à des rôles de soutien non menaçants liés au bien-être social. C’est Xi Jinping tenant sa promesse de sauver la Chine en sauvant le PCC. La rectification vise à sauver le PCC. La rectification, c’est beaucoup plus que des « séances de critique » ou que d’acheter ses propres petits pains et de conduire une Hongqi au lieu d’une Audi. C’est un ensemble complet d’unification idéologique, de contrôle administratif et de pouvoir policier. Et ses rouages sont incompatibles avec les normes et les hypothèses de la démocratie libérale.

Deuxièmement, c’est l’orthodoxie politique. Le discours de la rectification, c’est une transcription publique pour le PCC; c’est l’orthodoxie du Parti de Mao. Comme nous pouvons le voir dans l’Église catholique, et en fait dans les sociétés démocratiques libérales de l’Occident, les sermons moralisateurs sur les idéaux coïncident avec les abus et le cynisme qu’ils suscitent. L’affirmation publique des valeurs communistes sert de « transcription publique » pour encourager l’élite au pouvoir à les incarner et à les défendre. Ces transcriptions publiques, comme l’ont soutenu d’autres spécialistes, ont un rôle politique à jouer aussi important que les « transcriptions cachées » de la résistance et de la dissidence silencieuses sous les régimes autoritaires. Il n’est pas particulièrement utile de faire remarquer que Xi Jinping et ses collègues, bien sûr, ferment les yeux sur les faits de la politique de la puissance – combien d’économistes et de dirigeants politiques en Occident restent fidèles à la doctrine selon laquelle il suffirait de réduire la taille des gouvernements et d’augmenter le nombre des marchés sans entraves pour résoudre tous les problèmes, même si l’expérience historique amènerait la plupart d’entre nous à douter d’une telle foi aveugle?

L’affirmation publique des valeurs communistes sert de « transcription publique » pour encourager l’élite au pouvoir à les incarner et à les défendre.

Troisième, la contre-réforme du numéro un chinois ne fonctionnera probablement pas, du moins pas en ce qui a trait aux objectifs de la rectification qui sont une transformation morale personnelle et une gouvernance pure de la ligne de masse. Les dirigeants actuels du PCC épousent les valeurs traditionnelles de la révolution communiste pour s’attaquer à des problèmes très nouveaux. Mao Zedong n’a pas réussi à appliquer les politiques économiques de Yan’an à l’industrialisation en 1958, et cette campagne-ci ne fonctionnera pas non plus. La rectification – avec des solutions morales aux problèmes administratifs, des séances d’étude des textes fondateurs dirigées par le Parti et une exigence d’orthodoxie dans le discours public, le tout mis en application au moyen d’une force de police inquisitoriale indépendante – n’est pas la façon de relever les défis associés à l’informatisation de la société, au piège du revenu moyen ou au rôle de plus en plus important joué par la Chine sur la scène régionale et mondiale. Les Occidentaux doivent comprendre pourquoi la démarche de la rectification est logique pour Xi Jinping, mais cela ne signifie pas qu’elle sera couronnée de succès.

Enfin, la métaphore : une contre-réforme du PCC. Comme toutes les métaphores, celle-ci, qui compare la réforme catholique qui a duré un siècle (du concile de Trente à la fin de la guerre de Trente Ans en 1648) aux efforts que déploie le PCC depuis 2010 et qui sont maintenant associés au règne de Xi Jinping, n’est pas exacte à tous les égards. Cependant, les métaphores sont aussi utiles lorsqu’elles ne sont pas justes que lorsqu’elles le sont. Les failles : la « réforme léniniste » des réformes de l’ère post-Mao n’est pas comparable à la remise en question de l’ordre ancien que la réforme de Luther et des princes allemands représentait pour l’Europe catholique. Toutefois, l’analogie fait ressortir l’expérience que les catholiques du Moyen-Âge et les dirigeants contemporains du PCC ont en commun : la « pourriture » vient de leurs propres rangs et la majeure partie, mais pas la totalité, de leur contre-réforme est axée sur la pourriture interne, la corruption et la perte d’un sentiment de mission. Brûler les hérétiques et faire disparaître les défenseurs des droits de la personne est une partie abjecte, mais secondaire, de la mission fondamentale : la rénovation de l’institution. De façon plus pertinente, la métaphore de la contre-réforme attire notre attention sur les traditions de la gouvernance de l’État qui éclairent non seulement Xi Jinping, mais un groupe suffisant de dirigeants du Parti. Ce corpus de techniques de gouvernance est la doctrine de la rectification. Si nous écartons ces rouages politiques, nous aurons beaucoup de mal à comprendre l’administration de Xi Jinping.

Chapitre 8 – La lutte anticorruption en Chine

Depuis 2013, la lutte anticorruption est un des thèmes centraux du discours politique en République populaire de Chine (RPC). Étroitement associé au leadership de Xi Jinping, l’effort de lutte anticorruption a de remarquable qu’il vise le parti au pouvoir – c’est-à-dire le Parti communiste chinois (PCC), lequel contrôle l’espace politique avec acharnement et sans pitié – et le montre en train de tenter d’éradiquer les forces nuisibles au sein de son organisation. Cette lutte soulève des questions délicates : comment une entité qui prône l’unité et qui souhaite se régir et se surveiller elle-même, sans s’en remettre à des principes externes de morale, de droit et d’ordre, peut-elle procéder à une telle purge sans provoquer un réflexe d’autoprotection qui freinerait ses ardeurs? Autrement dit, est-il possible que le PCC fasse l’objet de mesures énergiques sans l’intervention d’un organisme de contrôle externe?

(…) est-il possible que le PCC fasse l’objet de mesures énergiques sans l’intervention d’un organisme de contrôle externe?

La première question est d’ordre terminologique. Les dirigeants chinois n’ont pas déterminé une limite de temps au mouvement initié en 2013, car, tout comme la Révolution culturelle, celui-ci se veut permanent et vise à changer fondamentalement la culture du Parti et à améliorer son fonctionnement. La lutte anticorruption est axée sur le rôle crucial des cadres dans la société chinoise et au sein du PCC. En fait, les principaux ennemis sont les cadres qui, plutôt que de faire preuve de désintéressement, cultivent des réseaux personnels de clients et pratiquent le népotisme selon les moyens dont ils disposent pour donner accès à des richesses et, ce faisant, font main basse sur des biens et des profits appartenant au Parti et aux sociétés d’État. Les mesures prises depuis 2013 ne constituent donc pas une campagne puisque, théoriquement, elles ne prendront jamais fin. La lutte anticorruption souscrit davantage à la pensée de Confucius qu’à celle de Mencius, car elle reconnaît l’imperfection humaine comme un fait indéniable. Ces efforts poursuivent l’idéal d’une société où, plus que les règlements et les lois, les normes personnelles élevées et les codes moraux internalisés par les membres du Parti la protégeront de la vénalité et de l’appât du gain.

Dans ces circonstances, le discours sur la lutte anticorruption traite aussi de changement de culture, ce qui comporte aussi une dimension politique. En effet, dans un contexte d’inégalité croissante, ces efforts sont intimement liés à la quête de légitimité du PCC. Ils représentent davantage une critique tempérée qu’une attaque ouverte de la part des dirigeants actuels envers leurs prédécesseurs. Sous Jiang et Hu, l’impératif consistait simplement à établir une forme primaire de socialisme et ainsi générer un niveau minimal de richesse. Les dirigeants actuels doivent quant à eux se soucier des répercussions de l’extraordinaire croissance que connaît le pays, comme la complexification et la croissance des demandes et des attentes du public, dont les conditions de vie se sont améliorées pour la majeure partie. Il y a aussi le fait qu’à une époque riche de promesses et de défis, le Parti est perçu comme participant au problème, étant donné les actes répréhensibles de certains de ses dirigeants. La corruption menace l’autorité du Parti et met en péril ses ambitions d’instaurer pleinement la modernité d’ici 2049 et de régénérer la nation, deux autres éléments importants de la plateforme proposée par M. Xi.

Il est difficile de déterminer où la lutte anticorruption cesse de défendre les intérêts généraux du PCC pour favoriser les intérêts personnels de ses dirigeants. Jusqu’à présent, les victimes les plus en vue ont été perçues à la fois comme cibles politiques et complices d’affaires illicites : Bo Xilai, dont la femme a été reconnue coupable du meurtre d’un homme d’affaires britannique et qui a construit un puissant réseau comprenant de riches habitants de Chongqing et du Liaoning; Zhou Yongkang, le présumé protecteur de Bo Xilai, qui aurait soutiré une immense fortune du secteur pétrolier; et Ling Jihua, dont le fils a péri à Beijing au début de 2012, dans un accident d’automobile aux effluves de scandale. Tous ces cas mettent en cause des comportements hédonistes ou narcissiques qui, avec l’enrichissement par des moyens illicites, comptent parmi les quatre « maux » visés par la lutte anticorruption. Soulignons toutefois que ces affaires ont aussi permis d’écarter des personnes qui posaient une menace politique, à divers degrés et surtout envers Xi Jinping. Soulignons également que chaque affaire est suffisamment ambiguë pour qu’il soit possible d’invoquer légitimement la protection du Parti pour justifier les mesures prises et que celles-ci ne semblent pas servir uniquement les intérêts du chef.

La lutte anticorruption s’inscrit dans un cadre politique global. C’est à ce contexte qu’il faut se référer pour comprendre les efforts entrepris. En effet, ceux-ci tirent leur justification du code moral des cadres tel que formulé par Liu Shaoqi, l’un des fondateurs du Parti, dans son ouvrage intitulé Comment être un bon communiste. Dans ce texte publié en 1939, M. Liu soutient que le rôle du cadre est celui d’un serviteur désintéressé et totalement engagé à l’égard de la mission du Parti. À cette époque, le PCC était une force fugace constamment menacée d’annihilation. De nos jours, les circonstances sont tout à fait différentes : le PCC est à la tête de la deuxième plus puissante économie au monde, qui a généré 40 % de la croissance mondiale en 2014. La tentation est omniprésente et il est donc beaucoup plus difficile d’inciter les membres du Parti à l’abnégation.

Il est difficile de déterminer où la lutte anticorruption cesse de défendre les intérêts généraux du PCC pour favoriser les intérêts personnels de ses dirigeants.

À en juger par le capital politique qui lui est consacré, la lutte anticorruption a peu de chance de disparaître, à moins d’un changement radical de leadership ou d’une violente révolte interne qui déplacerait l’objet de l’attention politique. Le sujet a été abordé en 2014, à l’occasion du quatrième plénum du PCC, où il a été question de construire un régime axé sur l’autorité de droit plutôt que sur la primauté du droit. L’objectif : une autodiscipline de parti suffisamment fiable pour que soit récusée la pertinence d’un organisme externe auquel le PCC devrait rendre des comptes. À certains égards, cette proposition semble être inspirée des campagnes intestines du Parti des années 2000, quoiqu’elle soit considérablement plus rigoureuse. L’engagement verbal et théorique du PCC envers l’autodiscipline a laissé place à un sentiment viscéral à l’endroit de méchants aux visages connus, des membres chassés du Parti, dont celui-ci se sert pour prouver qu’il est bel et bien en mesure de se gouverner lui-même.

Les dirigeants ont beau promettre de livrer à la corruption un combat sans fin, il reste qu’on peut se demander combien de temps une telle lutte peut durer. Est-il possible de maintenir les gains politiques réalisés jusqu’à présent? Peut-on éviter de politiser excessivement ces efforts, si ce n’est déjà fait? Si un changement de culture se produit dans les cœurs et les esprits des cadres, à quel état durable faudrait-il aspirer? Un niveau de surveillance moins élevé? L’institutionnalisation des mesures de contrôle et de discipline? Les deux dernières années et demie ont-elles amené les cadres à éviter de prendre de leur propre chef des mesures novatrices, par crainte d’antagoniser leurs supérieurs et d’être accusés de corruption à la suite d’un coup monté? Le Parti peut-il continuer à imposer un univers politique et moral sans faire appel à des principes et des normes externes pour confirmer la validité et la légitimité de ses codes?

En ce moment, la détermination du PCC à poursuivre sa lutte anticorruption est indéniable. Celle-ci s’est avérée populaire – d’après les dirigeants du Parti, du moins –, a permis au PCC de forger de nouveaux liens avec le public et lui a donné une nouvelle avenue pour légitimer son autorité actuelle. La lutte a été payante sur le plan politique et a dissipé quelque peu le cynisme du public par rapport à l’insouciance longtemps manifestée par le PCC. Mais jusqu’où peuvent aller des efforts mus par une vision aussi globale et grandiose? Bien que le paysage ait radicalement changé, cette façon visionnaire de faire de la politique rappelle les idées utopiques de l’ère maoïste. Durant la Révolution culturelle, Liu Shaoqi et Mao avaient envisagé les cadres comme de « nouveaux hommes », avec de nouvelles valeurs et de nouveaux principes d’action. Résultat : misère et souffrance. L’actuelle lutte contre la corruption, quoique très différente, est aussi animée par le désir de créer de « nouveaux hommes [et de nouvelles femmes] ». Quelle opinion ces personnes, à supposer qu’il soit possible de les créer, auraient-elles par rapport au Parti et à la domination qu’il exerce dans la société? N’en viendraient-elles pas éventuellement à réclamer un nouveau Parti? Voilà le risque que courent les tenants de l’actuelle lutte anticorruption.

Chapitre 9 – Quelle est donc l'utilité des factions?

Pendant des décennies, les analyses effectuées pour comprendre la dynamique politique des régimes communistes, notamment de la Chine, se sont focalisées sur les factions. L'analyse des factions reste d'ailleurs la méthode adoptée par défaut pour disséquer la politique actuelle de Xi Jinping. Il semble néanmoins de plus en plus évident que ces techniques d'analyse ont perdu de leur efficacité.

Contexte

À l'époque de Mao Zedong et de Deng Xiaoping, l'analyse des manœuvres politiques des factions composant l'élite chinoise s'inspirait des techniques d'analyse kremlinologique adoptées pour examiner la dynamique politique des instances dirigeantes de l'Union soviétique. L'évolution des techniques d'analyse appliquées à la Chine a suivi étroitement l'évolution de l'analyse connexe de la politique des dirigeants soviétiques. Dès lors, l'hypothèse d'une dictature stable sous Mao Zedong au cours des premières années de la République populaire de Chine (RPC) faisait écho à la présomption par les analystes occidentaux que la position de Staline était apparemment incontestable en URSS. La chute de Nikita Khrouchtchev en 1964 aux mains d'un triumvirat dirigé par Leonid Brejnev a provoqué un réexamen de l'hypothèse relative aux manœuvres politiques de l'élite, qui a été remplacée par la présomption d'un conflit constant au cœur de la dynamique politique des dirigeants soviétiques. Selon les nouvelles prémisses d'analyse adoptées, l'autorité et le pouvoir du premier dirigeant soviétique étaient continuellement remis en question par les ambitions de plusieurs factions, groupements d'intérêt et autres groupes. L'analyse de la dynamique politique des instances dirigeantes chinoises sous Mao Zedong a connu une évolution semblable au milieu des années 1960, évolution accentuée d'ailleurs par la révélation des dissensions entre les dirigeants à l'occasion des polémiques et des purges de la Révolution culturelle lancée en août 1966.

L'analyse de la dynamique politique fondée sur les factions de dirigeants de la RPC reposait également sur la continuité supposée du jeu politique de l'époque impériale chinoise. Cette hypothèse postulait l'existence d'une continuité discutable de la culture politique de la fin de la période impériale à l'époque contemporaine, qui aurait vu les factions de la « cour de Mao Zedong » reproduire la dynamique politique des factions formées à l'époque des empereurs dynastiques, mais sans tenir compte des différences profondes entre l'importance, l'étendue du pouvoir et les moyens des derniers régimes impériaux et de la RPC.

Quelle que soit l'hypothèse variable sur laquelle elle repose, l'analyse des factions s'est avérée très utile pour disséquer les dissensions entre les dirigeants chinois à la fin de l'ère de Mao Zedong et de celle de Deng Xiaoping ainsi que les répercussions de ces dissensions sur les politiques de ces régimes. Par exemple, cette méthode d'analyse a permis de bien comprendre de façon continue la dynamique et les luttes politiques qui ont suivi le IXe Congrès national du Parti communiste chinois (PCC) de 1969 et les difficultés liées à la succession de Mao Zedong qui se sont prolongées jusqu'en 1976. De la même façon, il semble que l'analyse des factions a également permis d'avoir une bonne compréhension des raisons de la fracture de la coalition pour la réforme dirigée par Deng Xiaoping ainsi que des luttes politiques connexes des années 1980.

L'analyse des factions et la dynamique politique des dirigeants de l'après-Deng Xiaoping

L'analyse des factions est restée la méthode adoptée par défaut pour comprendre le jeu politique de l'élite chinoise dans le contexte de l'après-Deng Xiaoping, sous Jiang Zemin, Hu Jintao et maintenant Xi Jinping. Elle reste au cœur des réflexions des analystes occidentaux, de leurs homologues à Taïwan et à Hong Kong et même du Chinois moyen en RPC. Pourtant, cette méthode d'analyse s'est avérée beaucoup moins efficace pour proposer une interprétation cohérente de ce qui se passe exactement à ZhongnanhaiNote de bas de page 1.

L'analyse de la dynamique politique actuelle des factions de l'élite chinoise comporte trois lacunes majeures. Tout d'abord, elle ne définit pas avec précision le concept de « faction » dans le contexte politique chinois actuel. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, il semblait raisonnable de parler avec assurance de l'existence d'une « faction de Lin Biao » constituée d'officiers de l'Armée populaire de libération (APL), principalement de l'Armée de l'air; d'une « faction de Zhou Enlai » constituée de membres siégeant au Conseil des affaires d'État; d'un rassemblement de tenants de la Révolution culturelle autour de Chen Boda et de Jiang Qing; et ainsi de suite. De la même manière, dans les années 1980, les divergences observées dans les déclarations publiques des dirigeants, l'ascension et la chute de dirigeants haut placés et les revirements de politiques — objets habituels de l'analyse kremlinologique — ont constitué des preuves solides de la concurrence à laquelle se livraient la coalition de « réformateurs libéraux » formée autour de Deng Xiaoping et le rassemblement de « réformateurs conservateurs » autour de Chen Yun. Les factions en concurrence partageaient cependant un engagement idéologique et une vision de l'intérêt national identiques, des antécédents et des objectifs bureaucratiques semblables ainsi que la même interprétation étroite du pouvoir personnel.

Ces critères classiques semblent avoir perdu de leur pertinence dans le contexte de plus en plus institutionnalisé des régimes de Jiang Zemin, de Hu Jintao et de Xi Jinping. Il paraissait plausible de parler de la « clique de Shanghaï » pour évoquer les dirigeants rassemblés autour de Jiang Zemin, tous issus de l'appareil gouvernemental de Shanghaï et d'autres provinces côtières, ou de la faction formée autour de Hu Jintao, constituée de dirigeants ayant servi au sein de la Ligue de la jeunesse communiste qu'il dirigeait au début des années 1980. Cependant, les liens entre ces groupes semblaient plus flous, moins évidents en matière de préférences politiques et fondés essentiellement sur les relations personnelles. Ces différences ont poussé bon nombre d'observateurs de la dynamique politique de l'élite chinoise à abandonner l'analyse des « factions » au profit de l'analyse des « réseaux ».

Le concept de « faction » est encore plus difficile à définir avec précision sous le régime de Xi Jinping et cette situation conduit à la deuxième lacune de cette méthode d'analyse : la désignation arbitraire et fongible des appartenances aux factions. Il est maintenant habituel, par exemple, d'affirmer que deux principaux groupes — la faction de Jiang Zemin et celle de Hu Jintao — façonnent la politique du régime de Xi Jinping. La faction de Jiang Zemin est soi-disant constituée de « petits princes »Note de bas de page 2, dirigeants issus des provinces côtières ou qui en dirigent et qui travaillent essentiellement dans le secteur des affaires économiques et financières. En revanche, la faction de la Ligue de la jeunesse formée autour de Hu Jintao est constituée de dirigeants au passé « roturier », issus de provinces continentales et qui y travaillent, essentiellement au sein de l'appareil du Parti ou dans les organismes de propagande. En se fondant sur ces critères, on nous dit que six des sept membres du Comité permanent du Bureau politique de Xi Jinping appartiennent à la faction de Jiang Zemin (y compris Xi Jinping lui-même) et que le septième appartient à celle de Hu Jintao.

Un examen attentif des biographies officielles de tous les membres du Comité permanent du Bureau politique devrait immédiatement remettre en question cette affirmation. Liu Yunshan, le cinquième dirigeant en importance, actuellement responsable de l'appareil du Parti et de son système de propagande, est originaire du Shanxi et a passé les premières 24 années de sa carrière en Mongolie intérieure, des provinces qui ne sont plus des régions côtières depuis le mésozoïque. Il a passé l'ensemble de sa carrière au sein de la structure propagandiste du Parti : les années passées en Mongolie intérieure, 14 ans au Département de la propagande du Comité central (1993-2007) et cinq ans au Bureau politique et au Secrétariat avant de se joindre au Comité permanent en 2012. Il a également passé deux ans à la tête de l'aile de la Mongolie intérieure de la Ligue de la jeunesse communiste alors dirigée par Hu Jintao. Pourtant, nous concluons, en suivant une logique loin d'être évidente, que Liu Yunshan est un partisan de Jiang Zemin.

Le cas de Liu Yunshan représente un exemple extrême de qualification arbitraire et sans fondement des liens entretenus par un membre du Comité permanent avec une faction particulière ou une autre. Des qualifications de ce genre sont monnaie courante dans bon nombre d'analyses présentées comme des analyses des factions influentes sous le gouvernement de Xi Jinping. Cependant, de nombreuses questions peuvent également être soulevées à propos des liens prétendument entretenus par d'autres membres du Comité permanent ainsi que par les dirigeants du Parti et de l'APL en général avec une faction ou une autre.

La troisième lacune, et la plus importante, de l'analyse de la dynamique politique des factions sous Xi Jinping est que, jusqu'à présent, ces techniques d'analyse ne sont pas pertinentes pour la politique. Pour être utile, une analyse devrait donner un aperçu du contexte politique des politiques d'un régime. Il ne suffit pas d'affirmer qu'une faction est plus influente qu'une autre, que la chute de certains dirigeants est le fruit de la victoire d'une faction sur une autre, ou qu'une faction ou une autre a la mainmise sur le Bureau politique et son comité permanent. Toutes ces affirmations, en elles-mêmes, n'ont que peu de valeur aux yeux des observateurs étrangers intéressés, si leur incidence sur le programme politique de Beijing n'est pas clairement présentée.

Plus précisément, l'analyse des factions sous le gouvernement de Xi Jinping n'a pas permis de présenter clairement les priorités et les programmes de ce gouvernement. Elle n'a pas permis non plus d'expliquer les orientations des mesures de réforme économique prises par les dirigeants ni l'origine de la campagne d'étude de la «ligne de masse» lancée en 2013-2014. On explique souvent la campagne anticorruption lancée par Beijing comme le fruit de luttes intestines entre les factions, mais cette explication est loin d'être suffisante pour justifier la destitution de 186 000 fonctionnaires accusés de corruption, rien qu'en 2013. En outre, l'analyse de la dynamique des factions s'avère complètement inefficace pour clarifier les priorités de la politique étrangère de Beijing sous Xi Jinping.

Par contre, l'analyse des factions existantes sous Xi Jinping a facilité l'ouverture d'un débat déplacé et stérile sur la force relative de son gouvernement en comparaison avec les gouvernements précédents — Xi Jinping est comparé à un « nouveau Mao Zedong », à un « nouveau Deng Xiaoping » ou à un « nouveau Qin Shi HuangdiNote de bas de page 3». Fondée sur des rumeurs, des conjectures et des hypothèses discutables, tirant des conclusions erronées et souvent contradictoires, l'analyse des factions n'est parvenue à bâtir jusqu'à présent que des châteaux de cartes à plusieurs étages.

Une autre méthode d'analyse

Il ne s'agit pas ici de nier l'existence des factions au cœur des instances dirigeantes chinoises. Il s'agit plutôt de souligner que leur analyse s'est avérée, jusqu'à présent, profondément décevante. Quelle qu'elle soit, une bonne analyse des factions qui influencent la dynamique politique de Beijing doit, d'une manière ou d'une autre, faciliter la compréhension des projets politiques actuels et des changements d'orientation du gouvernement de Xi Jinping, et non pas nuire à celle-ci. Il n'est pas difficile de dresser un tableau cohérent de l'origine de ces projets et de ces changements d'orientation. En fait, l'analyse des principaux documents du Parti et des discours des dirigeants depuis le XVIIIe Congrès national du PCC en 2012 permet de le faire facilement.

Il ne s'agit pas ici de nier l'existence des factions au cœur des instances dirigeantes chinoises. Il s'agit plutôt de souligner que leur analyse s'est avérée, jusqu'à présent, profondément décevante.

La dynamique politique et les politiques du gouvernement de Xi Jinping ont été profondément marquées par les dilemmes qui se sont posés aux hauts dirigeants pendant le second mandat (2007 2012) de Hu Jintao au poste de secrétaire général. L'élaboration des politiques a semblé stagner au milieu des indices révélateurs de la paralysie du processus décisionnel de Beijing, incapable de relever les défis majeurs qui se sont posés sur le plan économique, social et politique : des réformes économiques au point mort et la mainmise progressive des sociétés d'État sur l'économie; un manque de coordination entre les politiques liées aux affaires étrangères et à la sécurité; les plaintes constantes du premier ministre Wen Jiabao au sujet de l'absence de progrès en matière de réforme politique; l'absence d'une réaction claire de Beijing à la montée de l'agitation sociale; et l'incidence des nouveaux médias sociaux.

Le XVIIIe Congrès national du Parti devait permettre aux dirigeants de sortir de l'impasse dans laquelle ils se trouvaient : il devait leur permettre de parvenir à un nouveau consensus en faveur de la réforme; d'autoriser la prise de mesures pour vaincre la résistance au changement politique qui avait entaché les dernières années du mandat de Hu Jintao; et de donner les moyens au nouveau gouvernement de Xi Jinping d'atteindre ces objectifs.

Le Congrès national du Parti a effectivement permis d'atteindre tous ces objectifs. La plupart des réalisations qui ont vu le jour sous Xi Jinping depuis la fin du Congrès avaient été annoncées, explicitement ou implicitement, dans le rapport de travail présenté par le chef sortant du Parti, Hu Jintao, pendant le Congrès. À l'instar de tous les rapports de travail des congrès nationaux du Parti, le rapport de Hu Jintao était un document de consensus, qui a pris un an à rédiger et à réviser, et qui a fait l'objet de multiples révisions par l'ensemble des membres du Bureau politique et de son comité permanent. Des mesures ont également été prises au cours du Congrès national du PCC pour permettre au Comité permanent du Bureau politique de parvenir plus facilement à un consensus : il a ainsi été décidé de réduire de neuf à sept le nombre de ses membres.

Les décisions prises par la suite se sont conformées étroitement aux grandes lignes présentées dans le rapport de Hu Jintao pendant le Congrès national du Parti. Au printemps 2013, Xi Jinping a lancé une campagne de collecte massive, prévue explicitement dans le rapport de Hu Jintao et modelée sur les campagnes d'études lancées à l'intérieur du Parti à l'époque de Jiang Zemin et de Hu Jintao. Le troisième plénum du XVIIIe Congrès du Parti, en novembre 2013, a abouti à l'établissement d'un programme en 60 points visant à adopter des réformes de plus en plus profondes sur tous les plans d'ici 2020 (lorsque la Chine sera devenue une « société modérément prospère »), objectif explicitement mentionné dans le rapport. La plupart des mesures abordées dans ces 60 points avaient été évoquées en termes plus ou moins précis dans le rapport de Hu Jintao, notamment la mise sur pied de la Commission de la sécurité nationale et la réforme de l'organisation de l'APL. De la même manière, le Congrès national du Parti a donné le feu vert à la campagne anticorruption demandée avec insistance par Wang Qishan, secrétaire de la Commission centrale du contrôle de la discipline du PCC, ainsi qu'à la série de réformes juridiques proposées à l'issue du quatrième plénum en novembre 2014.

Les mesures prises par le gouvernement de Xi Jinping dans la foulée du XVIIIe Congrès ne pouvaient donc pas surprendre les membres de l'élite du PCC qui avaient assisté au Congrès et participé à sa préparation. L'annonce de l'essentiel du programme politique de Xi Jinping dans le cadre du Congrès porte à croire que ce dernier cherche à réaliser le mandat qui lui a été confié ainsi qu'aux membres de son comité permanent en vue de permettre au PCC d'atteindre ses objectifs énoncés pour 2020 et de régler ce que les déclarations officielles du Parti et les discours des dirigeants qualifient franchement de crise de gouvernance. Cette interprétation est également confirmée par la cohérence avec laquelle Xi Jinping s'est appliqué à atteindre ces objectifs. Au minimum, l'interprétation susmentionnée laisse à penser qu'en dépit de la dynamique actuelle des factions, quelle qu'elle soit, celle-ci n'a pas empêché l'ensemble de l'élite de parvenir à un consensus quant à la démarche politique à suivre pour régler les problèmes que le régime estime devoir surmonter.

De façon plus générale, il faut reconnaître que la concurrence que se livrent les factions n'est plus une lutte de pouvoir effrénée, généralisée et à somme nulle, comme celle qui a marqué les dernières années de Mao Zedong. En effet, depuis Deng Xiaoping, la dynamique politique des factions se caractérise de plus en plus par une concurrence motivée par des intérêts, qui se déroule au sein de structures et de processus plus institutionnalisés, selon des normes et des codes généralement acceptés. L'essentiel des analyses des factions réalisées sous Xi Jinping reposent jusqu'à présent sur des hypothèses et des modèles qui remontent à l'époque de Mao Zedong et de Deng Xiaoping. À cet égard, cette méthode d'analyse tente peut-être de s'imposer sous cette forme pour la dernière fois. La dynamique politique de l'après-Deng Xiaoping est profondément différente. Les enjeux dans un pays beaucoup plus riche et puissant sont considérablement plus élevés et les conséquences des excès politiques nuisent davantage à la survie du régime. C'est pourquoi les concepts et les techniques de l'analyse des factions doivent suivre une évolution semblable.

Chapitre 10 – Les efforts de modernisation de l'Armée populaire de libération

La Chine consacre des ressources considérables à la modernisation de l’Armée populaire de libération (APL) depuis les années 1990. Cet investissement porte ses fruits, puisque l’APL est de plus en plus en mesure de mener à bien les missions que lui confie le Parti communiste chinois (PCC). Elle a cependant toujours des faiblesses parce qu’elle pourrait être incapable d’atteindre divers objectifs stratégiques, en particulier la réunification avec Taïwan, et elle pourrait courrir des risques considérables d’échouer dans sa mission dans divers scénarios « non taïwanais » plausibles. C’est pourquoi il est important d’examiner ce que les diverses activités de modernisation ont apporté concrètement à la capacité de l’APL d’exécuter ses missions et quels efforts de modernisation majeurs devraient se concrétiser à moyen et à long terme.

Ce bref essai contient une analyse d’un certain nombre de secteurs où une modernisation est en cours ou prévue. Plus précisément, l’objectif visé est d’analyser les efforts de modernisation qui sont importants non seulement à cause des ressources ou des énergies considérables qui y sont consacrées, mais aussi parce que, s’ils sont couronnés de succès, ils assureront à l’APL les moyens nécessaires pour s’acquitter de diverses missions dans des situations de menace plausibles. Ces missions comprennent la protection des frontières, la surveillance de la périphérie, la réunification avec Taïwan, les revendications maritimes, l’aide humanitaire et le secours aux sinistrés, les opérations d’évacuation de non-combattants et les voies de communication maritime. Le reste de ce court essai porte sur quelques secteurs dans lesquels la modernisation est particulièrement lourde de conséquences : l’effectif et l’organisation de l’APL; la puissance aérienne; le transport et la logistique; la défense aérienne de la flotte et l’appui aéronaval. Cette liste n’est nullement exhaustive, ces secteurs de modernisation ayant été choisis parce qu’ils sont importants pour la mission confiée à l’APL et parce qu’ils ne peuvent pas facilement être remplacés par d’autres moyens.

Structure de l’APL

L’effectif et l’organisation de l’APL constituent le fondement à partir duquel les missions sont menées. Pourtant, ils sont toujours adaptés à une force militaire du milieu du XXe siècle qui met l’accent sur la masse plutôt que sur l’efficacité et qui cherche à tirer parti du vaste territoire de la Chine plutôt que de livrer une guerre interarmées à la périphérie du pays, souvent dans les domaines aérien et maritime. Si le rythme de la transformation dans ces deux secteurs peut être décrit comme extrêmement lent, l’APL est de plus en plus consciente que des changements fondamentaux sont nécessaires.

Effectif : La Chine a fait grand cas de la suppression récente de 300 000 postes au sein de l’Armée de terre de l’APL, affirmant même que ce geste prouve sa nature pacifiste. Elle a toutefois pris cette décision parce qu’elle s’est rendu compte qu’une force armée axée essentiellement sur l’infanterie est moins utile et parce qu’il fallait que les autres services affrontent une moins forte concurrence pour les ressources et les recrues. Si les autres services maintiennent leurs niveaux de dotation actuels, la proportion de l’APL que l’Armée de terre représente passera de 69 % à 64 %, tandis que celle des autres services passera de 31 % à 36 %. Ces changements ne sont pas révolutionnaires, mais une réorientation des ressources de l’Armée de terre vers l’Armée de l’air ou la Marine augmentera probablement la capacité de l’APL de s’acquitter de ses diverses missions.

Organisation : La structure de commandement désuète de l’APL, fondée sur les régions militaires (RM) et conçue pour mener une guerre populaire maoïste sur le territoire chinois, entrave les opérations interarmées externes et préserve inutilement la position centrale de l’Armée de terre. De récentes rumeurs donnent cependant à penser que cette structure pourrait être rationalisée davantage et que les sept régions militaires actuelles pourraient être moins nombreuses. Comme la réduction de l’effectif proposée récemment, toute diminution du nombre des RM laisse présager un affaiblissement de l’actuelle prééminence de l’Armée de terre en tant qu’institution. Ces changements ne sont pas révolutionnaires eux non plus, mais d’autres réformes organisationnelles pourraient être entamées à moyen ou à long terme qui pourraient entraîner d’autres changements dans la composition de la Commission militaire centrale et peut-être même rendre l’Armée de terre plus semblable aux autres services. En fait, il pourrait en être ainsi si les quatre départements généraux ne devaient plus relever immédiatement d’elle, si un véritable quartier général de l’Armée de terre était créé ou, évidemment, si une structure de commandement interarmées était établie au niveau national pour l’ensemble de l’APL.

Puissance aérienne

De nombreuses missions, dont le contrôle et la sécurité des frontières, la surveillance de la périphérie, la réunification avec Taïwan, les revendications maritimes et même certains aléas des voies de communication maritime, obligent l’APL à affirmer sa supériorité aérienne, ou au moins à être en mesure de refuser l’entrée dans son espace aérien, à des moments cruciaux dans une campagne. De nombreux composants de l’APL réussissent à projeter la puissance aérienne dans le cadre de ces missions, comme nous le verrons bientôt.

Chasseurs : Autrefois aux prises avec une flotte vieillissante de chasseurs, la Force aérienne de l’Armée populaire de libération (FAAPL) et les forces aéronavales de la Marine de l’Armée populaire de libération (FAMAPL) peuvent compter, depuis 2015, sur une majorité de chasseurs modernes (au moins de quatrième génération). Les anciens chasseurs, comme les variantes du J-7 et du J-8, sont rapidement mis hors service, et la production nationale de variantes du J-10 et du J-11 se poursuit. La mise hors service des anciens chasseurs restants est une priorité actuelle et à moyen terme. Le développement d’appareils de cinquième génération et des technologies connexes, comme le J-20 et le J-31, sera une priorité à moyen et à long terme.

Compétence des pilotes : Dans les combats aériens, les « systèmes » peuvent être aussi importants que le matériel. L’institutionnalisation par la FAAPL d’exercices de type Red Flag et du concours du Casque d’or se traduira par un groupe de pilotes plus professionnels et compétents. La normalisation de l’entraînement améliorera la qualité des pilotes dans toute la force, quoique la compétence globale sera probablement conditionnelle à l’obtention et à l’adoption des tactiques, des techniques et des procédures des forces aériennes occidentales. Cela pourrait être difficile si l’APL continue de limiter ses relations avec les autres forces aériennes.

Aéronefs conçus pour des missions spéciales : La FAAPL et les FAMAPL ne disposent toujours pas d’un nombre suffisant d’aéronefs conçus pour des missions spéciales avec lesquels assurer des fonctions d’alerte aérienne aéroportée, de commandement et de contrôle et de ravitaillement en vol. Cela nuit à l’utilisation et au soutien des avions de chasse et de combat dans le cadre d’opérations offensives et défensives contre le potentiel aérien (OCA et DCA), surtout à grandes distances. Bien qu’il s’agisse d’une faiblesse évidente, on ne sait pas au juste pourquoi cela ne semble pas avoir été considéré davantage comme une priorité jusqu’ici, du moins suffisamment pour voir à la production d’un nombre considérable d’appareils. Il est très possible que diverses percées technologiques n’aient pas encore été faites et que certains problèmes organisationnels ne se soient pas encore posés. Avec des avions de ravitaillement, cependant, la Chine pourrait posséder une plateforme viable pour l’avion de transport Y-20 en cours de développement.

Organisation des unités aériennes : La FAAPL et les FAMAPL sont toujours organisées en divisions et en régiments, habituellement avec un seul régiment par terrain d’aviation. Lorsque la « brigadisation » des unités aériennes de l’APL se fera, comme la rumeur le laisse entendre depuis longtemps, ce sera le signe d’un changement important. Une fois le concept de la brigade en place, de multiples types d’aéronefs seront regroupés sur un terrain d’aviation, ce qui signifie que les bases aériennes des RM adjacentes pourront être utilisées de façon plus dynamique pour soutenir et effectuer des sorties aériennes, augmentant de ce fait le rythme et la souplesse des opérations ainsi que la résilience aux contre-attaques. Cela influe directement sur l’efficacité des opérations aériennes dans diverses missions liées à la frontière, à la surveillance de la périphérie et à la réunification avec Taïwan.

Transport et logistique

Pour pouvoir maintenir et élargir sa présence à l’échelle internationale, l’APL aura de plus en plus besoin de beaucoup des moyens logistiques souvent négligés, mais essentiels qu’offrent les avions de transport à long rayon d’action et les navires de ravitaillement en mer. Les premiers lui permettront de projeter rapidement sa puissance et de s’adapter à l’évolution rapide de la situation mondiale. Les seconds permettront à sa force de surface d’occuper une position de plus en plus stratégique dans le monde, en lui assurant l’endurance nécessaire pour effectuer des missions liées aux voies de communication maritime et aux revendications maritimes ainsi que pour participer à des exercices multilatéraux et pour faire des escales partout dans le monde.

Avions de transport : Les avions de transport à long rayon d’action de l’APL font partie de la petite flotte d’avions IL-76 de fabrication russe que la FAAPL possède. Ces aéronefs très utilisés sont importants pour les missions liées à la surveillance de la périphérie, à la réunification avec Taïwan, à l’aide humanitaire et au secours aux sinistrés et aux opérations d’évacuation de non-combattants pour parachuter des troupes aéroportées, acheminer l’aide humanitaire nécessaire et sauver les citoyens chinois qui sont en danger à l’étranger. Le nombre insuffisant de ces appareils pourrait être une grave faiblesse, surtout pour les opérations d’évacuation de non-combattants menées dans des environnements peu favorables ou hostiles. Pour corriger ce problème, l’APL développe localement l’avion de transport Y-20, dont les premiers appareils devraient entrer en service en 2017.

Ravitailleurs en mer : Le nombre de ravitailleurs en mer dont dispose la Marine de l’APL (MAPL) limite sa capacité d’utiliser ses navires de surface à de moyennes ou longues distances. Cette contrainte touche particulièrement les missions liées aux revendications maritimes, aux voies de communication maritime et peut-être à Taïwan. À l’heure actuelle, la MAPL dispose d’environ huit navires de ce type de trois catégories différentes. Bien que cette flotte ait augmenté un peu depuis quelques années, il se pourrait qu’elle ne réponde toujours pas à la demande. Les patrouilles antipiraterie que la MAPL effectue dans le golfe d’Aden, le nombre croissant d’exercices hors zone menés dans le Pacifique occidental et la mer de Chine méridionale ainsi qu’une participation déjà importante et croissante aux exercices internationaux et aux escales dans divers ports font que cette flotte est constamment utilisée. La construction d’autres navires de type 903 (pétroliers ravitailleurs de classe Fuchi) répondra probablement à ce besoin à court ou à moyen terme et pourrait permettre de penser qu’une nouvelle classe plus capable de ce type de navire pourrait être disponible à moyen ou à plus long terme.

Défense aérienne de la flotte et appui aéronaval

La défense aérienne de la flotte est une faiblesse importante de l’APL. En effet, plus les forces opérationnelles de la MAPL opèrent loin des côtes chinoises, plus elles sont susceptibles aux attaques aériennes et moins elles peuvent compter sur un appui aérien, ce qui est particulièrement important dans la conduite d’opérations amphibies. Ces faiblesses ont nui à un certain nombre de missions de l’APL, dont des missions de revendications territoriales (particulièrement dans la mer de Chine méridionale), des missions liées à Taïwan et peut-être des missions de protection des voies de communication maritime. Pour atténuer ce problème, l’APL dépense des sommes considérables pour construire de nouveaux destroyers équipés de missiles surface-air (MSA) longue portée et, dans le cas des missions de revendications maritimes, pour construire des îles artificielles dans la mer de Chine méridionale.

Défense aérienne des navires de surface : En 2005 encore, la Chine ne possédait dans sa flotte de surface aucun navire militaire capable d’engager le combat contre un avion ennemi à plus de 35 kilomètres. Le développement et la production des destroyers Luyang II et Luyang III et du MSA HHQ-9 dont la portée est de 100 kilomètres ont considérablement changé la donne. À l’heure actuelle, six Luyang II et trois Luyang III sont en service et dix de plus sont prévus. Il convient de signaler que la Chine possède également deux destroyers Luzhou de production locale équipés d’un MSA de fabrication russe dont la portée est encore plus longue (le SA-N-20).

Construction d’îles artificielles : La construction en cours de trois terrains d’aviation sur les récifs Fiery Cross, Mischief et Subi, qui semblent tous avoir des pistes de 3 000 mètres, vise à corriger cette faiblesse et assure à l’APL un avantage considérable sur les autres revendicateurs. On ignore encore combien d’aéronefs opéreront à partir de ces terrains d’aviation. Étant donné les conditions météorologiques, le nombre des appareils qui seront basés en permanence sur ces îles sera fonction au moins en partie de l’espace disponible dans les hangars. Le nombre des appareils qui pourront être envoyés temporairement en renfort dans ces bases aériennes dépendra de l’espace disponible sur les tarmacs. Ces installations ne représentent probablement pas un problème sérieux pour les opérations aériennes ou navales des États-Unis, mais elles permettent à la Chine de compter sur l’avantage de la supériorité aérienne locale vis-à-vis des autres revendicateurs de l’archipel des Spratly, sur un appui aérien aux forces opérationnelles navales et amphibies opérant dans le secteur et sur un moyen de contrôle de l’espace aérien si elle devait décréter une zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) dans la mer de Chine méridionale.

Conclusion

Que signifient les efforts actuels de modernisation de l’APL et quels sont ceux qui sont susceptibles de se voir accorder la priorité au cours des années à venir? Ce bref essai visait à recenser certaines activités de modernisation de l’APL qui sont particulièrement importantes parce qu’elles visent directement à combler des lacunes actuelles qui exposeraient à des risques ou à un échec complet un certain nombre d’ensembles de missions possibles.

Tableau 1. Priorités de la modernisation de l'APL par ensemble de missions

Catégorie

Secteur de modernisation

Missions de l'APL

Frontière

Périphérie

Taïwan

Revendications maritimes

Aide humanitaire et secours aux sinistrés

Opérations d'évaluation
de non-combattants

Voies de communication maritime

Structure

Effectif

C à L

 

 

 

Organisation

M à L

 

 

 

Puissance aérienne

Chasseurs

C à M (remplacement des anciens chasseurs) et M à L (mise en service de chasseurs de 5e génération)

 

 

C à M; M à L

Compétence des pilotes

C à M

 

 

 

Avions conçus pour des missions spéciales

M à L

 

 

 

Organisation des unités aériennes

M

 

 

 

Transport et logistique

Avions de transport

 

M à L

 

M à L

 

Ravitailleurs en mer

 

 

C à M

 

 

C à M

Défense aérienne de la flotte et appui aéronaval

Défense aérienne des navires de surface

 

 

C à M

 

 

C à M

Construction d'îles artificielles

 

 

 

C à M

 

 

C à M

Légende : C = priorité à court terme (< 2 ans); M = priorité à moyen terme (2-5 ans); L = priorité à long terme (> 5 ans)

Ces conclusions sont résumées dans le tableau qui précède. Récapitulons. La modernisation de l’organisation de l’APL a obtenu la priorité récemment, mais en raison d’obstacles administratifs et de positions inébranlables, elle risque de ne pouvoir être réalisée pleinement qu’à long terme. Les efforts de modernisation de la puissance aérienne en vue de remplacer les chasseurs vieillissants et de professionnaliser les pilotes de chasse se poursuivent, tandis que les activités liées aux modifications organisationnelles et aux avions conçus pour des missions spéciales prendront probablement plus de temps. Bien que seules des améliorations minimes aient été apportées jusqu’ici, des efforts importants sont en cours qui accroîtront considérablement les capacités de transport et de logistique de l’APL à moyen et à long terme. Enfin, la défense aérienne de la flotte et l’appui aéronaval s’améliorent rapidement grâce à la mise en service de nouvelles classes de navires et à la construction d’îles artificielles.

Chapitre 11 – La modernisation des services de renseignement chinois : le long chemin vers une capacité de renseignement mondiale

La grande tendance au sein des services de renseignement chinois est au développement d’une capacité de renseignement mondiale permettant de répondre aux besoins de Beijing dans de vastes pans du monde. Contrairement à beaucoup d’idées reçues sur la question, le renseignement chinois n’est pas une opération dirigée par des amateurs ou menée en fonction de la collecte. Selon des sources officielles, il est par définition étroitement lié aux besoins des décideurs et aide à dissiper les doutes qui nuisent à l’élaboration des politiques. Plus la Chine a d’intérêts à l’étranger, plus les crises en terres étrangères menacent la sécurité de ses citoyens et de son commerce. De même, les choix d’acteurs importants sur la scène internationale dans des secteurs qui n’avaient autrefois aucun rapport avec les intérêts chinois, comme le Moyen-Orient et certaines parties de l’Afrique, ont maintenant des répercussions sur Beijing. Les outils dont dispose Beijing évoluent lentement. Les évacuations des citoyens chinois de la Libye (en 2011) et du Yémen (en 2015), par exemple, ont mis à rude épreuve les ressources militaires les plus rapides. Le renseignement peut donc faire en sorte que la Chine dispose à l’avance des informations nécessaires pour utiliser efficacement ses ressources diplomatiques.

Difficultés du développement d’une capacité de renseignement de calibre mondial

Les services de renseignement de la Chine doivent relever une série de défis de taille au moment où ils se préparent à répondre aux exigences résultant de l’accroissement de l’activisme et des intérêts de Beijing à l’étranger.

  • Petit groupe d’officiers traitants : La Chine possède probablement un nombre relativement petit d’officiers traitants à qui elle peut faire confiance pour recruter et diriger des agents étrangers. Une des caractéristiques les plus frappantes de la direction des agents chinois est la présence de réseaux d’espionnage, dans lesquels les sources de renseignement humain connaissent d’autres agents à cause de leurs liens opérationnels. Par exemple, lorsque les autorités américaines ont arrêté Gregg BergersenNote de bas de page 4 et Kuo Tai-shen, Kuo, qui vit à La Nouvelle-Orléans, logeait chez James FondrenNote de bas de page 5 à Alexandria (Virginie). Fondren serait par la suite arrêté, traduit devant les tribunaux et reconnu coupable d’espionnage. Kuo avait présenté Fondren à leur officier traitant chinois commun et était présent pour faciliter son recrutement. De par le passé, les services de renseignement n’ont opté pour cette façon de faire que lorsque le nombre des officiers de renseignement était relativement petit par rapport au nombre d’agents. La Chine n’est peut-être pas comme les autres, mais elle tient sa compréhension des techniques de renseignement professionnelles de sources traditionnelles – comme l’Union soviétique – et des situations à risque élevé que sont la guerre civile et les opérations menées sans protection diplomatique. Le recours à des agents principaux comme Kuo Tai-shen est particulièrement évident dans les opérations de renseignement chinois visant Taïwan, où pratiquement toutes les arrestations liées à l’espionnage comprennent au moins deux individus dont un sert d’intermédiaire avec le renseignement chinois.
  • Monopole militaire de l’analyse des renseignements de toutes sources : Au sein du Groupe des cinq et de l’OTAN, nous sommes habitués à discuter de l’idée d’un « appareil du renseignement ». Même les services les plus cloisonnés signataires de ces ententes multilatérales prévoient tout de même des échanges transfrontaliers et ont une certaine conscience de la nécessité que les différents organismes regroupent leurs besoins en matière de données d’une manière ou d’une autre pour mieux soutenir les décideurs. Rien ne donne à penser que les services de renseignement chinois collaborent ou échangent régulièrement des informations au niveau de travail. Les renseignements sont donc traités en vase clos à l’intérieur de chacune des hiérarchies, et ne sont regroupés que dans les systèmes d’orientation ou au niveau des petits groupes dirigeants composés de ministres.

Conformément aux ententes actuelles, seul le service de renseignement militaire est capable de coordonner et de déployer toute la gamme des méthodes de collecte contre une cible. Le ministère de la Sécurité d’État (MSE) et le ministère de la Sécurité publique (MSP) peuvent compter sur le renseignement humain (HUMINT) et, sous la forme d’une surveillance technique dans le cyberespace ou rapprochée, sur le renseignement électromagnétique (SIGINT). De son côté, le service de renseignement militaire mène des opérations ouvertes et clandestines de HUMINT ainsi que de multiples formes d’opérations de SIGINT, de renseignement par imagerie satellitaire (IMINT) et de renseignement électronique (ELINT). Il est possible que les organismes responsables n’échangent pas d’informations entre eux individuellement, mais les données s’accumulent bel et bien autour du chef adjoint de l’état-major général responsable du portefeuille du renseignement et des affaires étrangères. Cet officier serait aussi un des représentants de l’Armée populaire de libération (APL) au sein des divers petits groupes dirigeants chargés des questions liées aux affaires étrangères, dont ceux des affaires étrangères, de Taïwan, et de Hong Kong et Macao.

  • Harmonisation des opérations et regroupement des renseignements à l’extérieur des systèmes d’orientation existants : Beijing compte sur un grand nombre d’organismes qui s’acquittent de fonctions de renseignement et d’ingérence clandestine. Dans les secteurs où les dossiers se chevauchent le plus – à savoir Hong Kong, Macao, Taïwan et le Falun Gong (ou d’autres groupes religieux) ainsi que, de façon plus générale, les opérations de préservation de la stabilité – ces organismes (et leurs éléments infranationaux) sont reliés à un appareil d’orientation au niveau central ou à chacun des différents paliers en dessous. Dans certains cas, ils partagent même des organismes de couverture et des sociétés-écrans, mettant ainsi leurs officiers en contact direct avec leurs homologues en Chine. Ce type d’intégration est complètement absent à l’extérieur des systèmes d’orientation existants et, tout dépendant des structures organisationnelles, ne s’effectue qu’au niveau des hauts décideurs, du petit groupe dirigeant et peut-être de son bureau de soutien.
  • Direction d’agents avec plus d’un officier traitant : Dans presque tous les comptes rendus de dossiers d’espionnage chinois il est question d’un deuxième ou d’un troisième officier traitant ayant participé au recrutement, sinon à la direction des sources. Mener des opérations entièrement à l’extérieur de la Chine avec plus d’un officier augmente terriblement le risque accepté par les services de renseignement et par l’agent. Il peut parfois être nécessaire de faire appel à un spécialiste pour un débriefing, mais l’inclusion régulière de plus d’un officier donne à penser que la corruption est toujours un problème à l’intérieur des services de renseignement – du moins au niveau de la falsification des comptes rendus, sinon des agents et de leurs rapports.
  • Équilibre entre agressivité et établissement d’une relation : Depuis toujours, une des plus grandes forces du HUMINT chinois était qu’il mettait l’accent sur l’établissement de relations durables. Dans des dossiers comme ceux du diplomate français Bernard Boursicot et de Larry Wu-tai Chin (traducteur sinophone travaillant pour la CIA), les officiers de renseignement chinois se sont montrés capables de raviver une relation malgré des années sans contact. Récemment, toutefois, les services de renseignement chinois ont eu recours à des pots-de-vin ou au chantage avec des résultats mitigés. Ainsi, au cours des dernières années ils ont essayé de recruter un expert-conseil à la troisième rencontre et un universitaire à la deuxième rencontre et ont tenté une approche directe auprès d’un homme d’affaires retenu à l’aéroport. Le chantage, cependant, a été utilisé de concert avec d’autres méthodes afin de recruter le général taïwanais Lo Hsien-che, qui a fourni des secrets sur la modernisation du C4ISR de Taïwan.

Forces nouvelles et persistantes

Le renseignement chinois continuera d’affecter ses ressources les plus solides au pays et d’avoir ainsi la possibilité de prendre pour cible les gens qui se rendent souvent en Chine. Le soutien du renseignement aux opérations militaires, secteur vers lesquels l’APL réoriente lentement ses principaux employés et départements du renseignement, constitue une nouvelle force.

  • Meilleur soutien du renseignement aux opérations militaires : Le renseignement n’est plus un cheminement de carrière sans issue au sein de l’APL. Les mutations de personnel au cours des cinq dernières années montrent bien la valeur que l’APL accorde à l’intégration du renseignement et de l’expertise opérationnelle. Des officiers de renseignement ont été promus dans divers postes de haut niveau au sein des services et des régions militaires, et les liaisons techniques avec les plateformes de collecte technique de l’état-major général (comme les satellites de collecte d’IMINT, de SIGINT et d’ELINT) ont rapproché la collecte de renseignement des tireurs. On ne sait toujours pas si ces flux de renseignements seront traités par les départements de renseignement des services ou par des employés de l’état-major général détachés auprès de ces unités.
  • Contre-espionnage : Selon une quantité limitée de données, le renseignement chinois intégrerait le traitement des mégadonnées aux enquêtes de contre-espionnage et de lutte contre l’espionnage. Les vols audacieux commis contre l’Office of Personnel Management des États-Unis, Anthem Insurance et United Airlines donnent à penser qu’il serait en mesure d’utiliser ces informations. À travers le monde, le nombre des services de renseignement qui ont recours à ce type d’analyse dans leurs opérations de contre-espionnage et de lutte contre l’espionnage demeure étonnamment bas. En outre, les technologies additionnelles de surveillance maintenant déployées dans les rues des villes chinoises – localisation de cellulaires, interceptions légales, caméras de circulation avec reconnaissance des plaques d’immatriculation, surveillance vidéo en réseau – rapprocheront le renseignement chinois de la localisation intégrée en temps réel, même si elles ont déjà augmenté les ressources d’enquête disponibles en Chine.
  • Exploitation de la base au pays : Tant que les services de renseignement chinois ne seront pas plus à l’aise pour mener des opérations à l’étranger de façon systématique, le réseau de contre-espionnage renforcera sa capacité de recruter d’éventuels agents étrangers. Un des plus grands défis dans la conduite d’opérations à l’étranger est l’évaluation de la bonne foi et des rapports d’un agent ainsi que de la relation qu’il entretient avec son officier traitant. Lorsqu’ils cherchent à recruter d’éventuels agents qui viennent régulièrement en Chine, les services de renseignement peuvent mettre à contribution d’immenses ressources d’enquête. Cela comprend la surveillance des courriels et des appels téléphoniques, l’exploitation des appareils électroniques personnels, l’exercice d’un suivi auprès des contacts personnels de la cible et même l’organisation de rencontres spéciales pour parler directement à la cible avant d’essayer d’établir une relation de renseignement. De plus, si une cible a intérêt sur le plan professionnel ou commercial à pouvoir travailler en Chine, des pressions peuvent facilement être exercées pour l’amener à coopérer.

Tant que les services de renseignement chinois ne seront pas plus à l’aise pour mener des opérations à l’étranger de façon systématique, le réseau de contre-espionnage renforcera sa capacité de recruter d’éventuels agents étrangers.

Chapitre 12 – Aperçu de l'orientation, des activités de recherche et de développement et de l'infrastructure opérationnelle de l'Armée populaire de libération

La République populaire de Chine (RPC) et l’Armée populaire de libération (APL) disposent d’une vaste infrastructure chargée de surveiller le spectre électromagnétique et le cyberespace. L’expression « reconnaissance technique » est utilisée pour désigner cette tâche. Le Département de la reconnaissance technique de l’état-major général de l’APL (aussi appelé Troisième Département de l’état-major général) est le plus important organisme chinois investi de responsabilités liées au renseignement électromagnétique (SIGINT). À peu près comparable à la National Security Agency (NSA) des États-Unis, le Troisième Département semble être étroitement lié aux organismes de sécurité civils et jouer un rôle éminent, sinon prééminent, dans l’appareil civil de sécurité de l’information. Une vue d’ensemble de cette infrastructure, notamment du système de recherche et de développement (R et D) et d’acquisition qui la soutient, pourrait aider à mieux protéger l’intégrité des communications canadiennes et américaines. Une partie au moins de cette infrastructure chinoise peut être mise à contribution sur la scène intérieure.

Infrastructure nationale d’orientation

Les opérations de reconnaissance technique de l’APL sont inspirées des politiques nationales d’informatisation. Le petit groupe dirigeant chargé du réseau central et de l’informatisation (Groupe dirigeant central chargé des affaires liées au cyberespace)semble être responsable des politiques générales relatives à la sécurité de l’information, définie en général de façon à inclure la censure d’Internet. Le groupe est composé d’un directeur, de deux sous-directeurs et de 18 membres, dont six sont également membres du Bureau politique (Politburo) du Parti communiste chinois (PCC). Le petit groupe dirigeant chargé de la cryptologie centrale, dont le bureau permanent est conseillé par des officiers proéminents de l’APL, est un autre organisme important responsable de la politique nationale de cryptologie.

Recherche, développement et acquisition

Les exigences opérationnelles en matière de reconnaissance technique sont inspirées des politiques nationales d’informatisation. En plus des instituts qui relèvent directement du Troisième Département, le Département général de l’équipement de l’APL et le Conseil des affaires d’État supervisent les organismes et les fonds affectés à la recherche et au développement de technologies associées au SIGINT. Le Programme 863 est une des sources de financement. Des groupes de travail composés d’experts soutiennent le Programme 863, et le Comité des sciences et de la technologie du Département général de l’équipement oriente les investissements dans les travaux de recherche préliminaire. Le Bureau de l’équipement scientifique et technique du Troisième Département et trois instituts de recherche subalternes sont probablement responsables de l’établissement des objectifs de modernisation à moyen et à long terme et de la gestion des travaux de R et D.

Infrastructure opérationnelle de reconnaissance technique

L’appareil opérationnel de reconnaissance technique de l’APL est composé d’au moins 28 bureaux de reconnaissance technique (BRT). Douze bureaux opérationnels, trois instituts de recherche et un centre informatique relèvent directement du Troisième Département de l’état-major général. Dix BRT additionnels assurent un soutien direct aux sept régions militaires (RM) de l’APL, tandis que six autres soutiennent la Marine de l’APL (MAPL), la Force aérienne de l’APL (FAAPL) et la Seconde artillerie de l’APL (SAAPL). Le Troisième Département de l’état-major général est distinct des régions militaires et des autres bureaux de reconnaissance technique de l’APL. Son directeur relève de la Commission militaire centrale (CMC) par l’entremise du chef d’état-major général (CEMG).

Chacun des 12 bureaux qui relèvent du Troisième Département a un statut équivalent à celui d’une division des forces terrestres et assume des responsabilités qui lui sont propres. Un bureau est constitué de six à douze brigades ou unités régimentaires. Par exemple, le Deuxième Bureau, dont le siège est à Shanghaï, supervise au moins 12 brigades ou antennes qui sont stationnées dans la région du Grand Shanghaï et ailleurs en Chine. Le Deuxième Bureau n’est qu’un composant d’un système beaucoup plus vaste et semble avoir une mission de renseignement axée sur les communications traditionnelles et être soutenu en partie par le cyberespionnage. Il supervise une antenne dans les environs de la station d’atterrissage d’un important câble sous-marin sur l’île de Chongming près de Shanghaï et probablement une unité régimentaire près de la station d’atterrissage du câble de Nanhui. Outre la cyberreconnaissance, le Deuxième Bureau semble aussi gérer un réseau national de radiogoniométrie haute fréquence. Son directeur est également le directeur du Onzième Bureau de l’administration municipale de Shanghaï. En mai 2014, le département américain de la Justice a annoncé la mise en accusation de cinq officiers de l’APL qui se seraient livrés à des activités de cyberespionnage contre des entreprises américaines. D’après les actes d’accusation, les cinq officiers étaient affectés à la Troisième Section du Deuxième Bureau.

Le Premier Bureau du Troisième Département pourrait aussi jouer un rôle important dans les opérations à l’aide de réseaux informatiques. Il supervise au moins 12 bureaux actifs dans l’ensemble de la Chine. Il semble être investi d’une mission fonctionnelle plutôt que régionale, probablement le déchiffrement, le chiffrement et d’autres tâches liées à la sécurité de l’information. Un officier du Premier Bureau est le seul représentant militaire au sein du Groupe de travail d’experts de l’assurance de l’information du Programme 863. Parmi les autres entités du Troisième Département qui pourraient être investies de responsabilités de cyberreconnaissance figurent le Centre informatique du nord de Beijing et le Neuvième Bureau, qui partage les locaux du siège du Troisième Département à Beijing.

L’appareil de reconnaissance technique de l’APL soutient également la surveillance de l’espace et l’interception des communications par satellite. Le Douzième Bureau du Troisième Département, dont le siège est à Shanghaï, pourrait être investi de trois missions. Il intercepte probablement les transmissions électroniques entre les satellites et les émetteurs à la surface, en sens montant et en sens descendant. L’interception des communications entre les satellites et les stations terrestres semble être assez rudimentaire. Toutefois, la mission la plus importante pourrait être la surveillance, l’identification et la poursuite des satellites et autres engins spatiaux. La poursuite passive de ces appareils dans l’espace nécessite l’utilisation de systèmes d’antennes au sol capables de localiser avec précision la source et les caractéristiques d’un signal et de l’émetteur connexe. Il est possible que la détection d’un signal mette en branle d’autres ressources affectées à la surveillance de l’espace. Le Douzième Bureau soutient également l’observatoire de la montage Pourpre de l’Académie des sciences de Chine, qui joue un rôle central dans la poursuite des débris spatiaux. Une source dont la fiabilité n’a pas été vérifiée prétend que le Douzième Bureau pourrait entretenir des relations de coopération à l’échelle internationale.

Conclusion

Bref, les dirigeants du Troisième Département de l’état-major général gèrent une infrastructure complexe qui exploite des réseaux informatiques vulnérables partout dans le monde. La reconnaissance technique permet de bien comprendre les projets, les capacités et les activités de gouvernements étrangers, d’entreprises, de groupes de réflexion et de particuliers en temps presque réel. Beaucoup plus de recherche pourrait être effectuée dans un certain nombre de secteurs, dont l’organisation de base, l’historique et les missions du Troisième Département et des BRT. Dans le domaine de la cyberreconnaissance, le Centre informatique du nord de Beijing et le Premier Bureau pourraient être des sujets d’intérêt importants. Il faudrait travailler davantage sur les défis que la Chine a à relever sur la scène intérieure en matière de sécurité de l’information et sur les organisations nationales de défense des réseaux informatiques et les relations qu’elles entretiennent entre elles. De plus grands investissements sont aussi nécessaires pour comprendre les instituts de R et D du Troisième Département et leurs relations avec les industries de défense, ainsi que les relations avec une « cybermilice » civile. Davantage d’attention devrait être accordée aux perspectives et aux répercussions d’un élargissement de la reconnaissance technique spatiale et de son rôle dans la guerre « informatisée », notamment le soutien du déclenchement de frappes de précision à longues distances.

La reconnaissance technique permet de bien comprendre les projets, les capacités et les activités de gouvernements étrangers, d’entreprises, de groupes de réflexion et de particuliers en temps presque réel.

La capacité de synchroniser les opérations du Douzième Bureau du Troisième Département avec celles des bureaux relevant des régions militaires, de la Marine, de la Force aérienne et de la Seconde artillerie pourrait être une force du système de reconnaissance technique de l’APL. Toutefois, le fait que le directeur du Deuxième Bureau du Troisième Département soit aussi le directeur du Onzième Bureau de l’administration municipale de Shanghaï laisse entrevoir des voies hiérarchiques verticales et horizontales. Cet exemple pourrait être révélateur d’une fragmentation possible de l’infrastructure de reconnaissance technique de l’APL dans son ensemble. De plus, les éléments du Troisième Département qui ont directement accès aux stations d’atterrissage de câbles à fibre optique (p. ex. le Deuxième Bureau) pourraient stocker temporairement les communications qui entrent en Chine et qui en sortent. À titre de contrôleurs de l’accès, les unités du Troisième Département pourraient avoir une idée des grands volumes de données exfiltrées par d’autres groupes de cyberespionnage actifs un peu partout en Chine.

Enfin, on se demande toujours quelle organisation au sein de l’APL est responsable des attaques contre des réseaux informatiques. Selon la plupart des évaluations, ce serait le Quatrième Département de l’état-major général, qui est depuis toujours la principale organisation de l’état-major responsable des opérations de planification liées au radar et de contre-mesures électroniques (CME). Un examen préliminaire n’a pas permis de relever tellement d’indices d’une mission de cyberattaques stratégiques dont le Quatrième Département aurait été investi. Les deux autres candidats possibles sont le Troisième Département de l’état-major général lui-même et la Seconde artillerie de l’APL, qui est la réponse de la Chine au Commandement stratégique des États-Unis.

Chapitre 13 – La Chine au cœur du nouvel ordre asiatique

Trois mouvements majeurs et étroitement liés à l’émergence de la puissance chinoise contribuent à l’effritement de l’ordre international qui règne en Asie depuis au moins les années 1960.

On présume souvent que Beijing souhaite chasser les États-Unis de l’Asie et modifier la conjoncture de la région. Même si Beijing ne caressait pas de telles ambitions, les grandes tendances discutées dans le présent article viendraient certainement transformer la région :

  • en plaçant la Chine encore plus au centre de l’échiquier asiatique;
  • en resserrant les liens qu’entretient la Chine avec les autres pays asiatiques;
  • en lui donnant de nouveaux atouts par rapport à ces pays;
  • en ralliant les zones disparates de l’Asie en un réseau mieux intégré, au cœur duquel se trouverait la Chine;
  • en remettant en question le rôle traditionnel des États-Unis qui, jusqu’ici, ont exercé une domination sur l’Est de l’Asie;
  • en changeant à bien des égards l’Asie telle qu’elle existe depuis 1945.

Bref, à moins d’une implosion de la Chine sur le plan économique et politique, ces tendances structurelles viendront réinventer l’Asie que l’on connaît depuis les années 1960. Quelles sont ces tendances?

Opposition entre économie et sécurité

Pendant la plus grande partie de l’après-guerre, la sécurité et l’économie ont dicté l’ordre des choses en Asie. Ces deux intérêts étaient alors intimement liés, car les biens collectifs relatifs à la sécurité et à l’économie étaient principalement fournis par les États-Unis.

La situation a bien changé. Désormais, des dynamiques distinctes animent, d’une part, l’Asie axée sur la sécurité et, d’autre part, l’Asie axée sur l’économie. La première est plus transpacifique et accorde une place centrale aux États-Unis, tandis que l’autre devient de plus en plus panasiatique, diversifiée, multidimensionnelle et complexe, et reconnaît la Chine comme un facteur déterminant de l’action.

Pour l’Asie axée sur la sécurité, les États-Unis contribuent grandement au maintien de la stabilité et de l’équilibre au point de vue stratégique. Son alliance avec les Américains et la présence militaire que ceux-ci ont déployée à l’avant sont une source de confort et de sécurité pour beaucoup de pays de la région. Dans l’Asie axée sur l’économie, bien que le poids des États-Unis s’accroisse en termes absolus, il diminue relativement à celui des économies asiatiques, qui cultivent entre elles des relations entraînant une augmentation de la demande, de la production, des capitaux et des échanges commerciaux.

Au centre de ce tableau : la Chine. De 2000 à 2009, la part des échanges commerciaux attribuables à la Chine au sein de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) a triplé et dépassé celle des États-Unis, dont la part a diminué du tiers durant la même période. Un écart encore plus marqué est enregistré en 2014. La Chine, pays inducteur de la demande et donc fournisseur de biens collectifs, a généré 11,6 % des exportations au sein de l’ANASE et les États-Unis, 9,5 %. En plus de perdre du terrain par rapport à la Chine en tant que facteur déterminant de la demande en Asie du Sud-Est, les États-Unis reculent également – et de manière encore plus marquée – sur le plan des exportations vers les pays membres de l’ANASE. En effet, la Chine surpasse les États-Unis par quelque 10 points de pourcentage, avec 17,5 % des importations vers les pays de l’ANASE comparativement à seulement 7,3 % pour les États-Unis. 

En fait, on constate la même chose en dehors de l’Asie du Sud-Est. En effet, si l’on tient compte de l’Asie centrale et de l’Asie du Sud, où les États-Unis commercent et investissent très peu, une baisse de la proportion des échanges commerciaux et des investissements attribuables aux États-Unis s’observe dans presque toutes les économies majeures de l’Asie.

Cette tendance se maintiendra probablement, malgré le ralentissement économique marqué que connaît la Chine. Celle-ci continuera de fournir une part croissante des biens publics économiques à d’autres pays asiatiques. Mais, quelles que soient les ambitions de la Chine, son rôle en tant que centre de gravité économique déterminera la réalité stratégique en Asie. Il apparaît de plus en plus clairement que la Chine se trouve désormais au cœur d’une Asie non pas unifiée, mais plurielle, où les intérêts en matière d’économie et de sécurité – qui, autrefois, évoluaient en parallèle – peuvent s’opposer et s’entrechoquer.

Dans ce contexte, il convient d’envisager l’éventualité que Beijing exploite sa position économique à des fins stratégiques. Autre possibilité : que le ralentissement économique de la Chine se transforme en stagnation à long terme – ce qui compromettrait l’émergence de la puissance chinoise et priverait le pays d’un atout important en matière de gouvernance économique. Enfin, on pourrait aussi se demander si les États-Unis, notamment, arriveront à soutenir leur relance et, ce qui est tout aussi important, à redynamiser leurs propres outils de gouvernance économique de manière à neutraliser l’antagonisme qui oppose les intérêts sécuritaires et économiques de l’Asie.

Persistance du régionalisme panasiatique

Deuxième tendance structurelle lourde : la persistance (et l’enracinement) d’idées, d’idéologies et d’institutions favorables au régionalisme panasiatique. Il ne s’agit pas en soi d’une tendance nouvelle. En effet, bien qu’on attribue couramment à l’esprit d’initiative des Chinois (ou, plus justement, à leur ambition) les efforts déployés pour bâtir un ordre économique et institutionnel panasiatique, la réalité est un peu différente. En fait, le régionalisme asiatique contemporain, qui vise à établir une certaine cohésion dans une région extrêmement diversifiée, s’est manifesté sous différentes formes, non seulement en Chine, mais partout en Asie et sur plusieurs décennies. Pensons au projet, mort dans l’œuf, de bloc économique est-asiatique de Mahathir ou à l’union monétaire asiatique (UMA) que des bureaucrates japonais ont proposée vers la fin des années 1990.

Ces idées n’ont jamais vraiment abouti, en partie parce que les États-Unis, de concert avec des partenaires du G7 et de la région, ont choisi d’écraser ce régionalisme naissant. L’exemple de l’UMA est éloquent. Tokyo est un allié proche des États-Unis et affiche une forte identité transpacifique. Certains Japonais et Américains estiment que leurs pays devraient prendre des contre-mesures à l’échelle de la région afin de répondre au panasianisme soi-disant nouveau de la Chine. Malgré l’ambivalence des deux pays concernant les intentions de Beijing, le Japon et ses bureaucrates réfléchissent depuis longtemps à des idéologies et des concepts relatifs au panasianisme, en particulier en ce qui a trait à l’intégration monétaire. Le projet de l’UMA, présenté en 1997, a contribué à la naissance de l’initiative Chiang Mai, qui prévoit des échanges monétaires bilatéraux entre les pays du Sud-Est et du Nord-Est de l’Asie.

Les choses ont cependant bien changé depuis les années 1990. Une nouvelle forme de panasianisme – mû principalement par la Chine, laquelle tentera de profiter des tendances évoquées – s’installera sans doute et se solidifiera par endroits, en partie pour les raisons suivantes.

Premièrement, bien que les États-Unis occupent une place importante dans l’économie mondiale, ils ont, relativement parlant, moins de poids qu’en 2008 et encore beaucoup moins qu’en 1998. La crise financière de 2008 a clos la décennie tumultueuse qui a succédé à la récession en Asie. Ayant freiné la croissance en Occident, elle a ravivé les débats sur la dépendance excessive des pays asiatiques envers le marché d’exportation que constituaient depuis longtemps les économies occidentales. Lorsque l’Asie s’est sortie de la crise de 2008, l’utilité d’un tampon intrarégional contre la volatilité permanente ou future des économies occidentales a de nouveau fait l’objet d’intenses discussions. Bon nombre de pays asiatiques ont insisté pour que soient délaissés les marchés d’exportation, en faveur des marchés intérieurs, intrarégionaux et émergents.

Deuxièmement, la situation entre les pays du G7, autrefois inducteurs de la demande pour les exportations asiatiques, et les pays de l’Asie est maintenant inversée à bien des égards. Aujourd’hui, les échanges commerciaux ne sont plus l’unique champ d’action des économies asiatiques, qui agissent désormais à titre de constructeurs, de prêteurs, d’investisseurs et, dans certains secteurs, de moteurs de croissance. Pensons par exemple à leur consommation de maïs et de soya des États-Unis (pour le bétail), de porc (pour la table) et de gaz naturel (pour les centrales énergétiques).

Troisièmement, soulignons que l’Asie représente maintenant une source de capital et qu’elle n’est plus seulement une bénéficiaire d’investissements. Les marchés financiers se forment là où se concentrent les capitaux. Or, les Asiatiques achètent de plus en plus d’actions de sociétés asiatiques, américaines et européennes. Ces acquisitions ont changé la donne dans beaucoup de pays : les devises chinoises, japonaises et coréennes circulent partout en Asie, les banquiers de Singapour financent des marchés conclus en Inde et les sociétés indiennes cherchent des occasions d’investir à l’étranger.

Quatrièmement, les puissances émergentes de l’Asie, dont l’Inde et la Chine, ne se contenteront pas éternellement d’une infrastructure bâtie en grande partie par les Occidentaux. Voilà qui explique pourquoi l’Inde, pourtant très ambivalente et méfiante à l’égard de la puissance chinoise, s’est quand même jointe à la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII), ainsi qu’au Brésil, à la Russie, la Chine et l’Afrique du Sud pour fonder la banque des BRICS.

Enfin, il y a la Chine, dont les politiques étrangères et économiques convergent comme jamais auparavant. Avec une réserve de devises étrangères se chiffrant à quelque 3,5 mille milliards de dollars américains – ce qui représente plus que le total des produits intérieurs bruts nominaux de l’Inde, de la Corée du Sud et de la Thaïlande et équivaut à la taille de la quatrième économie en importance au monde –, Beijing dispose d’abondants capitaux qu’il met au service de sa politique étrangère. Ainsi, des actifs financiers appuyés par l’État servent de leviers dans les affaires diplomatiques et économiques de la Chine. Celle-ci constitue la plus grande puissance commerciale du monde en plus de posséder sept des dix plus grands ports à conteneurs de la planète.

Beijing jouit d’autres atouts outre ses capitaux. Parce qu’elle est entourée de rivaux, la Chine est souvent dépeinte comme « victime » de son emplacement géographique sur le plan stratégique. Par contre, l’emplacement de la Chine lui est très favorable sur le plan économique. En effet, le territoire chinois avoisine des économies en manque de capitaux, comme l’Asie centrale et l’Asie du Sud, et des pays qui disposent de fonds amplement suffisants, mais dont les besoins dépassent la capacité des institutions de Bretton Woods et des prêteurs privés (soulignons que les infrastructures de l’Asie du Sud nécessiteront un investissement de mille milliards de dollars américains d’ici 2020).

Bref, la multitude d’ententes et d’institutions créées exclusivement par et pour des pays d’Asie au cours des deux dernières décennies a reçu des appuis dans plus d’une capitale asiatique – même dans des pays qui sont ambivalents par rapport à l’émergence de la Chine ou qui comptent parmi les alliés et les partenaires des États-Unis. Voilà qui caractérisera pour longtemps la situation économique et politique de l’Asie. Rappelons que la Chine cherchera à tirer profit de ces tendances, comme elle l’a fait avec la BAII.

Renaissance de l’Asie d’antan

Jusqu’à ce que le commerce maritime supplante le commerce sur le continent, entre le XVIIe et le XIXe siècle, les pays asiatiques avaient cultivé entre eux des liens remarquablement étroits. L’Asie s’est ensuite fragmentée. Comme il était désormais moins coûteux d’expédier des marchandises par la mer, « la caravelle a tué la caravane » et la Chine s’est affaiblie. Les armées tsaristes ont envahi l’Asie centrale. L’Empire britannique s’est arrogé bon nombre des rôles traditionnellement tenus par l’Inde au sein de l’Asie.

Aujourd’hui, 300 ans plus tard, les liens se ressoudent. Les commerçants chinois vont de nouveau dénicher leurs marchandises dans les marchés kirghizes. Les banquiers de Singapour financent des marchés conclus en Inde. La Chine est au centre de chaînes d’approvisionnement et de production qui s’étendent d’un bout à l’autre de l’Asie du Sud-Est. Les ouvriers chinois bâtissent des ports et des infrastructures du Bangladesh au Pakistan, en passant par le Sri Lanka. Les gouvernements du Turkménistan et de l’Ouzbékistan, qui ont reconnecté leur réseau à celui de l’Afghanistan, vendent de l’électricité dans le sud, tandis que le Kirghizistan et le Tadjikistan ont signé un protocole d’entente intergouvernemental pour la vente d’électricité à l’Afghanistan et au Pakistan.

Bref, l’Asie renaît et se reconstruit. Dans dix ans, les différentes parties de la région seront sans doute encore plus étroitement reliées. Des infrastructures les connecteront et l’endroit sera très différent de ce que les Occidentaux connaissent aujourd’hui.

La région se transforme progressivement, mais inexorablement. Elle est davantage axée sur l’Asie que sur l’Asie-Pacifique, surtout dans ses ententes économiques. Les relations seront établies à l’échelle du continent plutôt qu’à celle des sous-continents, étant donné l’intégration de l’Asie de l’Est et de l’Asie du Sud. Enfin, à l’ouest du continent, avec le développement de l’Ouest de la Chine et le retour aux racines asiatiques dans cinq pays auparavant soviétiques, l’accent sera mis davantage sur l’Asie centrale que sur l’Eurasie.

Le projet chinois « Une ceinture, une route », le Fonds d’investissement de la Route de la soie de 40 milliards de dollars américains, la BAII ainsi que d’autres projets contribueront tous à accentuer ces tendances. Il importe de souligner que, depuis au moins 10 ans, il s’est produit beaucoup de choses qui traduisent des changements structurels plus profonds que le projet « Une ceinture, une route » qui leur a succédé. Pensons par exemple à la fin du monopsone de la Russie en tant que seul pays de transit pour le pétrole, le gaz et d'autres produits provenant de l’Asie centrale.

Xi Jinping a su détecter ces tendances et a fait en sorte que la Chine adopte une démarche systématique à leur égard, en réorganisant des activités disparates sous une seule et même politique. En se tournant vers l’Ouest, par exemple, la Chine accélère la réintégration de l’Asie dans son ensemble, d’une manière qui correspond davantage aux normes traditionnelles de la région. Les idées en cause ne sont pas nouvelles; ce sont les méthodes d’exécution de Beijing qui ont changé.

D’autres pays, dont le Japon et la Corée du Sud, participent au même mouvement. On n’a qu’à penser à l’important financement de projets que verse le Japon à l’Inde et ailleurs en Asie du Sud-Est. Toutefois, aucun pays n’égale la Chine et sa puissante combinaison d’atouts : abondance de capitaux, volonté politique et avantages sur le plan géographique, étant un État à la fois maritime et continental, voisin des trois grandes sous-régions que sont l’Asie de l’Est, l’Asie du Sud et l’Asie centrale.

En se tournant vers l’Ouest, la Chine accélère la réintégration de l’Asie dans son ensemble, d’une manière qui correspond davantage aux normes traditionnelles de la région.

Ensemble, les trois grandes tendances énoncées ici transformeront l’Asie au cours des prochaines années. Il faut présumer que la Chine sera en bonne position pour en tirer un avantage stratégique et économique.

Chapitre 14 – Volet financier de la gouvernance de la Chine : un jeu à deux niveaux

Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la Chine a adopté une politique étrangère nettement plus activiste et, dans certains secteurs, plus ferme. C’est dans le domaine de la politique étrangère en matière financière que cette tendance est la plus manifeste. En 2014, la Chine s’est jointe aux autres pays des BRICS (Brésil, Russie, Inde et Afrique du Sud) pour fonder la Nouvelle banque de développement (NBD) dotée d’un capital de départ de 50 milliards de dollars américains et d’un fonds de réserve de 100 milliards de dollars américains. En 2015, la Chine a dirigé la mise sur pied de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) dotée d’un capital initial de 100 milliards de dollars américains et regroupant 57 pays fondateurs. Par ailleurs, elle a versé 40 milliards de dollars américains dans un Fonds de la Route de la soie destiné à relier davantage les différentes régions de l’Asie grâce au financement de projets d’infrastructure. Les autorités chinoises se sont également dites en faveur de la mise sur pied d’une banque de développement par l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS). En plus de ces initiatives régionales, le gouvernement chinois a vivement réclamé en 2015 l’inclusion du renminbi (RMB) dans le panier du droit de tirage spécial (DTS) du Fonds monétaire international (FMI).

À la lumière de cet activisme renouvelé, de nombreux observateurs sont arrivés à la conclusion que la Chine s’écartait de son rôle traditionnel au sein du système international et qu’au lieu de simplement observer les règles, elle cherchait à les établir. Certains craignent que la Chine ne soit en train de récrire les règles de la gouvernance mondiale. D’autres y voient une tentative en vue de réformer certains aspects de l’ordre actuel sans pour autant le renverser. Dans le domaine de la gouvernance financière internationale, les autorités chinoises, dont les hauts dirigeants, ont pris des mesures extraordinaires pour faire valoir que les nouvelles banques, les fonds de réserve et les autres accords de coopération établis par la Chine visent à servir de complément aux institutions et aux programmes traditionnels plutôt qu’à les supplanter.

Bien qu’il y ait lieu de se demander si la nouvelle politique étrangère activiste de la Chine, notamment en matière financière, menace l’ordre mondial actuel, il est peu probable que l’on puisse trouver des réponses claires à cette question. Pour des observateurs de l’extérieur, la politique étrangère de la Chine se fonde peut-être sur une grande stratégie face à l’ordre international. Cependant, la réalité est beaucoup plus complexe et moins cohérente. Lorsqu’il s’agit d’évaluer les intentions et les objectifs de la Chine, il importe de reconnaître que le gouvernement chinois se livre souvent à un « jeu à deux niveaux ». Étant donné les défis énormes que présentent la gouvernance de la Chine et la faible légitimité accordée au parti au pouvoir pour ce qui est de sa capacité à élaborer des politiques étrangères, les décideurs chinois sont particulièrement sensibles aux impératifs économiques et politiques nationaux. Les initiatives liées à la BAII et au DTS témoignent de cette dynamique.

Le jeu à deux niveaux de la BAII

En octobre 2014, le gouvernement chinois et vingt autres pays asiatiques ont signé un protocole d’entente visant à mettre sur pied la BAII pour financer des projets d’infrastructure dans la région. Au printemps 2015, malgré des mises en garde des États-Unis, le Royaume-Uni a déclaré qu’il allait se joindre à la banque dirigée par la Chine. Dans les jours et les semaines qui ont suivi, de grandes économies d’Europe et d’ailleurs dans le monde se sont précipitées en masse pour devenir membres de la BAII, laissant les États-Unis en état de choc et dans l’embarras. Des experts et des journalistes partout dans le monde n’ont pas tardé à présenter la mise sur pied de la BAII comme un symbole de l’émergence d’un nouvel ordre international sur les plans économique et financier et d’un nouveau rapport de force caractérisé par le déclin des États-Unis et la montée en puissance de la Chine.

Reste à savoir si on se souviendra de la création de la BAII comme le moment où, selon Larry Summers, les États-Unis ont perdu leur rôle de souscripteur du système économique mondial. Toutefois, si ce devait être le cas, il est peu probable que le gouvernement chinois l’ait planifié ainsi. La BAII, ainsi que les autres initiatives financières susmentionnées, visait autant à régler une série de problèmes intérieurs d’ordre économique et politique qu’à servir des fins diplomatiques.

Parmi les principaux facteurs économiques à l’origine de la mise sur pied de la BAII, citons le désir de la Chine de s’assurer un accès à des ressources énergétiques et à des matières brutes, d’exporter sa surcapacité industrielle et d’améliorer le rendement financier de ses actifs à l’étranger. Tous ces défis économiques sont étroitement liés au modèle de croissance économique axé sur les investissements et les exportations de la Chine. Depuis plus d’une décennie, les dirigeants chinois préconisent un changement au modèle de développement; ils souhaitent que la croissance économique soit davantage axée sur la consommation intérieure. Toutefois, le rythme de la réforme a été d’une lenteur désespérante à cause de la forte résistance politique des groupes défendant des intérêts particuliers. Plutôt que de procéder à une restructuration économique difficile sur le plan politique, le gouvernement chinois a choisi de s’attaquer aux problèmes que présente le modèle actuel en exportant sa surcapacité et en diversifiant ses actifs financiers. La mise sur pied de la BAII (ainsi que de la NBD, du Fonds de la Route de la soie et de la banque de développement de l’OCS) fait partie de cette stratégie globale.

La BAII (…) visait autant à régler une série de problèmes intérieurs d’ordre économique et politique qu’à servir des fins diplomatiques.

Il ne faut pas supposer pour autant que les concepteurs de la BAII n’avaient pas de considérations relatives à la politique étrangère. Au contraire, ils en avaient. Toutefois, leurs ambitions diplomatiques étaient fort probablement d’envergure régionale. Le gouvernement chinois a été aussi étonné que le reste du monde de l’accueil réservé à la nouvelle banque par les pays non asiatiques et de la réaction alarmiste du gouvernement américain. Alors que la population chinoise célébrait la victoire inattendue de la Chine, les autorités se donnaient beaucoup de mal pour faire savoir que la nouvelle banque respecterait les règles.

Le fait que la Chine est à l’origine du projet de mise sur pied de la BAII a peut-être contribué à la forte réaction des États-Unis et de certains de leurs alliés (dont le Japon et le Canada) au volet financier de cette nouvelle façon de gouverner chinoise. L’hostilité envers ce que ces pays voient comme une tentative de la Chine en vue de miner l’ordre mondial actuel pourrait encourager les forces plus nationalistes en Chine, si bien que les prophéties relatives à la « menace chinoise » pourraient se réaliser. Heureusement, jusqu’à maintenant, les signes sont encourageants. Le protocole d’entente conclu en juin 2015 précise que la nouvelle banque favorisera la coopération régionale et le partenariat pour régler les problèmes liés au développement en collaboration étroite avec d’autres institutions multilatérales et bilatérales de développement.

Accès au DTS : un jeu à deux niveaux

Le DTS est un instrument monétaire créé par le FMI à la fin des années 1960 comme élément des réserves de liquidités internationales au même titre que l’or et le dollar. Depuis 2000, la valeur du DTS est établie à partir d’un panier de quatre devises : le dollar, l’euro, le yen et la livre sterling. Depuis le début de 2015, la Chine réclame l’inclusion du RMB dans le panier du DTS dans le cadre de l’actuelle revue effectuée par le FMI. Selon certains observateurs, les efforts de la Chine à ce chapitre sont largement symboliques. D’autres les voient comme un élément de la « diplomatie du yuan », qui vise à réduire le rôle du dollar américain dans le système monétaire international. Alors que le FMI et de nombreux pays d’Europe et pays en développement se sont dits en faveur de la demande de la Chine, les États-Unis (ainsi que le Japon et le Canada) ont été plus réticents, invoquant comme argument que le RMB ne respecte pas encore les critères d’inclusion du FMI.

Si la réforme du système monétaire international dominé par le dollar est sans doute un objectif à long terme de la Chine, il ne s’agit pas nécessairement du principal facteur ayant incité la Chine à demander l’inclusion de sa monnaie dans le panier du DTS. Pour certains décideurs chinois à tout le moins, les aspirations de la Chine à ce chapitre découlent plutôt de son désir d’accélérer la libéralisation financière au pays. La répression financière a sérieusement nui à la restructuration économique, à l’innovation et au développement équitable. Les dirigeants chinois reconnaissent le besoin urgent de changement, étant donné que le modèle de croissance économique vigoureuse est de plus en plus chose du passé.

La réforme a suscité énormément de controverse en Chine. Les divers groupes d’intérêts ont des opinions divergentes relativement à la portée et au rythme des réformes. D’une part, les réformistes – dont bon nombre se trouvent à la Banque populaire de Chine – préconisent un contrôle gouvernemental moins rigoureux afin de permettre une plus libre circulation des capitaux et des taux d’intérêt et taux de change davantage fondés sur les taux du marché. Selon eux, de telles mesures sont nécessaires pour établir un système financier plus efficient et plus durable et, plus particulièrement, des politiques monétaires plus efficaces. D’autre part, les opposants à la réforme, dont les responsables de la planification économique, les sociétés d’État et les exportateurs de biens échangeables, ont cherché à ralentir le rythme du changement parce qu’il menace leurs intérêts bureaucratiques et économiques.

Dans le contexte de cette impasse politique, les réformistes ont vu dans le respect des critères permettant l’inclusion du RMB dans le panier du DTS, notamment pour ce qui est du taux de change et de la libéralisation du compte de capital, un moyen utile de renforcer leur position. Dans sa déclaration devant le FMI plus tôt cette année, le gouverneur de la Banque populaire de Chine, Zhou Xiaochuan, a bien fait comprendre que la Chine attendait avec impatience la prochaine revue quinquennale du DTS, étant donné le rôle de premier plan de celle-ci pour ce qui est de faire en sorte que le panier du DTS reflète bien les réalités de l’économie mondiale multilatérale et le fait qu’elle contribue à la réforme non seulement du système monétaire international, mais aussi du système financier de chaque État membre.

Tout en tenant compte de la conjoncture intérieure de la Chine, la communauté internationale devrait, face à la démarche de la Chine pour inclure sa monnaie dans le panier du DTS, encourager les réformistes chinois, qui ont pris d’importantes mesures de libéralisation du taux de change et du compte de capital au cours des derniers mois. Elle aurait tort de voir ces efforts comme une simple tentative de la part de la Chine en vue de miner l’influence des États-Unis. Ce serait là une occasion manquée de faciliter la réforme de la Chine, sans parler du ressentiment qu’une telle attitude susciterait inutilement au sein de la population chinoise.

Conclusion

Face à l’essor fulgurant de l’économie chinoise au cours des deux dernières décennies, les décideurs occidentaux sont obsédés par la question de savoir si la Chine est une puissance du statu quo ou une puissance révisionniste. Les récentes initiatives en matière de politique étrangère de la Chine, notamment dans le secteur financier, ont suscité chez certains la crainte qu’à mesure qu’elle prend du pouvoir, la Chine remette de plus en plus en question le statu quo. Cette façon de penser fondée sur les principes du réalisme structurel, qui sous-entendent que les préférences et le comportement d’un État sont dictés par sa puissance relative dans le monde, peut poser des problèmes. Comme il en a été question précédemment, la politique étrangère de la Chine est fondée autant sur des impératifs nationaux que sur des ambitions internationales. Ne pas tenir compte de la dynamique intérieure qui entre en jeu dans l’élaboration de la politique étrangère de la Chine risque d’entraîner des réactions mal inspirées et contre-productives à l’égard de ce pays.

Chapitre 15 – L'évolution des intérêts de la Chine dans l'Arctique et la dimension russe

L’intérêt pour l’Arctique des États non arctiques a augmenté de façon spectaculaire au cours des cinq dernières années, surtout en Asie. Tous les gouvernements asiatiques essaient en effet de trouver la meilleure façon de tirer parti des possibilités tout en gérant les difficultés résultant de la fonte des glaces dans l’Arctique. L’investissement croissant du gouvernement chinois dans la recherche sur l’Arctique suscite des inquiétudes dans d’autres pays – les États riverains de l’Arctique plus particulièrement – au sujet des intentions de Beijing dans cette région.

La façon dont la Chine utilisera sa puissance est une des plus grandes incertitudes du XXIe siècle. L’angoisse que suscite cette incertitude envahit souvent les évaluations de ses ambitions arctiques, bien que la Chine ne soit ni un État riverain de l’Arctique ni un membre permanent du Conseil de l’Arctique. Le statut d’observateur permanent qu’elle a obtenu en 2013 (au même titre que le Japon, la Corée du Sud, Singapour et l’Inde) ne lui confère même pas le droit de vote au Conseil de l’Arctique. Jusqu’ici, la Chine n’a pas pris de mesures fermes dans le dossier de l’Arctique, contrairement au comportement qu’elle a adopté dans les mers de Chine méridionale et orientale. Ses activités sont semblables à celles d’autres pays, visant à mieux comprendre les changements qui surviennent dans cette région. Cependant, la taille même de la Chine et la vitesse à laquelle le groupe des chercheurs chinois qui se concentrent sur l’Arctique a augmenté en moins de dix ans rendent nerveux. Si on ajoute à cela l’incertitude au sujet de l’avenir de l’Arctique de façon plus générale, on constate que la profonde émotion sous-jacente qu’elle suscite est présente dans la plupart des analyses non chinoises des ambitions de la Chine dans l’Arctique. Chaque geste que pose la Chine est soumis à un examen minutieux visant à découvrir des preuves d’une puissance émergente cherchant à exercer une influence perturbatrice dans la région.

Compte tenu de ce sentiment sous-jacent, le présent exposé brossera d’abord une vue d’ensemble des déterminants des agissements de la Chine dans l’Arctique, puis s’efforcera d’expliquer pourquoi certaines des activités qu’elle mène dans cette région apportent de l’eau au moulin de ceux qui croient qu’elle contestera les intérêts d’autres nations dans le Nord. Enfin, les aspects liés à l’Arctique des relations entre la Chine et la Russie seront évalués.

Comme les dirigeants de pays tout aussi lointains, les autorités chinoises croient que la fonte des glaces de l’Arctique pose des problèmes épineux, mais ouvre aussi de nouvelles possibilités de croissance économique. Les changements climatiques ont des effets préjudiciables sur certains pans de la production agricole du pays. La fonte des glaces a aussi été liée aux phénomènes météorologiques extrêmes que connaît la Chine. De plus, des millions d’habitants des régions côtières devront être réinstallés en raison de l’élévation du niveau de la mer. Par contre, si la route maritime du Nord était libre de glace pendant les mois d’été, l’industrie du transport maritime de la Chine pourrait effectuer des trajets plus courts pour atteindre les marchés de l’Europe et peut-être même de l’Amérique du Nord. La Chine s’intéresse aussi aux nouveaux lieux de pêche ainsi qu’à la possibilité d’extraire des ressources dans l’hypothèse où des gisements énergétiques et minéraux enfouis dans les fonds marins de l’Arctique deviendraient accessibles.

Les autorités chinoises investissent donc des ressources financières et humaines dans le renforcement de la capacité de leur pays de protéger ses principaux intérêts là-bas. Ces investissements visent, premièrement, à trouver une façon d’atténuer les effets des changements climatiques dans l’Arctique sur la production alimentaire et les phénomènes météorologiques extrêmes en Chine, deuxièmement, à pouvoir emprunter à un coût raisonnable les routes de navigation dans l’Arctique et, troisièmement, à avoir accès aux ressources et aux eaux de pêche. En plus d’augmenter le financement de la recherche liée à l’Arctique dans les secteurs des sciences naturelles et des sciences sociales, la Chine construit son deuxième brise-glace de recherche polaire. Ce nouveau navire doit être opérationnel en 2016.

En tant que puissance régionale en plein essor résolue à accroître la qualité et l’étendue de ses capacités scientifiques, il est naturel que la Chine investisse massivement dans la recherche sur l’Arctique et la construction d’un deuxième brise-glace. Deux c’est encore peu comparativement à la flotte de la Russie ou des pays nordiques.

La Chine intensifie également ses activités diplomatiques dans les dossiers liés à l’Arctique. Au cours des dernières années, les hauts dirigeants chinois ont visité les pays nordiques, dont l’Islande, plus fréquemment qu’auparavant.

Dans l’ensemble, la Chine investit dans la sensibilisation diplomatique. Parce que l’Arctique est un enjeu secondaire pour elle, les fluctuations dans les affaires régionales ainsi que les tendances et événements importants qui ne sont pas liés essentiellement à l’Arctique influent sur les relations qu’elle entretient avec les États membres du Conseil de l’Arctique. L’Arctique n’est l’élément dominant dans aucune des relations bilatérales de Beijing, à l’exception peut-être de l’Islande. Les rapports entre la Chine et la Russie et entre la Chine et les États-Unis sont inextricablement liés à de complexes objectifs économiques, politiques et stratégiques. Les relations de la Chine avec les pays nordiques et le Canada sont axées sur divers secteurs, qui vont de l’énergie à l’environnement et de la société civile au bien-être social.

La Chine n’a pas publié de stratégie sur l’Arctique et ne devrait pas le faire avant dix ans. L’Arctique n’est tout simplement pas une de ses priorités politiques. Toutefois, il est possible de discerner l’essentiel des réflexions actuelles du gouvernement chinois sur l’avenir de la région dans les déclarations publiques des chercheurs et des représentants officiels de la Chine. De plus en plus, ceux qui en Chine s’occupent du dossier de l’Arctique insistent sur le fait que l’Arctique représente un défi pour la communauté internationale dans son ensemble et que comme la fonte des glaces a une incidence sur des pays très éloignés de la région (comme la Chine), les États non arctiques devraient avoir leur mot à dire dans les décisions relatives à la gouvernance de l’Arctique. Pour pouvoir exercer ses droits présumés, la Chine souhaite une « mondialisation » de la région polaire. Ce sont d’ailleurs des chercheurs chinois qui ont introduit les concepts d’« État quasi arctique » et d’« intervenant dans l’Arctique » pour souligner l’importance des États non arctiques.

L’insistance de la Chine sur l’importance de l’Arctique pour l’ensemble de l’humanité et sur les effets des changements qui surviennent dans cette région sur des États non arctiques contribue à l’inquiétude face à ses intentions dans l’Arctique. Les autorités chinoises ont assuré à maintes reprises qu’elles respecteraient les droits souverains des États arctiques, mais elles disent aussi que les États arctiques doivent tenir compte des intérêts des États non arctiques. Les communiqués provocateurs d’un militaire à la retraite et d’une poignée de chercheurs confirment que la Chine se montrera ferme à un moment donné dans le dossier de l’Arctique, poussée plus particulièrement par son besoin d’obtenir des ressources énergétiques. L’inquiétude est compréhensible si on songe à une déclaration de la sorte faite par le directeur de l’Administration chinoise de l’Arctique et l’Antarctique, Qu Tanzhou : [traduction] « À mon avis, les ressources de l’Arctique seront réparties en fonction des besoins du monde et n’appartiendront pas exclusivement à certains pays… Nous ne pouvons tout simplement pas dire que ceci est à vous et cela est à moi. »

La quête de la sécurité énergétique est aussi un facteur important dans le désir de Beijing d’approfondir ses relations avec Moscou. Au cours des dernières années, le réchauffement global des rapports entre la Chine et la Russie s’est étendu aux relations des deux pays dans le dossier de l’Arctique. Les sanctions imposées par l’Occident à la Russie à la suite de son intervention en Ukraine présentent un intérêt particulier à cet égard parce qu’elles ont obligé les entreprises russes à chercher sérieusement des investisseurs chinois pour élaborer des projets énergétiques dans l’Arctique. Des discussions ont été tenues avec la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) au sujet du remorquage en Arctique de sa gigantesque plateforme pétrolière HYSY-981 qui se trouve en mer de Chine méridionale.

En mai 2014, le producteur gazier Novatek, qui appartient à des intérêts privés russes, a signé une entente avec la China National Petroleum Corporation (CNPC) et s’est engagé à lui fournir trois millions de tonnes de gaz naturel liquéfié (GNL) par année pendant 20 ans à partir de leur coentreprise Yamal LNG dans la zone arctique russe. Le GNL sera expédié directement à Nanjing par la route maritime du Nord, ce qui prendra environ 12 jours, comparativement aux 38 jours qu’il faut à l’heure actuelle en passant par le canal de Suez. À la suite de cette entente, Novatek possède 60 % du projet Yamal LNG, et la CNPC en obtient 20 %, ce qui lui permet de prendre pied solidement dans la zone arctique russe. Le projet Yamal LNG est une des plus grandes entreprises industrielles dans l’Arctique et vise à profiter de la possibilité qu’offrira une nouvelle route maritime dans l’Arctique pour transporter le GNL en Asie et en Europe. La société énergétique russe Rosneft est aussi en négociation avec la CNPC et d’autres pétrolières nationales chinoises pour faire de l’exploration pétrolière dans les champs de la zone arctique de la Russie.

En principe, la Chine et la Russie sont des partenaires idéaux dans le domaine de l’énergie, compte tenu de leur proximité géographique et de leur complémentarité presque parfaite sur les plans de l’offre et de la demande. Toutefois, la coopération énergétique a connu une croissance hésitante au cours des dernières décennies, en partie en raison d’un mélange sous-jacent d’animosité historique et de méfiance face aux intentions de l’autre dans les relations bilatérales – même si les hauts dirigeants affirment que leurs pays entretiennent à l’heure actuelle les meilleures relations de leur histoire. En principe, les deux pays se prêtent mutuellement assistance dans l’Arctique. La Russie a terriblement besoin d’investissement étranger pour extraire les ressources énergétiques et construire une infrastructure énergétique essentielle dans sa zone exclusive économique (ZEE) dans l’Arctique. Dans le même ordre d’idées, la Chine, en tant qu’État non arctique, n’a pas d’autre choix que de conclure un partenariat avec un État riverain de l’Arctique pour avoir accès aux ressources énergétiques et autres de la région.

Une déclaration remarquablement chaleureuse au sujet de la coopération russo-chinoise dans l’Arctique du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov en août 2015 témoigne de l’humeur actuellement optimiste à Moscou. Il y a à peine deux ans, on ne savait pas au juste si la Russie s’opposerait au désir de la Chine de devenir observateur permanent. Maintenant, [traduction] « la Chine est le partenaire no 1 de la Russie dans le développement de l’Arctique », d’après la manchette que la publication Sputnik a tirée du discours de Lavrov.

Du point de vue de la Chine, les intentions de la Russie dans l’Arctique demeurent un sujet de préoccupation. En privé, les représentants de la Chine disent craindre que la Russie ne leur impose des frais déraisonnables pour utiliser ses services obligatoires de brise-glace et de recherche et de sauvetage dans ses eaux territoriales et sa ZEE le long de la route maritime du Nord. D’autres pays asiatiques partagent cette crainte.

En conclusion, il faut examiner avec circonspection les rapports qui qualifient de « fermes » les actions de la Chine dans le dossier de l’Arctique. En réalité, les politiques de la Chine sur l’Arctique ne sont pas encore arrêtées. Malgré l’intention sous-jacente, mais inexprimée, de la Chine d’exercer une influence à titre de grande puissance émergente, rien ne prouve que les Chinois projettent de troubler la paix dans l’Arctique et de perturber le délicat équilibre des forces auquel sont parvenus les États du littoral et les États membres du Conseil de l’Arctique. Il ne fait aucun doute que la Chine veut être incluse dans les discussions sur les futurs mécanismes de gouvernance de l’Arctique. Plusieurs États non arctiques le souhaitent aussi. Au fil du temps, si son essor se maintient, la Chine s’attendra vraisemblablement à avoir davantage son mot à dire dans les affaires de l’Arctique. À court terme, sa priorité sera de veiller à ce que les navires chinois aient accès aux routes de transport maritime de l’Arctique à un coût raisonnable simplement parce que la fonte des glaces permettra le transit régulier des navires plus vite que l’exploration et l’extraction des ressources. Cela signifie que la Chine insistera de façon péremptoire sur les droits des États non arctiques lorsque des questions comme les besoins en matière de recherche et de sauvetage, les normes environnementales et les frais des services des brise-glace seront décidées.

Chapitre 16 – Les relations entre les États-Unis et la Chine : les tourments du duo le plus influent du monde Note de bas de page 6

Xi Jinping a terminé sa première visite officielle aux États-Unis le 25 septembre 2015 et, du point de vue des dirigeants chinois, ce voyage a été un grand succès malgré l’absence d’entente importante ou de percée diplomatique. Si les autorités américaines ont tendance à privilégier les « livrables » et les résultats concrets lors des rencontres de haut niveau, le Parti communiste chinois (PCC) est beaucoup plus préoccupé par les « apparences » et la chance pour le dirigeant chinois de projeter une image d’homme d’État et de puissance sur la scène mondiale. Derrière les séances de photos et les cérémonies officielles, cependant, les relations sino-américaines traversent probablement une de leurs pires périodes, exception faite des crises comme le bombardement de l’ambassade à Belgrade en 1999 ou la collision de l’avion-espion EP3 en 2001.

Les dirigeants chinois aiment utiliser des formules numériques fortes pour présenter de façon concise leur idéologie et leurs théories. Dans le même ordre d’idées, il serait possible de résumer les 44 années qui se sont écoulées depuis le resserrement des relations sino-américaines au moyen des formules « trois époques » et « dialogue à trois niveaux ».

La première époque a commencé lorsque Nixon est allé en Chine rencontrer Mao en 1971 et a duré jusqu’à la chute de l’Union soviétique. À cette époque, l’élément le plus important des relations sino-américaines était l’hostilité des deux pays à l’égard de l’« hégémonie soviétique ».

La deuxième époque des relations sino-américaines a commencé après la brève période pendant laquelle les États-Unis ont imposé des sanctions à la Chine à la suite du massacre de la place Tiananmen en 1989. Elle a été caractérisée par un resserrement des relations économiques, symbolisé par l’accession de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Le commerce bilatéral qui totalisait 14,2 milliards de dollars américains en 1991, avait dépassé les 500 milliards de dollars américains en 2012.

La crise financière mondiale qui a débuté aux États-Unis en 2008 présageait la fin de cette époque de relations économiques étroites, qui s’est vraiment terminée en 2012 lorsque le président Xi Jinping a pris la direction de la nation la plus populeuse du monde. La troisième époque commence à peine, mais nous pouvons déjà voir que les relations sino-américaines seront beaucoup plus complexes et beaucoup plus controversées que par le passé.

Cette nouvelle phase des relations peut être subdivisée en trois niveaux de dialogue. Le premier, qui est aussi le plus prometteur, est lié à la gouvernance mondiale et à la sécurité internationale. Il englobe les changements climatiques, les maladies et les épidémies, la lutte contre le terrorisme, la non-prolifération et d’autres enjeux liés à la sécurité internationale qui sont loin des côtes de la Chine. Comme nous avons été témoins d’un assez grand nombre d’initiatives et de gestes de coopération dans ces secteurs, cette facette de la relation est considérée comme la plus prometteuse et la plus productive par les deux parties. Dans le récent accord sur le programme nucléaire iranien, pièce maîtresse de la politique étrangère du président Obama, la Chine s’est révélée très utile et, sur la difficile question de la Corée du Nord, Beijing et Washington ont collaboré très étroitement. La Chine a aussi été heureuse de fournir des renseignements et de prêter une certaine assistance aux États-Unis dans sa lutte contre l’État islamique en Irak et au Levant (ÉIIL). Même dans le dossier de la Syrie, les États-Unis et la Chine pourraient avoir autant de sujets d’entente que de mésentente.

Le deuxième niveau de dialogue est économique et financier. Ce dialogue, qui était de loin l’élément le plus solide et le plus important des relations bilatérales jusqu’en 2012, peut maintenant au mieux être qualifié d’« inconstant ». Le gouvernement chinois promet depuis plus de dix ans de mieux protéger les droits de propriété intellectuelle, mais il ne fait pas respecter la loi mieux que par le passé. Les cyberattaques menées par la Chine dans le but de voler des secrets commerciaux n’ont qu’ajouté à l’indignation des entreprises américaines qui doivent en outre faire face aux politiques nationalistes préférentielles qui prolifèrent sous l’administration Xi. La décision des États-Unis d’exclure Huawei et d’autres entreprises chinoises du marché américain pour des raisons de sécurité a été très mal reçue à Beijing, et la crise financière de 2008 a gravement miné la crédibilité du système américain aux yeux des décideurs chinois. Il subsiste un certain espoir que les États-Unis et la Chine finiront par réussir à conclure un traité d’investissement bilatéral qui devrait ouvrir le marché chinois à davantage d’entreprises américaines, mais il reste encore beaucoup de travail à faire.

Peut-être le plus important changement survenu dans les relations économiques au cours des dernières années a-t-il été le revirement des grandes multinationales américaines qui, par le passé, avaient joué le rôle de lobbyistes naturels pour le compte de Beijing et avaient milité en faveur des relations avec la Chine. Ces mêmes entreprises qui avaient soutenu en très grande majorité la demande d’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001 sont maintenant celles qui se plaignent avec le plus de force d’être mal traitées en Chine et qui pressent l’administration américaine de prendre des mesures. Cela semble être le résultat d’une combinaison de violations persistantes et répétées des droits de propriété intellectuelle, de politiques économiques chinoises plus nationalistes et d’une détérioration de l’environnement commercial pour les entreprises américaines en Chine, au moment même où elle devient le plus grand et le plus important marché pour beaucoup d’entre elles. Si les États-Unis accusent moins souvent la Chine de sous-évaluer intentionnellement son taux de change depuis quelques années, la décision de Beijing le 11 août 2015 de procéder à une petite dévaluation et d’adopter un nouveau mécanisme de fixation du taux de change a ravivé certaines de ces critiques.

Le ralentissement économique que connaît actuellement la Chine et l’accumulation d’une montagne de dettes incitent à s’interroger sur la durabilité de ce qui est maintenant la plus grande économie du monde du point de vue du pouvoir d’achat, ce qui soulève d’autres questions sur le temps et l’énergie que les entreprises américaines devraient consacrer à cultiver la Chine. Les remous monétaires et boursiers de l’été 2015 et la réaction confuse des autorités chinoises n’ont qu’ajouté à cette incertitude.

Le troisième niveau de dialogue, le plus controversé d’ailleurs, est stratégique. Les décideurs chinois et américains et leurs conseillers en matière de politique étrangère ont qualifié tour à tour les relations stratégiques bilatérales de « très mauvaises », « lamentables », « vraiment atroces », « réellement tendues » et « sur le point d’exploser ». Les cyberattaques, les différends en mer de Chine méridionale, le conflit entre la Chine et le Japon et la détérioration générale des relations stratégiques entre les États-Unis et la Chine font les manchettes au moins une fois par semaine. Ces frictions sont exacerbées encore par l’alliance de plus en plus étroite de la Chine avec la Russie et par ce que Beijing considère comme le soutien provocateur que les États-Unis assurent en coulisses au Japon, aux Philippines et à d’autres pays dans leurs différends avec la Chine. Les deux parties disent que le mieux qu’elles peuvent espérer à l’avenir est une certaine sorte de stabilisation et un arrêt de la surenchère dans des dossiers comme les cyberattaques et les revendications territoriales dans les mers de Chine orientale et méridionale.

À la suite d’un examen de l’état général actuel des relations bilatérales entre les États-Unis et la Chine, il est juste de reconnaître qu’elles sont maintenant beaucoup plus complexes et multidimensionnelles qu’à tout autre moment par le passé. Il n’est pas exagéré non plus de dire qu’elles sont de plus en plus caractérisées par les frictions et l’augmentation du risque de conflit.

En gros, les États-Unis à titre d’hégémonie actuelle sont profondément investis dans le maintien du statu quo en Asie, alors que la Chine à titre d’hégémonie émergente (rôle qu’elle rejette explicitement dans son discours) est résolue à modifier l’actuel équilibre du pouvoir dans la région. « Sous la présidence de Xi Jinping, la Chine aspire à la prépondérance stratégique dans la partie ouest du Pacifique occidental – autrement dit, elle a l’intention de dominer sur toute la mer de Chine méridionale et sur tous les secteurs à l’ouest du premier archipel – ce qui comprend Taïwan et les îles Diaoyu évidemment, mais pas nécessairement Guam, Okinawa ou le Japon lui-même », a déclaré un haut conseiller des dirigeants chinois. Il a ajouté : « Comme les États-Unis et leurs alliés ne sont pas encore prêts à accepter cela, nous pouvons nous attendre au cours des prochaines années à une augmentation de la rivalité et de la concurrence stratégiques et même carrément à un conflit. »

Dans son discours aux chefs d’entreprises américains à Seattle le 23 septembre 2015, le président Xi a mentionné expressément le piège de Thucydide, dans lequel il a affirmé que la Chine et les États-Unis pourraient certainement éviter de tomber. Thucydide était un général et historien athénien qui avait attribué l’inévitabilité de la guerre entre Athènes et Sparte au Ve siècle avant notre ère à la peur que l’essor de la première avait inspirée à la seconde.

La plus importante initiative de politique étrangère du président Xi depuis son accession au pouvoir à la fin de 2012 a été sa proposition d’établir avec les États-Unis un nouveau modèle de relations entre « grandes puissances » caractérisé par le respect mutuel, l’absence de conflit et d’affrontement et la coopération gagnant-gagnant. L’élément principal à dégager de cette politique est que les dirigeants communistes chinois croient toujours qu’ils ne peuvent pas se permettre (militairement, financièrement ou politiquement) un conflit direct avec les États-Unis, du moins dans un avenir prévisible.

Lorsque cette nouvelle philosophie chinoise lui a été présentée pour la première fois en 2013, l’administration Obama n’a pas vraiment su quoi dire. Sa première réaction a été d’en modifier légèrement le libellé pour affirmer que les États-Unis adhéraient eux aussi à ces principes et à l’établissement d’un nouveau modèle de relations entre « puissances importantes », mais plus récemment même l’utilisation de cette expression semble avoir été interdite aux représentants officiels américains. Il y a longtemps que la Chine convainc d’autres pays de souscrire à de vagues déclarations théoriques qu’elle a tendance à étoffer plus tard, parfois même beaucoup plus tard, d’une façon qui sert ses intérêts. Les États-Unis ont peur que cette formulation particulière soit censée indiquer implicitement qu’ils reconnaissent les revendications territoriales de la Chine et qu’ils acceptent son statut de « grande puissance » émergente ayant de nombreux « intérêts fondamentaux » qu’ils doivent respecter. Cette méfiance de la part des États-Unis contribue à une impression tenace, omniprésente dans la réflexion chinoise sur les relations bilatérales : la conviction que les États-Unis sont déterminés à « contenir » la Chine et à lui refuser la place qui lui revient en tant que superpuissance mondiale ou même régionale.

Les difficultés actuelles des relations sont aggravées par le fait que les dirigeants de la Chine croient qu’Obama est un président faible qui parle beaucoup, mais agit peu. Depuis toujours, les dirigeants chinois préfèrent traiter avec un Républicain à la Maison-Blanche plutôt qu’avec un Démocrate. « Nous voyons les Républicains comme des tigres – ils sont plus durs avec la Chine et ils font beaucoup de bruit, mais au moins nous savons à quoi nous en tenir et à quel point ils sont dangereux », a déclaré un conseiller politique des dirigeants chinois. « Les Démocrates, et particulièrement Obama, sont plus comme des serpents – ils ont l’air de bâtons inoffensifs jusqu’à ce que vous mettiez le pied dessus, et alors ils peuvent être très venimeux. »

La position des États-Unis à l’égard de la Chine tourne autour de trois objectifs principaux : inclure le pays dans l’ordre mondial libéral à titre d’« intervenant responsable », riposter à la fermeté de la Chine et à ce que Washington considère comme un comportement de prédateur et faire tout cela tout en veillant à ce que la rivalité et les conflits ne deviennent pas endémiques. Le dialogue avec la Chine est la stratégie par défaut de tous les présidents américains, et le président Obama a rencontré ses homologues chinois plus souvent que tous ses prédécesseurs depuis la normalisation des relations en 1979. Cependant, un haut fonctionnaire américain a comparé le dialogue à l’apprentissage d’une autre langue, l’espagnol par exemple, en disant qu’on peut très facilement mal la parler, mais que pour bien le faire, il faut beaucoup d’efforts.

(…) les dirigeants communistes chinois croient toujours qu’ils ne peuvent pas se permettre (militairement, financièrement ou politiquement) un conflit direct avec les États-Unis, du moins dans un avenir prévisible.

Les États-Unis réfutent l’accusation d’endiguement de la Chine et préfèrent décrire leur position comme une politique de maintien de l’équilibre sécuritaire qui délimite les choix qui s’offrent à la Chine dans la région. La politique tant vantée et ensuite discréditée du « pivot » vers l’Asie et les tentatives ratées de Washington de convaincre des alliés comme l’Australie, le Royaume-Uni et la Corée du Sud de ne pas devenir membre de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) de la Chine montrent bien que les États-Unis ont souvent de la difficulté à contrer les initiatives chinoises.

Les manœuvres de plus en plus agressives de Beijing en mer de Chine méridionale sont devenues la plus grande source de frictions dans la relation depuis que le président Obama est allé en Chine pour participer à la réunion de l’Organisation de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) en novembre 2014. Cette visite a généralement été considérée comme un grand succès, et les deux parties ont signé un total de 27 ententes sur tout, des changements climatiques aux communications entre forces militaires en passant par la délivrance réciproque de visas d’une durée de dix ans. Cependant, presque aussitôt que le président Obama a quitté le pays, le président Xi a « ouvert les robinets » (comme l’a formulé un représentant américain) et commencé à construire et à militariser massivement des îles artificielles dans la mer de Chine méridionale afin d’appuyer les revendications territoriales de Beijing là-bas. En même temps, les États-Unis regardaient bon nombre de leurs alliés traditionnels, sous la direction du Royaume-Uni, se bousculer pour devenir membres de la toute nouvelle BAII et participer au projet chinois de la « nouvelle route de la soie » visant à étendre l’influence de la Chine vers l’ouest.

Les représentants américains reconnaissent franchement (en privé) que leurs options sont limitées et que leurs tentatives de faire face aux activités de construction d’îles de la Chine et à son comportement affirmé en général les frustrent. Ce sentiment de frustration a considérablement durci les attitudes des forces armées et de l’appareil du renseignement américains à l’égard de la Chine qui parlent de plus en plus maintenant de la nécessité d’ « opérationnaliser la rivalité stratégique » sur un large éventail de fronts.

Du point de vue de la Chine, la « tactique du salami », c’est-à-dire l’accumulation de petits gestes fermes, a spectaculairement bien réussi à modifier la situation en mer, particulièrement en mer de Chine méridionale. Comme aucune tranche n’est suffisamment grosse pour que les États-Unis risquent un affrontement pour elle, la Chine continue de faire de petits gains peu à peu et de solidifier son emprise sur le territoire contesté.

Pour les conseillers des dirigeants chinois, la stratégie actuelle de Beijing comporte « un avantage remarquable et deux risques ». « Malgré toutes leurs activités d’ingérence et de résistance, en fait, les États-Unis ont capitulé à maintes reprises sur de petits points sans jamais avoir vraiment le choix de résister parce que la Chine continue d’étendre sa puissance économique et militaire peu à peu », a affirmé l’un d’eux. « Mais, cette stratégie comporte deux risques. Le premier, c’est que les voisins de la Chine unissent leurs forces contre elle, ce que nous pouvons déjà constater dans une certaine mesure. Le deuxième, qui est beaucoup plus grave, c’est que la Chine aille trop loin avec ces petits pas et que les États-Unis mobilisent leurs alliés pour intervenir avec détermination. Ce serait désastreux, mais c’est très difficile à prévoir au tout début de la politique actuelle de la Chine. »

Les erreurs régulières de communication et d’interprétation des actions ou des intentions de l’autre aggravent considérablement le risque de mauvais calcul des deux côtés, comme le montre l’exemple qui suit. Les autorités américaines étaient dans l’ensemble très heureuses du résultat de la rencontre de Sunnylands, en Californie, entre les présidents Obama et Xi en 2013. Cependant, bien que la Chine ait fait des commentaires positifs en public, le président Xi et son équipe étaient en fait très déçus et furieux de cette expérience, selon des gens en Chine qui affirment avoir eu directement connaissance de l’affaire. La principale raison évoquée par ces gens était le fait que les États-Unis avaient mené simultanément des exercices conjoints avec leurs alliés japonais pour s’emparer d’îles au large de la côte de San Diego – une provocation claire et directe aux yeux des Chinois. Les analystes chinois attribuent une bonne part de l’hostilité mutuelle depuis à cet incident, alors que la plupart des milieux politiques américains se rappellent la rencontre comme d’un grand succès.

L’opacité et le secret du système chinois tout comme la centralisation du processus décisionnel qui s’est produite sous la présidence de M. Xi augmentent beaucoup le risque d’erreur d’interprétation et de calcul. Les représentants chinois et américains s’entendent sur le fait qu’il est très clair que Xi Jinping exerce une domination absolue sur la politique étrangère de la Chine, même s’il n’est pas particulièrement éclairé ou habile dans le dossier des affaires internationales. Il a des conseillers cultivés et extrêmement expérimentés, mais qui passent le plus clair de leur temps à être d’accord avec lui et à justifier ses décisions stratégiques. « Il existe deux types d’empereurs dans l’histoire de la Chine, celui qui gouverne en despote et celui qui compte beaucoup plus sur ses subalternes; M. Xi n’appartient pas à la deuxième catégorie », a déclaré un conseiller stratégique chinois.

Certains dans le régime chinois considèrent la politique étrangère du président Xi comme moins cohérente et claire que celles de ses prédécesseurs, en partie parce que ses subalternes sont réticents à formuler des propositions audacieuses dans ce domaine. La plupart conviennent que les principaux objectifs et aspirations sont relativement limités pour le moment. La Chine veut dominer sur son entourage immédiat et finir par exercer une souveraineté incontestée sur les territoires disputés des mers de Chine orientale et méridionale. Cependant, les conseillers chinois reconnaissent que, si les politiques actuelles continuent d’être appliquées avec succès, les ambitions de la Chine risquent de grandir et ses objectifs stratégiques de s’étendre au-delà du premier archipel et d’une prépondérance limitée dans la partie ouest du Pacifique occidental. « Le succès incite toujours les gens à hausser leurs objectifs, même inconsciemment », a déclaré l’un d’eux. « Logiquement, plus elle connaîtra du succès, plus la Chine s’affirmera et deviendra expansionniste. »

Chapitre 17 – Tendances définissant les relations entre Tokyo et Beijing

L’essor de la Chine ouvre des possibilités au Japon, mais comporte aussi sa part de défis. Beijing est un important partenaire économique de Tokyo. De plus, les deux pays s’épaulent pour faire face aux problèmes non traditionnels liés à la sécurité, comme les changements climatiques et la sécurité énergétique. La Chine est cependant susceptible de contester l’ordre international. Elle a bénéficié d’une rapide croissance économique en profitant du système international dirigé par les États-Unis, mais plus sa puissance augmente, plus elle cherche à jouer un rôle important sur l’échiquier international, comme l’ont démontré les annonces du projet « Une ceinture, une route » et de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII). En même temps, la Chine s’affirme davantage, élargissant ses revendications territoriales et maritimes dans les mers de Chine orientale et méridionale et appliquant une stratégie de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD) ou de contre-intervention bien au-delà de ses côtes.

Le présent document brosse une vue d’ensemble de la façon dont le Japon a l’intention de faire face à ces tensions. Dans sa stratégie de sécurité nationale de 2013, le Japon prône une « contribution proactive à la paix » afin de maintenir l’ordre international libéral fondé sur des règles. Le Japon est un des principaux bénéficiaires de l’ordre international libéral qui a vu le jour sous la direction des États-Unis. Tokyo essaie de contrebalancer le comportement affirmé de la Chine en augmentant sa propre puissance au moyen de réformes économiques et sécuritaires. Il tente aussi de faire contrepoids à une Chine en plein essor en élargissant ses partenariats internationaux.

Vision stratégique du Japon

Lorsqu’il est revenu au pouvoir en décembre 2012, le premier ministre Shinzo Abe a indiqué clairement qu’il avait l’intention de renforcer la politique de sécurité du Japon en créant un Conseil national de sécurité. Le Conseil a ensuite adopté la toute première stratégie de sécurité nationale du pays en décembre 2013, préconisant une « contribution proactive à la paix ». Ce concept réfute le soi-disant « pacifisme national », qui a pris racine dans le Japon de l’après-guerre. Après la guerre, ses citoyens étaient réticents à jouer un rôle proactif dans les affaires internationales même si la sécurité et la prospérité du Japon dépendent d’un système international stable.

Le premier ministre Shinzo Abe fonde son concept d’une contribution proactive à la paix sur une évaluation réaliste du contexte de sécurité du Japon et de l’équilibre du pouvoir. Sa vision stratégique combine équilibre interne (restaurer la puissance nationale pour contrebalancer l’essor de la Chine) et équilibre externe (s’allier à des nations maritimes idéologiquement proches pour faire face aux revendications maritimes excessives de la Chine).

Le premier ministre japonais est conscient que l’économie est la principale source de puissance nationale. Ses réformes, qualifiées d’« abenomiques », reposent sur trois piliers qu’il surnomme ses « trois flèches » : un assouplissement monétaire, un plan de relance et une stratégie de croissance fondée sur des réformes structurelles. Il a mis fin à une décennie de déclin des dépenses militaires, mais il ne peut pas les augmenter davantage tant que l’économie n’aura pas repris sa croissance. Le succès des politiques abenomiques a donc des répercussions sur la sécurité. L’administration Abe a aussi introduit le concept de « forces de défense conjointes dynamiques », tout en modérant certaines restrictions de la politique de défense, comme l’interdiction de la défense collective et de l’exportation d’armes.

Pour parvenir à un équilibre externe, le premier ministre et ses partisans prévoient créer une coalition réunissant le Japon, les États-Unis, l’Inde et l’Australie – un « cordon démocratique de sécurité » – qui serait un élément clé de la diplomatie stratégique du Japon. De plus, M. Abe vise à resserrer les liens avec l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE), l’Europe, la Russie, le Moyen-Orient, l’Afrique, les nations des îles du Pacifique et l’Amérique latine. Il a visité environ 70 pays en 2014 et tenu près de 300 rencontres au sommet entre décembre 2012 et septembre 2015. Sa stratégie diplomatique a un double objectif. Premièrement, assurer l’approvisionnement énergétique du pays et ouvrir de nouveaux marchés pour relancer l’économie japonaise. Deuxièmement, faire connaître les efforts que déploie le Japon pour contrer les tentatives de la Chine de remettre en question l’ordre international libéral, fondé sur des règles. Les États-Unis sont le principal partenaire du Japon, et les nouvelles lignes directrices relatives à la coopération militaire entre les deux pays permettent à cette alliance de mieux faire face au comportement affirmé de la Chine.

La nouvelle position du Japon en matière de sécurité

L’administration Abe a révisé les Lignes directrices du programme de défense nationale en 2013. C’est dans ce document qu’il est maintenant question des « forces de défense conjointes dynamiques » qui supposeront un renforcement des Forces d’autodéfense (FAD) du Japon. Comme la défense de l’archipel Nansei, dans le sud-ouest du pays, nécessite une supériorité aérienne et maritime, les forces de défense conjointes dynamiques en assureront activement et régulièrement la surveillance pour garantir une intervention sans heurts dans les scénarios de « zones grises », entre temps de paix et temps de guerre. Des troupes de combat qui peuvent être déployées rapidement, des véhicules blindés, des unités de défense aérienne et des lance-missiles sol-surface sont d’importants éléments de la défense de l’archipel Nansei. Le concept des forces de défense conjointes dynamiques est logique sur le plan stratégique. Essentiellement, il s’agit d’une version japonaise de la stratégie A2/AD le long des îles. La démonstration d’une position de défense renforcée enverrait un message de dissuasion à Beijing.

L’administration Abe a également réinterprété la constitution afin d’assurer une intervention sans heurts dans toute situation où la sécurité nationale du Japon est menacée. En mai 2014, le conseil consultatif de M. Abe a préconisé l’exercice de la légitime défense collective et la participation du pays aux mesures de sécurité collective des Nations Unies. En se fondant sur ce rapport, l’administration Abe a convenu d’un exercice « minimal » du droit du pays à la légitime défense collective. Cette décision présumait que la défense collective ne serait exercée que lorsque la survie de la nation japonaise et les droits des citoyens japonais sont fondamentalement menacés. Autrement dit, il y a peu de différence entre la défense individuelle et collective. La participation aux activités de sécurité collective sera aussi restreinte, parce que les FAD ne sont autorisées à participer à aucune activité s’inscrivant dans le cadre d’un recours à la force d’un autre État.

En se fondant sur cette décision du cabinet, le gouvernement a préparé des projets de loi sur la paix et la sécurité qu’il a déposés à la Diète. Ces projets de loi ont été adoptés par la Diète en septembre 2015. Lorsque les lois entreront en vigueur au printemps 2016, le Japon sera en mesure d’exercer la légitime défense collective dans une situation qui menace la survie de sa nation et d’assurer un soutien logistique aux États-Unis et à d’autres forces armées sans limites géographiques. Cependant, la politique du Japon sur le recours à la force continuera d’être restreinte comparativement à la norme internationale. Cette position restreinte témoigne de la réaction prudente du public japonais à l’élargissement du rôle des FAD.

Les nouvelles lignes directrices américano-japonaises en matière de défense

La Chine conteste le territoire du Japon et sa souveraineté en mer de Chine orientale. Comme elle est consciente que l’équilibre militaire mondial est toujours en faveur du Japon et des États-Unis, elle prend des mesures sans aller jusqu’à l’attaque armée afin d’éviter une intervention militaire américaine.

Les nouvelles lignes directrices américano-japonaises en matière de défense amélioreront la collaboration opérationnelle bilatérale et renforceront la structure de l’alliance. Elles permettent aux forces japonaises et américaines de mener des opérations combinées efficaces pour assurer la défense des unités et des actifs de l’autre en haute mer. Elles définissent également la division des tâches entre les FAD et les forces armées américaines. La division traditionnelle des tâches était celle de l’« épée » et du « bouclier » – les forces américaines assuraient la capacité de frappe offensive et les FAD, les mesures défensives. En vertu des nouvelles lignes directrices, les FAD assument la responsabilité principale avec une courte épée et un grand bouclier, tandis que les forces américaines jouent un rôle de soutien avec leurs capacités de frappe stratégique à longue portée. La nouvelle division des tâches rendra l’alliance plus symétrique et durable.

Le nouveau mécanisme de coordination de l’alliance (ACM) avalisera cette amélioration de la collaboration opérationnelle. Conformément à l’ACM, les FAD et les forces américaines échangeront des informations et se tiendront au courant de l’évolution de la situation, de temps de paix à zone grise puis à mesures d’urgence, tout en coordonnant les interventions bilatérales. Cela permettra à l’alliance de réagir efficacement à une coercition « larvée » de la Chine. Les nouvelles lignes directrices permettront également aux FAD et aux forces américaines de préparer des options de dissuasion flexibles pour éviter l’escalade. L’alliance peut en effet faire la démonstration de sa volonté et de sa détermination en déployant des unités alliées pour enrayer l’escalade. Par exemple, lorsque les États-Unis ont envoyé deux groupes aéronavals d’attaque dans les environs de Taïwan pendant la crise du détroit de Taïwan en 1996, le Japon n’avait pas participé. En vertu des nouvelles lignes directrices, les partenaires de l’alliance peuvent maintenant déployer leurs drapeaux ensemble dans ce type de situation.

Les nouvelles lignes directrices appellent à la coopération avec des tiers. L’alliance peut collaborer plus étroitement avec l’Australie dans le Pacifique et l’Inde dans l’océan Indien. Étant donné le changement de l’équilibre régional du pouvoir, le réseau « en étoile » de l’alliance traditionnelle américaine n’est pas suffisant pour maintenir l’ordre dans la région de l’Asie. Le Japon et les États-Unis intègrent d’autres partenaires régionaux dans l’alliance, plus particulièrement l’Australie, l’Inde, le Vietnam et les Philippines. Le partenariat entre le Japon, les États-Unis et l’Australie est la pierre angulaire du maintien de l’ordre dans la région. L’Inde est un autre partenaire prometteur, mais avec lequel la relation est encore difficile à cause de sa taille et de sa tradition de non-alignement. De plus, l’alliance peut mener davantage d’exercices concrets et efficaces de renforcement des capacités avec des pays comme les Philippines et le Vietnam. La coopération américano-japonaise dans le cadre du nouveau programme de sous-marins australiens renforcera la supériorité de l’alliance sous l’eau dans le Pacifique.

Conclusion

La stratégie de sécurité nationale du Japon correspond à la vision stratégique du président Abe. Elle reconnaît le glissement du rapport de forces en cours des États-Unis vers d’autres puissances émergentes comme la Chine et l’Inde et préconise la contribution proactive du Japon à la paix pour maintenir l’ordre international libéral. Le Japon contribuera donc de façon proactive à l’amélioration du contexte de sécurité mondial.

Le Japon ne va ni contenir la Chine ni céder à ses pressions militaires pour l’apaiser. D’une part, il va établir suffisamment de partenariats et de possibilités de défense pour décourager la Chine de s’affirmer, tout en encourageant Beijing à jouer un rôle plus responsable et constructif. Pour y arriver, il lui faudra établir un solide mur de défense pour protéger sa partie sud-ouest, tout en renforçant les capacités de partenaires idéologiquement proches afin de maintenir la règle de droit dans la région.

D’autre part, il est urgent de régler la question de la gestion des crises entre l’alliance américano-japonaise et la Chine afin d’éviter les mauvais calculs et d’empêcher l’escalade. Le Japon et la Chine sont sur le point de s’entendre sur un mécanisme de communication maritime et aérienne entre responsables de la défense. La prochaine étape est d’élaborer un code de conduite dans les domaines maritime et aérien. Les États-Unis et la Chine font des efforts semblables. Ces activités visent à gérer les crises par l’application du droit international existant (comme la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer [UNCLOS]) et des règles internationales (comme la Convention sur le Règlement international de 1972 pour prévenir les abordages en mer [COLREGS]). Si ces efforts sont couronnés de succès, ils feront beaucoup pour stabiliser les relations entre le Japon et la Chine.

Chapitre 18 – Revendications maritimes conflictuelles et stabilité dans la région de la mer de Chine méridionale

Si les activités de construction d’îles que mène la Chine sont importantes, c’est moins à cause de ce qu’elle a fait jusqu’ici que de ce qu’elle pourrait être sur le point de faire. Il convient de rappeler que, même si la Chine drague et construit depuis septembre 2013, elle n’occupe aucun nouveau territoire. Six des sept îles récemment construites reposent sur des récifs qu’elle a colonisés en 1988. Le septième, le récif Mischief, était occupé en 1994. La question est donc, que fera-t-elle ensuite?

Trois secteurs de la mer de Chine méridionale suscitent des craintes particulières : le banc Vanguard, au large des côtes vietnamiennes; le banc Reed, au large des côtes philippines; les environs des hauts-fonds de Luconia et James, au large des côtes malaisiennes. Tous trois ont un important potentiel pétrolier et gazier. Cela ne veut pas dire que les hydrocarbures sont la seule raison pour laquelle la Chine a entrepris de construire des îles. Elle a de nombreuses motivations, qui témoignent de ses nombreux intérêts liés à la sécurité et de ses nombreux groupes de pression internes.

Le 9 avril 2015, le porte-parole du ministre chinois des Affaires étrangères a fourni une liste de ces motivations. C’était une longue liste, peut-être parce que la Chine cherchait à dissimuler les points les plus importants : la défense du territoire, notamment l’affirmation de la souveraineté en tant que telle, les droits maritimes et l’exploitation des ressources minérales et halieutiques autour des îles.

L’auteur observe l’évolution de la situation depuis quatre ans et est arrivé à la conclusion que, dans la vision du monde de la Chine, la construction d’îles est une manœuvre défensive. Cependant, cette vision du monde repose sur un sentiment très net, quoique sans fondement, de droit historique. La Chine n’est peut-être pas encore une grande puissance, mais elle est déjà atteinte de l’autisme des grandes puissances.

Depuis que Deng Xiaoping a ordonné la création de la première zone économique spéciale de la Chine à Shenzhen en 1980, la prospérité du pays dépend d’un certain nombre de villes qui forment un demi-cercle autour de ses côtes. Les dirigeants du Parti communiste chinois (PCC) craignent que les États-Unis n’interviennent contre ces villes et ces ports soit dans le cadre d’une manœuvre directe contre leur régime, soit dans le contexte d’une crise taïwanaise. Les nouvelles îles – équipées de radars transhorizon, de missiles antinavires hypersoniques et de dispositifs de lutte anti-sous-marine – feraient sans doute partie d’une stratégie d’interdiction de l’espace maritime de la Chine pour tenter de protéger ses côtes.

La Chine n’est peut-être pas encore une grande puissance, mais elle est déjà atteinte de l’autisme des grandes puissances.

Le PCC ne semble pas croire que le libre-échange et les ressources communes mondiales suffisent pour assurer la sécurité du pays. La Chine est une importatrice nette de nourriture depuis 2007 et, en septembre 2013 (coïncidence, le mois où la construction des îles a commencé), elle a dépassé les États-Unis à titre de plus grande importatrice mondiale de pétrole. Le commerce extérieur représente plus de la moitié de la valeur de son produit intérieur brut (comparativement à moins du tiers aux États-Unis). Pourtant, le pays n’a pas d’accès direct à la haute mer.

Plus les États-Unis parlent d’« équilibrage à distance » – code signifiant affamer la Chine jusqu’à ce qu’elle se soumette en cas de conflit –, plus les forces armées chinoises élaborent des projets pour tenter de rendre cet objectif plus difficile à atteindre. En créant des pistes d’atterrissage, des bases navales et des dépôts logistiques sur les récifs, la Chine se dote d’une capacité de projeter sa puissance plus près du détroit de Malacca afin de protéger ces voies de commerce maritime. Le plus récent Livre blanc chinois sur la défense, publié en mai 2015, conférait à l’Armée populaire de libération (APL) une nouvelle « tâche stratégique », soit « protéger la sécurité des intérêts de la Chine à l’étranger », surtout dans le domaine maritime. Selon ce document, la Marine de l’APL « réorientera peu à peu ses activités de la “défense des eaux du large” vers une combinaison de “défense des eaux du large” et de “protection de la haute mer” ».

Une autre raison militaire pourrait être le désir de construire dans la mer de Chine méridionale ce que les sous-mariniers appellent un « bastion » : un endroit où l’eau est relativement profonde et où les sous-marins lance-missiles balistiques peuvent se cacher. L’Union soviétique avait transformé la mer d’Okhotsk, dans le nord-est du Japon, en un tel bastion pendant la guerre froide. Le développement par la Chine d’une grande base de sous-marins à Yulin, sur la pointe sud de l’île de Hainan, combiné aux constructions récentes dans les îles Spratlys, donne à penser que Beijing pourrait avoir emprunté l’idée.

Sur le plan régional, la construction d’îles par la Chine est susceptible de dissuader les revendicateurs de l’Asie du Sud-Est d’exploiter les ressources autour des îles Spratlys. Des réseaux d’approvisionnement plus courts et des bases fiables permettront de stationner davantage de navires et d’aéronefs des forces armées et de la garde côtière et le déploiement local d’aéronefs de patrouille maritime facilitera une meilleure connaissance de la situation.

L’accès aux pêches est important. À mesure que les revenus augmentaient en Chine de 1970 à 2010, la proportion de poisson dans le régime national a quintuplé, pour atteindre 25 kilogrammes par personne par année. La surpêche a obligé les équipes à chercher plus loin en mer. En 1988, 90 % de l’industrie chinoise pêchait à l’intérieur de la zone côtière. En 2006, 60 % des prises dans la province du Guangzhou étaient extracôtières. Des chalutiers ont reçu des dizaines de milliers de dollars en subventions pour développer leur capacité de pêche afin de pouvoir aller plus loin des côtes. Des centaines, peut-être des milliers de bateaux de pêche dans la province de Hainan reçoivent de 300 $ US à 500 $ US par jour pour aller pêcher dans des eaux contestées.

Il y a aussi le pétrole et le gaz. Le Vietnam revendique le banc Vanguard et il a loué il y a plusieurs années les droits d’exploitation des hydrocarbures à Talisman (qui était autrefois une entreprise canadienne, mais qui fait maintenant partie de Repsol). Toutefois, en juillet 2014, les droits chinois de forer sur le banc Vanguard ont été vendus à Brightoil, société ayant son siège à Hong Kong et des liens avec la classe politique chinoise. Il est possible que cela prélude à un renouvellement des efforts de la Chine pour forer là-bas une fois que les forces armées et la garde côtière auront mis en place l’infrastructure de soutien nécessaire dans les îles Spratlys.

La Malaisie a déjà des installations de production de pétrole actives dans les environs du haut-fond de Luconia, à l’intérieur de la zone économique exclusive (ZEE) qu’elle revendique au large de la côte de Bornéo. Cependant, en juin 2015, le gouvernement malaisien a révélé qu’un navire de la garde-côtière chinoise avait mouillé près de ce haut-fond pendant deux ans. La Chine considérerait aussi comme riche en pétrole le secteur du haut-fond James, qui est encore plus proche des côtes malaisiennes au sud-ouest. À cause d’une erreur de traduction tragicomique dans les années 1930, les enfants chinois apprennent à l’école encore aujourd’hui que le haut-fond James est le territoire le plus au sud du pays. En fait, le haut-fond ne peut pas faire l’objet d’une revendication territoriale : il s’agit d’une entité sous-marine.

Des centaines, peut-être des milliers de bateaux de pêche dans la province de Hainan reçoivent de 300 $ US à 500 $ US par jour pour aller pêcher dans des eaux contestées.

À l’heure actuelle, environ le tiers de l’électricité consommée sur la principale île des Philippines, Luzon, où se trouve Manille, est produite à partir du gaz du gisement Malampaya au large de l’île de Palawan. D’après les médias philippins, les réserves de ce gisement seraient épuisées d’ici 2024. Cependant, il semble y avoir beaucoup de gaz sous le banc Reed qui, bien qu’il soit situé à l’intérieur de la ZEE des Philippines, se trouve également à l’intérieur de la ligne en neuf traits de la Chine. En mars 2015, Forum Energy a annoncé que le gouvernement philippin lui avait refusé la permission de forer sur le banc Reed à cause des objections de la Chine. Depuis, Forum Energy a été obligée de retirer ses titres de la bourse de Londres. Nous pouvons être raisonnablement certains que la Chine essaiera de bloquer toute tentative des Philippines de forer dans le secteur. Elle pourrait même essayer d’avoir sa propre installation de forage pétrolier là-bas la première. Son nouveau port et sa nouvelle piste d’atterrissage sur le récif Mischief ne sont qu’à 60 milles marins de là.

Il est facile de qualifier ces mainmises sur les ressources de manœuvres « offensives », mais du point de vue de la Chine ce sont les pays de l’Asie du Sud-Est qui violent le territoire historique de la Chine. Pour Beijing, assurer le contrôle de l’espace maritime dans les îles Spratlys c’est défendre la souveraineté nationale et protéger les droits maritimes.

Tout le monde ne voit pas les choses ainsi. L’État chinois n’a manifesté aucun intérêt pour les îles de la mer de Chine méridionale jusqu’en 1909 lorsque, en réponse à un marchand japonais qui exploitait le guano de l’île Pratas, le gouverneur de la province du Guangzhou a lancé une expédition aux îles Paracel. Elle n’a manifesté aucun intérêt pour les îles Spratlys avant 1935, et aucun de ses représentants officiels n’avait jamais visité ces îles avant le 12 décembre 1946.

Néanmoins, au cours de la première moitié du XXe siècle, une nouvelle conscience nationaliste résultant d’un sentiment d’« humiliation nationale » infligée par des puissances étrangères a forgé une profonde conviction que la mer de Chine méridionale était historiquement chinoise. Cette conviction repose sur le télescopage intellectuel d’un malentendu historique – à savoir que les territoires de l’Asie du Sud-Est qui autrefois rendaient hommage à l’empereur chinois se considéraient eux-mêmes comme faisant partie du domaine chinois – et du tracé de frontières de type westphalien en Asie. Il est intéressant de noter que la Chine a fixé ses frontières terrestres avec presque tous ses voisins, mais qu’elle est en conflit sur ses trois frontières maritimes.

Il est essentiel de comprendre l’importance de ce sentiment de droit historique parce qu’il sous-tend toutes les actions de la Chine. Il existe une relation symbiotique entre les voix nationalistes qui utilisent des arguments liés aux ressources pour justifier leur revendication historique et les agences étatiques qui se servent des arguments nationalistes pour justifier leur mainmise sur les ressources.

Lorsque la Chine parle de négocier avec les revendicateurs rivaux, il est difficile de croire qu’elle veuille dire autre chose que finir par persuader ses rivaux de renoncer à leur position.

La Chine – tant la République de Chine que l’actuelle République populaire de Chine (RPC) – a donc fait valoir ses revendications, puis défendu sa présence sur les îles Spratlys à mesure que ses connaissances et ses moyens augmentaient. Ce fut une progression lente et agitée, mais constante. L’auteur ne croit pas qu’elle se terminera avant que la Chine occupe toutes les saillies de terre dans la mer et contrôle les espaces maritimes entre elles. Lorsque la Chine parle de négocier avec les revendicateurs rivaux, il est difficile de croire qu’elle veuille dire autre chose que finir par persuader ses rivaux de renoncer à leur position.

La Chine finira donc par se retrouver directement en conflit avec les normes actuelles du droit international. Bien que Beijing ait participé pleinement aux négociations qui ont mené à l’adoption de l’actuel droit de la mer, il ne considère plus la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS) comme un arbitre neutre des différends, mais plutôt comme une arme partisane brandie pour dépouiller la Chine de ses droits historiques. Il préfère une interprétation imaginative du droit international coutumier qui reconnaîtrait une revendication historique de toutes les eaux à l’intérieur d’une ligne en neuf traits qu’il a lui-même tracée. Certains analystes occidentaux croient que cette ligne n’est qu’une position de départ à partir de laquelle Beijing négociera un compromis. Ils se trompent : il s’agit du but vers lequel la Chine se dirige inexorablement.

Annexe A – Ordre du jour de la conférence

La Chine :

Une puissance fragile?

Conférence organisée par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS)

Les 5 et 6 octobre 2015

Administration centrale du SCRS, Ottawa

Jour un

8 h 30 – 8 h 45 Structure et objectifs de la conférence

8 h 45 – 9 h 00 Mot d’ouverture

9 h 00 – 10 h 00 Débat – Les forces et les faiblesses de la Chine

10 h 00 – 10 h 30 Module 1 – Réflexions sur la Chine contemporaine

10 h 30 – 10 h 45 Pause

10 h 45 – 12 h 15 Module 2 – Des fondations instables? L’état des affaires intérieures de la Chine

  • Caractéristiques démographiques et défis que les jeunes Chinois doivent surmonter
  • Erreur 404: Censure, idéologie et le « nouveau » communisme
  • Un géant aux pieds d’argile: les points faibles de l’économie de la Chine

12 h 15 – 13 h 15 Pause-repas

13 h 15 – 14 h 15 Module 3 – Un château de cartes? L’exercice du pouvoir depuis Zhongnanhai

  • La contre-réforme de Xi Jinping : l’orthodoxie, la discipline et la lutte pour rétablir les normes du parti
  • Factions, cliques, bandes et groupuscules au sein de l’élite chinoise

14 h 15 – 14 h 30 Pause

14 h 30 – 16 h 00 Module 4 – Défendre la forteresse: de grandes murailles de pierres, de sable et de code binaire

  • Toute cette puissance: Évaluation de la modernisation de l’Armée populaire de libération
  • L’appareil du renseignement de la République populaire de Chine: les défis de la professionnalisation
  • Les capacités grandissantes de la Chine en matière de cyberguerre

16 h 00 – 16 h40 Vous mourrez, je vis: les répercussions durables de la champagne de lutte contre la corruption du Parti communiste chinois

16 h 40 Levée de la séance

 

Jour deux

8 h 45 – 9 h 00 Présentation du programme du deuxième jour

9 h 00 – 10 h 30 Module 5 – Le nouveau triomphalisme chinois et visions d’un nouvel ordre mondial

  • Son propre ordre mondial? Les ambitions régionales de la Chine
  • Le rêve chinois d’un nouvel ordre financier mondial: un défi pour les institutions de Bretton Woods?
  • Les intérêts changeants de la Chine à l’égard des pays limitrophes : regards sur la Russie et l’Arctique

10 h 30 – 10 h 45 Pause

10 h 45 – 12 h 00 Conférencier principal: Apprivoiser le dragon

12 h 00 – 13 h 00 Pause-repas

13 h 00 – 14 h 30 Module 6 – Tensions émergentes dans l’Asie-Pacifique

  • Les relations sino-américaines: les tourments actuels du duo le plus influent de la planète
  • De l’utilité à la peur: les tendances qui définissent la relation entre Beijing et Tokyo
  • Vers un fait-accompli? Le choc des revendications maritimes et la stabilité de la région de la mer de Chine méridionale

14 h 30 – 14 h 45 Pause

14 h 45 – 16 h 15 Débat – Frères ennemis? Répercussions sur le Canada

16 h 15 – 16 h 30 Synthèse

16 h 30 – 16 h 45 Mot de la fin

16 h 45 Levée de la séance

 

Annexe B – La Liaison-recherche au SCRS

Le renseignement dans un monde en évolution

On dit souvent que le monde évolue de plus en plus rapidement. Analystes, commentateurs, chercheurs et autres – associés ou non à un gouvernement – acceptent peut-être ce cliché, mais la plupart commencent seulement à comprendre les conséquences très réelles de ce concept pourtant abstrait.

La sécurité mondiale, qui englobe les diverses menaces pour la stabilité et la prospérité géopolitiques, régionales et nationales, a profondément changé depuis la chute du communisme. Cet événement a marqué la fin d’un monde bipolaire organisé selon les ambitions des États-Unis et de l’ancienne URSS et les tensions militaires en résultant. Détruisant rapidement la théorie de « fin de l’histoire » des années 1990, les attentats terroristes contre les États-Unis en 2001, ainsi que des actes terroristes subséquents dans d’autres pays, ont depuis modifié ce qu’on entend par sécurité.

La mondialisation, l’évolution rapide de la technologie et la sophistication des moyens d’information et de communication ont eu une incidence sur la nature et le travail des gouvernements, y compris des services de renseignements. En plus des conflits habituels entre États, il existe désormais un large éventail de problèmes de sécurité transnationale découlant de facteurs non étatiques, et parfois même non humains. Ces problèmes vont du terrorisme, des réseaux illégaux et des pandémies à la sécurité énergétique, à la concurrence internationale pour les ressources et à la dégradation mondiale de l’environnement. Les éléments de la sécurité mondiale et nationale sont donc de plus en plus complexes et interdépendants.

Notre travail

C’est pour mieux comprendre ces enjeux actuels et à venir que le SCRS a lancé, en septembre 2008, son programme de liaison-recherche. En faisant régulièrement appel aux connaissances d’experts au moyen d’une démarche multidisciplinaire, axée sur la collaboration, le Service favorise une compréhension contextuelle des questions de sécurité pour le bénéfice de ses propres experts ainsi que celui des chercheurs et des spécialistes avec qui il s’associe. Ses activités visent à établir une vision à long terme des différentes tendances et des divers problèmes, à mettre en cause ses hypothèses et ses préjugés culturels, ainsi qu’à affiner ses moyens de recherche et d’analyse.

Pour ce faire, nous :

  • nous associons activement à des réseaux d’experts de différents secteurs, dont l’administration publique, les groupes de réflexion, les instituts de recherche, les universités, les entreprises privées et les organisations non gouvernementales (ONG), tant au Canada qu’à l’étranger. Si ces réseaux n’existent pas déjà, nous pouvons les créer en collaboration avec différentes organisations;
  • stimulons l’étude de la sécurité et du renseignement au Canada, favorisant ainsi une discussion publique éclairée à propos de l’histoire, de la fonction et de l’avenir du renseignement au Canada.

Dans cette optique, le programme de liaison-recherche du Service emprunte de nombreuses avenues. Il soutient, élabore, planifie et anime plusieurs activités, dont des conférences, des séminaires, des études, des exposés et des tables rondes. Il participe aussi activement à l’organisation du Global Futures Forum, un appareil multinational du renseignement et de la sécurité qu’il soutient depuis 2005.

Nous n’adoptons jamais de position officielle sur quelque question, mais les résultats de plusieurs de nos activités sont publiés sur le site Web du SCRS au www.csis-scrs.gc.ca. Par la publication des idées émergeant de nos activités, nous souhaitons alimenter le débat et favoriser l’échange d’opinions et de perspectives entre le Service, d’autres organisations et divers penseurs.

 

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