La Russie et l'Occident : Les conséquences d'une rivalité renouvelée
Publié : mercredi 08 juillet 2015
Publication no 2015-06-02 de la série Regards sur le monde : avis d'experts
Le présent rapport est fondé sur les opinions exprimées par les participants et les exposants, de même que sur de courts articles offerts par les exposants à l'occasion d'un atelier organisé par le Service canadien du renseignement de sécurité dans le cadre de son programme de liaison-recherche. Le présent rapport est diffusé pour nourrir les discussions. Il ne s'agit pas d'un document analytique et il ne représente la position officielle d'aucun des organismes participants. La conférence s'est déroulée conformément à la règle de Chatham House; les intervenants ne sont donc pas cités et les noms des conférenciers et des participants ne sont pas révélés.
www.scrs-csis.gc.ca
Publié en juin 2015
Imprimé au Canada
© Sa Majesté la Reine du chef du Canada
Table des matières
- L'atelier et ses objectifs
- Sommaire
- La Russie : sa perception de soi et ce qui en découle
- L'appareil du renseignement russe : compétence, concurrence et courtisanerie
- La politique et les affaires en Russie
- Sanctions et faiblesse des prix du pétrole : répercussions possibles sur la Russie en 2015
- Perspectives d'un conflit gelé dans l'est de l'Ukraine : situation actuelle et tendances
- Point de vue militaire : ce que présage la modernisation des forces armées russes
- Phase de transition dans l'insurrection dans le Nord-Caucase : de l'Émirat du Caucase à l'État islamique en Irak et au Levant
- Les relations entre les États-Unis et la Russie : vingt ans de crise?
- Relations de la Russie avec l'Union européenne et conséquences pour l'OTAN
- La liaison-recherche au SCRS
L’atelier et ses objectifs
Le 19 mai 2015, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a tenu, dans le cadre de son programme de liaison-recherche, une conférence portant sur divers aspects politiques et sécuritaires liés à la Russie. L’atelier, qui s’est déroulé suivant la règle de Chatham House, a permis aux experts qui ont présenté des exposés et aux autres participants de se pencher sur la nature et les manifestations des tensions croissantes entre la Russie, d’une part, de même que l’Occident et ses alliés, d’autre part.
Des chercheurs réputés du Canada, des États-Unis et d’Europe ont assisté à la conférence. Le présent rapport comprend les points saillants issus de l’événement; il présente les points de vue de ces experts indépendants, et non ceux du SCRS.
Lancé en 2008, le programme de liaison‑recherche du SCRS a pour objectif de favoriser les échanges entre des professionnels du renseignement et des experts aux origines culturelles variées qui œuvrent dans différentes disciplines au sein d’universités, de groupes de réflexion, d’entreprises privées et d’autres instituts de recherche, au Canada et à l’étranger. Les idées et les conclusions de certains de nos interlocuteurs ne cadrent pas toujours avec les points de vue et les analyses du Service, mais c’est précisément pour cette raison qu’un tel dialogue est utile.
Sommaire
Le retour de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie en 2012 a mis un terme à tout effort pour définir des domaines de collaboration entre la Russie et l’Occident. Plutôt que de mettre l’accent sur la diplomatie, Poutine a adopté un discours général de doléances, qui rejette les principes de sécurité de l’après-Deuxième Guerre mondiale, qui fait renaître les thèmes impérialistes russes traditionnels et qui favorise une interprétation vigoureuse du statut de la Russie à titre de successeur de l’URSS.
Le discours de Poutine affirme la primauté de la Russie à titre de puissance mondiale ayant le droit de participer au règlement de tous les conflits à l’échelle internationale. Selon ce discours, les pays en périphérie de l’ancienne Union soviétique possèdent une souveraineté limitée, et l’intérêt de l’Occident pour leur essor économique et politique nuit aux intérêts légitimes des Russes sur le plan de la sécurité. La Russie renforce le concept de la souveraineté limitée de ses voisins en affirmant qu’il est de son devoir sacré de protéger les minorités russes à l’extérieur de ses frontières. Pour l’Occident, les années 1990 sont considérées comme une période de dialogue positif, tandis que, pour Poutine, il s’agit d’une décennie au chaos destructeur, qui ne doit jamais se répéter.
En Russie, Poutine a établi une structure gouvernementale et économique autoritaire. Les manifestations pro-démocraties au pays sont vues comme le résultat d’efforts d’ingérence et de manipulation de l’étranger. En outre, l’Occident ne représente pas un progrès souhaitable, mais plutôt une culture décadente et inférieure à celle de la Russie. Les pays occidentaux rejettent ce discours, dans lequel ils voient un motif transparent pour porter atteinte à la souveraineté des pays voisins, ce qui contrevient au droit international.
Mesures prises par la Russie en Ukraine
La Russie se fonde sur ce discours, selon lequel l’Ukraine fait partie de sa sphère d’influence, pour justifier les mesures prises dans ce pays. En raison de son potentiel économique, l’Ukraine est considérée comme essentielle à l’établissement de l’Union eurasiatique. Sur le plan politique, étant donné que l’Ukraine de l’ère postsoviétique a eu un régime autocratique et corrompu semblable à celui de la Russie, Poutine ne peut se permettre de la voir devenir une véritable démocratie et prospérer en raison de ses liens avec l’Union européenne. Il est donc intervenu de façon énergique lorsque cette possibilité est apparue à la chute du gouvernement de Viktor Ianoukovitch : il s’est emparé de la Crimée et a encouragé l’incursion dans le Donbass dans le but de déstabiliser l’Ukraine de façon permanente.
Ces actions en Ukraine ont entraîné l’apparition d’une guerre hybride ou « inavouée ». Les forces spéciales russes ont facilité l’annexion, sans opposition, de la Crimée, un fait ultérieurement admis par Poutine. Dans le Donbass, où il y avait une forte résistance, Moscou a eu recours à des milices organisées localement ou depuis la Russie, ainsi qu’à des sociétés militaires privées et à des forces officielles, notamment des unités spéciales et des unités d’élite.
Cet amalgame de forces revêt une importance stratégique et tactique. Les milices et les sociétés militaires privées sont difficiles à diriger, mais il est toutefois facile pour la Russie de les désavouer si elle veut nier toute participation dans l’incursion. Les forces officielles sont quant à elles efficaces et faciles à coordonner, mais leur rôle est plus évident, ce qui limite la souplesse sur le plan stratégique ainsi que les possibilités de déni aux fins de propagande.
Les forces déjà à l’œuvre représentent une partie seulement de cet amalgame stratégique. Moscou laisse entendre que d’autres forces pourraient être utilisées en cas de provocation et mentionne un possible recours à l’arme nucléaire dans le but de déranger les calculs des Occidentaux. En outre, la Russie se sert des mouvements provocateurs des sous‑marins et des bombardiers à long rayon d’action pour renforcer les tensions et susciter des doutes sur ses options.
Réaction
Les forces ukrainiennes combattent les milices et leurs alliés, mais sont désavantagées par un très faible degré d’entraînement de base, un équipement désuet, une mauvaise logistique et la corruption du gouvernement. Malgré l’accord de Minsk 2, visant à imposer un cessez-le-feu, les combats se poursuivent, mais sont d’une plus faible intensité.
Les États-Unis, des pays européens et des alliés proches ont pris des sanctions modérées contre la Russie. La chancelière d’Allemagne, Angela Merkel, a fortement affirmé la nécessité de réagir avec fermeté au rejet par la Russie des principes de sécurité postérieurs à 1945. Pour l’instant, les sanctions sont maintenues, mais il est peu probable que les pays européens les renforcent, alors qu’ils font face à des pressions importantes pour les alléger. La Russie envoie de l’argent à des partis d’opposition européens de l’extrême gauche et de l’extrême droite pour encourager une adhésion à son point de vue.
L’Union européenne est au beau milieu d’une crise géopolitique à laquelle elle a de la difficulté à réagir de façon cohérente. En revanche, l’OTAN a adopté une position stratégique explicitement géopolitique qui lui a permis de renforcer sa capacité de résister à toute autre agression russe. Entre autres mesures, l’OTAN a envoyé dans les républiques baltes des forces faisant office de sonnette d’alarme.
Malgré les sanctions économiques et politiques qui lui ont été imposées, la Russie a atteint certains de ses objectifs : les mesures qu’elle a prises ont déstabilisé l’Ukraine en plus de l’affaiblir sur le plan économique, l’OTAN ne cherche pas à renforcer les liens avec les républiques en périphérie et l’Union européenne s’est retirée des combats.
Toutefois, même si ce sont ses gestes qui alimentent les affrontements sur ses frontières occidentales, la Russie ne maîtrise pas tous les risques de violence. Elle pourrait faire face à une recrudescence de l’insurrection dans le Nord-Caucase si les combattants de retour de Syrie devaient amener dans cette région pacifiée de nouvelles tactiques et une nouvelle agressivité.
Conséquences économiques pour la Russie
Grâce à ses richesses en ressources naturelles, en particulier le pétrole et le gaz, la Russie a pu enregistrer un excédent courant considérable. Toutefois, même avant l’imposition des sanctions et la chute des prix du pétrole, son économie présentait d’importants points faibles. La stratégie économique descendante de Poutine, nécessaire pour conserver sa base de soutien, c’est-à-dire les oligarques, a créé des inefficacités sur le plan micro-économique. Les entreprises qui ne détiennent pas de privilèges spéciaux sont aux prises avec de mauvaises infrastructures, des droits de propriété insuffisants, des pressions politiques, la manipulation des marchés, un gouvernement inefficace et une corruption omniprésente.
Les sanctions et la chute des prix du pétrole ont entraîné une baisse considérable du PIB et accru l’instabilité du rouble. On observe une certaine reprise économique, mais le pays sera en récession modérée et aura de très faibles taux de croissance pour une période indéterminée. Poutine se trouve dans une impasse : il n’a pas de politique économique cohérente et ne peut restructurer l’économie sans miner sa propre base de soutien. La fuite de capitaux, qui avait commencé avant l’actuelle crise du rouble, s’est poursuivie, un signe que les investisseurs étrangers et nationaux manquent de confiance dans les perspectives économiques de la Russie.
Les Russes ont tendu la main à la Chine pour en faire un nouveau partenaire. Toutefois, l’entente conclue avec Gazprom en 2014 montre clairement que les Chinois vont profiter de ce besoin des Russes de trouver de nouveaux amis.
Depuis 1990, l’appui populaire des présidents de Russie est très étroitement lié à la croissance économique. Le ralentissement de l’économie russe a cassé cette tendance, et Poutine a vu sa cote de popularité chuter. Toutefois, son intervention en Ukraine l’a fait grimper à un niveau bien supérieur à celui associé aux tendances économiques. Cette situation ne peut durer, et le lien entre croissance économique et popularité s’imposera de nouveau à un moment ou un autre.
Contexte politique
Un régime autocratique peut être fondé sur l’armée, un parti unique ou une « personnalité ». Ce dernier modèle, adopté par Poutine, est le plus instable et le plus vulnérable aux brusques changements dans l’appui populaire. Poutine risque de perdre en popularité à mesure que l’économie s’affaiblit, mais les autres sources sur lesquelles il compte pour asseoir son pouvoir ne sont pas non plus entièrement fiables.
Poutine a favorisé les services de sécurité, qui, en retour, ont soutenu son régime autocratique. Toutefois, les services de renseignement et de sécurité seraient en proie à la corruption, au cynisme et à la myopie stratégique. Ils disent à Poutine ce que celui‑ci veut entendre, mais omettent de lui donner des avis stratégiques tenant compte des points faibles et des échecs. Ils contribuent à une interprétation erronée des intentions et des moyens de l’Occident et tendent à ne pas fournir d’interprétations différentes des événements ou des faits gênants. Il est absolument impossible de garantir la fidélité des services de sécurité. Un coup contre Poutine ne pourrait réussir sans leur participation, mais ne serait vraisemblablement pas dirigé par eux.
Les observateurs voient d’importantes conséquences dans le fait que Poutine soit entouré d’un groupe relativement restreint. Il est devenu de plus en plus difficile de recueillir des informations fiables sur les intentions de Moscou. Les Russes craignent de parler à des étrangers, et les commentateurs ont un accès limité auprès du petit nombre de personnes de confiance. Même si un accès et une ouverture accrus étaient possibles, il est douteux que quiconque sache ce que Poutine fera. En outre, il se peut que les décisions importantes découlent simplement d’une politique improvisée et opportuniste.
Transition vers un avenir instable
La Russie et l’Occident ont des visions du monde qui semblent incompatibles, et le conflit se poursuivra pendant le mandat de Poutine et après.
Pour ce qui est de l’Occident, la question est de savoir si l’Europe demeurera unie dans son rejet du discours axé sur la Russie de Vladimir Poutine et de ses conséquences géopolitiques. Jusqu’à présent, l’unité est maintenue, malgré les efforts de Moscou pour la rompre. Toutefois, les sanctions sont coûteuses pour les entreprises et les économies occidentales en général. Une répétition du processus de négociation de Minsk, dans le cadre duquel d’importantes concessions ont été accordées aux milices au détriment de la souveraineté de l’Ukraine, signalerait une possibilité de concessions toujours plus grandes en raison des pressions constantes exercées par la Russie.
Dans l’avenir, la situation pourrait évoluer de plusieurs façons différentes en Ukraine.
- Le premier scénario est celui d’un conflit gelé, où il n’y a aucune autre négociation et où le Donbass n’est pas réintégré à l’Ukraine. Ce scénario improbable serait plus coûteux pour la Russie que pour l’Ukraine. Outre les sanctions, la Russie devrait aussi gérer les coûts liés à l’administration de la région. Grâce à des apports d’aide accrus, l’Ukraine pourrait procéder à une réforme nationale et peut-être commencer à se rapprocher dans les faits de l’Union européenne.
- Le deuxième scénario, soit celui de la mise en œuvre complète de l’accord de Minsk 2, est également peu probable, car l’Ukraine a subi une importante perte de souveraineté et n’a donc pas respecté certaines parties de l’accord.
- Le troisième scénario est celui d’une intensification du conflitet dépend de la façon dont Poutine évaluera la volonté de l’Occident de résister à toute autre agression russe. Selon ce scénario, les pressions exercées par les Russes pourraient donner lieu à une série de nouveaux accords de Minsk où la position de l’Ukraine serait chaque fois encore plus affaiblie. La Russie finirait par demander un « nouveau Yalta » (pour qu’on accepte ses revendications de domination de ses voisins), mais il n’y a aucune chance que les pays occidentaux souscrivent à une telle chose.
- Enfin, il est possible qu’un accord mutuellement acceptablesoit conclu, bien que le chemin pour y parvenir se soit révélé difficile jusqu’à présent.
L’OTAN n’intervient pas directement sur la scène ukrainienne, mais y a déployé des ressources pour empêcher une pénétration. La Russie utilise ses forces aériennes et navales d’une façon provocatrice, qui peut mener à une crise, même sans mesures terrestres hostiles contre des membres de l’OTAN. La Russie elle-même pourrait faire face à une instabilité accrue dans le Nord-Caucase. En outre, la modernisation des forces militaires russes pourrait se traduire par des coûts difficiles à payer.
Pour Poutine, l’incursion en Ukraine a permis de faire des gains politiques au pays, mais a aussi entraîné d’importants coûts économiques directs et indirects se chiffrant en centaines de milliards de dollars. Ces coûts ainsi que les sanctions continueront de freiner considérablement la croissance économique et donc de dégrader les conditions de vie de la population russe. Poutine demeure très populaire à titre de champion d’un mouvement nationaliste, mais il doit faire face aux multiples attentes qu’il a suscitées.
Il se révèle de plus en plus difficile de prédire le tour que prendra la relation entre la Russie et l’Occident. Comme il a été mentionné, le noyau central du Kremlin est petit, et les observateurs et les diplomates y ont très peu accès. Poutine a créé une autre réalité pour les Russes et il a lui-même très peu accès à des opinions et à des sources d’information différentes. Les Russes sont aux prises avec une récession presque permanente et craignent de dire ce qu’ils pensent. En outre, les sociétés de sondage estiment que leur indépendance est menacée.
En raison des multiples inconnues importantes qui existent, il est encore plus difficile pour l’Occident de tenter de comprendre les intentions de la Russie.
La Russie : sa perception de soi et ce qui en découle
L’idée que les Russes se font de la place que leur pays occupe dans le monde et la façon dont il doit être gouverné est d’une importance cruciale. Les nationalistes russes contesteront peut-être le droit ou la capacité des étrangers à l’interpréter, mais l’on se doit quand même d’essayer.
Quelques propositions générales
Il existe un lien historique évident entre le principe hiérarchique du mode de gouvernement russe et le passé impérial de Moscou. Qu’on affaiblisse l’autorité du Kremlin et la Russie vole en éclats. Ce concept sous-entend le droit et la nécessité pour l’État de dominer ses voisins, qu’ils fassent ou non officiellement partie du territoire gouverné par le Kremlin.
Contrairement aux autres États qui sont nés de l’ex-URSS, la Russie n’a pas éprouvé un quelconque sentiment de libération. Elle se considérait plutôt comme le successeur de l’Union soviétique qui méritait d’être reconnu comme tel par les pays étrangers – en particulier les États‑Unis. Elle en a rapidement déduit qu’il fallait remplacer ce que la majorité des décideurs russes voyaient comme un monde unipolaire dominé par Washington par un monde multipolaire dont Moscou serait le pole dirigeant.
La propagande incessante des trois dernières années a joué sur l’impression tenace voulant que la Russie soit d’une nature spéciale et distincte de celle de l’Occident.
À l’ère d’Eltsine, le pays a connu une tentative timide, avec le soutien de l’Occident, pour forcer l’adoption d’un mode de gouvernement responsable. Pendant une brève période, il a pour ce faire réexaminé son passé, ce qu’il ne pouvait éviter s’il voulait se réinventer. Le résultat en a été un ensemble de mythes glorifiant le passé, protégés par la loi, avec pour noyau Staline et la Grande Guerre patriotique (1941-1945) et pour grande leçon la nécessité d’un État fort et centralisé pour la survie de la Russie. Le défilé de la Fête de la Victoire de 2015 sur la place Rouge vise à faire passer le message.
Poutine affirme qu’il a redonné à la Russie son statut de joueur décisif après la dangereuse instabilité des années 1990. Mais il n’arrive pas tout à fait à dissimuler la réalité que le gouvernement est dirigé par une cabale intéressée, obtuse et quelque peu nerveuse. L’économie russe est en difficulté. Le Kremlin a soutenu sa position en insistant sur la nécessité pour la Russie de se défendre contre ses ennemis au pays et à l’étranger.
Pour la plupart, mais à des degrés différents, le peuple russe accepte la nécessité d’avoir un gouvernement très centralisé. Il est aussi dans sa tradition de surprendre ses dirigeants, comme lors des manifestations de 2011-2012. De nos jours, la majorité des Russes préfère peut-être laisser les décisions politiques au Kremlin. L’incertitude au sujet de l’avenir après Poutine renforce ce point de vue. Les relations au quotidien avec l’État nourrissent tout de même chez la population une profonde méfiance à l’égard de ses instruments.
La propagande incessante des trois dernières années a joué sur l’impression tenace voulant que la Russie soit d’une nature spéciale et distincte de celle de l’Occident. L’affirmation d’une spiritualité supérieure masque un sentiment d’infériorité. Les « valeurs russes » et le « monde russe » que l’on prêche sonnent bien à l’oreille, mais ni l’un ni l’autre de ces slogans ne traduit une promesse de répondre à la question qui tourmente le pays depuis le début de la fin de l’Union soviétique : quel est le but fondamental de la Russie?
L’image que le Kremlin se fait de la menace de l’extérieur
L’instabilité règne aux frontières sud de la Russie, et il y a lieu de regarder la puissance chinoise avec soupçon. L’Occident n’a jamais représenté de menace comparable. Pourtant, les décideurs russes maintiennent avec de plus en plus d’ardeur que leur principal adversaire est bel et bien l’Occident, en particulier les États-Unis. Sous le régime d’Eltsine, le sentiment grondait que l’Occident trahissait les principes qu’il mettait de l’avant et qu’il négligeait les intérêts de la Russie. Sous le régime de Poutine, ce sentiment s’est mué en une diatribe d’une virulence comparable à celle de la légende du coup de poignard dans le dos qui a empoisonné l’Allemagne entre les deux guerres mondiales. Les accusations sont familières, mais les détails sont matière à spéculation. Il n’en reste pas moins que, chez le Kremlin et une bonne partie de la population, les convictions dominantes sont celles-ci : tout ce qui se décide dans le monde sans le concours de la Russie est dirigé contre la Russie, les autres doivent obéir aux règles établies par la Russie (en particulier les voisins « proches ») et le changement de régime est une menace que les États-Unis laissent planer sur la Russie.
Il est difficile pour les observateurs occidentaux de saisir le sens d’un narcissisme aussi superficiel. Il ne sera jamais dans l’intérêt d’un pays de démanteler la Russie. Il n’appartient d’ailleurs ni aux États-Unis ni à quiconque d’en changer le régime. Moscou ne comprend-il vraiment pas pourquoi tant de ses voisins le craignent? Ou l’Occident a-t-il commis une faute obscure qui, s’il pouvait la réparer, permettrait à la situation de reprendre son cours normal?
Une théorie en Occident admet la proposition russe selon laquelle le conflit avec le Kremlin au sujet de l’Ukraine est une lutte Est-Ouest à l’image de la guerre froide. Les politiques russes ont certes causé une réaction concertée en Occident. Mais le désaccord qui forme le nœud des manifestations sur la place Maïdan à Kiev et la place Bolotnaïa à Moscou porte sur le mode de gouvernement à adopter dans les pays de l’ex-Union soviétique et le droit de la population à faire ce choix. L’accord « Minsk 2 » est instable en soi. Selon la logique des politiques russes, le Kremlin devrait imposer sa loi à Kiev par procuration, ce qui dépasse certainement les bornes. Cette logique découle du choix que Poutine a fait en mai 2012, c’est-à-dire rejeter la réforme économique et, par le fait même, la réforme politique, réprimer l’opposition et embrasser le nationalisme. En poursuivant ces objectifs, Poutine a davantage miné les fondements essentiels à l’avenir stable d’un État : une structure institutionnelle efficace, la primauté du droit et la reddition de comptes. La tolérance, voire l’approbation, de la violence perpétrée par les miliciens en Russie et en Ukraine a d’autant plus diminué les chances que Poutine ou son entourage reviennent à des politiques plus prudentes.
Un changement à venir?
L’obsession de la Russie à propos de l’Occident a fait couler beaucoup d’encre, et ce n’est pas fini. Le rêve de l’Eurasie enflamme les imaginations. La Russie des années 1990 était divisée. Ceux qui voulaient en faire un pays « normal » entendaient se fonder sur des modèles européens. Les dirigeants actuels de la Russie ont choisi de définir l’Occident comme « l’autre ». Ils ont soif d’obtenir son respect, ce qui dans leur esprit suppose une crainte de la Russie. L’« Occident » est un concept généralisé plutôt que simplement un ensemble de nations et d’institutions. Par conséquent, il représente tour à tour un idéal, un reproche et un défi pour le peuple russe et ses dirigeants.
Le Kremlin de Poutine tente de faire entrer la Russie dans un moule qui rejette son héritage européen. Un patriotisme belliqueux ne compensera en rien les efforts actuellement déployés pour fermer les esprits russes. Les deux prochaines années seront une période difficile pour le régime et pour la Russie.
L’appareil du renseignement russe : compétence, concurrence et courtisanerie
La Russie a hérité de l’immense et agressif appareil du renseignement de l’ex-Union soviétique, qui, sous le régime de Poutine, s’est remis de l’abandon et du déclin qui ont été son sort pendant les années 1990. Maintenant, revigorés par de généreux budgets, fortifiés par un président qui les considère comme la « nouvelle noblesse »Note de bas de page1 et poussés par la demande d’un avantage concurrentiel, les nombreux services de renseignement russes sont tout aussi actifs qu’ils l’étaient au sommet de la guerre froide. Malgré les allégations chroniques de corruption, de clientélisme et de rivalités acharnées entre organismes, ils méritent d’être considérés comme des atouts redoutables. Cependant, la nécessité de manœuvrer dans un système politique hautement axé sur la présidence où se dessine une idéologie de « nationalisme énergiquement défensif », de même que les répercussions de leurs querelles territoriales intestines, les retiennent de jouer un rôle stratégique positif plutôt qu’un rôle de nature tactique. À vrai dire, Poutine obtient les renseignements qu’il veut avoir tout de suite, pas nécessairement ceux qu’il lui faut.
L’appareil du renseignement russe
Une dizaine d’organismes forment ce qui doit être considéré comme l’appareil du renseignement russe. Les plus importants sont le Service fédéral de sécurité (FSB), qui s’occupe principalement de la sécurité intérieure, mais qui joue aussi un rôle croissant à l’extérieur du pays, le Service du renseignement extérieur (SVR) ainsi que la Direction principale du renseignement de l’état-major général (le GRU), chargée du renseignement militaire. S’y ajoutent toute une gamme d’autres organismes au rôle plus restreint, comme le Service fédéral antidrogue (FSKN) et le Service fédéral de protection (FSO). La plupart d’entre eux peuvent retracer leurs origines soviétiques au KGB, remplissent une grande variété de fonctions et jouissent d’une portée d’action et d’un degré d’autonomie politique très divers. Ils ont toutefois quelques traits distinctifs en commun :
- un recoupementdes responsabilités d’une ampleur rarement vue en Occident, notamment pour favoriser la pluralité et la concurrence des points de vue. Ce recoupement est particulièrement évident en Crimée, où le FSB, le GRU, le SVR et d’autres organismes (comme le MVD, le ministère de l’Intérieur) mènent tous des activités, souvent en parallèle, parfois même à sens opposé;
- en partie à cause de cela, une propension aux querelles territoriales, non pas simplement pour s’accaparer un financement ou l’accès au président, mais bien pour assurer leur survie (à titre d’exemple, à la suite de conflits de ce genre en 2003, la FAPSI, un service de renseignement technique, a été démantelée et ses actifs ont été redistribués entre plusieurs de ses rivaux) et saisir les bonnes affaires;
- un accent mis sur les activités opérationnelles : ces organismes sont souvent entraînés dans cette direction, car ils ont été conçus pour faire plus que la collecte et l’analyse d’informations. Ils ont en conséquence noué une relation particulière avec le monde du crime organisé, qu’ils considèrent comme un appui particulièrement utile;
- une « mentalité de guerre » selon laquelle on considère que le monde est fait de gagnants et de perdants, on présume qu’il pèse sur la Russie une menace grave, voire existentielle, et on estime d’instinct qu’il vaut mieux agir que de ne rien faire;
- une corruptionendémique découlant de l’absence d’un mécanisme de surveillance efficace et transparent, d’un cadre permissif, de la capacité d’utiliser les informations et les mesures coercitives à leur disposition et du recours prolongé à des contacts du monde criminel.
Les hommes de Poutine
Dans l’ensemble, les services de renseignement russes ont largement profité du soutien personnel et du style de gouvernement du président Poutine, qui préfère les opérations sous couverture à la consultation des sources ouvertes et qui considère les services de renseignement comme des ressources asymétriques à utiliser contre une puissance plus riche, et à plusieurs égards plus forte, comme l’Occident. Après la disette des années 1990, ils ont recouvré leurs budgets d’autrefois et ont obtenu une liberté d’action sans précédent.
À vrai dire, Poutine obtient les renseignements qu’il veut avoir tout de suite, pas nécessairement ceux qu’il lui faut.
Cela dit, ces avantages leur sont accordés à la condition qu’ils produisent des résultats. À titre d’exemple, le GRU a connu une importante période de déclin de 2008 à 2013, au point où l’on a sérieusement remis en question sa qualité de Direction principaledu renseignement de l’état-major général—une distinction bureaucratique sur laquelle reposait une large part de son prestige et de son autonomie—précisément parce qu’il ne produisait pas des résultats à la hauteur des attentes, en particulier pendant la guerre de 2008 contre la Géorgie, ce qui l’a rendu vulnérable à ses rivaux militaires et civils. Toujours est-il que le GRU a fait une remontée triomphale—du moins pour l’instant—lors de l’annexion de la Crimée et de la guerre qui a suivi en Ukraine.
Il résulte de tout cela que les services de renseignement russes occupent maintenant une position de force, quoique précaire :
- à de nombreux égards, ils sont de nouveau à leur apogée, car ils ont élargi leurs réseaux de façon considérable et durable et ils mènent des opérations d’une envergure, d’une fréquence et d’une agressivité pratiquement inégalées;
- l’absence relative de mécanismes de surveillance institutionnels fait en sorte qu’ils jouissent d’une très grande autonomie stratégique et opérationnelletant que Poutine considère qu’ils sont efficaces;
- cette autonomie a donné lieu à un haut degré de corruptionainsi qu’à des querellesbureaucratiquesà l’interne et entre organismes qui ne peuvent souvent être réglées que par une lourde intervention du Kremlin;
- la valeur de leur apport est cependant discutablejustement à cause de la grande mesure dans laquelle les intérêts personnels et organisationnels dépendent de la faveur présidentielle. Le gouvernement qui siège actuellement au Kremlin semble fermé aux vérités dérangeantes et l’appareil du renseignement ne semble pas disposé à les lui faire écouter.
Il faut prendre garde à ce qu’on souhaite…
À quel point les services de renseignement que Poutine a développés l’aideront-ils à réaliser sa stratégie à long terme pour faire de la Russie un pays puissant, opérant et « souverain » (selon sa définition d’un pays essentiellement libre de toute contrainte externe)? Ironiquement, ils semblent représenter à de nombreux égards un problème plutôt que la solution qu’il imagine :
- ils sont très compétents en principe, même s’ils reçoivent parfois les mauvaises instructions. Une série de récents succès (et une quantité respectable d’échecs) témoigne de la qualité comparativement appréciable des moyens et des techniques dont ils disposent;
- actuellement, ils renforcent les suppositionsde Poutine plutôt que de l’instruire sur la situation dans le monde. Un service de renseignement qui joue au courtisan perd une grande partie de sa valeur;
- ils affermissent la perception internationale du « Poutinisme », car l’ampleur même des opérations qu’ils mènent renforce l’image d’une Russie agressive et révisionniste;
- ce sont de cyniquesopportunistesen leur propre pays, loyaux envers eux‑mêmes, souvent jusqu’à saper la valeur qu’ils représentent pour la Russie, ce qui vient modérer toute conjecture selon laquelle il faudrait considérer sans réserve l’appareil du renseignement comme le rempart des appuis personnels de Poutine.
La politique et les affaires en Russie
Le ralentissement de l’économie russe et l’incapacité des décideurs à élaborer des politiques crédibles pour contrer ce phénomène ont contribué à accroître les tensions entre les milieux d’affaires et le Kremlin. Moscou aura un défi majeur à relever au cours des années à venir : gérer les répercussions politiques du ralentissement économique.
Après avoir affiché des taux de croissance enviables pendant plus d’une décennie, l’économie de la Russie a ralenti de façon très marquée. Ce déclin économique a des répercussions politiques en raison de l’importance des cotes de popularité pour le style de gouvernement axé sur le culte de la personnalité du président Poutine et de la corrélation très étroite qui a toujours existé entre la cote de popularité du président et l’état de l’économie. Pendant près de vingt ans, c’est‑à‑dire de 1992 à décembre 2011, cette corrélation était très évidente. Toutefois, à la suite des manifestations de décembre 2011, la situation a changé : la chute de la cote de popularité du président Poutine a été beaucoup plus rapide que celle de la croissance économique. Au lendemain de la crise en Ukraine, la cote du président a de nouveau enregistré un bond, alors que la croissance économique n’a pas suivi la même courbe, ce qui n’a fait qu’affaiblir encore davantage la corrélation entre l’économie et la popularité du président. Cette récente remontée du président est attribuable à son style populiste et à son aptitude remarquable à alimenter le nationalisme russe. Toutefois, si l’on en juge par le passé et l’étude des cotes de popularité des présidents dans d’autres pays, il aura fort à faire pour maintenir sa popularité si l’économie continue de stagner.
Le ralentissement économique nuit sérieusement aux relations entre le Kremlin et les milieux d’affaires. De façon générale, il existe deux groupes d’entreprises en Russie : celles qui ont un accès direct au petit cercle fermé du Kremlin et les autres. Examinons les relations entre ces dernières et le Kremlin. Selon les résultats de sondages réalisés auprès de chefs d’entreprises en 2008, en 2011 et en 2014, la capacité du président Poutine à amener des entreprises ordinaires à soutenir une de ses politiques a beaucoup diminué pendant cette période. Par exemple, un important sondage mené auprès d’entreprises en Russie à la fin de 2014 révèle que le fait de dire aux répondants que le président Poutine appuyait les efforts en vue d’améliorer le climat des affaires avait eu peu d’effet sur leur évaluation de ce climat. Une question semblable posée en 2008 avait fait augmenter de près de 20 points de pourcentage le soutien accordé à une politique proposée par Poutine. Cette façon plus subtile de mesurer le pouvoir du président donne à penser que le soutien que lui accordent les entreprises non liées au Kremlin est beaucoup plus équivoque que ne le laissent croire les réponses aux questions habituelles visant à jauger la popularité du président. Cette ambivalence n’est pas étonnante étant donné que ces entreprises comptent beaucoup plus sur un climat commercial sain et la qualité des institutions que les entreprises liées au Kremlin et ont à assumer divers impôts et coûts informels à cause de la corruption, de la violation des droits de propriété et des pressions politiques.
La décision du Kremlin d’opter pour la substitution des importations produira des gagnants (secteurs de la transformation des aliments et du traitement de l’acier) et des perdants au sein des entreprises non liées au Kremlin, mais dans l’ensemble, il y a peu de chances qu’elle entraîne une croissance économique suffisamment importante pour contrer les problèmes politiques du Kremlin.
Les relations avec le Kremlin des entreprises qui y sont liées sont plus opaques et plus difficiles à cerner, mais celles‑ci ont manifesté publiquement leur désaccord avec le gouvernement plus souvent l’an dernier que pendant les périodes de forte croissance. Par exemple, les efforts de financement de Rosneft qui ont contribué à l’effondrement du rouble en 2014 ont certes provoqué la colère du Kremlin. Plus récemment, des entreprises bien connues du secteur de l’énergie se sont opposées publiquement à une loi sur l’approvisionnement prévoyant l’achat local et ont réussi à convaincre le Kremlin de revenir sur sa décision. Il est remarquable que ces entreprises aient manifesté leur mécontentement sur la place publique et que les autorités aient voulu faire adopter une telle loi.
Le ralentissement économique nuit sérieusement aux relations entre le Kremlin et les milieux d’affaires.
D’autres facteurs laissent croire à des querelles intestines constantes entre les entreprises liées au Kremlin. Les divers fonds de réserve nationaux suffisent à peine à répondre à la demande des grandes entreprises, ce qui amène inévitablement ces dernières à se mesurer les unes aux autres dans un jeu à somme nulle. Les sanctions économiques imposées à certains des plus importants dirigeants des entreprises liées au Kremlin ne font que multiplier les coûts, les inconvénients et l’incertitude auxquels doit faire face quiconque fait des affaires en Russie.
De façon plus générale, on constate, tant chez les entreprises liées au Kremlin que celles qui ne le sont pas, une forte inquiétude face à l’absence d’une stratégie de développement économique claire au Kremlin depuis que Poutine a repris le pouvoir en mai 2012. Cette inquiétude se traduit, entre autres choses, par ne importante fuite des capitaux, laquelle est attribuable en partie aux remboursements de la dette et à la fin de l’assouplissement quantitatif aux États‑Unis, mais surtout à l’incertitude économique et politique qui règne dans le pays. Que la fuite des capitaux ait atteint 77 milliards de dollars américains au quatrième trimestre de 2014 est compréhensible vu la chute des prix du pétrole et du rouble, mais le fait que 32 milliards de dollars américains soient sortis du pays au premier trimestre de 2015 laisse croire à un malaise qui tarde à s’estomper chez les détenteurs de capitaux en Russie.
Pour terminer, la Russie fait face à d’importants défis économiques, mais n’est quand même pas au bord du gouffre. Selon les prédictions de la Banque mondiale, l’économie russe se contractera d’environ 3 % en 2015, ne bougera pas en 2016 et progressera de 1 % en 2017. Si les prix de l’énergie rebondissent, les défis politiques liés à la croissance lente de l’économie devraient s’estomper à court terme. D’ailleurs, les régimes autocratiques ont souvent réussi à se sortir tant bien que mal de périodes de croissance anémique en jouant la carte du nationalisme et en multipliant les mesures de coercition. C’est fort probablement la voie que suivra la Russie au cours des années à venir. Toutefois, les impératifs politiques du nationalisme et les mesures de coercition accrues risquent de battre en brèche les tentatives en vue de régler les problèmes économiques sous‑jacents.
Il importe aussi de noter que dans les autocraties axées sur le culte de la personnalité comme la Russie de Vladimir Poutine, le changement politique arrive souvent de façon inattendue et est souvent lié à la cote de popularité du dirigeant. Il s’agit d’un enjeu majeur. Par exemple, de 1946 à 2006, seulement 30 % des dirigeants de tels régimes qui ont quitté le pouvoir l’ont fait à cause d’un décès naturel ou de règles constitutionnelles et 80 % d’entre eux ont été emprisonnés, exilés ou exécutés. Le caractère brut de ces données tend à indiquer pourquoi les affaires et la politique constituent des enjeux aussi importants en Russie et pourquoi ces enjeux sont défendus avec autant d’ardeur.
Sanctions et faiblesse des prix du pétrole : répercussions possibles sur la Russie en 2015
Lorsque la présente crise a éclaté, l’économie de la Russie connaissait des hauts et des bas. D’une part, le pays affichait depuis une dizaine d’années un bilan statique assez positif grâce aux prix du pétrole et des matières premières élevés et à sa gestion macroéconomique relativement prudente. Il accumulait toujours d’importants excédents budgétaires et courants et affichait un faible ratio d’endettement. En fait, son ratio de la dette publique au produit intérieur brut (PIB) était d’environ 12 % seulement, alors que son ratio d’endettement extérieur s’établissait à moins de 40 %, soit des taux très faibles par rapport aux normes internationales. La Banque centrale de Russie (BCR), pour sa part, avait des réserves de change de plus de 500 milliards de dollars américains à la fin de 2013. L’État souverain se trouvait ainsi dans une solide position de créancier net. Le gouvernement disposait aussi de réserves fiscales équivalant à environ 7 % ou 8 % du PIB et avait un bon dossier de crédit depuis dix ans ainsi que de solides cotes d’évaluation d’investissements.
D’autre part, l’économie réelle ne reposait pas sur une base solide et sur des facteurs de croissance durable. Ainsi, même si, au cours des trois années précédentes, les prix du pétrole s’étaient maintenus en moyenne autour de 100 dollars américains le baril, la croissance réelle du PIB est demeurée anémique, dépassant à peine les 1 % en 2013. Ce faible taux reflétait les faiblesses structurelles fondamentales de longue date de l’économie russe découlant de la « verticale du pouvoir » – un concept mis de l’avant par Poutine pour décrire une structure de commandement descendante centralisée entre les mains du président et des institutions fédérales –, mais liées plus particulièrement à un environnement peu propice au commerce et à l’investissement : protection inadéquate des droits de propriété; absence d’un régime de droit; bureaucratie capricieuse; lourdeurs administratives et corruption. Dans un tel contexte, même les Russes n’étaient pas disposés à investir dans leur propre économie, ce qui n’a fait qu’alimenter la fuite des capitaux et ralentir la croissance. Il aurait fallu établir un vaste programme de réformes structurelles, solution qui, toutefois, aurait remis en question la « verticale du pouvoir » et porté atteinte aux intérêts acquis, pierres angulaires du régime de Poutine. Ce dernier a plutôt choisi de stimuler la croissance en mettant l’accent sur son grand projet d’intégration de la Communauté des États indépendants (CEI) et de l’Union eurasiatique afin de créer un bloc commercial capable de concurrencer l’Union européenne, les États‑Unis et la Chine. C’est ce projet d’ailleurs qui sous‑tend l’approche plus ferme de la Russie à l’égard de l’Ukraine et de la CEI depuis la fin de 2013.
Les sanctions et les risques géopolitiques associés à la crise en Ukraine ont créé de l’incertitude quant aux perspectives économiques, accéléré la fuite des capitaux et exercé une pression à la baisse modérée sur le rouble. Les sanctions occidentales visant à restreindre l’accès de la Russie aux marchés financiers à plus long terme ont été imposées alors que le pays devait consacrer, en 2014, 130 milliards de dollars américains au remboursement de la dette extérieure. Le refinancement de cette dette a provoqué une pénurie de liquidités en dollars, ce qui n’a fait qu’intensifier les pressions sur le rouble. Au départ, la BCR est intervenue en permettant une baisse progressive du rouble dans son régime de change à flottement administré et en augmentant de façon modérée le taux directeur. Toutes ces mesures ont contribué à retarder encore davantage la reprise et la croissance économiques, le PIB réel ayant enregistré une hausse pratiquement nulle au cours du second trimestre de 2014. Toutefois, c’est la forte baisse des prix du pétrole à la fin de 2014 qui a provoqué le choc le plus brutal, entraînant une pénurie encore plus grave des liquidités en dollars et un niveau d’indécision et d’incertitude rarement vu chez les décideurs russes. La BCR a d’abord opté pour un flottement libre du rouble, mais a inexplicablement omis de recourir au « lissage des fluctuations » par des interventions directes sur les marchés des changes, et n’a pas semblé vouloir au départ hausser le taux directeur de manière à stabiliser ces marchés. Par conséquent, le rouble a subi une dégringolade spectaculaire vers la fin de 2014, ce qui a semé la panique, accéléré la fuite des capitaux et provoqué des fluctuations très marquées des taux de change. Ce climat de panique, qui a fini par obliger la BCR à annoncer une forte hausse de son taux directeur, a énormément perturbé le commerce, l’investissement et l’ensemble de l’activité économique. Les hausses du taux directeur ont permis de rétablir un semblant d’ordre, le rouble fortement déprécié favorisant maintenant dans une certaine mesure la balance des paiements et la croissance.
À l’heure actuelle, l’effet combiné des sanctions et des prix du pétrole sur l’économie russe fait l’objet de nombreux débats. On se demande aussi si cette situation ne risque pas de déclencher une profonde récession et provoquer un « krach ». Tout en reconnaissant que les répercussions combinées des sanctions (qui se font surtout sentir sur le plan du financement) et de la chute des prix du pétrole (le pétrole représentant près des deux tiers des rentrées budgétaires et des revenus du compte courant de la Russie) seront profondes, une récession modérée est plus probable qu’un krach pour un certain nombre de raisons.
- Les sanctions imposées ont été relativement mineures, ou au plus modérées, se situant à 3 sur une échelle de 10. Pour avoir des répercussions graves, il faudrait les augmenter à 6 ou 7 sur 10, ce qui semble peu probable même en cas d’escalade importante du conflit, étant donné les divisions politiques en Occident et les craintes d’éventuelles retombées économiques.
- La Russie affichait un bilan solide au début de la crise, ce qui offre une protection importante à son économie.
- La gestion macroéconomique s’est améliorée, la faiblesse du rouble ayant contribué à favoriser la croissance et à améliorer la balance des paiements et les baisses du taux directeur ayant donné une nouvelle impulsion à l’économie.
- Les prix du pétrole ont augmenté quelque peu, dépassant ainsi les attentes du marché. On considère généralement que l’économie russe a survécu à tout ce que l’Occident pouvait lui infliger de pire, et qu’elle pourrait même, à l’heure qu’il est, en tirer des avantages grâce, par exemple, à la substitution des importations. Elle se trouve donc maintenant à être mieux placée pour rebondir.
Par conséquent, il faut s’attendre cette année à une hausse du PIB réel et à une récession de l’économie de 2 % à 3 % (et non de 10 % comme certains l’avaient prédit). Le taux d’inflation sera plus élevé (s’établissant entre 10 % à 12 % à la fin de 2015, soit le double du niveau enregistré avant la crise), mais baissera vraisemblablement à cause de la récession et de la stabilisation du rouble. Le déficit budgétaire représentera entre 3 % et 4 % du PIB, et l’excédent du compte courant se situera entre 50 et 75 milliards de dollars américains. La performance macroéconomique risque d’être faible, sans toutefois être catastrophique, et l’économie affichera à nouveau la tendance à la baisse à long terme qui l’a toujours caractérisée, plutôt que de s’effondrer.
Ces données supposent que le climat géopolitique restera stable et qu’aucune autre sanction ne sera imposée.
En ce qui a trait au coût global et aux pertes associés à la baisse des prix du pétrole et aux sanctions en 2015, la croissance du PIB réel sera vraisemblablement inférieure de 3 % à 4 % à ce qu’elle aurait été dans un contexte normal, ce qui laisse présager une perte du PIB représentant de 65 à 70 milliards de dollars américains. Si l’on ajoute à cela les coûts des combats et des travaux de reconstruction dans le Donbass et en Crimée, la perte est susceptible d’atteindre les 100 milliards de dollars américains. Les pertes subies en 2014, et qui se poursuivront jusqu’en 2016, pourraient même faire passer ce montant à 150 milliards de dollars américains, soit plus de 1 000 dollars américains par habitant. Toutefois, si l’on inclut l’effet du taux de change, le PIB de la Russie est passé de 2,1 billions en 2013 à environ 1,6 billion de dollars américains, ce qui représente une perte beaucoup plus importante de la richesse en dollars et du pouvoir d’achat, soit de l’ordre d’environ 500 milliards de dollars américains.
… en 2015, la croissance du PIB réel sera vraisemblablement inférieure de 3 % à 4 %à ce qu’elle aurait été dans un contexte normal …
Encore une fois, l’effet combiné des sanctions et de la baisse des prix du pétrole a coûté cher à l’économie russe et n’a probablement fait qu’empirer une situation économique déjà difficile. Malgré tout, cela ne devrait pas sonner le glas du régime Poutine. Plus important encore sans doute, il ne faut pas s’attendre à ce que ce dernier prévoie, dans le cadre de sa stratégie, des réformes microéconomiques qui pourraient lui permettre d’éviter le déclin amorcé avant la crise ukrainienne. Poutine a plutôt choisi de rétablir la stabilité macroéconomique et de renforcer son potentiel militaire, sans toutefois risquer de porter atteinte aux détenteurs d’intérêts acquis (intervenants du secteur de l’énergie, membres du complexe militaro-industriel et oligarques) qui soutiennent le régime. Cette situation ne devrait pas changer.
Perspectives d’un conflit gelé dans l’est de l’Ukraine : situation actuelle et tendances
Le conflit dans l’est de l’Ukraine n’est pas encore au point où un gel serait une possibilité viable, encore moins la meilleure solution pour l’une ou l’autre des parties. Surtout, le modèle d’un conflit gelé irait à l’encontre des objectifs apparents de la Russie. Contrairement à des situations postsoviétiques précédentes, les groupes séparatistes au Donbass ne représentent pas pour le Kremlin un appui suffisant contre les autorités de Kiev, principalement parce que ces dernières refusent catégoriquement de même envisager dans leurs négociations la possibilité que la Russie fasse partie d’une solution. Le contrôle que Moscou a obtenu sur une partie du territoire ukrainien ne lui donne pas droit de parole dans les affaires nationales de l’Ukraine. Un gel du conflit permettrait d’affecter plus de ressources intérieures et extérieures aux réformes ukrainiennes, tout en obligeant la Russie à continuer d’accorder un soutien financier aux régions séparatistes. Celles-ci goûteraient en retour aux conséquences économiques des sanctions occidentales, à moins que l’Ukraine ne retrouve entièrement sa souveraineté sur les régions. Surtout, le gel du conflit n’empêcherait pas l’Ukraine d’intégrer l’Union européenne (UE) en vertu de l’accord d’association qu’elles ont conclu. Autrement dit, l’Ukraine aurait plus de facilité que la Russie à s’adapter à un gel du conflit et à s’en isoler.
La capacité de Moscou à exercer ses muscles militaires et à employer d’autres modes de pression pour amplifier le conflit à sa guise représente le mode d’influence le plus puissant de la Russie sur l’Ukraine et plus particulièrement sur les pays membres de l’UE. Bien que l’on ne puisse prédire quand, ou même si, les hostilités reprendront de plus belle, il n’existe actuellement aucune carte sur table qui empêcherait une reprise de la guerre ouverte, bien au contraire.
L’accord de Minsk 2 qui a été signé en février 2015 a récompensé les séparatistes pour avoir relancé l’offensive. Premièrement, comparativement à l’accord précédent ratifié en septembre 2014, Minsk 2 a légitimé la prise d’un vaste territoire (plus de 600 kilomètres carrés). Deuxièmement, il a imposé à l’Ukraine un grand nombre de conditions politiques qui sous-entendaient un renoncement partiel à sa souveraineté (en particulier une clause exigeant que l’Ukraine modifie sa constitution en fonction des conditions convenues par les séparatistes). Troisièmement, l’accord a exigé qu’une entente politique exhaustive soit conclue avant que l’Ukraine puisse regagner le contrôle de la zone frontalière au centre du conflit. Enfin, les partenaires occidentaux de l’Ukraine ont pour ainsi dire fermé les yeux sur une transgression directe de Minsk 2 par les séparatistes immédiatement après la signature de l’entente, c’est-à-dire la poursuite de l’offensive et la prise de Debaltseve, une plaque tournante du transport. Cette situation a créé un précédent qui donne à penser à Moscou et aux séparatistes que, s’ils gagnent la ronde suivante des hostilités, ils réussiront de nouveau à légitimer leurs gains au moyen d’une nouvelle entente.
Dans le camp adverse, il est maintenant d’une évidence criante que l’Ukraine ne respecte pas l’entente. La position officielle que Kiev prend depuis au moins mars 2015 est que des élections locales ne pourront avoir lieu au Donbass que lorsque l’Ukraine aura entièrement regagné le contrôle de la frontière, en contradiction de la lettre du document. Par conséquent, il permet à son adversaire d’imputer l’absence de progrès à l’Ukraine. Plusieurs autres aspects techniques et militaires du document (déploiement soutenu d’artillerie lourde, rétention des otages et des prisonniers de guerre, violation du cessez‑le‑feu, etc.) ne sont pas respectés de part et d’autre du conflit et se font contrepoids sur le front politique, mais la façon générale dont l’Ukraine interprète ses obligations est plutôt difficile à soutenir. Nul doute que Moscou tentera de le faire savoir aux représentants européens lors des négociations—à Berlin, à Paris et à Bruxelles—et certains en Europe accueilleront cet argument avec sympathie.
La solidarité de la communauté internationale avec l’Ukraine n’est pas sans complications. Le problème n’est pas l’ampleur des sanctions économiques exercées contre la Russie pour ses actes contre l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Au fil du temps, ces sanctions, d’un caractère symbolique, mais devenues sans valeur dès que la Russie a annexé la Crimée, ont pris une importance contextuelle qui joue sur l’attitude des milieux d’affaires occidentaux et leur éventuel resserrement pourrait avoir un certain effet dissuasif. Le problème est plutôt que les décisions de l’UE ne sont pas irréversibles. Au contraire, des discussions sont en cours à Bruxelles et dans plusieurs pays membres de l’Union pour déterminer s’il faudrait lever les sanctions, peu importe ce qui se passe sur le terrain. L’UE se plaît à mettre en relief sa position unanime sur la crise ukrainienne, mais en réalité, le consensus sur la portée des sanctions est très fragile et pourrait se dissoudre dès l’été 2015. Aucune nouvelle sanction européenne n’a donné suite à l’escalade du conflit en janvier, ce qui révèle la réticence de l’UE à aller plus loin.
Enfin, le principal facteur déséquilibrant est la constante faiblesse de l’Ukraine en sa qualité d’État. Tant que ses dirigeants demeureront chétifs et tièdes dans la poursuite des réformes, y compris celle du secteur militaire, l’Ukraine sera vulnérable à des pressions extérieures de toutes parts. Le moral des troupes souffrira beaucoup de la corruption et du manque de professionnalisme des « arrières ». Il est difficile de compenser le dysfonctionnement de l’État par une mobilisation patriotique de la population, un effort héroïque de la part des bénévoles (qui jouent un rôle de soutien anormalement large auprès de l’armée) ou une aide occidentale. Il faut aussi comprendre qu’un progrès des réformes pourrait accroître la tentation de reprendre le conflit expressément pour faire dérailler le processus.
Bref, le conflit dans l’est de l’Ukraine reste remarquablement instable et il est difficile d’en entrevoir les perspectives d’évolution à long terme. Il n’en reste pas moins que, si un gel du conflit ne paraît pas très probable, une escalade du conflit ne demeure pas la seule solution.
Deux autres possibilités méritent plutôt d’être envisagées. En premier lieu, l’isolation de fait des zones de conflit du reste de l’Ukraineet leur intégration progressive et pratique à la Russie. En ce sens, l’est de l’Ukraine pourrait en venir à ressembler à l’Ossétie du Sud ou à l’Abkhazie, ce qui ouvrirait la voie à une reconnaissance officielle de l’indépendance des territoires ou de leur intégration à la Russie. L’Ukraine ne reconnaîtrait peut-être pas officiellement une telle issue, mais elle l’accepterait de fait et concentrerait son attention sur la protection des territoires sous son contrôle. En d’autres mots, dans l’incapacité de récupérer ses territoires orientaux, l’Ukraine pourrait se protéger contre les pires conséquences du conflit tout en refusant les compromis par principe.
… le principal facteur déséquilibrant est la constante faiblesse de l’Ukraine en sa qualité d’État.
Comme il a souvent été argumenté de façon convaincante, Moscou cherche à s’approprier toute l’Ukraine plutôt que simplement le Donbass. Si cet objectif devient de plus en plus hors de sa portée, le Kremlin pourrait décider de ne pas assumer les frais liés au maintien des régions séparatistes. Combinée à une solidarité à toute épreuve de la part de l’Occident, la mise en place de réformes ukrainiennes pourrait être le meilleur moyen de changer les résultats de l’analyse coûts/bénéfices de Moscou et de favoriser la résolutiondu conflit, plutôt que d’en rester à un simple gel.
Point de vue militaire : ce que présage la modernisation des forces armées russes
Dans le but de faire mieux comprendre l’état d’avancement et les conséquences éventuelles des efforts de modernisation des forces armées russes, le présent document a été axé sur deux aspects importants de la question : les capacités militaires de la Russie et la façon dont Moscou utilise véritablement ses forces armées dans le conflit qui l’oppose à l’Ukraine pour soutenir un discours politique prémédité qui lui est favorable. La plupart des données sur lesquelles repose le présent document sont tirées des travaux en cours d’un institut européen de recherche sur la défense.
Les capacités militaires, définies comme l’aptitude à rallier des troupes pour la guerre régulière, ont été évaluées à partir de multiples sources ouvertes indépendantes. L’accent est mis sur les forces terrestres parce que la Russie demeure d’abord et avant tout une puissance continentale et que l’Armée de terre représente la plus importante branche de ses forces armées. Les brigades d’amélioration des manœuvres qui occupent le terrain présentent un intérêt particulier dans ce cas-ci. Les autres composantes des forces armées – l’Armée de l’air, la Marine, les Troupes de missiles stratégiques – sont considérées comme des fonctions d’appui aux opérations terrestres.
Les plus récentes données détaillées remontent à une évaluation de 2013 de l’Institut suédois de recherche sur la défense (FOI) qui est légèrement antérieure à l’éclatement du conflit en Ukraine. Selon cette évaluation, la Russie peut rallier en une semaine au moins l’équivalent d’une armée toutes armes (c.-à-d. quatre brigades d’amélioration des manœuvres, comptant chacune jusqu’à 4 000 hommes et 150 chars ou transports de troupes blindés, ainsi qu’une brigade aéroportée, légèrement plus petite), plus du soutien dans une direction stratégique à la fois. Elle pourrait constituer une force un peu plus grande en un mois.
La Russie déploie ses ressources militaires principalement le long de ses frontières terrestres afin de pouvoir faire face aux menaces perçues en provenance de nombreuses directions. Dans le District militaire Est, la structure des forces semble indiquer que des préparatifs sont faits en vue de renforcer les troupes qui se battent contre un ennemi conventionnel supérieur en nombre. Le District militaire Central est la réserve stratégique des forces conventionnelles pour les opérations d’appui tant dans l’Est que dans l’Ouest, et s’occupe des opérations en Asie centrale, région instable où se trouvent des intérêts russes essentiels.
Le District militaire Sud fait aussi face à des régions difficiles : le Nord et le Sud-Caucase et le Moyen-Orient. Les unités sur place doivent demeurer en état de disponibilité opérationnelle élevée afin de respecter les niveaux de dotation et de pouvoir déployer rapidement l’équipement moderne, deux problèmes durables pour les unités stationnées ailleurs. Malgré des forces terrestres considérables, le District militaire Ouest est axé sur la défense aérienne et spatiale afin d’affronter l’adversaire perçu qu’est l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), plus particulièrement de contrer sa puissance aérienne.
Cette évaluation du FOI donne une image claire des ressources dont dispose la Russie pour mener des opérations terrestres dans la direction stratégique occidentale et a servi de fondement à une analyse plus poussée de la guerre que livre la Russie à l’Ukraine. Cependant, comme il est bien établi maintenant, ce n’est pas le seul type de forces armées organisées auquel la Russie a eu recours dans sa guerre contre l’Ukraine, conflit auquel Moscou nie toujours toute participation.
Quelle que soit l’étiquette (guerre hybride ou limitée, dans l’ensemble du spectre, de sixième génération, de la nouvelle génération), le moyen de guerre employé par la Russie contre l’Ukraine n’est pas nouveau, malgré les affirmations de nombreux analystes. La guerre est rarement une affaire purement militaire. Il pourrait être plus juste de conclure que les analystes occidentaux en règle générale ne s’attendaient pas à ce que la Russie soit capable et désireuse de lancer une guerre contre l’Ukraine en adoptant une démarche aussi exhaustive tout en niant sa participation. Ce qui nous amène à examiner la guerre inavouée de la Russie.
La guerre inavouée renvoie aux deux piliers du discours politique de la Russie au sujet de la crise ukrainienne : la Russie soutient que le conflit est une guerre civile(« ce n’est pas nous »), ce qui détermine sa façon d’utiliser ses forces armées. Le discours vise à réduire le coût politique de la guerre au pays et à l’étranger. La Russie utilise sa puissance de combat pour contraindre l’Ukraine, mais elle veut pouvoir le nier.
Elle s’écarte ainsi considérablement du concept russe du conflit entre États moderne, qu’elle élargit pour englober les différents types de forces armées auxquels elle a accès ainsi que la façon dont elle les combine en fonction de leurs caractéristiques pour sous-tendre le discours politique souhaité.
L’évolution du concept du conflit entre États en Russie
Selon un article publié en 2013 au nom du chef d’état-major général de la Russie, le conflit entre États comprend des activités militaires et non militaires. En Ukraine, la Russie a eu recours aux forces armées à trois fins militaires (déploiement stratégique, dissuasion stratégique et opérations de combat) ainsi qu’à deux fins non militaires (appui des forces de l’opposition et changement des dirigeants militaires et politiques). Les principales activités des opérations d’information font appel à des moyens militaires et non militaires.
Les outils
Outre ses forces officielles, la Russie peut compter sur trois types de forces non officielles : les milices prorusses locales dans la zone d’opérations, les milices organisées directement à partir de la Russie (p. ex. cosaques ou tchétchènes) et les sociétés militaires privées. Toutes ces forces agissent à l’appui du discours de la Russie, mais elles ont une faible puissance de combat individuellement, sur les plans tant du nombre que du professionnalisme. Il est incertain qu’elles puissent se charger d’opérations et d’armes complexes et rester sous le contrôle de Moscou.
Si la Russie a besoin d’une puissance de combat fiable, comme ce fut le cas en Crimée ou lorsque le soulèvement dans le Donbass a faibli, elle utilise ses forces officielles. Celles-ci proviennent du ministère de la Défense, mais aussi d’autres ministères en fonction de leurs caractéristiques. Les Forces spéciales peuvent agir secrètement et de ce fait ne pas contredire le discours du « ce n’est pas nous ». Toutefois, comme elles sont peu nombreuses, leur puissance de combat est limitée. Les forces d’élite, les forces aéroportées ou les brigades spéciales du ministère de l’Intérieur, les forces régulières de l’armée régulière ou les troupes intérieures peuvent compenser cette lacune. Dans ce contexte, l’arsenal nucléaire de la Russie sert de dissuasion stratégique.
Plus la puissance de combat augmente, plus la possibilité de déni diminue, et le discours en souffre. C’est pourquoi les soldats russes essaient de se faire passer pour des gens du coin ou à tout le moins de rester anonymes. Dans une guerre inavouée, les apparences comptent. Les forces officielles combattent mieux qu’elles en ont l’air, tandis que les forces non officielles semblent plus prometteuses que lorsqu’elles se battent.
Les méthodes
En matière de dissuasion et de déploiement stratégiques, la guerre en Ukraine représente une opération russe intégrée. En Crimée comme au Donbass, la Russie a tiré parti de toutes les forces officielles et non officielles susmentionnées pour appuyer ses opérations, à l’exception des sociétés militaires privées. Les forces tant officielles que non officielles ont agi pour assurer la cohérence du discours. Les forces officielles sont manifestement essentielles au succès des opérations de combat.
Il y a trois différences notables entre les cas de la Crimée et du Donbass. Premièrement, en Crimée, ce sont les forces officielles russes (Forces spéciales et forces d’élite) qui ont exercé les activités non militaires des forces de l’opposition et ont elles-mêmes changé les dirigeants militaires et politiques. Au Donbass, les forces non officielles se sont davantage occupées de ces activités. Deuxièmement, en ce qui a trait aux opérations de combat, en Crimée les forces russes ne se sont heurtées à aucune résistance militaire organisée. Au Donbass, cependant, les forces officielles et non officielles de la Russie ont dû mener des opérations de combat. Troisièmement, au chapitre des opérations d’information, en Crimée la Russie a laissé tomber le discours du « ce n’est pas nous » après l’annexion illégale. Au Donbass, par contre, elle tient toujours ce discours.
Les forces officielles combattent mieux qu’elles en ont l’air, tandis que les forces non officielles semblent plusprometteuses que lorsqu’elles se battent.
La guerre inavouée nécessite des forces tant officielles que non officielles et la capacité de combiner ces éléments pour équilibrer la puissance de combat et assurer la cohérence du discours. Elle exige également une maîtrise crédible de l’escalade (y compris l’utilisation possible d’armes nucléaires) pour être efficace. La guerre inavouée est moins coûteuse que la guerre totale régulière, mais elle est aussi moins efficiente. La décision de l’Ukraine de résister, avec des moyens imparfaits, montre d’ailleurs les limites de ce type de guerre.
Quatre conclusions peuvent être tirées de cette analyse. Premièrement, la Russie est apte et prête à utiliser ses forces armées pour obtenir ce qu’elle veut et elle risque de le faire de nouveau. Deuxièmement, la guerre inavouée est une façon possible d’y arriver, mais pas la seule. Troisièmement, la Russie est susceptible d’utiliser ses avantages actuels vis-à-vis l’Occident : l’empressement à se battre et à mobiliser les ressources du pays en vue d’une guerre sur une large échelle, et au moins cinq ans de préparation aux opérations d’envergure. Enfin, quatrièmement, la propagande russe fonctionne déjà pour influencer l’opinion publique occidentale, comme en témoignent les reportages de Russia Today qui en appellent aux citoyens américains las de la guerre.
Phase de transition dans l’insurrection dans le Nord-Caucase : de l’Émirat du Caucase à l’État islamique en Irak et au Levant
L’Émirat du Caucase est beaucoup moins actif depuis deux ans en raison de la campagne anti‑insurrectionnelle menée avec succès par la Russie et du nombre croissant de combattants djihadistes qui quittent le Nord-Caucase pour se rendre en Syrie et en Irak.
Le principal objectif de la campagne anti-insurrectionnelle était de sécuriser la partie occidentale du Nord-Caucase à temps pour les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi. De 2012 à 2014, les forces de sécurité russes ont réussi à infiltrer des cellules d’insurgés et à éliminer la majorité des dirigeants opérationnels de l’émirat en Tchétchénie (Doko Oumarov, Soupian Abdoullaïev, Hussein et Muslim Gakaïev), en Kabardino-Balkarie (Alim Zankishiyev, Khasanbi Fakov et Tengiz Guketlov) et au Daghestan, principale plaque tournante de l’insurrection où le plus récent dirigeant du groupe, Aliaskhab Kebekov, a trouvé la mort. En 2014, le nombre des attentats perpétrés par les insurgés était considérablement moins élevé qu’en 2010‑2011. Pendant la même période, le nombre de victimes dans les forces de sécurité avait également chuté de façon spectaculaire (d’à peu près 80 %) tandis que le nombre de victimes chez les militants a diminué d’environ 40 % au cours des deux dernières années. Le Daghestan a compté 50 % moins de victimes, ce qui est comparable à la région en général. Dans le cas de la Tchétchénie, considérée comme le centre de commandement de l’insurrection, les activités des insurgés déclinent constamment depuis la proclamation de l’Émirat du Caucase en 2007 (une régression de plus de 70 % du nombre des victimes). Ces chiffres montrent bien le succès de la campagne anti-insurrectionnelle et le manque de capacité de recrutement et d’autres ressources du mouvement.
Malgré les moyens limités des insurgés, la crise en Ukraine a modifié l’influence et les capacités de Moscou dans le Nord-Caucase. Dès le début de la crise ukrainienne, les forces militaires russes ont été transférées sur la frontière ukrainienne. Des rapports indiquent également que les groupes militaires tchétchènes prorusses et les forces russes qui se battaient auparavant dans le Nord-Caucase sont maintenant à l’œuvre dans le Donbass. De plus, les sanctions occidentales et la chute des prix du pétrole ont compromis la capacité de Moscou de maintenir ses subventions au Nord-Caucase, attisant le mécontentement des dirigeants locaux.
Heureusement pour Moscou, l’appel au djihad en Syrie et en Irak a affaibli la capacité de l’insurrection de profiter de la crise en Ukraine. L’Émirat multiplie les efforts pour attirer de nouveaux combattants qui cherchent maintenant à recevoir en Syrie un entraînement militaire de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), soit comme façon d’éviter la brutale contre-insurrection russe, soit pour participer à ce qu’ils considèrent comme un djihad « plus pur ». De plus, le schisme entre al-Qaïda (le Front al‑Nusra) et l’EIIL a eu des répercussions dans le Nord-Caucase, affaiblissant la position de l’Émirat. De la fin de 2014 au printemps 2015, plusieurs rebelles et commandants d’unité ont rompu leur serment de loyauté à l’Émirat et prêté allégeance à l’EIIL. Bien qu’il n’y ait pas eu de flambée de violence entre les factions de l’EIIL et l’Émirat du Caucase dans le Nord-Caucase, plusieurs débats théologiques et propagandistes ont fait naître des cellules d’insurgés dans la région et parmi les combattants caucasiens en Syrie.
Il est possible qu’à la suite du récent décès d’Aliaskhab Kebekov, dirigeant de l’Émirat, ce soit une cohorte de combattants plus jeunes et plus extrémistes qui reprenne l’insurrection. Ces partisans locaux d’un djihad mondial cherchent à renverser l’Émirat du Caucase et à créer un mouvement régional inspiré par l’EIIL. Si la transition du pouvoir est réussie et si les combattants étrangers russes actuels décident de retourner dans le Nord-Caucase à la fin de la guerre civile en Syrie, Moscou pourrait se retrouver face à un adversaire redoutable.
Il est possible qu’à la suite du récent décès d’Aliaskhab Kebekov, dirigeant de l’Émirat, ce soit une cohorte de combattants plus jeunes et plus extrémistes qui reprenne l’insurrection.
Que ce soit parce qu’ils étaient incapables de le faire ou parce qu’ils n’étaient pas disposés à s’aliéner la population locale, les récents dirigeants de l’Émirat (Dokou Oumarov et Aliaskhab Kebekov) n’étaient pas favorables aux attentats suicide et à d’autres formes d’attentats terroristes visant les civils, préférant se concentrer plutôt sur les cibles militaires. Si des militants de l’EIIL prennent le contrôle de l’insurrection, il faudra s’attendre à un retour des attentats suicide commis à l’extérieur du Nord-Caucase ainsi que dans la région elle-même, dirigés contre des cibles civiles, afin de tenter de provoquer un conflit interreligieux entre les soufis modérés et les extrémistes inspirés par l’EIIL. Si cette hypothèse se confirme, il faudra alors s’attendre à ce que le Nord-Caucase devienne rapidement le théâtre d’une autre guérilla qui pourrait fait un nombre important de victimes civiles. Moscou pourrait alors se trouver face à l’instabilité sur deux fronts : dans l’est de l’Ukraine et dans le Nord-Caucase ou les gorges de Pankissi, tout en luttant pour relancer son économie qui se détériore. La conjoncture serait alors propice à l’insurrection pour des années à venir.
Les relations entre les États-Unis et la Russie : vingt ans de crise?
Les relations russo-américaines évoluent en dents de scie depuis la chute de l’URSS, avec une suite de hauts et de bas politiques ces 23 dernières années. Elles sont présentement à leur niveau le plus bas depuis l’accession au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en 1985. La « reprogrammation » des relations que le président américain Barak Obama avait prévue lors de son premier mandat battait déjà de l’aile avant le retour officiel de Vladimir Poutine au Kremlin en 2012. Le déclenchement de la crise en Ukraine a mis fin à tout espoir de rétablir des relations plus fructueuses. Aujourd’hui, Washington se résigne à la nouvelle réalité de la Russie : un pays dont les dirigeants définissent leur raison d’être—encore une fois—par leur opposition aux États-Unis, qu’ils dépeignent comme un pays qui se voue à l’affaiblissement et à la destruction de la Russie. En effet, le Kremlin croit qu’il est en guerre contre les États-Unis, tandis que la Maison‑Blanche se démène pour trouver la bonne façon de réagir à la façon dont Moscou piétine le nouvel ordre de sécurité européen établi après la guerre froide. Les désaccords sur les actions de la Russie en Ukraine ont eu des répercussions sur tous les autres aspects des relations russo-américaines, bien que, par le passé, les deux pays avaient pu les compartimenter en domaines de collaboration, de concurrence et de divergence d’opinions. Pour le moment, la Russie continue de prendre l’initiative dans la crise en Ukraine et l’Occident continue d’y réagir, vu l’inégalité des enjeux. Après tout, le Kremlin considère la situation en Ukraine comme une question existentielle, tandis que les États-Unis et la plupart de leurs alliés n’y accordent pas une aussi grande importance.
La régression actuelle des relations a commencé en 2011, lorsque Poutine a annoncé son retour au Kremlin et que des manifestants ont envahi les rues de Moscou pour protester son échange de poste avec Dmitri Medvedev. Poutine a accusé Hillary Clinton, la secrétaire d’État des États‑Unis, d’avoir soudoyé les manifestants et celle‑ci l’a accusé en retour de devoir son élection à des procédures déficientes. Quoi qu’il en soit, la Maison-Blanche a fait des tentatives répétées en 2012 et en 2013 pour se réconcilier avec le Kremlin, mais celui-ci lui a donné peu d’encouragements. C’est alors que le dénonciateur Edward Snowden, de la NSA, a atterri à Moscou : Poutine a rejeté les maintes demandes des États‑Unis pour son extradition et, au bout du compte, lui a offert l’asile politique. Obama a annulé un sommet bilatéral avec Poutine et a déclaré une « pause » dans les relations russo-américaines. Le lien entre les deux pays a alors continué de s’effriter. Malgré ces tensions, en 2013 et en 2014, Moscou et Washington ont réussi à collaborer lors d’une tentative pour débarrasser la Syrie de toutes ses armes chimiques et ont continué de travailler à la conclusion d’un accord sur le programme nucléaire de l’Iran avec les autres membres du Conseil de sécurité des Nations Unies, l’Allemagne et l’Iran.
Lorsque, pendant la crise ukrainienne, Washington s’est rangé dans le camp pro-européen du mouvement Maïdan, les relations bilatérales se sont effondrées. Il n’y a plus aucun contact entre les administrations américaine et russe, exception faite des rencontres occasionnelles entre les deux ministres des Affaires étrangères, John Kerry et Sergueï Lavrov, et des conversations téléphoniques de plus en plus espacées entre les deux présidents. Les activités de la Commission présidentielle bilatérale États-Unis–Russie ont été interrompues, la coopération militaire s’est pour ainsi dire arrêtée et divers autres modes d’interaction ont été coupés. Depuis l’annexion de la Crimée, les sanctions forment le noyau de la politique américaine à l’égard de la Russie et se sont intensifiées au fur et à mesure que la Russie a alimenté le conflit. Les États-Unis ont aussi délégué une grande part de leur rôle diplomatique dans la crise ukrainienne à Angela Merkel, qui réussit pour le moment à maintenir le consensus de l’Union européenne (UE) sur les sanctions ainsi qu’à bien faire comprendre qu’elle est contre la possibilité que les États-Unis envoient des armes défensives létales à l’Ukraine. Il est peu probable que la Maison‑Blanche approuve l’exportation de telles armes. Jusqu’à présent, l’intervention transatlantique à l’égard de la Russie est demeurée harmonieuse, ce qui est déjà un exploit et a certainement trompé les attentes qu’avait Poutine lorsque la Russie a annexé la Crimée et a déclenché la guerre hybride du Donbass, dans l’est de l’Ukraine.
Washington se trouve devant la perspective d’une longue période d’affrontement avec la Russie qui pourrait se prolonger bien au-delà du mandat de Poutine.
En effet, selon la vision du monde de Poutine, les États-Unis sont l’ennemi numéro un qui veut affaiblir la Russie et son dirigeant et qui refuse de reconnaître la légitimité des intérêts russes dans le territoire postsoviétique et ailleurs dans le monde. L’antiaméricanisme est un aspect crucial des politiques intérieure et étrangère de Poutine. Au pays, jeter le blâme des malheurs économiques de la Russie sur les États‑Unis et leur « cinquième colonne » a plutôt bien fonctionné jusqu’à présent. L’image de la Russie comme la tête de l’« Internationale conservatrice » qui lutte contre un Occident en décadence a trouvé des échos au pays comme à l’étranger. Aussi, le Kremlin exploite adroitement, d’une part, les différences au sein de l’UE, et d’autre part, celles entre les États-Unis (qu’il croit en déclin) et l’Europe, pour affaiblir l’alliance transatlantique et l’UE tout en continuant de déstabiliser l’Ukraine. Auparavant, la Russie avait soif d’être traitée en égal par les États-Unis pour confirmer son statut de grande puissance. Poutine semble maintenant rejeter cet idéal au profit d’un rapprochement avec la Chine et d’autres États qui, avec de la chance, sera le fondement d’un nouvel ordre mondial que l’Occident ne pourra plus dominer. En théorie et en pratique, cette vision laisse peu de place à une amélioration de la collaboration avec un pays qui, aux dires de Poutine, soutient les « néo-fascistes » en Ukraine et ailleurs dans le monde.
Comme les États-Unis et la Russie sont redevenus adversaires, la crise ukrainienne qui a en grande partie unifié les pays occidentaux jusqu’à présent pourrait aussi diviser ceux-ci si elle se prolongeait. La Russie ne semble pas désirer une solution à la crise ukrainienne qui permettrait à l’Ukraine de retrouver son intégrité territoriale. Dans le meilleur des cas, si la possibilité d’un conflit gelé se concrétisait dans le Donbass et que les séparatistes cessaient leur avance, certains pays européens seraient soumis à une pression croissante pour lever les sanctions, sans que les États-Unis s’y rallient, ce qui attiserait les tensions entre les membres de l’alliance. Par contre, une action plus énergique des Russes et des séparatistes pourrait renforcer la solidarité entre les pays alliés. Plus le conflit durera, plus il deviendra difficile pour les États-Unis et la Russie de collaborer sur une gamme de questions multilatérales qui les intéressent tous deux. Le soi-disant État islamique est un exemple probant d’une menace commune contre laquelle une collaboration est devenue nécessaire. Mais la méfiance que soulèvent les actions de la Russie et le discours de l’Ukraine compliquent grandement cette collaboration.
Les États-Unis acceptent graduellement la réalité que la Russie ne cherche pas à s’intégrer à l’Occident et que les deux pays entretiennent une vision radicalement différente de ce qui pourrait constituer une relation russo-américaine fructueuse. Washington se trouve devant la perspective d’une longue période d’affrontement avec la Russie qui pourrait se prolonger bien au-delà du mandat de Poutine.
Relations de la Russie avec l’Union européenne et conséquences pour l’OTAN
Il existait des fissures dans les relations entre l’Union européenne (UE) et la Russie bien avant les événements de 2014 en Ukraine. Les possibilités de coopération étaient déjà assez minces vu les valeurs et les intérêts contradictoires des deux entités. L’UE n’est pas un acteur géopolitique, mais la Russie a choisi de la voir comme tel. Avant la crise en Ukraine, l’UE avait cherché à fonder sa relation avec la Russie sur le commerce et d’autres dossiers « peu controversés » comme les douanes, l’environnement, les sciences et les normes techniques, dans le but de créer un espace économique commun allant de Lisbonne à Vladivostok. Toutefois, les progrès réalisés dans l’atteinte de cet objectif ont été très limités.
À la fin de 2013, on a constaté que le partenariat pour la modernisation conclu entre l’UE et la Russie lors du sommet de 2010 à Rostov‑sur‑le‑Don avait donné de très piètres résultats. En outre, les négociations amorcées en 2008 en vue de la conclusion d’un nouvel accord de partenariat et de coopération entre l’UE et la Russie s’étaient enlisées, ni l’une ni l’autre des parties ne cherchant à trouver une solution rapide. Cette situation n’était guère étonnante vu les frictions accrues entre l’UE et la Russie au sujet du partenariat de l’Est, une initiative stratégique mise sur pied par l’UE pour accroître ses liens politiques et économiques avec l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, le Belarus, l’Azerbaïdjan et l’Arménie à la suite de l’intégration d’autres pays d’Europe de l’Est. Le malaise dans bien des régions d’Europe suscité par les efforts de la Russie afin d’exploiter à des fins politiques son rôle en tant que principal exportateur de pétrole et de gaz à l’UE constituait une autre source de conflit. La décision de la Commission européenne d’ouvrir une enquête antitrust sur les activités commerciales de Gazprom en UE a provoqué la colère de Moscou.
Pour des raisons de rapidité et d’efficacité, Moscou a toujours préféré négocier avec l’UE en entretenant des relations bilatérales avec les différents États membres. Il a pu ainsi semer des dissensions entre eux sur la question des politiques à adopter à l’égard de la Russie. Ces dernières années, la France, l’Allemagne et l’Italie ont été les principales interlocutrices européennes de Moscou. L’influence que Poutine exerçait en Europe a atteint son apogée à la veille de l’invasion de l’Irak en 2003 alors qu’il avait réussi à établir d’excellentes relations personnelles avec Berlusconi, Chirac et Schröder. Il pouvait à ce moment‑là jouer la carte du jeune réformateur désireux de nouer des relations avec l’Europe, mais incapable de trouver un langage commun avec les États‑Unis. L’UE était l’amie, alors que l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) était l’ennemie. Cette façon de voir trouvait un écho auprès des cercles antiaméricains en Europe. Il s’agissait d’une occasion importante pour Moscou de tenter d’affaiblir l’influence des États‑Unis en Europe et leur rôle de chef de file au sein de l’OTAN. En même temps, la Russie commençait à se rendre compte qu’elle pouvait se servir de ses ressources énergétiques comme source de projection de puissance tant en Europe qu’ailleurs dans le monde.
La réaction timide de l’UE face à l’invasion russe de la Géorgie en 2008 témoignait d’un désir général de ne pas ébranler inutilement les relations avec Moscou et de considérer l’approche déterminée de la Russie dans ce dossier comme un phénomène temporaire. On s’entendait pour dire que les dirigeants russes étaient raisonnables dans leurs actions en matière de politique étrangère et qu’ils ne cherchaient pas l’affrontement avec l’Occident. À la fin de 2010, la Pologne a rétabli ses relations avec Moscou après plusieurs années d’antagonisme et, à l’instar de l’Allemagne, a tenté d’entretenir des rapports axés sur le dialogue et la volonté de vivre avec les défauts de la Russie, en croyant que ceux‑ci s’atténueraient au fil du temps.
Toutefois, la possibilité de gérer une relation avec Moscou fondée sur cette prémisse s’est vite estompée après le retour au Kremlin de Poutine en 2012. En tant que président, Poutine a amorcé un important virage stratégique qui, au lieu de privilégier l’établissement de relations harmonieuses avec l’UE, visait à définir la Russie et son peuple par opposition à l’Occident. D’un point de vue historique, il s’agissait d’un scénario familier : promouvoir la pureté et le caractère distinctif des valeurs russes par rapport à la décadence de l’Occident. Était aussi conforme à l’histoire la réaffirmation des intérêts et de l’influence de la Russie sur des territoires qu’elle croyait appartenir à sa « zone d’intérêts privilégiés » exclusive. C’est ce qui explique en partie pourquoi Moscou voyait la signature par l’Ukraine de l’accord d’association avec l’UE proposé comme une menace stratégique pour la Russie et pourquoi il a exercé des pressions pour empêcher Ianoukovitch de le faire. Le fait que l’UE ait provoqué une réaction géopolitique de la part de Moscou, bien qu’elle ne soit pas un acteur géopolitique, est paradoxal.
… Poutine a amorcé un important virage stratégique qui, au lieu de privilégier l’établissement de relations harmonieuses avec l’UE, visait à définir la Russie et son peuple par opposition à l’Occident.
La Russie a sous‑estimé la réaction des pays de l’UE face à son comportement en Ukraine, surtout celle de l’Allemagne, son plus important interlocuteur européen. Des régimes allemands successifs avaient investi des efforts énormes afin de bâtir une relation étroite entre les deux pays et éviter l’isolement de la Russie. L’Allemagne, qui s’est engagée à soutenir les accords de sécurité de l’après-guerre froide, est très sensible aux changements de la situation sécuritaire à sa périphérie. La chancelière Merkel a adopté une ligne dure fondée sur des principes et a qualifié les mesures prises par la Russie d’incompatibles avec les normes internationales. Elle a dirigé seule les mesures prises par l’Europe en réaction aux événements en Ukraine, y compris l’élaboration de la politique sur les sanctions. Les États‑Unis étant pour l’essentiel absents des efforts de règlement de la crise, elle a également dirigé les efforts visant à trouver une solution politique au conflit entre Kiev et les séparatistes du Donbass.
Pour l’heure, les États membres de l’UE n’ont aucune vision quant à la façon de gérer les relations avec Moscou. Certains commencent à songer à l’élaboration de politiques à plus long terme à l’égard de la Russie. Outre les sanctions, l’UE a suspendu les pourparlers avec la Russie sur une éventuelle entente permettant les déplacements libres sans visa. Il est évident que dans un avenir prévisible, à moins d’un changement à la tête du régime de Moscou, la relation restera froide, infructueuse et axée sur l’affrontement dans certains secteurs et offrira peu d’occasions de coopération mutuelle. Ce sera probablement le cas tant que Poutine restera au pouvoir. La Russie exercera des pressions sur les maillons faibles de l’UE, comme la Grèce et la Hongrie, mais le consensus de base risque de rester le même.
Pour l’OTAN, les conséquences de cette situation sont doubles :
- l’unité de l’Europe a permis de dégager un consensus au sein de l’OTAN quant aux mesures à prendre pour réactiver la défense collective (sur les 28 États membres de l’OTAN, 21 sont aussi membres de l’UE);
- les États membres de l’OTAN n’engageront pas de négociations semblables au « concert européen » pour modifier les accords de sécurité européens, comme le souhaite la Russie.
Les efforts en vue de remplacer la vision ambitieuse axée sur la « coopération en matière de sécurité » formulée en Europe après la guerre froide par un modèle stable de « gestion des différences » sont toujours en cours. Le test ultime pour l’unité européenne et transatlantique reste à venir.
Annexe
La liaison-recherche au SCRS
Le renseignement dans un monde en évolution
On dit souvent que le monde évolue de plus en plus rapidement. Analystes, commentateurs, chercheurs et autres—associés ou non à un gouvernement—acceptent peut-être ce cliché, mais la plupart commencent seulement à comprendre les conséquences très réelles de ce concept pourtant abstrait.
La sécurité mondiale, qui englobe les diverses menaces pour la stabilité et la prospérité géopolitiques, régionales et nationales, a profondément changé depuis la chute du communisme. Cet événement a marqué la fin d’un monde bipolaire organisé selon les ambitions des États-Unis et de l’ancienne URSS et les tensions militaires en résultant. Détruisant rapidement la théorie de « fin de l’histoire » des années 1990, les attentats terroristes contre les États-Unis en 2001, ainsi que des actes terroristes subséquents dans d’autres pays, ont depuis modifié ce qu’on entend par sécurité.
La mondialisation, l’évolution rapide de la technologie et la sophistication des moyens d’information et de communication ont eu une incidence sur la nature et le travail des gouvernements, y compris des services de renseignements. En plus des conflits habituels entre États, il existe désormais un large éventail de problèmes de sécurité transnationale découlant de facteurs non étatiques, et parfois même non humains. Ces problèmes vont du terrorisme, des réseaux illégaux et des pandémies à la sécurité énergétique, à la concurrence internationale pour les ressources et à la dégradation mondiale de l’environnement. Les éléments de la sécurité mondiale et nationale sont donc de plus en plus complexes et interdépendants.
Notre travail
C’est pour mieux comprendre ces enjeux actuels et à venir que le SCRS a lancé, en septembre 2008, son programme de liaison-recherche. En faisant régulièrement appel aux connaissances d’experts au moyen d’une démarche multidisciplinaire, axée sur la collaboration, le Service favorise une compréhension contextuelle des questions de sécurité pour le bénéfice de ses propres experts ainsi que celui des chercheurs et des spécialistes avec qui il s’associe. Ses activités visent à établir une vision à long terme des différentes tendances et des divers problèmes, à mettre en cause ses hypothèses et ses préjugés culturels, ainsi qu’à affiner ses moyens de recherche et d’analyse.
Pour ce faire, nous :
- nous associons activement à des réseaux d’experts de différents secteurs, dont l’administration publique, les groupes de réflexion, les instituts de recherche, les universités, les entreprises privées et les organisations non gouvernementales (ONG), tant au Canada qu’à l’étranger. Si ces réseaux n’existent pas déjà, nous pouvons les créer en collaboration avec différentes organisations;
- stimulons l’étude de la sécurité et du renseignement au Canada, favorisant ainsi une discussion publique éclairée à propos de l’histoire, de la fonction et de l’avenir du renseignement au Canada.
Dans cette optique, le programme de liaison-recherche du Service emprunte de nombreuses avenues. Il soutient, élabore, planifie et anime plusieurs activités, dont des conférences, des séminaires, des études, des exposés et des tables rondes. Il participe aussi activement à l’organisation du Global Futures Forum, un appareil multinational du renseignement et de la sécurité qu’il soutient depuis 2005.
Nous n’adoptons jamais de position officielle sur quelque question, mais les résultats de plusieurs de nos activités sont publiés sur le site Web du SCRS au http://www.csis-scrs.gc.ca. Par la publication des idées émergeant de nos activités, nous souhaitons alimenter le débat et favoriser l’échange d’opinions et de perspectives entre le Service, d’autres organisations et divers penseurs.
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