Les enjeux sécuritaires liés à une Chine influente

Publié : lundi 30 septembre 2013

Table de matières

La conférence et ses objectifs

Le 28 février et le 1er mars 2013, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), en partenariat avec le ministère de la Défense nationale, a tenu une conférence de deux jours au sujet de la Chine dans le cadre de son programme de liaison-recherche. Tenue selon la règle de Chatham House, la conférence a donné l'occasion aux conférenciers spécialistes et
aux participants d'examiner la nouvelle influence mondiale exercée par la Chine et les effets qu'elle aura sur la sécurité nationale et internationale.

Les opinions exprimées dans les documents inclus dans le présent rapport sur la conférence appartiennent aux chercheurs et aux analystes indépendants qui les ont présentées, et ne sont pas celles du SCRS. Lancé en 2008, le programme de liaison-recherche du SCRS a pour objectif de favoriser un dialogue entre des professionnels du renseignement et des experts aux origines culturelles variées qui oeuvrent dans différentes disciplines au sein d'universités, de groupes de réflexion ou d' autres établissements de recherche au Canada et à l'étranger. Il se peut que certains experts défendent des idées ou tirent des conclusions qui ne concordent pas avec les points de vue et l'expérience du Service; c'est précisément ce qui rend utile la tenue d'un tel dialogue.

La conférence de la Chine a accueilli un groupe impressionnant de chercheurs du Canada, d'Europe, d'Asie et des États Unis. Comme c'est le cas dans la plupart des événements de Liaison recherche, les opinions des experts ont été des plus variées. Cependant, tous se sont entendus sur un principe central, c'est à dire que la montée en puissance économique et politique de la Chine ouvre la voie à une nouvelle ère géopolitique, et qu'il s'agit d'une période importante non seulement pour la Chine, mais encore pour beaucoup d'autres pays.

Tendances politiques observées à la suite du XVIIIe Congrès national du Parti communiste chinois

Sommes-nous témoins du commencement d'une nouvelle ère politique en Chine? En effet, 2012 a été pour la Chine l'équivalent d'une année électorale au cours de laquelle factions et individus se sont livrés à diverses manœuvres pour se placer avantageusement dans la course à la succession. Lorsque l'affaire Bo Xilai a éclaté au grand jour, les observateurs ont profité d'un aperçu sans précédent de la concurrence qui fait rage dans les hautes sphères du pays. Cette affaire a également fait monter les enjeux pour les individus qui espéraient retirer un certain avantage de la situation comme pour ceux qui tentaient d'en atténuer les répercussions. Cette porte entrouverte est maintenant refermée alors que nous entrons dans la période de l'après-succession et que les acteurs politiques sont conscients qu'ils ont, à l'heure actuelle, beaucoup plus à perdre qu'à gagner en menant une campagne ouverte.

Il est intéressant de comparer les analyses sociétales de la Chine, qui mettent généralement l'accent sur une mise en œuvre ascendante des changements, et la véritable vie politique chinoise dans laquelle les liens tissés entre les différents groupes ou individus à la tête du pays revêtent une importance capitale. Après les événements de la place Tiananmen en 1989, les conflits idéologiques et politiques ont été pour la plupart étouffés, ou tout au moins très bien cachés, par Deng Xiaoping et ses successeurs qui ont imposé une politique selon laquelle un « noyau de dirigeants » domine les factions et ont renforcé considérablement la protection des « secrets d'État ». Depuis 2010, nous avons cependant observé un retour apparent aux rivalités entre factions qui porte à croire à l'existence de différences politiques marquées. Il semble également que la population affiche un certain cynisme quant aux priorités personnelles des hauts dirigeants, pourtant, sans un processus électoral défini, le Parti a fait renaître, par ses débats, une forme de vie politique en Chine.

L'utilisation de plus en plus répandue des médias sociaux entraîne des accès soudains de mécontentement de la part de la population, mais, avec du recul, ces débordements ressemblent davantage à des feux de broussailles : vite allumés, ils sont éteints et oubliés tout aussi rapidement. Nous ne sommes peut-être pas en mesure de comprendre les ramifications des querelles qui agitent les plus hauts échelons des instances dirigeantes chinoises, mais nous avons tout de même observé au cours des deux dernières années des divergences d'opinions persistantes en ce qui concerne l'élaboration des politiques. Il reste difficile à concevoir que 25 hauts dirigeants, voire peut-être même moins, décident du sort de plus de la moitié de la population du pays. Pourtant, c'est la vérité.

Entre 2010 et 2012, nous avons assisté à la résurgence de conflits entre les tenants de lignes politiques opposées bien connues et qui existaient déjà avant les événements de 1989 : la primauté du droit et la constitution par opposition au Parti et à l'appareil de sécurité; le nationalisme affirmé par opposition à l'intégration réglementée; les partisans de la prédominance des sociétés d'État et des intérêts particuliers par opposition aux défenseurs plus diffus d'une nouvelle vague de réformes économiques. Il se peut cependant que des liens existent bel et bien entre les hommes politiques divisés par ces lignes de pensée, et ce, même si les frontières politiques sont clairement tracées, ou sous‑entendues, par les médias chinois et les intellectuels. En revanche, les analystes ont souvent accordé plus de poids à l'importance de la fragmentation bureaucratique et de la concurrence que se livrent les différentes organisations pour expliquer la nature du processus chinois d'élaboration des politiques. Certains attribuent d'ailleurs l'accroissement de cette fragmentation et de cette concurrence à l'indécision et à l'ambigüité dont ont fait preuve Hu Jintao et Wen Jiabao lorsqu'ils se trouvaient à la tête du pays.

Dans ce contexte particulier, le XVIIICongrès national du Parti, tenu en novembre 2012, a pris toutes les apparences d'un jeu où il ne pouvait y avoir qu'un seul gagnant. Cependant, nous savons que cela ne pouvait pas être entièrement le cas, car les allégeances idéologiques des membres du Bureau politique sont réparties de façon plus égale que celles des membres du Comité permanent et les fidèles de l'ancien président Jiang Zemin, qui ont joué un rôle important dans la course à la succession, ne semblaient pas avoir de candidat désigné à soutenir, ce qui ne pouvait, au mieux, qu'inciter Xi Jinping à se sentir redevable. Les anciens du Parti ont dominé le processus décisionnel — une réunion élargie des membres du Bureau politique — et leurs intérêts ont été bien servis par la propagande des vidéos officielles du Congrès national du Parti. Même s'ils n'ont pas été rétrogradés, les dirigeants que l'on croyait proches de Hu Jintao et favorables à la réforme ne sont pas parvenus à occuper le devant de la scène. Wang Qishan a beau être l'exception, il a tout de même été éloigné des affaires économiques pour être nommé à la tête de la Commission de contrôle de la discipline du Parti. L'incapacité de Zhou Xiaochuan, gouverneur de la banque centrale, de se faire réélire au Comité central a également été ressentie comme une autre décision défavorable à la réforme, et ce, en dépit du fait que la nomination de Chen Deming, ministre conservateur chinois du Commerce, n'a pas été renouvelée.

L'ascension de Xi Jinping dans ce contexte difficile permet de faire table rase du passé. Non seulement il présente un style « personnel », contrairement à l'approche « harmonieuse » et ambigüe du pouvoir adoptée par Hu, mais il mise aussi ouvertement sur les instincts conservateurs, citant souvent Mao et une étude (officiellement inédite) selon laquelle les trente premières années de la République populaire de Chine sont considérées comme tout aussi pertinentes que l'histoire plus récente du pays. Xi chante les louanges de l'armée et dramatise les tensions avec le Japon au sujet des îles Senkaku/Diaoyu, mais il se peut également qu'il s'agisse d'un calcul plus rationnel visant à limiter les incidents éventuels à une seule zone d'Asie. Sur ce point, les relations diverses et de longue date entretenues par Xi avec l'armée sont claires.

Xi a coupé officiellement tout lien avec Bo Xilai, ce qui a permis à ses partisans de s'en prendre aux réformateurs et de leur reprocher de n'avoir pas pris de mesures concrètes. Il est probable que la façon dont l'affaire Bo Xilai s'est déroulée a joué un rôle considérable dans les différends survenus au sommet et que son règlement a influencé en grande partie les résultats du processus de succession : l'annonce du procès de Bo et celle du Congrès national du Parti ont été faites au même moment, et Xi Jinping a accepté de sacrifier quelques purs et durs de ses partisans au sein de l'armée (comme le général Liu Yuan, qui n'a pas été promu) afin de garantir sa victoire générale et de pouvoir s'en prendre plus librement aux factions plus libérales. Il minimise l'importance de la réforme en la traitant comme un processus continu et la présente comme une quête permanente d'améliorations plutôt que comme un bouleversement faisant époque. Sa campagne de lutte contre la corruption, menée par les dirigeants des organes du Parti et truffée d'attaques contre les vies privées, suspend une épée de Damoclès au-dessus de la tête de nombreux hauts dirigeants du régime.

Plusieurs débats qui faisaient rage avant novembre 2012 – p. ex., sur l'importance du constitutionnalisme ou pour déterminer si les références aux « intérêts particuliers » n'étaient que des tentatives voilées de critique de l'influence des sociétés d'État – ont complètement disparu de la scène publique. L'incident du Nouvel An chinois en 2013 a été provoqué par la censure de l'éditorial du Nanfang Zhoumo dont les rédacteurs avaient emprunté la nouvelle devise de Xi à propos du « rêve chinois » pour faire la promotion du constitutionnalisme. Cette allusion considérée comme inacceptable a été rapidement supprimée. Il est également intéressant de souligner qu'au même moment les manifestations contre les intérêts japonais, alors que les tensions entre les deux pays à propos des îles Senkaku/Diaoyu atteignaient leur apogée, ont également cessé. Il est presque impossible de soutenir que les conflits en mer de Chine orientale et méridionale ont été provoquées par la concurrence que se livrent les différentes administrations et par le chevauchement de plusieurs canaux hiérarchiques. L'arrivée de Xi Jinping au pouvoir coïncide avec la prise de sanctions sévères contre certains hauts dirigeants et la limitation de l'espace consacré aux débats du Parti sur la scène publique. Dans une déclaration non officielle prononcée alors qu'il se trouvait à Shenzhen, Xi a effectivement expliqué le principe de « la primauté du Parti » et a insisté sur l'unité. La perte d'influence de Hu Jintao a été stupéfiante, ainsi, le terme « harmonie » a complètement disparu du discours politique du jour au lendemain. Hu a fait sa première apparition publique depuis le XVIIICongrès national du Parti à Zunyi pour commémorer la réunion du Parti organisée à cet endroit au début de la période de l'histoire chinoise connue sous le nom de la Longue Marche : en prenant la tête de la Commission des affaires militaires, Mao avait consolidé efficacement sa mainmise sur le Parti. Le voyage de Hu, quant à lui, avait tout d'un rappel visant à célébrer son successeur à la tête de la Commission des affaires militaires, nommé en poste avant même la tenue du XVIIIe Congrès, un déshonneur rare pour un dirigeant sortant.

Nous pouvons nous attendre à l'abandon de la notion, auparavant prisée, de leadership collectif pour un retour à un style de leadership plus personnel. Nous pouvons également supposer que Xi Jinping veut disposer d'une certaine marge de manœuvre tant à droite qu'à gauche sur la scène politique chinoise, à l'instar de Mao à son époque. Dernièrement, Xi Jinping a tempéré son utilisation des citations du Grand Timonier et fait également référence à des penseurs chinois classiques compassés. Certains de ses arguments, surtout la réaffirmation de l'importance du leadership du Parti, font écho au concept de « nouvelle démocratie » préconisé par Liu Shaoqi, ancien président chinois. Ils font également penser à une période de la fin de l'histoire de l'Union soviétique, après l'époque Brejnev, lorsque Iouri Andropov, un inconditionnel du Parti qui entretenait des liens avec le milieu du renseignement depuis les années 1930, a tenté de mettre en œuvre une modernisation sans réforme, à l'initiative du Parti. L'incertitude à propos des économies occidentales, l'élargissement impressionnant de l'appareil de sécurité de la Chine et l'accent mis sur le weiwen, ou la stabilité, offrent assurément un contexte comparable pour les dirigeants chinois d'aujourd'hui. Il importe de se souvenir que, sous Andropov, les Soviétiques ont abattu un avion de ligne coréen qui s'était éloigné de son itinéraire de vol. Le thème souvent abordé des « princes rouges » – deuxième et troisième génération de descendants de grandes figures de la révolution – coïncide avec un sentiment renouvelé de légitimité que Xi espère personnifier. Il a notamment choisi pour ses premières visites officielles à l'étranger l'Afrique du Sud et la Russie que la Chine considère comme de proches alliés. Cette démarche semble refléter parfaitement la politique des États-Unis axée sur l'Asie et la récente tendance de l'Europe à accorder plus d'importance à ses partenaires asiatiques autres que la Chine.

Il est probable que Xi procèdera à la rationalisation des institutions de l'État et il n'a pas remis en question les efforts déployés par ses prédécesseurs pour recentrer l'économie sur la consommation intérieure et améliorer les avantages sociaux. Il s'agit d'un thème commun à la gauche et à la droite. Certains ont déjà mentionné une autre réforme éventuelle du système de « rééducation par le travail », qui a déjà été limité au cours des dernières années. Xi prône l'austérité et la simplicité : ces thèmes ne peuvent pas déplaire aux Chinois de la rue, mais leur mise en œuvre doit être surveillée à plus long terme.

Puisque les partenaires étrangers de la Chine dépendent tellement de son cheminement continu vers l'intégration dans la communauté internationale, certains ont avancé l'hypothèse que, même si Xi Jinping est moins susceptible que son prédécesseur de favoriser la réforme du système politique, il pourrait bien être un « réformateur inavoué » à l'origine d'une deuxième vague majeure de réformes économiques. Cela reste à voir. Le nouveau premier ministre, Li Keqiang, s'est tenu extrêmement à l'écart des projecteurs jusqu'à maintenant, mais il s'agit peut-être d'un cas de respect formel pour la procédure établie.

Cependant, Xi n'est pas Mao. Son Comité permanent ne durera pas plus de cinq ans en raison des limites d'âge habituelles (si elles sont respectées) et son utilisation d'arguments nationalistes ou populistes pourrait bien par inadvertance engendrer d'autres formes de protestations sociales et politiques dans une société profondément divisée. Les observateurs se sont souvent montrés trop optimistes lorsqu'ils prévoyaient des changements par la base en se fondant sur les courants économiques et les médias sociaux. La Chine a besoin de se développer de façon plus équitable, de serrer la bride aux intérêts particuliers, de limiter la corruption et de renforcer l'emprise du Parti sur le pouvoir, mais ces objectifs sont contradictoires. En nous inspirant des mots de l'ancien président américain Abraham Lincoln, nous pourrions dire que Xi et le Parti exerceront probablement les pleins pouvoirs pendant quelque temps, faisant naître la peur parmi les responsables qui se fourvoient, y compris au sein de l'appareil d'État, mais il sera de plus en plus difficile, sinon impossible, de continuer à exercer un pareil degré de contrôle à l'avenir.

Rien n'indique que Xi est prêt à instaurer une séparation des pouvoirs, un thème récurrent, bien que plutôt abstrait, des réformateurs politiques au sein du Parti. Il pourrait pallier cette situation en procédant à une certaine libéralisation et en desserrant l'emprise du Parti sur quelques aspects de la vie de tous les jours. Il créerait ainsi un nouveau cycle de gestion fang-shou (assouplissement puis reprise de contrôle). Toutefois, la sophistication de l'économie et de la société chinoises est telle qu'elle nécessite des règles plus formelles pour assurer la séparation des intérêts publics et privés, et non pas une simple libéralisation à l'échelle locale.

Il est difficile de se projeter cinq ans dans l'avenir, lorsqu'une nouvelle équipe de dirigeants se dressera sous l'égide de Xi et de Li. La situation de Jiang Zemin était encore plus précaire lorsqu'il a pris la tête du Parti en 1989 et pourtant son influence politique se fait encore sentir à l'heure actuelle. Xi est un dirigeant déterminé, immunisé contre les doutes qui caractérisent habituellement les réformistes et résolument convaincu que la Chine se doit de faire concurrence à l'Occident. Il s'agit sans aucun doute des arguments sur lesquels il fonde sa légitimité, mais on ignore encore si les exigences de plus en plus élevées des Chinois viendront assombrir son avenir.

Consensus au sein du Parti et idéologie communiste après Bo Xilai 

Le PCC en tant que nation idéologique

Le Parti communiste chinois (PCC), qui comptait plus de 80 millions de membres en 2012, est aussi important et certainement aussi bien organisé que de nombreux États-nations. Suivre son idéologie et son consensus politique se compare à décrire une politique nationale. Philip Kuhn, éminent historien de la dynastie Qing et de la République chinoise, a résumé son analyse de la vie idéologique de la Chine du XVIIIe siècle en faisant observer que « la culture chinoise est uniforme, mais pas homogène »Note de bas de page 1. Il en va de même pour l'idéologie et le consensus politique au sein du PCC. La pensée marxiste-léniniste-maoïste (de Mao Zedong) est l'idéologie omniprésente au PCC, mais elle ne s'applique pas de la même façon à tous les niveaux, que ce soit au sein de l'élite dirigeante qui fait des déclarations officielles, de l'élite institutionnelle qui s'acquitte de tâches pratiques, ou encore de la base militante ou locale, des intellectuels ou des spécialistes aux échelons inférieurs qui éprouvent des craintes. Autrement dit, les mêmes mots ont des significations différentes à chaque niveau du PCC. Ainsi, on peut mieux comprendre la notion de « consensus de parti ».

Pour l'élite dirigeante, le consensus de parti a été ébranlé par un énorme scandale : l'affaire Bo Xilai. Deux modèles de direction et de développement du Parti sont au cœur d'un conflit persistant qui a commencé avant l'éclatement du scandale : les modèles de Chongqing et de Guangdong, qui se résument par deux énoncés : « comment faut‑il séparer le gâteau? » et « quelle doit être la taille du gâteau? » (l'équité par rapport à la croissance). Pour ce qui est de l'élite institutionnelle, on constate le retour des intellectuels publics qui se servent d'un langage conformiste pour arriver à diverses fins, que ce soit pour soutenir le modèle de développement, promouvoir d'autres réformes ou même susciter des réactions. Finalement, la base militante ou locale est aux prises avec deux enjeux idéologiques complexes : le nationalisme et la crise morale. Cette situation a incité des membres du Parti qui ne font pas partie des élites à nuancer leurs déclarations et leurs suggestions en s'inspirant du néomaoïsme, du néoconfucianisme ou d'une sorte de populisme de « théologie de libération ». De plus, plusieurs d'entre eux désirent une version libérale, modérée et tolérante de l'idéologie du Parti qui ne serait pas sans rappeler une forme peu orthodoxe du concept de « nouvelle démocratie ».

L'idéologie officielle et la politique du consensus

Xi Jinping a décidé que la survie de la Chine passe par le maintien du PCC. Tous s'entendent pour dire que le mandat de Xi est de combattre la corruption pour assurer la survie et le succès du PCC; les débats idéologiques et le défi d'arriver à un consensus s'inscrivent dans ce mandat. L'abandon du PCC n'est pas un sujet légitime et il est même interdit d'en parler. À ce sujet, Xi Jinping s'inspire du rôle de timonier idéologique de Deng Xiaoping pour concilier les différentes fractions, factions et préférences de l'élite dirigeante. Il serait donc surprenant de ne pas pouvoir facilement associer Xi Jinping à la faction de la Ligue de la jeunesse ou à la clique de Shanghai. De plus, comme certains l'indiquent, Xi Jinping n'a pas choisi ses principaux collègues, qui lui ont plutôt été légués par ses prédécesseurs Hu Jintao et Jiang Zemin. Il lui faudra donc un an ou deux pour se faire un nom. Le conservatisme de cette façon de procéder au sein du PCC semble intentionnel, car tous les nouveaux secrétaires généraux, que ce soit Deng Xiaoping, Zhao Ziyang, Jiang Zemin ou Hu Jintao, ont dû surmonter les mêmes difficultés et mettre jusqu'à cinq ans pour former leur équipe et passer à autre chose (pensez à Zhu Rongji en 1998). Cette façon de faire est manifestement intentionnelle et conservatrice par nature : elle vise à lier les mains du nouveau dirigeant et à protéger le pays de tout changement précipité, quitte à rendre le moindre changement laborieux. Il s'agit d'une administration révolutionnaire teintée de caractéristiques de la dynastie Qing.

L'affaire Bo Xilai

Sauf erreur, le « maoïsme » — chansons, rhétorique et images rouges — de Bo Xilai dans son recours au modèle de Chongqing n'était pas fondamentalement idéologique, mais bien une grossière application du populisme politique. En tant que maire de Dalian, Bo Xilai a connu beaucoup de succès à titre de réformateur tourné vers le monde, et sa famille, sous le patriarcat de Bo Yibo, était loin d'être maoïste radicale. L'affaire de Bo Xilai porte sur la politique de la force, et il a perdu. La chute de Bo Xilai n'a pas pour autant discrédité le modèle de Chongqing qui préconise le développement d'État; il continue de servir d'essai, au même titre que le modèle de Guangdong de développement orienté par l'État. La crise de la foi qui a secoué l'élite dirigeante à la suite de l'affaire de Bo Xilai la force à se demander comment limiter les privilèges accordés à l'élite avant qu'elle ne détruise le système ou ne provoque un rejet massif par le public. Il s'agit d'une crise de légitimité dans une ploutocratie.

Le maoïsme ne permet pas d'expliquer ces inégalités, malgré les tentatives de l'élite dirigeante de le faire. Les « trois représentativités » de Jiang Zemin permettent officiellement aux capitalistes (« entrepreneurs ») de se joindre au PCC, interdisent la lutte des classes (pour « le bien du peuple entier ») et expliquent pourquoi on devrait privilégier les élites techniques et éducationnelles, c'est‑à‑dire les moteurs de la science et de la culture. Les concepts de progrès scientifiques et de société harmonieuse préconisés par Hu Jintao sont les corollaires de ces axiomes.

L'idéologie institutionnelle et la politique du consensus

L'idéologie et le consensus politique de l'imposante élite institutionnelle de l'administration du PCC visent principalement à articuler et à appliquer cette orthodoxie. Pour de nombreux observateurs et pour les étudiants chinois qui ne sont pas membres du Parti, les allusions constantes aux principaux slogans du PCC et l'élaboration de ceux-ci sont à la fois ineptes et pathétiques. Par contre, l'élite institutionnelle les considère comme des instruments d'affirmation politique et ses intellectuels les manipulent habilement. Les stratégies sont éphémères, mais l'essence de l'idéologie ne change pas aussi rapidement. Les membres de l'élite institutionnelle s'entendent pour dire que le Parti devrait effectivement être aux commandes, car le marché est imprévisible et les gens moins instruits n'ont pas les qualités morales (suzhi) nécessaires pour prendre les bonnes décisions. Alexander Hamilton, un des pères de la constitution des États-Unis, comprendrait.

La question consiste à savoir à quels membres du Parti il faut confier un dossier donné et comment s'y prendre. Au cours des derniers mois, on a hésité entre confier la direction à la hiérarchie sans jamais poser de questions ou laisser les coudées franches aux spécialistes techniques compétents (aussi membres du Parti bien entendu) pour qu'ils choisissent. Deux récents exemples illustrent très bien cette situation. Mentionnons d'abord la lettre publique du professeur de droit de Beida, Zhang Qianfan, qui a été signée en décembre 2012 par 70 éminents intellectuels chinois. Rédigée sous forme de pétition, la lettre demandait au PCC d'appliquer plus vigoureusement la primauté du droit déjà prévue dans la Constitution chinoise et les lois connexes. Parmi les signataires de la lettre figurait Zhang Lifang, un intellectuel de Beijing qui a également signé la Charte 08. Le contraste est éloquent : la lettre ne réclame pas une démocratie multipartite, mais elle critique vivement le Parti qui n'a pas su appliquer la réforme. Même si la lettre semble plus modérée que la Charte 08, elle n'est pas sans effet pour autant. Le deuxième exemple montre que l'élite institutionnelle n'a pas entrepris cette démarche concertée par lâche docilité. L'incident entourant le Southern Weekend, qui s'est produit en janvier 2013 et qui concerne les questions de censure, reflète le sentiment de « ras-le-bol » largement répandu chez les professionnels de l'élite institutionnelle; la censure sévère est rejetée au sein même du PCC. Parmi les dénonciateurs de la réécriture arbitraire du désormais célèbre éditorial du Nouvel An figurent les professeurs du département de journalisme de l'Université de Nanjing, qui est loin d'être un terreau fertile pour les activités contre le régime. Les membres de l'élite institutionnelle s'entendent pour dire qu'une uniformisation s'impose et que les règles sagement énoncées doivent être prévisibles. Ce n'est peut‑être pas de la démocratie, mais il s'agit tout de même d'une idéologie qui sous‑tend un certain libéralisme politique au sein du PCC.

L'idéologie de la base du Parti et la politique du consensus

À la base du Parti, l'idéologie et le consensus politique sont bien entendu encore plus diversifiés. Pourtant, les élites institutionnelle et dirigeante du PCC passent beaucoup de temps à essayer de prédire l'avenir des membres de la base pour prendre le pouls de la société chinoise en général. On constate chez ceux qui ne font pas partie de l'élite qu'un large éventail de préoccupations et d'intérêts sociaux peut se manifester, et se manifeste, dans le langage et la pratique politique de l'orthodoxie du Parti. L'utilisation de termes tirés de la conception de société harmonieuse et de progrès scientifiques ne reflète pas nécessairement la subordination passive ou le désabusement. L'idéologie sur la scène locale est logique en ce qui concerne les valeurs populaires et les attentes face aux dirigeants. Bien qu'il arrive rarement que ces opinions contradictoires l'emportent sur d'autres opinions, ou même qu'elles soient prises en considération, elles montrent le dynamisme de la vie politique et intellectuelle au sein du PCC qui peut passer inaperçu si on se concentre sur les chorégraphies exécutées dans les coulisses du pouvoir à Beijing.

Les multiples déclarations faites par la base du Parti reflètent deux grandes réalités de la vie idéologique au sein du PCC : le pouvoir omniprésent du nationalisme et la crise morale généralement reconnue. L'Internet est la façon la plus facile d'avoir accès auprès de ceux qui ne font pas partie des élites, qu'ils soient ou non membres du Parti. Le PCC joue avec enthousiasme la carte du nationalisme depuis le début des années 1990 dans le but d'endiguer la crise de la foi qui s'est déclenchée après la répression de la place Tiananmen. Ici, la propagande a produit les effets escomptés. Elle s'est fondée sur le rôle pivot du nationalisme chinois dans le maoïsme; l'histoire racontée par Mao en 1940 est la même que celle répétée aujourd'hui par Xi Jinping : la Chine était grande, la Chine a été écrasée, la Chine s'est relevée et continuera de prospérer. Il est exagéré d'attribuer le différend sur les îles Senkaku/Diaoyu à cette idéologie même si elle y est certainement pour quelque chose. Le nationalisme officiel est cependant une dangereuse arme à double tranchant pour le PCC, car les Chinois savent très bien qu'ils doivent élever leurs protestations contre les dirigeants ou les dossiers locaux au nom de ce nationalisme sanctifié. La reconnaissance de la crise morale profonde est le deuxième enjeu auquel fait face la base du Parti. Cela a permis de rediriger les efforts vers l'« éducation révolutionnaire », de s'engager à respecter des règles professionnelles modernes contraignantes et même d'envisager un retour aux « racines » de la civilisation chinoise, une version de la philosophie confucianiste. Le consensus idéologique de la base tourne autour du besoin de trouver un dirigeant, une idéologie concrète ou un groupe en qui une personne sensée peut vraiment croire. La confiance n'a jamais été aussi fragile. L'idéologie en Chine peut très bien être comparée à celle qui régnait en URSS et en Europe de l'Est dans les années 1980 : personne ne croit en son orthodoxie. Cependant, contrairement aux Soviétiques et aux Européens de l'Est de cette époque, les Chinois d'aujourd'hui ne croient pas tous nécessairement que l'Occident offre une meilleure solution, car ils espèrent tous trouver les ressources dans leur pays.

Les instances dirigeantes chinoises après le XVIIIe Congrès national du Parti – Choix, dilemmes et risques

La mise en place, en novembre 2012, de nouvelles instances dirigeantes chinoises placées sous l'autorité de Xi Jinping marque peut-être un tournant dans le développement politique et économique de la Chine. Le mot-clé dans cette phrase est « peut-être ». Bien que la nécessité de modifier les politiques ou de procéder à des réformes de façon approfondie, voire radicale, se fasse sentir de façon impérieuse, on ignore encore quelle est la probabilité que les nouveaux dirigeants entreprennent effectivement les changements nécessaires, en dépit de leurs discours favorables à la réforme des derniers mois. Pour le moment, les analystes doivent se contenter de prendre note de la nouvelle ligne politique à la tête du gouvernement de la Chine, de déterminer les priorités stratégiques les plus pressantes de celui-ci, d'analyser les obstacles politiques aux réformes éventuelles, de déterminer les scénarios probables et d'en évaluer les risques.

Le présent document d'information comprend quatre parties : un aperçu de la nouvelle équipe de dirigeants; un examen des principales prises de position politiques de Xi ainsi qu'une tentative de décodage de ses intentions à long terme; la détermination des priorités stratégiques les plus importantes pour Xi et ses collègues ainsi que les grandes lignes des scénarios stratégiques envisageables et des dilemmes éventuels auxquels les dirigeants devront faire face dans les trois à cinq prochaines années; et enfin, une évaluation des risques liés aux scénarios politiques que les nouveaux dirigeants sont les plus susceptibles de retenir.

Aperçu des nouvelles instances dirigeantes

Comme prévu, les nouvelles instances dirigeantes du Parti communiste chinois (PCC) ont été composées soigneusement de façon à trouver un juste milieu entre les intérêts et l'influence des différentes factions en concurrence (même s'il faut bien avouer que les divisions ne sont pas clairement définies ni même visibles de l'extérieur). Selon toute vraisemblance, les raisons pour la formation de factions au sommet ne sont pas institutionnelles ou idéologiques, mais plutôt personnelles. Étant donné l'influence considérable qu'exercent les individus puissants sur le processus de sélection des membres du Bureau politique et de son comité permanent, on peut raisonnablement avancer l'hypothèse que ce sont les liens personnels et non les intérêts institutionnels (définis ici comme les intérêts des forces armées, de certains secteurs industriels ou de certains groupes politiques) qui déterminent qui est choisi pour assumer ces fonctions. Les liens institutionnels importent uniquement dans la mesure où il arrive que les individus sympathisent et apprennent à se faire confiance alors qu'ils travaillent dans la même organisation, comme dans le cas de la Ligue de la jeunesse communiste, qui constitue une plateforme de formation pour une bonne partie de l'élite chinoise.

Si l'on considère la question sous cet angle, il semble raisonnable de conclure que le choix des sept membres du nouveau Comité permanent du Bureau politique témoigne de l'influence personnelle de l'ancien président Jiang Zemin qui est parvenu à faire nommer trois de ses loyaux partisans (Zhang Dejiang, Yu Zhengsheng et Liu Yunshan) au Comité. Zhang Gaoli peut également être considéré comme un protégé de Jiang. Toutefois, il importe de souligner que les allégeances personnelles se chevauchent au sommet. En effet, Liu et Zhang sont peut-être plus proches de Jiang, mais ils constituent également un choix acceptable pour Hu. Un autre point que l'on néglige souvent, mais qu'il faut pourtant garder à l'esprit est que les allégeances personnelles peuvent changer.

Il se peut que des dirigeants à la retraite, comme Jiang, ne soient pas en mesure de compter sur la loyauté de leurs protégés. Ainsi, un dirigeant suprême affirmé – et ce n'est pas le cas de Hu Jintao qui vient de partir à la retraite – peut altérer la dynamique politique au sein du Comité permanent du Bureau politique. Cette analyse sous-entend qu'il ne faut pas se fonder sur la composition actuelle du Comité pour conclure que Jiang en sera l'éminence grise pour les prochaines années. En fait, son influence a même probablement déjà atteint son apogée. L'âge avancé de Jiang et l'assurance apparente de Xi forceront les protégés du premier à se chercher de nouveaux alliés au sommet. En ce qui concerne le Bureau politique, il est communément admis que, même si Hu ne semble pas être parvenu à placer quelqu'un au Comité permanent (p. ex., Li Yuanchao), il a tout de même pu faire nommer, en guise de prix de consolation, plusieurs de ses loyaux partisans au Bureau politique. Selon la façon dont on compte, les fidèles de Hu représentent maintenant probablement un tiers des membres du Bureau. En particulier, il est parvenu à faire nommer Hu Chunhua, à l'âge de 49 ans, au Bureau politique. Ce dernier sera donc dans une position avantageuse pour briguer l'un des deux plus hauts postes de l'État dans l'ère de l'après-Xi. Ce qu'il importe surtout de retenir à propos du nouveau Bureau politique, c'est que ses membres les plus haut placés sont en bonne position pour occuper les cinq postes du Comité permanent qui deviendront vacants lorsque leurs titulaires prendront leur retraite en 2017. Li Yuanchao et Wang Yang seront des favoris. Le PCC choisira également deux personnes pour succéder à Xi et à Li Keqiang. La nomination des deux « futurs dirigeants » sera certainement au cœur des enjeux de la course à la succession de 2017. Pour l'instant, Hu Chunhua et Sun Zhengcai, nouveau chef du Parti communiste de la ville de Chongqing et membre du Bureau politique, sont considérés comme des favoris. Il est cependant prématuré de conclure qu'ils sont presque assis à la tête de l'État et qu'ils doivent se contenter de veiller à ne pas perdre leur avantage : la décision définitive ne sera pas prise avant le milieu de l'année 2017.

La composition du Bureau politique et de son comité permanent porte à croire à un très haut degré de fluidité politique. Tout est possible et le facteur le plus décisif restera la capacité de Xi d'exercer son influence personnelle et de redéfinir le programme politique du PCC.

Résultats récents obtenus par Xi et ses intentions éventuelles

Si l'on examine les résultats obtenus par XI à titre de chef d'État de la Chine depuis sa nomination officielle vers le milieu du mois de novembre de l'année dernière, il semble avoir pris un bon départ en ce qui a trait à trois questions essentielles : la lutte contre la corruption, la réforme économique et le populisme. En outre, il est parvenu à se forger très rapidement une image de dirigeant assuré et résolu. Les médias nationaux et peut-être aussi beaucoup de simples Chinois semblent impressionnés par les mesures prises, mais il importe néanmoins de souligner que ces mesures se limitent essentiellement, jusqu'à présent, à de beaux discours et à des gestes symboliques. Il n'a encore pris aucune mesure stratégique précise (à la vérité, il n'en a pas encore eu le temps).

Chacun s'interroge sur le genre de dirigeant que Xi aimerait être. Trois modèles possibles s'offrent à lui, tous de l'ex-Union soviétique : Leonid Brejnev, Iouri Andropov et Mikhaïl Gorbatchev. Le modèle Brejnev, caractérisé par la stagnation et l'hostilité envers l'Occident, ne semble pas être un exemple que Xi soit prêt à suivre. Dans la mesure où Hu n'a entrepris aucune réforme essentielle pendant les dix années de sa présidence, celle-ci est maintenant fréquemment comparée à une décennie d'occasions ratées et même de stagnation. Même si Xi n'a pas directement critiqué ses prédécesseurs, ses derniers discours contenaient tout de même une critique implicite de leurs politiques conservatives. Étant donné ses propos passionnés sur la nécessité de réunir le courage politique nécessaire pour la réforme, il est peu probable qu'il s'inspire du modèle Brejnev pour préparer l'avenir de la Chine.

S'il semble facile de rejeter le modèle Brejnev, il est beaucoup plus ardu de le remplacer par une stratégie plus prometteuse. Le véritable défi que doit relever Xi est de trouver le moyen de faire progresser la Chine tout en préservant sa stabilité. Il pourrait s'inspirer du modèle Gorbatchev en mobilisant les masses sur le plan politique afin de neutraliser l'opposition à la réforme des intérêts bien établis. Il s'agit, comme chacun le sait, d'une stratégie très risquée. Le modèle Gorbatchev est un concept vivement critiqué par l'élite chinoise qui l'accuse d'être à l'origine de l'effondrement du régime soviétique. Étant donné les antécédents de Xi, considéré comme l'un des héritiers de la révolution communiste chinoise, il est peu probable qu'il envisage d'adopter une stratégie qui risquerait de reléguer le PCC aux oubliettes de l'histoire. Sa réticence à se lancer dans une réforme du système politique se fait sentir dans ses discours. Fait étonnant pour quelqu'un qui parle autant du besoin de réforme, il est parvenu jusqu'à présent à éviter soigneusement de mentionner la réforme du système politique dans ses scénarios ou dans ses objectifs. S'il est vrai que, comme il a été rapporté dans le New York Times, Xi a fait le serment, en privé, d'éviter un effondrement du genre de celui de l'Union soviétique par un respect plus strict des principes fondamentaux du Parti (c.-à-d., le maintien de son monopole politique à tout prix), il ne faut pas s'attendre à ce qu'il modifie le système politique de façon radicale.

Il ne lui reste donc plus qu'un seul modèle possible, celui d'Andropov. Xi pourrait éventuellement se laisser séduire, car, contrairement à Gorbatchev, Andropov n'a pas essayé de lancer de réforme démocratique. Sa stratégie visait à renforcer le système communiste, maintenant défunt, par une application plus stricte de la discipline et une réforme technocratique, et non pas à le remplacer par un système démocratique. À en juger par le discours de Xi, il semble que son programme politique ressemble de près à celui d'Andropov : une réforme économique sans réforme du système politique. De toute évidence, cette stratégie n'est nullement nouvelle en Chine. Le défunt Deng Xiaoping en était d'ailleurs un fervent partisan.

Choix stratégiques et dilemmes des nouveaux dirigeants

L'obstacle le plus évident à l'application éventuelle d'un modèle Andropov est que son succès est loin d'être garanti. Les membres du régime ont beau reconnaître que des réformes économiques structurelles approfondies sont nécessaires, les obstacles sont considérables. À court terme, les plus grands ennemis de Xi ne sont pas les libéraux qui réclament la démocratie, la responsabilisation de l'État et la justice sociale, mais bien les membres de l'élite conservatrice du PCC qui ont énormément profité du genre particulier de capitalisme de copinage dominé par l'État propre à la Chine. À l'heure actuelle, une réforme économique a peu de chance de réussir sans la réduction du pouvoir et des privilèges de l'élite politique. Mais pareil exploit n'est pas envisageable sans mobiliser les forces à l'extérieur du régime, en d'autres mots, sans rendre la population chinoise plus autonome sur le plan démocratique. Il s'agira certainement du dilemme le plus difficile à résoudre pour Xi : comment mettre en œuvre les réformes économiques et sociales nécessaires à la survie à long terme du régime sans déchaîner de forces politiques dangereuses au sein de la société chinoise?

Il commencera peut-être par essayer de réaliser l'impossible en exerçant des pressions morales et en favorisant une utilisation sélective de poursuites dans le cadre de la campagne de lutte contre la corruption afin d'envoyer un message aux membres de l'élite qui ne se conformeront pas à ses desiderata. Dans le contexte politique actuel, où l'élite dirigeante fait preuve d'un cynisme et d'une cupidité incorrigibles, les exhortations morales ou idéologiques ont peu de chance de modifier les comportements. L'efficacité d'une stratégie visant à poursuivre en justice dans le cadre d'une campagne de lutte contre la corruption les responsables peu coopératifs ne peut être que limitée en raison de la très forte politisation du système. Les membres très protégés de l'élite n'auront pas grand-chose à craindre de la menace d'une campagne de lutte contre la corruption. Selon toute vraisemblance, en se fondant sur leurs observations correctes de ce genre de campagnes entreprises par le passé après l'arrivée au pouvoir de chaque nouveau dirigeant (le nombre de poursuites double habituellement au cours de la première année du mandat d'un nouveau chef d'État, mais revient à la normale dès l'année suivante), ils risquent de feindre une docilité initiale avant de revenir rapidement à leurs anciennes façons de faire.

La présente analyse porte à croire que le moment le plus critique pour Xi se situera entre sa troisième et sa quatrième année au pouvoir, lorsqu'il constatera que ses premières initiatives n'ont pas abouti ou n'ont obtenu que de piètres résultats en raison de l'opposition de l'élite. La question est de savoir s'il aura autant de temps pour asseoir sa crédibilité et conserver la confiance du public en ses capacités de dirigeant, et si la société chinoise sera suffisamment patiente pour lui permettre d'entreprendre des changements majeurs.

Scénarios probables : des politiques imposées par les circonstances, et non l'inverse

Il est peu probable que les appels au changement qui se font de plus en plus pressants au sein de la société chinoise permettent à Xi de profiter d'une longue période « d'état de grâce ». Il devra obtenir de véritables résultats, rapidement. Pour l'instant, il est en danger sur plusieurs fronts.

Tout d'abord, son discours favorable à la réforme suscite des attentes, mais son capital et ses compétences politiques sont insuffisants pour lui permettre d'apporter de véritables changements et de satisfaire ces attentes. Il risque de décevoir très rapidement, et ce, même dès sa troisième année au pouvoir. En d'autres mots, 2014 sera une année décisive pour Xi, car c'est à ce moment-là que seront mises en œuvre les décisions politiques qui devraient être prises à l'automne 2013 (lorsque le troisième plénum présentera un nouveau programme politique reflétant pleinement ses objectifs).

Ensuite, les forces libérales chinoises ne lui donneront probablement pas carte blanche. Elles saisiront des occasions de mettre à l'épreuve sa détermination et ses orientations idéologiques. Des incidents du genre de la manifestation organisée contre la censure à Guangdong en janvier dernier se répéteront probablement au cours de l'année ou des deux années à venir et forceront Xi à prendre position. En ce qui concerne l'incident du Southern Weekly, au cours duquel l'État s'est ingéré ouvertement dans la ligne éditoriale du journal, Xi est parvenu à conserver un discours neutre sans pour autant satisfaire qui que ce soit. S'il est remis en question par les libéraux, il devra choisir entre avoir recours à des moyens de répression et étouffer ainsi les appels à la réforme du système politique, et répondre aux attentes et relâcher quelque peu l'emprise de l'État sur les médias et la société civile. Les enjeux politiques seraient alors considérables pour Xi, car ses collègues conservateurs pourraient remettre en cause son autorité si les petites mesures prises pour ouvrir le système politique se transformaient rapidement en un vaste mouvement de contestation de l'autorité du Parti.

Enfin, l'économie chinoise pourrait traverser une crise financière à cause de l'accumulation de créances douteuses dans le système bancaire au cours des cinq dernières années. Le ralentissement continuel de la croissance économique déclenchera probablement une réaction en chaîne qui aboutira à des cessations de paiements, des faillites et du chômage. Si une crise économique importante éclate, elle bouleversera probablement tous les plans que Xi et ses collègues pourraient avoir formulés pour les cinq prochaines années. Bien sûr, une situation de ce genre pourrait aussi fournir une occasion stratégique de mettre en œuvre des réformes économiques difficiles. Cependant, il importe de retenir de la présente analyse que dans les deux à trois prochaines années, ce sont les événements et non les principes qui dicteront la politique et le comportement des dirigeants en Chine.

Vers des tensions grandissantes? Les jeunes et la culture populaire, le culte de la consommation et l'avenir du contrat social de la Chine

Au début de 2013, plusieurs mois après les événements tumultueux qui ont secoué les élites politiques chinoises et avant la mise en place d'une nouvelle équipe de dirigeants lors du XVIIIe Congrès du Parti, de grandes revues occidentales ont proposé des débats sur l'avenir politique de la Chine et ont ouvertement demandé si le communisme chinois pouvait « survivre » ou si un « point de non-retour » avait été atteint. Des journaux importants ont fait état du contrat social adopté à la suite des événements de la place Tiananmen en 1989, selon lequel un consensus faisant passer les politiques économiques et la recherche quasi absolue de la richesse avant l'idéologie et la politique semblait s'être établi. Ils ont ensuite laissé entendre que même l'apparence de consensus s'estompait et que l'avenir pourrait comprendre « une plus grande ouverture politique, une répression autoritaire pour rétablir un semblant de stabilité, ou des bouleversements sociauxNote de bas de page 2 » [traduction]. Ces discussions récentes sont étroitement liées au débat de spécialistes bien connu sur le Parti‑État et les relations entre l'État et la population. Ce débat oppose ceux pour lesquels le Parti‑État est « fragile » et subit des pressions considérables de l'opinion publique et des forces sociales, surtout en ce qui concerne la prise de décisions en matière de politique étrangère, et ceux pour lesquels l'État est « intelligent » et s'adapte astucieusement à une société « forte ». Certes, le cadre de référence permettant de comprendre la politique chinoise et les relations entre l'État et la population depuis 2003 environ, à savoir celui de la « résilience autoritaire », est de plus en plus remis en question, du moins en Occident. En Chine aussi, des changements semblent se préparer. Il existe des signes avant‑coureurs de médias plus intéressants, qui s'affirment même et qui tirent parti du changement de dirigeants. Cependant, les messages envoyés par Xi Jinping sont ambivalents : d'une part, le président chinois laisse entendre qu'une certaine réforme politique s'impose peut‑être et que la lutte contre la corruption touchera le « menu fretin » comme les « gros poissons », mais d'autre part, il lance également des avertissements en privé sur la nécessité pour le Parti de revenir à une discipline léniniste traditionnelle et de combattre les hérésies idéologiquesNote de bas de page 3.

Dans un certain sens, ces changements potentiels sont surtout importants pour la jeune génération chinoise, c'est‑à‑dire les personnes qui sont nées dans les années 1980 et 1990, dont le nombre oscille respectivement autour de 240 millions (environ 18,5 % de la population) et de 140 millions (environ 10,7 % de la population). Le président Mao l'avait bien compris, il faut conquérir le cœur et l'esprit des jeunes Chinois pour assurer la longévité du Parti‑État, en particulier à une époque où la légitimité de l'État est fondée non plus sur l'idéologie, mais sur l'efficacité, et où la prolifération et la popularité des médias sociaux ont fait en sorte que les politiques étatiques font l'objet d'un examen beaucoup plus approfondi et de critiques plus nombreuses. À quoi les jeunes croient‑ils? Que veulent‑ils? Dans quelle mesure les efforts déployés par le Parti communiste chinois (PCC) sont-ils efficaces pour inciter les jeunes à adhérer aux valeurs sanctionnées par l'État? Un examen des politiques étatiques, des reportages dans les médias, des résultats de sondages, de la culture populaire, d'entrevues réalisées ainsi que de revues spécialisées et d'autres à diffusion restreinte (neibu) apporte une réponse complexe à ces questions, entre autres parce que les politiques et les messages de l'État sont souvent contradictoires tout comme les valeurs véhiculées par les attitudes et le comportement des jeunes.

Bien qu'il soit difficile d'établir des généralités sur toute une génération, les résultats des sondages permettent de constater de nombreuses contradictions dans les attitudes et le comportement des jeunes Chinois. Par exemple, lorsqu'ils sont à la recherche d'un emploi, bien des jeunes, en particulier les diplômés universitaires, sont très préoccupés par le salaire, mais hésitent à accepter des emplois mieux rémunérés qu'ils considèrent comme indignes d'eux; ils ne sont pas impressionnés par la plupart des systèmes de croyances et accordent plus d'importance à leurs propres besoins et désirs qu'aux besoins de la société. Par ailleurs, ils peuvent subitement faire preuve d'abnégation lorsque leur pays fait face à une menace externe ou à une catastrophe naturelle comme dans le cas du tremblement de terre du Sichuan. Ils affichent leur allégeance politique, même s'ils n'ont pas de convictions idéologiques, c'est‑à‑dire qu'ils cherchent à devenir membres du Parti communiste, mais pour des raisons très pragmatiques liées à leur réussite future. Ils sont également conscients de l'influence qu'ont eue sur eux les concepts culturels occidentaux et les messages politiques qu'ils véhiculent, mais ils ne s'en soucient guère.

On remarque aussi des contradictions dans la perception que les jeunes Chinois ont de l'Occident, en particulier des États‑Unis, dans la façon dont cette perception est liée à la tension entre le culte de la consommation et le nationalisme, et dans les réactions du régime face à la situation. Chen Shengluo, un chercheur chinois qui fait des sondages sur l'attitude des étudiants universitaires à l'égard des États‑Unis et d'autres pays, signale l'existence de « deux Amériques » dans l'esprit des étudiants chinois : une Amérique « hégémonique » à l'échelle internationale et une Amérique ayant atteint un haut niveau de développement national en raison de ses valeurs et de son système social. La culture américaine a été bien accueillie en Chine seulement parce que les étudiants pouvaient accepter la distinction entre les deux Amériques. En effet, lorsque les forces de l'OTAN dirigées par les États‑Unis ont bombardé l'ambassade de Chine à Belgrade, en mai 1999, pendant la guerre du Kosovo, les médias chinois ont tenté d'établir un lien entre l'hégémonie des États‑Unis et la culture américaine. Ils ont soutenu que tout ce qui venait des États‑Unis — des superproductions cinématographiques à la promotion des droits de la personne et de la mondialisation, sans oublier de façon plus générale la « civilisation occidentale » — faisait partie d'une conspiration ourdie de façon délibérée par l'Amérique pour dominer le monde. Toutefois, il est fortement ressorti des sondages effectués en Chine peu après le bombardement que de tels efforts de la part du gouvernement ont été infructueux et que le désenchantement populaire à l'égard des États‑Unis et de la culture occidentale n'a pas duré longtemps.

Le dilemme du PCC a été mis en évidence dans des sondages réalisés plus récemment par Chen, où il comparait explicitement la Chine avec les États‑Unis dans le domaine sensible de la politique. Chen a constaté à sa grande surprise que les étudiants universitaires les plus doués à Beijing préféraient nettement le régime politique américain au régime chinois. Ils admiraient plus particulièrement la séparation des pouvoirs. Dans l'échantillon de 505 étudiants des meilleures universités de Beijing, 31,7 % aimaient beaucoup la séparation des pouvoirs et 43 % l'aimaient un peu. Le pourcentage d'étudiants favorables à la séparation des pouvoirs a totalisé 95,8 % lorsque ceux qui ont déclaré l'aimer « plus ou moins » (yiban) ont été ajoutés. Seulement 4,2 % des étudiants ont affirmé « ne pas aimer vraiment » la séparation des pouvoirs et aucun étudiant n'a déclaré « ne pas aimer du tout » la séparation des pouvoirs. Selon Chen, ces résultats signifient que les étudiants considèrent que le Parti, en raison de son monopole sur le pouvoir, ne sera jamais en mesure d'éliminer la corruption chez les représentants de l'État — le principal grief formulé dans la société chinoise selon de nombreux sondages — et que le régime américain est plus efficace à cet égard. Les résultats obtenus par Chen concordent avec ceux du sondage interne du gouvernement mentionné ci‑dessus. En effet, selon ce dernier, plus de 80 % des étudiants universitaires de 33 universités estiment que les produits culturels visuels de l'Occident propagent des concepts politiques et des modes de vie occidentaux et seulement 17 % des étudiants déclarent « ne pas s'y identifier ».

Il existe de nombreux exemples d'incursion de la culture populaire occidentale en Chine et de tentatives du gouvernement chinois pour en atténuer le succès et les effets. Les films hollywoodiens sont probablement les exemples les plus flagrants : en 2012, ils constituaient officiellement 49 % du marché cinématographique de la Chine, par rapport à 63 % au cours du premier semestre de l'année. En plus des mécanismes de contrôle du marché comme les contingents à l'écran et les interdictions pendant les périodes de pointe — qui sont en général réservées aux films chinois, dont les films « patriotiques » — la sortie en salles le même jour de deux superproductions hollywoodiennes afin de réduire le succès de chacune, la suppression de contenu jugé inacceptable avant la distribution dans les cinémas et le « vol » des recettes au guichet au moyen de l'« échange de billets » font partie des autres mécanismes employés. Les émissions de télévision et les artistes occidentaux sont populaires et influencent même la langue courante, comme dans le cas de Lady Gaga, et les émissions de télévision chinoises. Même des actions politiques, comme le mouvement des indignés (Occupy Movement), ont atteint la Chine.

En octobre 2011, dans le cadre d'un discours prononcé lors d'une réunion plénière du Comité central, qui a été largement diffusé en janvier 2012 dans une importante revue du Parti, Hu Jintao s'est insurgé contre la pénétration de la culture occidentale en Chine et a fait observer que l'Occident et la Chine étaient engagés dans une « guerre qui s'intensifiait ». Selon lui, la Chine doit prendre des mesures contre le « complot stratégique » ourdi en vue d'occidentaliser et de diviser le pays et dans le cadre duquel l'idéologie et la culture sont considérées comme les « principaux terrains d'infiltration à long terme [par l'Occident] ». Contrairement à la forte culture occidentale, l'influence de la culture chinoise dans le monde « n'est pas comparable à la position de la Chine sur la scène internationale ». En effet, si l'on ne tient compte que d'un seul indicateur, d'après le premier Blue Book on Chinese Soft Power Research qui a été publié en février 2011, l'industrie culturelle chinoise ne couvre que 3 % du marché mondial, tandis que l'industrie culturelle américaine en accapare 43 %, celle de l'Union européenne, 34 %, et celle du Japon, 10 %. La Chine a donc consacré près de 10 milliards de dollars par année pour accroître son pouvoir de persuasion.

Toutefois, les contradictions s'étendent bien au‑delà de la culture populaire. La légitimité politique dépend en partie, peut‑être même en grande partie, de l'amélioration du niveau de vie des Chinois et de l'augmentation de leur richesse et de leur qualité de vie. Nombreux sont ceux qui aspirent à accéder à la classe moyenne : beaucoup d'ouvrages populaires et de sondages en témoignent. Des magazines populaires et des émissions de télévision à succès comme If You Are the One traitent des personnes richissimes et de leurs habitudes de consommation extravagantes. En même temps, le PCC est préoccupé par l'écart grandissant entre les riches et les pauvres et les conséquences négatives de l'inégalité. Des enquêtes et des succès de librairie ont d'ailleurs fait état du mécontentement de la population à ce sujet. De plus, des magazines populaires ont fait des sondages et des reportages sur le manque de confiance interpersonnelle dans la société. La mesure prise à cet égard au cours des réunions annuelles de l'Assemblée populaire nationale, à savoir le slogan « Ne vous en faites pas, soyez heureux », n'a pas été efficace. Par conséquent, malgré l'interdiction de la publicité sur les produits de luxe et l'imposition d'amendes, il y a tout de même des concessionnaires Ferrari et Maserati à Beijing, ce qui n'a guère d'effet dissuasif.

Les dirigeants se rendent manifestement compte des conséquences sociales négatives de ces contradictions et de leur incidence sur la légitimité et la stabilité à long terme. Il faut donc maintenir une forte croissance économique et permettre à une génération de jeunes sceptiques et laïques de gravir l'échelle sociale. Des articles publiés dans des revues à diffusion restreinte qui sont destinées aux décideurs et aux dirigeants du Parti relatent les difficultés que le PCC doit surmonter pour séduire la jeunesse chinoise. Dans un rapport où il oppose les jeunes nés après 1980 aux personnes nées dans les années 1960 et 1970, un chercheur de l'Académie chinoise des sciences sociales (ACSS) signale que les premiers ne s'intéressent pas à l'histoire et n'ont pas le sens des responsabilités. Selon lui, il importe peu que les jeunes nés après 1980 semblent appuyer les dirigeants du Parti communiste, se montrent enthousiastes à l'égard des systèmes politiques multipartites de l'Occident ou prennent part à des activités patriotiques, puisqu'en fin de compte ils soutiendront tout système politique servant leurs propres intérêts et adopteront un comportement leur procurant des avantages pratiques. En outre, leur mécontentement à l'égard des perspectives d'emploi, des bas salaires, de la hausse du prix des propriétés et des inégalités économiques, en particulier chez les jeunes moins qualifiés, est considéré comme une menace grandissante pour l'ordre socialNote de bas de page 4. D'après un autre rapport interne, la plupart des étudiants universitaires sont surtout préoccupés par leur propre vie et leurs objectifs professionnels, seulement environ 10 % d'entre eux s'intéressent à des idéaux sociaux ou à la moralitéNote de bas de page 5. Les dirigeants constatent également que les générations nées après 1980 ont accès aux points de vue divergents de concitoyens qui attirent de vastes auditoires, comme le blogueur Han Han, et à un marché culturel international. Afin de conserver une certaine crédibilité auprès des jeunes Chinois, il est donc devenu nécessaire de permettre dans une certaine mesure à de telles forces culturelles, qui peuvent présenter des messages indésirables, de coexister et de faire concurrence aux valeurs sanctionnées par l'État.

Bien qu'il soit encore trop tôt pour évoquer une tendance à la libéralisation, de premiers indices laissent supposer que les nouveaux dirigeants pourraient être disposés à changer certaines choses, en particulier dans les médias. Par exemple, la télévision centrale chinoise (CCTV) a apporté des modifications intéressantes aux actualités du soir et à l'émission Focal Point pour réduire l'importance des messages politiques manifestes et rendre les émissions plus attrayantes. La publicité intense faite par CCTV sur la présentation du film hollywoodien V pour Vendetta, qui était interdit depuis de nombreuses années, est probablement l'événement ayant eu le plus de retentissement. Les citoyens du Web n'en revenaient pas, mais il reste à voir s'il s'agissait d'une exception ou d'un signe d'assouplissement de la censure. D'autres nouveautés ont récemment attiré l'attention, notamment l'accueil réservé au numéro du Southern Weekend (Nanfang Zhoumo) portant sur la censure et la parution d'un article‑vedette sur l'avocat spécialiste des droits de la personne, Pu Zhiqiang, dans un magazine populaire à large diffusion, bien que ce dernier soit affilié au même groupe que le Southern Weekend.

Lorsqu'il est question de l'agitation sociale et de l'instabilité, le principal défi auquel doit faire face le régime, maintenant que les incidents de masse et les manifestations dans la rue sont devenus relativement courants, est sans doute d'empêcher que les manifestations « sanctionnées » — comme le rassemblement public contre le Japon au sujet des îles Senkaku/Diaoyu — servent à promouvoir des objectifs inacceptables qui nuisent aux enjeux politiques nationaux. Il faut s'assurer que les manifestants n'établissent aucun lien entre des régions géographiques et des secteurs d'intérêts plus généraux, et maintenir l'unité des élites pour éviter, par exemple, qu'un futur Bo Xilai ne soit tenté de jouer la carte populiste et de demander directement l'appui d'une population « impatiente ».

Rêves et fantômes : « Humeur sociale » de la Chine contemporaine

Depuis que Xi Jinping a été nommé secrétaire du général du Parti communiste chinois lors du 18e Congrès national du Parti en novembre 2012, l'ardeur de son zèle réformateur a suscité une grande attention, en particulier son engagement à combattre la corruption. Il y a également eu beaucoup de conjectures quant à savoir s'il allait durcir les positions de la Chine en matière de sécurité et de politique étrangère. Toutefois, Xi sait très bien que bon nombre des défis qui l'attendent sont internes, voire parfois philosophiques. 

Après le Congrès national, lorsque Xi Jinping s'est adressé à la presse pour présenter le nouveau Comité permanent du Bureau politique et annoncer sa propre nomination, il a parlé en termes simples et directs des aspirations du peuple chinois : « Notre peuple a un amour ardent pour la vie. Il souhaite avoir une meilleure éducation, des emplois plus stables, plus de revenus, plus de sécurité sociale, des services médicaux de plus grande qualité, des conditions de logement améliorées et un meilleur environnement. Il veut que ses enfants aient de bons emplois et mènent une vie plus agréable. Notre mission consiste à répondre à leur désir de mener une vie heureuse. » Il est également l'auteur de l'expression « le rêve chinois ». Ce que Xi entend par là – et, en fait, ce qu'en pense le peuple chinois– a suscité de nombreuses hypothèses chez les experts ainsi que de multiples discussions en ligne.

Alors, est-ce le début ou la fin du rêve chinois? À quoi rêve le simple Chinois? Pour le savoir, chercheur a visité la ville de Chongqing en 2007 et y a trouvé un abîme d'insécurité et de peur, voire d'abattement par rapport à l'avenir. Dans les années 1980, il régnait généralement un climat optimiste dans les villes et à la campagne. Les Chinois commençaient à rêver à des choses comme une maison, une voiture, des voyages et la sécurité économique ainsi qu'à la liberté individuelle et sociale pour eux-mêmes et leur famille. Surtout, après les turbulences de la fin des années 1960 et la mise en œuvre rapide des réformes, ils espéraient être à l'abri de bouleversements sociaux tragiques comme ceux vécus lors du Grand Bond avant et de la Révolution culturelle (dont beaucoup de gens gardent encore un vif souvenir). Les gens ordinaires veulent la tranquillité d'esprit. Pour y parvenir, le gouvernement doit réformer des politiques de longue date, comme la politique de l'enfant unique et le système d'enregistrement des ménages pour les migrants urbains, et veiller à l'équité juridique et procédurale pour les citoyens ayant des plaintes ou des griefs.

Pendant son séjour en Chine en 2007, le chercheur a remarqué que de nombreuses personnes accrochaient leurs vœux à des arbres près des temples, avec l'espoir que le vent porterait leurs prières jusqu'au ciel. Il y a vu une occasion informelle d'évaluer l'« humeur sociale » du pays. Quatre questions ont été imprimées sur des cartes postales en forme de feuilles : Qui êtes‑vous? Quel événement a changé votre vie? Quelle est votre plus grande crainte? Que souhaitez-vous? Des centaines de personnes ont répondu aux questions et épinglé leurs réponses sur les arbres. Sans être une recherche scientifique, il s'agit néanmoins de l'opinion de gens ordinaires exprimée dans leurs propres mots, sans retenue ni contrainte.

Pour certains Chinois, de nouvelles perspectives s'étaient clairement offertes. Dans leur cas, le changement avait été une bonne chose, bien qu'ils eussent toujours des appréhensions.

Je travaille pour une entreprise privée. Quitter la société d'État [a changé ma vie]. [Ma plus grand crainte est de] manquer d'argent. [Je souhaite] avoir un tas d'argent. (Femme, 24 ans)

Ainsi, cette femme a abandonné les vieilles structures économiques au profit de la nouvelle norme économique chinoise. De façon semblable pour cet homme :

Je suis directeur des ventes. Je me suis joint à la branche de Chongqing de Coca‑Cola en 2002. J'ai travaillé fort et j'ai été promu. Le fait d'être honnête et travailleur a changé ma vie. [Mes craintes sont] de tomber malade; la sécurité sociale. [Je souhaite] aider les gens à surmonter leurs difficultés. (Homme, 28 ans)

Ces personnes adhèrent à un « rêve chinois », mais les réponses parlant de perte de sécurité et de craintes pour l'avenir l'emportent, et de loin, sur ces réponses positives.

La plupart des 1 400 réponses décrivaient toute une gamme d'appréhensions, entre autres, des inquiétudes concernant le coût de soins de santé et, dans le cas des gens ayant perdu leur emploi, l'anxiété causée par l'absence d'assurance maladie. Même les personnes ayant une telle assurance craignaient de ne pas avoir assez d'argent pour payer les coûts en cas de maladie grave ou persistante nécessitant des soins coûteux. Les gens ayant perdu leur emploi craignaient de ne jamais avoir les connaissances requises pour en trouver un autre. Ainsi, cet homme de 52 ans, doublement victime, puisqu'il a laissé derrière son passé agricole, puis perdu son emploi à l'usine : 

Je travaillais à l'usine de pneus; mon statut d'enregistrement est passé de rural à non rural et l'usine a fait faillite. Je suis déjà dans la cinquantaine et je me fais vieux. C'est très difficile pour moi de trouver un travail. Je n'ai pas assez d'argent pour la nourriture et les frais de subsistance. Je ne vois pas de solutions à mes problèmes, et nous n'avons pas d'assurance maladie… Je ne peux même pas subvenir à mes besoins et je dois faire vivre mes parents. Je ne sais pas quoi faire; [je souhaite] avoir une rente et une assurance maladie lorsque je prendrai ma retraite. 

Les personnes âgées, en particulier celles ayant perdu leur emploi avant de prendre leur retraite, craignaient que leurs prestations ne soient insuffisantes et, encore une fois, de ne pas pouvoir payer les traitements en cas de maladie. La politique de l'enfant unique a considérablement attisé ces appréhensions chez les trois générations. Les enfants portent seuls le poids des attentes de leurs parents et de leurs grands-parents. Comme le disait cette femme de 59 ans :

Je suis préoccupée par les problèmes médicaux, car nous sommes une famille avec un enfant unique. J'espère pouvoir être soignée si je suis malade et que les prestations de retraite augmenteront au même rythme que le prix des aliments.

Ceux qui appartiennent à la génération intermédiaire s'occupent de leurs enfants et de leurs parents sans l'aide de frères et sœurs, tandis que les gens âgés se heurtent aux incertitudes de la vieillesse avec un seul enfant sur qui compter. Voici un homme de 43 ans pris entre deux générations dont il prend soin, avec ce que cela comporte d'anxiétés :

« [Mes plus grandes craintes sont] les soins médicaux et l'aide sociale pour les personnes âgées. J'espère que ma fille sera admise à l'université après ses examens. J'espère que ma famille sera en sécurité et heureuse.

Les parents sont préoccupés par les droits de scolarité. Comme le dit cette mère de 36 ans :

[Ma plus grande crainte] c'est que les droits de scolarité soient trop élevés pour que mon fils puisse aller à l'université.

Les enfants sont tourmentés par les attentes des parents. À 11 ans, ce garçon s'inquiétait de son avenir scolaire : 

Je m'inquiète de ne pas être un bon étudiant dans l'avenir et de décevoir mes parents. J'espère pouvoir aller à l'université et apporter une contribution positive à ma patrie.

Que font les gens pour s'en sortir? Une des options consiste à économiser autant que possible. Le taux d'épargne en Chine est l'un des plus élevés au monde. Les habitudes d'épargne par groupe d'âge sont aussi différentes. Dans la plupart des pays, les gens économisent surtout à l'âge mûr, lorsque le revenu est le plus élevé et qu'il n'est plus nécessaire de consacrer autant d'argent aux enfants. En revanche, les Chinois économisent généralement beaucoup au début de l'âge adulte, pour payer les études de leur enfant, puis au troisième âge, pour se protéger en cas de maladie. Par ailleurs, les gens protestent aussi, entre autres, contre la confiscation des terres, les salaires impayés et les dégâts causés à l'environnement.

Incapables de s'adapter, certains se réfugient dans les stupéfiants, le jeu et la prostitution. Ces formes de décadence et d'oubli bien connues en Occident, parfois aussi profondément ancrées dans l'histoire culturelle chinoise, augmentent. Ainsi, les salons de coiffure à Beijing se transforment en bordels après les heures d'ouverture. D'autres personnes embrassent la religion. En effet, les religions, qui ne sont plus interdites comme au temps de Mao, bien qu'il faille toujours une autorisation officielle, sont à la hausse, aussi bien le bouddhisme et le taoïsme traditionnels, que le christianisme, y compris le catholicisme et de nouveaux cultes et sectes. La Chine a aussi une riche histoire de résistance religieuse, qui remonte à l'époque des révoltes des Taiping et des Boxers. Des membres du Falun Gong s'immolent par le feu pour protester contre la suppression de leurs croyances. Des bouddhistes tibétains ont récemment adopté cette tactique pour attirer l'attention sur la menace qui pèse, à leur avis, sur leur religion, leur culture et leur identité. Le nationalisme est un autre démon en colère et incontrôlable qui surgit, comme en témoignent les manifestations au sujet d'îles disputées par le Japon. En dernier recours, les gens se suicident. Dans la plupart des pays, les jeunes hommes vivant dans les villes et atteints de maladie mentale sont les plus susceptibles de se suicider. En Chine, ce problème touche surtout les femmes vivant à la campagne, usées semble-t-il par les contraintes et les limites imposées par la pauvreté et des traditions rigides.

De nombreuses personnes ont recours aux « armes des faibles », selon le terme employé par James C. Scott, professeur de sciences politiques et d'anthropologie à l'Université Yale. Ces gens se plaignent sans grand espoir de se faire entendre ou d'obtenir réparation. Ils tournent leurs supérieurs en ridicule, disent du mal des gens et complotent. Ils deviennent cyniques et méprisants. Même s'il ne s'agit pas de protestations politiques directes, ce sont autant de manifestations de mécontentement.

Réduire l'agitation sociale ne dépend pas seulement des droits de la personne et de la démocratie, comme le croient trop facilement les libéraux occidentaux. Dans certains cas, ce n'est pas la politique qui est un sujet de mécontentement, mais les stratégies. Si le gouvernement voulait que les citoyens aient le sentiment que les puissants sont de leur côté, il pourrait veiller à l'équité procédurale et à la primauté du droit pour les plaintes légitimes. Les autorités pourraient également assouplir la politique de l'enfant unique dans les régions où le taux de fécondité est désormais inférieur au taux de reproduction. Elles pourraient également modérer les règles d'enregistrement des ménages (hukou)pour permettre aux familles paysannes d'être réunies avec les migrants partis vers les villes à la recherche de travail. Toutefois, il est plus facile de construire des infrastructures que d'appliquer des mesures sociales, qui sont axées sur les gens plutôt que sur les structures et donc plus ardues à prédire. En outre, les priorités en matière de stratégie sociale sont contradictoires et difficiles à concilier. En effet, comment, par exemple, concilier la création d'emplois et la durabilité de l'environnement? De plus, en raison des différences régionales, les stratégies sociales ne peuvent être dirigées centralement à partir de Beijing : il faut plutôt une administration locale droite et efficace. Alors que le gouvernement chinois fait face aux incertitudes qui entourent un transfert des pouvoirs, il devient plus difficile de définir un but commun, de parvenir à un consensus stratégique et de donner un sentiment d'urgence au processus décisionnel. La politique complique les stratégies. 

Toutefois, le Parti se heurte à une difficulté philosophique encore plus profonde. Chaque dirigeant adopte une série de slogans optimistes et cherche au fil du temps à les étoffer par des idées qui finiront un jour par faire partie de l'orthodoxie du Parti. Ainsi, Deng a parlé « de réforme et d'ouverture ». Jiang Zemin a lancé la théorie des « trois représentations », qui a permis à des gens d'affaires et à des entrepreneurs de devenir de hauts représentants du Parti. Reprenant à son compte les idées de sir Francis Bacon, chantre britannique des méthodes scientifiques au XVIIe siècle et admirateur des réalisations techniques de la Chine, Hu Jintao a favorisé la notion de « développement scientifique » ainsi que le concept néo-confucianiste d'« harmonie sociale ». Enfin, Xi Jinping parle maintenant du rêve chinois. Aucun dirigeant communiste, y compris Mao ou Zhou Enlai, n'a voulu comprendre ou expliquer ce qui est perdu. Un optimisme général à l'égard du progrès est de mise. Le changement n'est jamais un revers et encore moins un désastre; il n'est même pas ambigu. L'écart entre ce discours et la réalité des gens a créé une « dissonance cognitive », qui frise le cynisme; un sentiment que les dirigeants sont, dans le meilleur des cas, coupés des réalités, ou, dans le pire des cas, les complices et les bénéficiaires d'un système qui désavantage la majorité au profit d'une minorité. Dans un proche avenir, c'est aussi bien la légitimité morale du Parti que sa compétence économique qui seront durement mises à l'épreuve.

Cet élagage de la réalité ne s'applique pas seulement aux scénarios d'avenir mis de l'avant par les dirigeants. La mémoire collective est elle aussi révisée. La Révolution culturelle a été sévèrement dénoncée, car ni Deng ni aucun de ses successeurs n'y ont pris part, tandis que le discours officiel présente une version épurée du Grand Bond en avant afin d'innocenter Deng et Zhou Enlai. La place Tiananmen est un sujet tabou. Il n'est toutefois pas possible d'effacer les souvenirs. Un souvenir refoulé devient un traumatisme, et au mépris des efforts faits pour oublier, un passé dérangeant ressurgit dans la mythologie chinoise, tel un fantôme vorace.

Pourquoi la Chine ne peut connaître un essor pacifique

Au cours des trente dernières années, la Chine a connu un essor fulgurant, et nombreux sont ceux qui pensent qu'elle continuera sur cette lancée impressionnante dans les décennies à venir. Bien entendu, il y a des sceptiques qui croient que la Chine a d'importants problèmes nationaux qui freineront considérablement sa croissance économique. Toutefois, si les pessimistes se trompent, l'ascension de la Chine sera presque sans aucun doute le plus important phénomène géopolitique du XXIe siècle. Il en découle une question simple, mais profonde, à laquelle tous les décideurs étrangers et tous les étudiants en politique internationale chercheront à répondre : l'essor de la Chine peut-il être pacifique?

Ma réponse est non. Si cette ascension se poursuit au cours des prochaines décennies, la Chine et les États-Unis s'affronteront probablement dans une compétition féroce pour assurer leur sécurité, avec un risque élevé de guerre. La plupart des voisins de la Chine, notamment l'Inde, le Japon, Singapour, la Corée du Sud, la Russie et le Vietnam, se joindront aux États-Unis pour limiter sa puissance.

Sur quoi repose cette conclusion? Pour prédire l'avenir en Asie, il faut une théorie en matière de politique internationale qui explique comment les grandes puissances montantes sont susceptibles d'agir et quelle sera la réaction des autres États. Pourquoi avoir recours à la théorie? Principalement parce que nous ne disposons d'aucun fait sur l'avenir, puisqu'il ne s'est pas encore produit. Comme l'a si bien dit Thomas Hobbes : « Le présent seul a une existence dans la réalité, les choses passées n'ont une existence que dans la mémoire, mais les choses à venir n'existent pas du tout. » Ainsi, nous devons beaucoup nous en remettre aux théories pour prédire ce qui est susceptible de se produire sur la scène politique mondiale.

Selon ma théorie, les États les plus puissants cherchent à exercer leur hégémonie sur leur région du monde, tout en s'assurant qu'aucune puissance rivale n'en domine une autre. Maintenant que j'ai présenté la théorie, je vais tenter de montrer sa valeur explicative en l'appliquant à la politique étrangère menée par les États-Unis depuis leur création. Je parlerai ensuite des implications de cette théorie et des actions passées des États-Unis sur les futures relations sino-américaines.

Théorie de base 

Le but le plus important d'un État est la survie. L'État peut avoir d'autres objectifs, comme la prospérité et la protection des droits de la personne, mais ils sont toujours relégués à l'arrière-plan lorsque la survie est en jeu, car il y a peu de chances qu'un État conquis puisse viser un quelconque autre but. Staline a bien décrit la situation lors d'une alerte à la guerre en 1927 : « Nous pouvons et nous devons construire le socialisme en URSS. Pour y parvenir toutefois, il nous faut d'abord exister. » Comme les États veulent conserver leur souveraineté, ils sont motivés à chercher de nouvelles façons d'accroître leur sécurité. La structure fondamentale du système international oblige les États qui craignent pour leur survie à lutter pour le pouvoir. Le but ultime de toute grande puissance est de maximiser sa part du pouvoir mondial et de dominer un jour le système.

Le système international possède trois grandes caractéristiques. Premièrement, les grandes puissances sont les principaux acteurs de la politique mondiale et elles exercent leurs activités dans un système anarchique. Cela ne signifie pas que le système se caractérise par le chaos ou le désordre. Le terme anarchie signifie simplement qu'il n'y a ni autorité centralisée ni arbitre ultime au-dessus des États. Le contraire de l'anarchie est la hiérarchie, soit le principe qui sous-tend les politiques nationales.

Deuxièmement, toutes les grandes puissances sont dotées de moyens militaires offensifs, ce qui signifie qu'elles peuvent se nuire, voire s'entredétruire. En d'autres termes, les États sont susceptibles d'être dangereux les uns pour les autres, bien que ce risque varie d'un État à l'autre ainsi qu'au fil du temps. 

Troisièmement, les États ne peuvent jamais être certains des intentions des autres. Essentiellement, ils veulent savoir si les autres États sont déterminés à utiliser la force pour modifier l'équilibre des pouvoirs (révisionnisme) ou s'ils sont satisfaits de la situation et ne souhaitent pas avoir recours à la force pour la modifier (statu quo). Le problème toutefois, c'est qu'il est presque impossible de discerner les intentions d'un État avec beaucoup de certitude. Contrairement aux moyens militaires, les intentions ne peuvent faire l'objet de vérifications empiriques. Elles sont dans l'esprit des décideurs et il est donc difficile de s'en faire une idée exacte. Même si l'on parvient à déterminer les intentions actuelles d'un État, il n'y a aucun moyen de connaître ses intentions futures. Il est impossible de savoir qui dirigera la politique étrangère dans un pays dans cinq ou dix ans et encore moins de savoir si cette personne aura des intentions belliqueuses.   

Dans un monde où les autres États peuvent avoir des intentions malveillantes ainsi que d'importants moyens militaires offensifs, les pays tendent à avoir peur les uns des autres. Cette peur est aggravée par le fait que, dans un système anarchique, les États n'ont personne vers qui se tourner en cas de problème. Par conséquent, les États savent que leur meilleure garantie de survie réside dans une très grande puissance. Le raisonnement est simple : plus un État est puissant par rapport à ses rivaux, moins il risque de se faire attaquer. Par exemple, aucun pays de l'hémisphère occidental n'oserait s'en prendre aux États-Unis, compte tenu de leur puissance par rapport à celle de leurs voisins. Cette logique simple incite de grandes puissances à chercher des occasions de modifier l'équilibre des forces en leur faveur. Toutefois, une grande puissance ne veut pas simplement être la plus forte, bien qu'il s'agisse d'un résultat souhaitable. Non, le but ultime est de devenir une puissance hégémonique, c'est‑à‑dire être la seule grande puissance du système.

Qu'est-ce qu'on entend exactement de nos jours par hégémonie? Il est presque impossible pour un État d'exercer une hégémonie mondiale, car il est trop difficile d'étendre et de conserver son autorité partout dans le monde ainsi que sur le territoire de grandes puissances lointaines. Un État peut aspirer au mieux à une hégémonie régionale et donc à dominer sa propre zone géographique. Les États-Unis exercent une hégémonie régionale sur l'hémisphère occidental depuis la fin des années 1800. Bien qu'ils soient sans conteste le pays le plus puissant de la planète, ils ne sont pas une puissance hégémonique mondiale. 

Un État qui exerce une hégémonie régionale a un autre but : il cherche à empêcher les grandes puissances d'autres régions de répéter l'exploit. En effet, les pays qui dominent leur région ne veulent pas de rivaux ailleurs, surtout parce qu'ils exercent une telle autorité dans leur propre zone d'influence qu'ils sont libres de parcourir le monde – pensons aux États-Unis aujourd'hui – et de causer des ennuis dans des lieux éloignés. Un État exerçant une hégémonie régionale veut s'assurer qu'aucune autre grande puissance ne fasse de même et qu'elle puisse aussi intervenir dans sa zone d'influence. Par exemple, l'idée qu'une grande puissance lointaine puisse envoyer son armée dans l'hémisphère occidental déplait souverainement aux États-Unis. Par conséquent, une nation exerçant une hégémonie régionale préfère que les autres régions comptent au moins deux grandes puissances qui, en raison de leur proximité, sont obligées de se préoccuper l'une de l'autre plutôt que d'un pays lointain. Bref, l'idéal pour toute grande puissance est d'être la seule au monde à exercer une hégémonie régionale.

L'exemple américain

Un bref coup d'œil sur l'histoire de la politique étrangère américaine illustre la validité de ma théorie réaliste. En 1783, lorsque les États-Unis obtiennent leur indépendance et se séparent de la Grande-Bretagne, le nouveau pays est petit et faible et regroupe treize États répartis le long de la côte Atlantique. Les empires britannique et espagnol l'entourent, tandis que des tribus amérindiennes hostiles contrôlent la plus grande partie du territoire entre les Appalaches et le Mississippi. Nul doute qu'il s'agissait d'un milieu menaçant et dangereux.

Au cours des 115 années suivantes, des décideurs américains de toutes les tendances se sont efforcés avec assiduité de faire des États-Unis une puissance hégémonique régionale. Ils ont étendu les frontières du pays de l'Atlantique au Pacifique dans le cadre d'une politique généralement connue sous le nom de « destinée manifeste ». Les États‑Unis sont entrés en guerre contre le Mexique et diverses nations amérindiennes et leur ont pris de vastes territoires. À d'autres époques, les décideurs américains ont voulu conquérir le Canada ainsi que des territoires dans les Caraïbes. Les États-Unis étaient une puissance expansionniste de premier ordre. Henry Cabot Lodge a bien décrit la situation lorsqu'il a fait remarquer que les États-Unis ont une « histoire de conquête, de colonisation et d'expansion territoriale inégalée par les autres peuples au XIXe siècle », et j'ajouterais au XXe siècle.

Au XIXe siècle, les décideurs américains ne cherchaient pas uniquement à faire des États-Unis un État territorial puissant. Ils étaient également déterminés à expulser les grandes puissances européennes de l'hémisphère occidental et à leur bien faire comprendre qu'elles n'étaient pas les bienvenues. Cette politique, connue sous le nom de doctrine Monroe, a été énoncée pour la première fois en 1823 par le président James Monroe, lors de son discours annuel au Congrès. En 1898, le dernier empire européen dans les Amériques s'effondre et les États-Unis deviennent la première puissance hégémonique régionale de l'histoire moderne.

Toutefois, une nation qui parvient à exercer une hégémonie régionale n'est pas au bout de ses peines. Elle doit ensuite veiller à ce qu'aucune autre puissance n'en fasse autant et ne domine sa sphère d'influence. Au XXe siècle, quatre grandes puissances ont pu prétendre au titre de puissance hégémonique régionale : l'Allemagne impériale (1900-1918), le Japon impérial (1931-1945), l'Allemagne nazie (1933-1945) et l'Union soviétique à l'époque de la guerre froide (1945-1989). Comme il fallait s'y attendre, elles ont toutes tenté d'égaler ce que les États-Unis avaient accompli au siècle précédent dans l'hémisphère occidental.

Quelle a été la réaction des États-Unis? Dans tous les cas, ils ont joué un rôle important dans la défaite et le renversement de ces aspirants au titre.

Les États-Unis font leur entrée dans la Première Guerre mondiale en avril 1917, lorsqu'il semble que l'Allemagne impériale va remporter la guerre et régner sur l'Europe. Les troupes américaines contribuent de façon importante à faire pencher la balance contre l'Empire austro-hongrois, qui s'effondre en novembre 1918. Au début des années 1940, le président Roosevelt déploie beaucoup d'efforts pour faire participer les États‑Unis à la Deuxième Guerre mondiale afin de contrecarrer les ambitions du Japon en Asie et en particulier celles de l'Allemagne en Europe. Les États-Unis entrent en guerre en décembre 1941 et aident à détruire les deux puissances de l'Axe. Depuis 1945, les décideurs américains se donnent beaucoup de mal pour que les forces militaires allemandes et japonaises restent faibles. Enfin, pendant la guerre froide, les États-Unis cherchent fermement à empêcher l'Union soviétique de dominer l'Eurasie, puis contribuent à la reléguer à l'arrière-plan de l'histoire entre 1989 et 1991.

Peu de temps après la fin de la guerre froide, en 1992, la célèbre « directive de défense » de la première administration Bush, qui a été divulguée à la presse, indiquait avec assurance que la nation américaine était désormais, et de loin, l'État le plus puissant au monde et qu'elle entendait le rester. En d'autres termes, les États-Unis ne toléreraient pas de rivaux. Le même message a été réitéré dans la fameuse « stratégie de sécurité nationale » lancée par la seconde administration Bush en octobre 2002. Ce document a été fortement critiqué, en particulier la notion d'« actions militaires préventives » qui y est énoncée. Toutefois, pratiquement personne ne s'est élevé contre l'affirmation selon laquelle les États-Unis devaient freiner les puissances montantes et conserver leur position dominante dans l'équilibre des forces à l'échelle mondiale.

Essentiellement, les États-Unis, pour des motifs stratégiques valables, se sont efforcés pendant plus d'un siècle d'étendre leur hégémonie sur l'hémisphère occidental. Une fois ce but atteint, ils ont déployé beaucoup d'efforts pour empêcher d'autres grandes puissances de dominer l'Asie ou l'Europe.

Quelles sont les implications des actes passés des États-Unis sur l'essor de la Chine? Plus précisément, comment la Chine se comportera-t-elle à mesure qu'elle gagnera en puissance? Et comment les États-Unis et les autres États d'Asie réagiront-ils à une Chine puissante? 

L'oncle Sam contre le dragon

Selon ma théorie, il est probable que la Chine et les États-Unis s'affronteront dans une compétition féroce pour assurer leur sécurité, avec un risque élevé de guerre, si la Chine poursuit son impressionnante croissance économique au cours des prochaines décennies. Voici, à mon avis, comment la Chine pourrait se comporter à mesure qu'elle gagnera en puissance et quelle serait la réaction des États-Unis et des autres États d'Asie à une Chine puissante.

La Chine tentera vraisemblablement de dominer l'Asie de la même façon que les États‑Unis dominent l'hémisphère occidental. Plus précisément, la Chine cherchera à augmenter autant que possible l'écart entre elle et ses voisins, notamment l'Inde, le Japon et la Russie. Elle fera en sorte de devenir si puissante qu'aucun autre État asiatique n'aura les moyens de la menacer. Il est peu probable qu'elle cherchera à établir sa supériorité militaire de façon &agravagrave; pouvoir tout détruire et conquérir d'autres pays d'Asie, bien qu'il s'agisse toujours d'une possibilité. En fait, il est probable qu'elle cherchera plutôt à dicter à ses voisins les limites de ce qui est acceptable, tout comme les États‑Unis, qui ont clairement fait comprendre aux autres nations des Amériques qui commandait. J'ajouterais que la seule façon pour la Chine de récupérer Taïwan consisterait à devenir une puissance hégémonique régionale.

En outre, une Chine qui gagne en puissance tentera vraisemblablement d'expulser les États-Unis de l'Asie, de la même façon que les États-Unis ont chassé les grandes puissances européennes de l'hémisphère occidental. Il faut s'attendre à ce que la Chine propose sa propre version de la doctrine Monroe, comme l'a fait le Japon dans les années 1930.

Sur le plan stratégique, ces objectifs sont très logiques pour la Chine. Beijing voudra pour voisins un Japon et une Russie dotés d'une armée modeste, tout comme les États‑Unis préfèrent avoir à leurs portes un Canada et un Mexique aux moyens militaires limités. Quel État sensé voudrait avoir d'autres États puissants dans sa région? Les Chinois se souviennent tous certainement de ce qui s'est passé au siècle dernier, lorsque le Japon était puissant et que la Chine était vulnérable.

En outre, pourquoi une Chine puissante accepterait-elle que les forces militaires américaines opèrent dans sa zone d'influence? Après tout, les décideurs américains se mettent en colère lorsque d'autres grandes puissances envoient des troupes dans l'hémisphère occidental. Invariablement, ces troupes étrangères sont considérées comme une possible menace pour la sécurité des Américains. La même logique devrait s'appliquer à la Chine. En effet, pourquoi la Chine se sentirait-elle en sécurité si des troupes américaines se trouvent à ses portes? Selon la doctrine Monroe, est-ce que la Chine n'assurerait pas mieux sa sécurité en chassant d'Asie l'armée américaine?

Pourquoi faudrait-il s'attendre à ce que la Chine agisse différemment des États‑Unis? A‑t-elle davantage de principes que les États-Unis? A-t-elle une plus grande éthique? Est-elle moins nationaliste? Moins préoccupée par sa survie? Bien entendu, la Chine n'est rien de tout cela, et c'est pourquoi elle imitera vraisemblablement les États-Unis et tentera d'exercer une hégémonie régionale.

L'histoire donne une idée nette de la façon dont les décideurs américains réagiront si la Chine tente de dominer l'Asie. Les États-Unis ne tolèrent aucun rival. Comme ils l'ont montré au XXe siècle, ils sont déterminés à être le seul pays au monde à exercer une hégémonie régionale. Par conséquent, on peut s'attendre à ce que les Américains fassent des efforts considérables pour faire obstacle à la Chine et, en fin de compte, l'affaiblir au point qu'elle ne soit plus capable de faire la loi en Asie. Essentiellement, il est probable que les États-Unis adopteront à l'égard de la Chine le même comportement qu'à l'égard de l'Union soviétique pendant la guerre froide. 

Nul doute que les voisins de la Chine craindront eux aussi son essor et qu'ils feront tout ce qu'ils peuvent pour l'empêcher d'accéder au rang de puissance hégémonique régionale. En effet, de nombreuses informations montrent déjà que des pays comme l'Inde, le Japon et la Russie, ainsi que des puissances plus modestes comme Singapour, la Corée du Sud et le Vietnam, s'inquiètent de l'ascension de la Chine et cherchent des moyens de la limiter. Ils finiront par se joindre à une coalition dirigée par les États-Unis dans le but de faire obstacle à l'essor de la Chine, tout comme la Grande‑Bretagne, la France, l'Allemagne, l'Italie, le Japon et même la Chine se sont joints aux États-Unis pour s'opposer à l'Union soviétique à l'époque de la guerre froide.

Enfin, compte tenu de l'importance stratégique de Taïwan dans le contrôle des couloirs maritimes en Asie de l'Est, il est difficile d'imaginer que les États-Unis, ou le Japon, laissent la Chine dominer cette grande île. En fait, Taïwan occupera probablement une place importante dans la coalition anti-Chine, ce qui mettra sans doute la Chine en fureur et attisera la rivalité entre Beijing et Washington en matière de sécurité.

En conclusion, ma théorie ne dresse pas un portrait réjouissant de ce qui risque de se passer si la Chine poursuit son essor. En fait, il est carrément déprimant. Toutefois, il vaut la peine de signaler que, même si les théories sociales sont là pour nous aider à comprendre le monde, il s'agit néanmoins d'outils plutôt rudimentaires. Même la meilleure des théories ne peut qu'en partie expliquer le passé et prédire l'avenir. Toute théorie se heurte à des cas qui contredisent ses principales prédictions. Espérons qu'une Chine montante sera un cas qui viendra démentir ma théorie.

Relations sino-américaines : enjeux de sécurité futurs et leurs conséquences à long terme pour le reste du monde

Sur le plan stratégique (au sens le plus large), la concurrence qui se profile entre la Chine et les États-Unis en matière de sécurité dans le Pacifique occidental constitue l'enjeu principal et potentiellement dangereux pour les relations entre les deux pays. Pour l'heure essentiellement indirecte et tacite, cette concurrence devient peu à peu directe et explicite et, par le fait même, inquiétante. Elle est alimentée par plusieurs tendances dynamiques, en particulier la puissance et l'influence économiques, militaires et paramilitaires croissantes de la Chine d'un côté, et de l'autre, l'inquiétude qui se manifeste de plus en plus dans les capitales du monde au sujet du déclin possible de la puissance et de la présence militaires des États‑Unis dans la région.

Ce renversement possible des sphères de pouvoir et d'influence pourrait revêtir une importance primordiale à long terme. En effet, Beijing et Washington ont des opinions quelque peu divergentes sur deux types d'enjeux étroitement liés, qui auront une incidence décisive sur la sécurité future dans la région et dans le monde.

  1. la répartition fondamentale du pouvoir dans le monde, particulièrement en Asie-Pacifique, qui favoriserait le mieux la stabilité et la prospérité et permettrait à chaque pays de promouvoir ses intérêts;
  2. les valeurs fondamentales et les conventions qui régissent les activités des nations, les accords multilatéraux, les processus et les forums qui forment les systèmes mondial et régionaux.

Le premier élément repose sur deux facteurs :

  • les rôles relatifs des États-Unis et de la Chine dans l'architecture régionale et mondiale de la sécurité (en particulier, l'avenir du pouvoir et de l'influence militaires et politiques des États-Unis dans le Pacifique occidental); et
  • les relations dominantes, en matière de politique et de sécurité, des deux puissances entre elles et avec les autres puissances du système, particulièrement en Asie.

Le deuxième élément est axé sur les convictions des États-Unis et de la Chine au sujet d'enjeux essentiels comme :

  • le libre-échange et l'accès libre aux ressources;
  • les principes qui régissent les accords internationaux (sur des enjeux allant de la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive aux droits de la personne);
  • la définition des concepts de souveraineté étatique et d'intervention humanitaire dans les affaires intérieures des États‑nations;
  • les principes juridiques permettant d'arbitrer les litiges entre les États;
  • la définition des droits sociaux et politiques pertinents;
  • le poids relatif que devrait avoir la Chine (et, peut-être, d'autres pays émergents) au sein de grandes institutions internationales par rapport à celui des États-Unis et des démocraties occidentales.

Bien sûr, ces deux types d'enjeux sont liés à différents degrés, c'est‑à‑dire que de nombreuses conventions régissant le système international reflètent la répartition actuelle ou transitoire du pouvoir entre les pays. Ainsi, une modification importante dans cette répartition pourrait donner lieu à des efforts considérables pour modifier de nombreuses conventions existantes.

Capacités et relations changeantes

Depuis plus de soixante ans, les dirigeants politiques et militaires des États-Unis et d'autres pays estiment que dans le Pacifique occidental, la stabilité et la prospérité reposent essentiellement sur la suprématie militaire des États-Unis, particulièrement de ses forces navales, avec le concours, il faut bien le dire, des dirigeants politiques du pays et de ses relations politiques et militaires étroites avec des puissances de la région comme le Japon et la Corée du Sud. Cette conviction fondamentale fait contraste (d'aucuns diraient qu'elle jure) avec l'opinion de Beijing, qui estime que la stabilité et la prospérité dans la région (et dans le monde) sont mieux servies par un contexte multipolaire où de grandes puissances de force relativement égale, sans avoir recours à des alliances, entretiennent des relations généralement pacifiques grâce à une coopération économique qui va en s'intensifiant et au pouvoir intégrateur de la mondialisation.

Jusqu'à tout récemment, ces hypothèses contrastées n'ont pas exercé une grande influence sur les relations sino-américaines ni sur la stabilité fondamentale dans le Pacifique occidental, surtout parce que la Chine était trop faible pour défier la suprématie maritime des États‑Unis qui, par ailleurs, servait parfois ses intérêts sécuritaires, par exemple en faisant contrepoids à l'ex‑Union soviétique et en empêchant le Japon de redevenir une puissance militaire dans la région. Toutefois, au XXIe siècle, deux facteurs étroitement liés sont venus remettre en question ces notions de longue date. En premier lieu, les États-Unis pourraient perdre la capacité économique et militaire d'assurer leur suprématie dans le Pacifique occidental, particulièrement aux frontières maritimes de la Chine. Ensuite, il se pourrait que la Chine refuse dorénavant d'accepter cette suprématie.

Toutefois, tant l'équilibre militaire actuel que l'examen des tendances possibles donnent à penser que, même dans le pire des scénarios économiques, il est peu probable que les États-Unis renoncent à maintenir une force militaire extrêmement puissante dans le Pacifique occidental au cours des prochaines décennies. Cependant, peut-on encore qualifier de « prédominante » une force qui subit des contraintes économiques? Dans la négative, cette suprématie vague suffirait-elle à influencer la Chine et, plus généralement, à assurer la stabilité et la prospérité dans la région, tout en protégeant les intérêts américains en Asie?

Il est possible, quoique incertain, que les sommes importantes que la Chine consacre toujours à la défense, jumelées à la croissance de ses déploiements militaires dans le Pacifique occidental et à une période prolongée de morosité économique aux États-Unis (en plus des exigences croissantes pour que ceux-ci consacrent leurs ressources à d'autres domaines que la défense), puissent entraîner une diminution, tant réelle qu'apparente, de la supériorité militaire manifeste des États-Unis dans des secteurs particuliers et essentiels, peut-être même d'ici 2020. En fait, un nombre croissant d'analystes de la défense des États-Unis et de pays alliés estiment que la capacité des États-Unis de remporter un conflit militaire contre la Chine à propos de Taïwan est déjà très incertaine et dépendra de plus en plus du délai d'avertissement et des capacités de déploiement hors zone, sauf si la situation actuelle des forces change considérablement.

Plus généralement, si la Chine continue de consacrer des ressources considérables à son programme de modernisation de la marine et des domaines militaires connexes, elle pourrait, d'ici une décennie, constituer une menace crédible pour les navires de guerre de surface, y compris les porte-avions américains, non seulement près de Taïwan, mais aussi dans une zone allant jusqu'à 1 500 milles nautiques de tout son littoral. Fait également important : la Chine devrait aussi déployer un arsenal important de missiles balistiques à courte et à moyenne portée et de missiles de croisière à lanceur sous-marin, aérien et terrestre, faire état de capacités d'attaquer des réseaux informatiques, qui pourraient représenter une menace crédible pour les bases américaines et alliées en Asie, et installer de nombreuses infrastructures de logistique et de soutien. La Chine pourrait même acquérir la capacité de disputer sérieusement la maîtrise de zones d'espace aérien le long de ses frontières, et peut-être même plus loin. Elle pourrait aussi renforcer ces capacités en réalisant d'autres acquis dans les domaines de l'infoguerre et des opérations à l'aide de réseaux informatiques, dont des cyberattaques.

Ces développements (et d'autres) sont susceptibles :

  • d'envenimer la situation dans les zones névralgiques comme Taïwan et la péninsule coréenne ainsi que les litiges relatifs au territoire et aux ressources dans les mers voisines;
  • de diminuer l'efficacité des éléments de l'armée américaine qui mène des activités dans presque tout le Pacifique occidental à partir de porte-avions;
  • de miner la confiance accordée, dans la région, aux garanties de sécurité et à la force de dissuasion des États-Unis;
  • de provoquer une concurrence au potentiel déstabilisateur en matière de sécurité entre la Chine et de grands pays voisins comme le Japon et l'Inde.

Par ailleurs, plusieurs pays d'Asie pourraient graduellement adopter des politiques économiques et diplomatiques plus favorables à la Chine ou moins bien disposées envers celles des États-Unis dans la région, surtout si ces derniers ne sont plus en mesure d'entretenir des forces militaires capables de contrer efficacement la puissance croissante de la Chine. Cela pourrait devenir un enjeu majeur pour le Japon, où les dépenses relatives à la défense et aux opérations militaires subissent des contraintes financières et constitutionnelles, et dont l'économie dépend de plus en plus de la Chine.

Le degré d'incertitude qui accompagne ces évaluations illustre à quel point la subjectivité est importante (par rapport à la simple comparaison des forces en présence) lorsqu'il s'agit de mesurer le degré de suprématie militaire des États-Unis en Asie maritime et, donc, l'utilité de cette suprématie dans la stratégie de Washington envers Beijing. Elles touchent à la perception de l'influence relative et à la capacité de faire pression pour obtenir des avantages politiques pour faire état soit d'une influence croissante (dans le cas de la Chine) ou déclinante (dans le cas des États-Unis).

Ces questions mènent au second facteur qui influence la suprématie américaine comme facteur essentiel de la stratégie des États-Unis envers la Chine : les calculs et les comportements de cette dernière. Malgré les avancées réelles ou possibles des capacités de l'Armée populaire de libération, Beijing ne cherche pas encore à défier ou à remplacer la puissance militaire des États-Unis en Asie ou ailleurs. La Chine pourrait toutefois s'appuyer sur sa puissance et son influence croissantes à l'étranger pour s'opposer aux efforts que font les États‑Unis pour conserver leur suprématie dans le Pacifique occidental. Cela lui permettrait de se rendre moins vulnérable à d'éventuelles tentatives des Américains pour limiter sa puissance et d'atteindre des objectifs clés en matière de sécurité, par exemple annexer Taïwan et créer une zone de sécurité efficace allant jusqu'à la première chaîne d'îles. Cela pourrait devenir très probable si la question de Taïwan ou d'autres enjeux territoriaux dans la région engendrent de graves crises sino-américaines et si les observateurs des États-Unis, de la Chine et d'autres puissances continuent d'avoir un écart de perception important à propos de la stagnation ou du déclin des États-Unis ainsi que du dynamisme et de la croissance rapide de la Chine.

Contraste des conventions et des valeurs

Au XXIe siècle, on peut affirmer que Beijing, que ce soit en réaction aux politiques de Washington ou pour des raisons qui lui sont propres, a approfondi et étendu sa participation officielle dans de nombreuses conventions internationales, particulièrement dans des domaines comme le libre-échange, la non-prolifération des armes nucléaires, les droits de la personne et la gestion des menaces inhabituelles pour la sécurité, par exemple les pandémies et les changements climatiques. Dans tous ces cas, elle a (à divers degrés) conservé ou accepté des conventions en vigueur, ou s'y est adaptée, tout en ne manifestant que peu ou pas d'intentions de revoir en profondeur ou d'éliminer la plupart d'entre elles. Beijing s'appuie sur différents motifs, notamment des considérations pragmatiques associées à ses intérêts économiques et nationaux étroits, le souci de l'image et la préservation de son indépendance stratégique. Elle a aussi des motifs plus larges reflétant un certain degré d'application, à l'échelle nationale, de valeurs internationales.

Parallèlement, malgré son respect (en général) des structures et des conventions du système international, Beijing cherche à nuancer ou refuse de mettre en œuvre les pratiques internationales qui, selon elle, empiètent trop sur sa souveraineté ou sont susceptibles de causer des problèmes politiques ou sociaux graves en Chine. Fait encore plus important, la Chine manifeste l'intention de modifier certaines conventions internationales, dont celles qui touchent directement à la répartition actuelle des pouvoirs en Asie et dans le monde. Habituellement, la Chine exprime cette tendance révisionniste en invoquant les concepts d'autodétermination, de souveraineté nationale (y compris le contrôle des activités économiques par l'État) et de non‑intervention dans les affaires internes des autres pays.

Plus remarquablement, et l'on songe ici à la suprématie américaine, les opinions révisionnistes de la Chine l'ont menée à défendre son intégrité territoriale et le droit des nations plus faibles à ne pas subir l'intimidation des puissants. Elle a donc tenté d'obtenir l'assentiment de la communauté internationale pour que les droits qu'ont les pays côtiers sur leurs eaux territoriales et leur espace aérien soient étendus aux eaux et à l'espace aérien qui les jouxtent. En particulier, Beijing s'est montrée disposée à parler et à agir en faveur de conventions nouvelles ou revues qui remettent en question directement ou indirectement les intérêts de Washington envers la liberté des océans et sa capacité de mener des activités de surveillance et des opérations militaires dans ce que les États-Unis considèrent être des eaux internationales. En fait, la position de la Chine sur ce sujet constitue l'exemple le plus remarquable de sa volonté de réinterpréter des conventions internationales de manière à rompre le statu quo relatif à la puissance militaire des États-Unis et, indirectement, à remettre en question l'influence politique de Washington en Asie et ailleurs.

S'il semble y avoir contradiction entre l'adhésion de la Chine à de nombreuses conventions internationales et sa tendance à vouloir réinterpréter ou refuser de mettre en œuvre des conventions qui vont à l'encontre de ses intérêts nationaux, cette attitude ne diffère cependant pas essentiellement de celle d'autres pays. Par contre, la Chine est la seule grande puissance qui pourrait être en mesure de remettre en question les conventions fondamentales touchant à l'exercice du pouvoir militaire (et donc, politique) des États-Unis dans le Pacifique occidental. Toutefois, la position de la Chine envers les activités de puissances étrangères dans les eaux et l'espace aérien avoisinants ne constitue pas une preuve d'une opposition chinoise large, concertée et fondée sur des principes à la position des États‑Unis en Asie. Autrement dit, il n'est aucunement établi que la Chine adhérera par impératif national à d'autres conventions qui, dans le système international, remettraient directement en question la suprématie maritime des États‑Unis dans tout l'Asie-Pacifique, ou qu'elle fera en sorte d'atteindre un tel objectif.

Néanmoins, toutes ces observations sur la durabilité de la suprématie américaine et des éventuels changements de l'approche chinoise envers certaines conventions essentielles qui touchent directement à cette suprématie indiquent qu'au cours de la prochaine décennie (et peut‑être même de la présente), les décideurs américains vont se pencher sur une question stratégique essentielle (et ses corollaires) : dans le Pacifique occidental, y a-t-il lieu de maintenir une supériorité militaire manifeste et, donc, d'entretenir le réseau actuel de relations politiques et sécuritaires avec les alliés? Dans l'affirmative, comment? Faut-il plutôt envisager (peut‑être par nécessité croissante) de rétablir la stratégie américaine envers la Chine sur d'autres structures de pouvoir ou architectures de sécurité? En outre, enjeu connexe, y a-t-il lieu de modifier les conventions relatives aux activités militaires menées le long du littoral asiatique qui touchent directement à la suprématie américaine? Dans l'affirmative, comment?

L'avenir de la suprématie des États-Unis

Compte tenu des préoccupations dont il a été question plus haut, des représentants et analystes américains estiment que les États-Unis doivent à tout prix conserver leur suprématie par rapport à la Chine, les autres solutions étant par trop incertaines. Pour ce faire, des concepts d'opérations ont été élaborés, comme le très offensif (et quelque peu préventif) Air‑Sea Battle [bataille aéronavale] ou l'Offshore Control [contrôle au large], aussi ambitieux, mais sans doute moins dangereux. De telles approches pourraient toutefois rater leur cible, surtout en raison des moyens financiers de plus en plus limités de Washington, et inciter Beijing à augmenter encore ses dépenses déjà élevées en matière de défense, à adopter des politiques étrangères et de sécurité plus belliqueuses et à défier plus ouvertement la puissance militaire des États-Unis dans plusieurs secteurs.

D'autres observateurs américains reconnaissent ces problèmes et commence à évaluer l'avenir de la suprématie de leur pays dans le Pacifique occidental. Peu d'entre eux ont toutefois précisé leur pensée. De plus en plus d'analystes du milieu universitaire étudient d'autres solutions d'architecture américaine de sécurité pour la région et le monde à long terme, y compris des variantes des soi-disant structures de participation sélective, d'équilibrage à distance et de sécurité commune. Malheureusement, chacune de ces solutions de rechange comporte aussi son lot d'incertitudes et de problèmes importants pour les États-Unis, la Chine et d'autres puissances. En fait, il n'existe aucune solution simple au problème de sécurité fondamental souligné plus haut.

En fin de compte, toute évaluation des solutions de rechange à la suprématie américaine dans le Pacifique occidental repose sur les réponses à trois questions connexes. Premièrement, les États-Unis ont-ils la volonté politique de se donner les moyens économiques et technologiques de maintenir leur suprématie dans le Pacifique occidental pour les prochaines décennies en se relevant relativement rapidement de la morosité économique actuelle? La réponse à cette question est, au mieux, incertaine. Ensuite, les dirigeants américains et asiatiques peuvent-ils concevoir et accepter une solution de rechange à la suprématie américaine dans cette région? Enfin, existe‑t‑il des mesures susceptibles de convaincre les dirigeants chinois de tolérer ou d'accepter la suprématie américaine dans la région ou, à défaut, d'aider à établir en Asie un autre système de sécurité stable ainsi que des conventions qui protégeraient les intérêts fondamentaux tant des États-Unis que de la Chine?

Les réponses à ces questions ne peuvent reposer entièrement sur des évaluations des capacités militaires et économiques. Elles doivent aussi tenir compte d'évaluations (ou de réévaluations) des politiques adoptées par la Chine et les États-Unis à l'égard d'enjeux économiques, politiques et sécuritaires. Une collaboration soutenue, tant bilatérale que multilatérale, pour s'attaquer aux enjeux de plus en plus nombreux qui les touchent dans différents domaines (de la croissance économique mondiale aux menaces inhabituelles pour la sécurité), pourrait fortement les inciter à surmonter les problèmes de sécurité soulignés plus haut. De leur côté, les États-Unis devraient faire en sorte d'élaborer des conventions communes, dans différents secteurs d'activité, qui permettront à Beijing de mieux s'intégrer aux systèmes régional et mondial. De toute évidence, cela signifie aussi qu'il faudra accorder à la Chine davantage de pouvoirs au sein de ces systèmes et coordonner des politiques entre les États-Unis, d'autres grandes puissances asiatiques et les démocraties européennes.

En particulier, ces efforts devraient servir à décourager Beijing de recourir à sa puissance militaire croissante pour régler les litiges ou (radicalement et unilatéralement) changer les conventions générales. Pour ce faire, il sera probablement nécessaire de mettre au point des formes plus élaborées et diverses de moyens de pression politiques et autres sur la Chine dans la région, mais aussi de moyens crédibles de rassurer Beijing sur le fait que ses intérêts sécuritaires les plus vitaux ne seront pas menacés, tout en influençant de façon favorable ce que la Chine estime nécessaire à la défense de ces intérêts vitaux sur les plans politique, militaire et économique. En particulier, il sera nécessaire d'accroître la concertation en vue d'apaiser, et pas seulement de gérer, les inquiétudes liées au territoire et à la souveraineté qui alimentent la méfiance entre la Chine et les États‑Unis.

Le point sur les relations sino-européennes

Les relations entre la Chine et l'Union européenne (UE) se détériorent à un point tel que la possibilité d'une rupture ne peut être écartée. Le présent article explique la nature et les causes de la dégradation et fait état des perspectives possibles.

Portrait de la situation

Malgré l'essor qu'elles ont connu, les relations entre l'Europe et la Chine sont plus tendues qu'elles ne l'ont été depuis longtemps. D'une part, des projets issus du partenariat sino-européen ont continué de voir le jour : les investissements bilatéraux ont été en hausse constante; les entreprises européennes ont enregistré des revenus sans précédent provenant de leurs investissements en Chine; les échanges commerciaux ont poursuivi leur montée en flèche, tendance qui devrait se maintenir au cours des prochaines années selon la plupart des États membres de l'UE; la coopération s'est améliorée dans le domaine de la recherche‑développement; les entreprises européennes sont demeurées les principaux fournisseurs de technologies de pointe à la Chine et lui ont transmis beaucoup de savoir‑faire grâce aux exportations, aux investissements et aux coentreprises. Les projets de recherche conjoints se sont multipliés, et des acteurs chinois sont devenus des participants de premier plan dans des projets visés par le septième programme‑cadre pour la recherche de l'UE. Ayant déjà atteint un niveau record en 2006, les échanges techniques officiels n'ont cessé de croître depuis. En 2011 et 2012, de nouveaux projets ambitieux ont été lancés pour favoriser les échanges entre pairs, entre PME et entre jeunes. Il ne serait pas exagéré d'affirmer que, de tous les partenariats qu'entretient l'UE, celui avec la Chine est devenu le plus important et le plus institutionnalisé.

D'autre part, des tensions, des déceptions et des sentiments de frustration ont contribué à envenimer les relations. Les deux parties se sont beaucoup investies dans des campagnes de diplomatie publique, mais les perceptions qu'elles ont l'une de l'autre n'ont jamais été aussi peu favorables. Bien que la vague de reportages négatifs suscitée par les Jeux olympiques de Beijing — portant sur des questions telles que le Tibet, les jouets empoisonnés et la pollution atmosphérique — ait cessé de déferler, les médias européens ont continué de critiquer sévèrement l'évolution de la Chine. Les Chinois ont eux aussi adopté un ton plus négatif dans leurs reportages sur l'UE, en mettant beaucoup l'accent sur les présumées tendances protectionnistes de cette dernière et sur les conséquences pour la stabilité intérieure de la Chine de l'incapacité de l'UE à endiguer la crise de la zone euro. La communauté des décideurs européens, dont les États membres et les hauts représentants de l'UE, en est venue de façon générale à s'entendre sur le fait que la Chine s'affirmait de plus en plus sur la scène internationale. De nombreux représentants constatent une plus grande assurance et une plus grande intransigeance de la part de leurs homologues chinois lors des rencontres. Ils craignent aussi que la position adoptée par la Chine dans les conflits territoriaux en Asie ne menace indirectement la sécurité de l'Europe et que le nationalisme chinois croissant ne compromette de façon importante la stabilité mondiale. Les autorités chinoises, pour leur part, dénoncent l'incapacité de l'Europe à agir de façon cohérente, malgré la réforme du traité de Lisbonne, et se plaignent du fait que les institutions européennes n'ont ni la capacité ni la volonté de répondre de manière constructive à l'invitation d'établir une série de priorités claires pour 2020.

Les relations se sont surtout détériorées dans le secteur économique. Deux importantes mesures antidumping adoptées par la Commission européenne témoignent de la dégradation des relations. La Commission a imposé la première aux fabricants chinois de systèmes photovoltaïques après une plainte de la part d'entreprises européennes et la seconde, aux termes de sa soi‑disant procédure d'office, aux entreprises ZTE et Huawei. Manifestement, les Chinois croyaient pouvoir contourner ces mesures en enjoignant à certains États membres de décourager le commissaire européen chargé du commerce et en menaçant de perturber le dialogue économique de haut niveau. Les deux mesures montrent clairement, d'une part, que la Commission européenne s'accommode de plus en plus difficilement du rythme des réformes économiques en Chine et, d'autre part, qu'elle se sent épaulée par les États membres dans ses efforts en vue de mettre fin à ce qui semble être de la concurrence déloyale. Même si le fait de trancher dans des affaires d'antidumping fait partie de son mandat, de telles décisions revêtent une dimension politique. Dans les deux cas, les mesures antidumping ont été envisagées après plusieurs années de dénonciation par les entreprises européennes et la Chambre de commerce européenne en Chine du climat commercial dégradé et des mesures excessives de soutien au commerce dans ce pays. Elles ont également fait suite à une forte détérioration des échanges officiels dans le cadre du dialogue économique de haut niveau et à la stagnation des négociations portant sur plusieurs chapitres relatifs à l'économie de l'Accord‑cadre de partenariat et de coopération. Toutefois, l'UE n'est pas la seule à avoir été déçue. Depuis 2010, de plus en plus de diplomates chinois en sont venus à déplorer les revendications déraisonnables de l'UE, faisant valoir généralement que pendant le dialogue économique de haut niveau, la Chine n'avait demandé que « quelques réformes » — faisant allusion au régime des visas, aux investissements et au transfert de technologies — alors que les Européens avaient présenté une liste de revendications excessivement longue. Par ailleurs, les autorités chinoises en sont venues à croire de plus en plus que les troubles économiques en Europe entraînaient une montée du protectionnisme.

Cette situation plus complexe a incité la Chine à faire de nouvelles ouvertures. Malgré leurs désillusions personnelles, les décideurs chinois comprennent qu'une dégradation des relations avec l'Europe aurait un effet néfaste compte tenu des tensions actuelles entre la Chine et les États‑Unis ainsi que d'autres puissances régionales en Asie. Les hauts dirigeants ont enjoint aux participants chinois au dialogue économique de haut niveau de ne pas abandonner. Ils ont aussi appelé différents ministères à collaborer avec le ministère des Affaires étrangères à la tenue de nouveaux échanges, comme ceux sur l'énergie propre et l'urbanisation. En même temps, ils ont multiplié leurs efforts afin de maintenir l'Allemagne dans leur camp et de gagner la faveur d'États membres d'Europe de l'Est et d'Europe centrale grâce à la diplomatie bilatérale et à une facilité de crédit régionale de 10 milliards de dollars américains. Il est évident que la Chine en est venue à considérer que ces États jouent un rôle particulièrement important dans l'orientation du programme de l'UE, même par rapport aux pays de la Méditerranée, dont plusieurs observateurs avaient supposé qu'elle rachèterait la dette afin d'exercer une influence sur le plan politique. Tout compte fait, la Chine n'a pas eu recours de façon marquée au rachat de la dette pour accroître son influence auprès des pays de la Méditerranée. L'UE quant à elle a adopté une approche incohérente : elle a cherché à tisser des liens plus fructueux entre l'UE et la Chine, même au niveau des institutions politiques supérieures, tout en souscrivant dans une large mesure à la position des États‑Unis à l'égard du rôle de la Chine dans la sécurité maritime asiatique. Par ailleurs, un projet visant à définir l'importance des partenariats stratégiques avec l'UE s'est soldé par un échec.

Explications

Quatre principaux facteurs expliquent la récente dégradation des relations. Premièrement, les perceptions que les deux parties ont l'une de l'autre n'ont jamais été très favorables. Si la perspective d'une lune de miel sino-européenne en 2004 et 2005 avait suscité de l'enthousiasme de part et d'autre, on ne semblait pas y croire et elle n'a certainement pas engendré d'aspirations sociales, politiques et culturelles communes claires. L'enthousiasme a duré pendant les quelques années qui ont suivi, sous l'impulsion de la croissance exponentielle de l'économie et d'événements importants comme le 60e anniversaire de la République populaire de Chine, les Jeux olympiques et l'Exposition universelle, mais il s'estompe de plus en plus.

Deuxièmement, l'Europe et la Chine n'ont jamais réussi à rééquilibrer leur partenariat économique. Bien que l'Europe demande explicitement une diminution du déficit commercial depuis le début des années 2000, celle‑ci ne s'est jamais concrétisée. La Chine a pris plus d'importance en tant que destination d'exportation, source de revenus d'investissements étrangers et acquéreur de dette souveraine (elle aurait acheté quelque 500 à 700 milliards de dollars américains en obligations). Il n'était donc pas possible de compenser le déficit inquiétant du compte courant de la balance des paiements. Trois facteurs ont contribué aux malheurs de l'Europe à cet égard. Il y a eu d'abord le rôle de grandes entreprises ayant des milliards de dollars en investissements bloqués en Chine. De façon générale, ces entreprises tenaient à maintenir de bonnes relations politiques avec la Chine, mais en 2010, 2011 et 2012, plusieurs d'entre elles ont commencé à formuler officieusement des plaintes de concurrence déloyale auprès de leurs gouvernements. L'intention n'était certainement pas de provoquer un différend commercial, la plupart d'entre elles ayant fini par retirer leurs plaintes, mais il demeure que celles‑ci ont contribué à nourrir les doutes latents qu'entretenaient déjà les autorités. Ensuite, il y a eu la colère croissante exprimée par les sociétés exportatrices plus petites en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne, en Pologne et dans d'autres États membres importants. Bien que ces entreprises n'aient pas autant de poids que les grandes, elles ont réussi à donner le ton dans d'importants secteurs comme l'énergie propre et les produits chimiques. Enfin, il y a eu l'insistance des États‑Unis pour que l'UE adopte une position plus ferme par rapport aux tensions économiques avec la Chine.

Plus fondamentalement encore, les frustrations au sujet des déséquilibres commerciaux découlent d'une incapacité à éliminer les déséquilibres intérieurs, particulièrement du côté chinois. Alors que, jusqu'au début de la crise de l'euro, l'UE aurait pu faire l'objet de critiques à cause du déficit croissant de son compte courant et sa croissance axée sur la dette extérieure, elle a quand même réussi à transformer le déficit de son compte courant en légers excédents dans les années qui ont suivi. La zone euro a incontestablement permis de réduire la surconsommation. La Chine, par contre, a continué de dépendre dans la même mesure des exportations et des investissements pour stimuler sa croissance. Témoignent de cet échec son excédent commercial pour les biens industriels toujours très élevé, la situation de plus en plus déficitaire des entreprises dans les bilans des banques chinoises, les volumes record de crédit commercial et le fait que le renminbi ne se soit pratiquement pas apprécié par rapport à l'euro. L'UE et la Chine sont sous contrainte économique, mais il est évident que la Chine a eu beaucoup plus tendance que l'UE à externaliser ses déséquilibres.

Un troisième facteur explique la détérioration des relations sino-européennes : le volet politique du partenariat n'est pas suffisamment développé pour contrer certaines des tensions économiques. L'Europe et la Chine se considèrent comme des partenaires stratégiques, mais n'ont jamais défini les intérêts géopolitiques à la base de leur partenariat. Si la stabilité en Afrique, au Moyen‑Orient, en Asie centrale et dans la région de l'océan Indien est avantageuse pour l'UE et la Chine, il n'a jamais été dit explicitement qu'il s'agissait d'un pilier de la relation. En 2013, les deux parties ont juré d'intensifier le dialogue sur la sécurité et la défense, mais la coordination dans les dossiers de l'Iran, de la Syrie et de la ceinture d'instabilité plus vaste qui entoure l'Europe a été modeste au mieux. En ce qui concerne le P5 + 1 (les cinq pays membres du Conseil de sécurité de l'ONU plus l'Allemagne), les autorités chinoises trouvent que la haute représentante de l'UE, Catherine Ashton, n'a pas toujours adopté une approche cohérente à l'égard de l'Iran et qu'elle a eu tendance à soutenir la position de Washington, ce qui porte Beijing à conclure que la Russie et les États‑Unis demeureront les principaux protagonistes dans les discussions relatives à ce dossier. Le P5 + 1 est perçu comme un moyen de contrer la tendance à l'unilatéralisme des États‑Unis et non comme un modèle de leadership européen.

Dans le dossier de la Syrie, les autorités chinoises sont généralement heureuses du fait que l'Occident n'est pas encore intervenu, mais elles dénoncent en même temps l'approche chaotique de l'Europe et les intentions de la France et du Royaume-Uni de fournir des armes aux groupes rebelles en l'absence d'une décision du Conseil européen. Beijing ne s'attend pas à ce que l'Europe apporte une contribution importante dans les deux régions éloignées où sa présence est souvent décriée : l'Afrique et le Moyen‑Orient. Bien que l'UE ait acquis un certain crédit pour son opération antipiraterie dans le golfe d'Aden, les autorités dénoncent son incapacité à s'attaquer à des problèmes semblables dans le golfe de Guinée, à promouvoir la stabilité sur le continent africain et à contribuer à la stabilisation de la situation en Irak. Dans tous ces dossiers, les États‑Unis sont toujours le principal protagoniste. Certains représentants et experts chinois se sont dits impressionnés par le rôle de la France qui, bien qu'il s'agisse d'une puissance plus petite, continue d'exercer une influence en Afrique et arrive à maintenir une présence significative à l'est du canal de Suez. Certains considèrent aussi que la France a une vision plus réaliste que le Royaume‑Uni du rôle de l'Europe à l'échelle internationale et que l'on peut donc compter davantage sur elle pour promouvoir ce rôle. Pourtant, la possibilité que l'Europe devienne un acteur de premier plan sur la scène internationale demeure, au mieux, limitée.

Le désir de se donner bonne conscience constitue le quatrième et dernier facteur qui explique la détérioration des relations sino-européennes. Alors que les trois premières faiblesses du partenariat étaient présentes dès le départ, la Chine et l'Europe ont tenté de les surmonter en amorçant une série de nouveaux échanges à la suite de chaque revers. Cette approche a surtout été privilégiée par l'UE. Dans le cadre de sa diplomatie des sommets, elle s'est empressée à ouvrir de nouvelles voies de dialogue même lorsque celles qui existaient se révélaient inefficaces. En outre, la Commission européenne, puis le Service européen pour l'action extérieure se sont servis du partenariat avec la Chine comme occasion de montrer que les grandes puissances les acceptaient comme importants acteurs institutionnels. Beijing s'est prêté au jeu et a vu dans cet empressement une occasion d'éviter l'impasse. Par conséquent, la multiplication des dialogues a amené bien des représentants à croire pendant un certain temps que des progrès étaient réalisés, mais après plusieurs années, les avancées demeurent limitées, ce qui constitue une source de frustration.

Que réserve l'avenir?

Quatre importantes variables permettront de déterminer si le partenariat sino‑européen peut s'améliorer, la première étant le rééquilibrage économique de la Chine. Si la Chine continue de se servir de son modèle de croissance axé sur les exportations et les investissements et soutenu par sa « diplomatie du carnet de chèques », elle causera inévitablement plus de frictions et épuisera la patience des États membres de l'UE et des groupes d'intérêt en faveur du commerce avec elle. Les signes ne sont pas encourageants. Les investissements dans les secteurs congestionnés de la Chine se poursuivent et bien des hauts représentants chargés des décisions en matière économique déclarent que la Chine devra enregistrer un excédent courant pendant bien des années encore. La deuxième variable est le climat politique qui règne en Chine. Si les déséquilibres économiques devaient provoquer de l'instabilité sociale, les relations avec l'Europe ne manqueraient pas d'en subir les conséquences. L'influence des puissances européennes plus petites constitue la troisième variable. L'attitude d'États plus petits à l'égard de la situation au Moyen‑Orient et ailleurs pourrait accélérer la polarisation entre la Chine (et la Russie) et l'Occident. Cela pourrait surtout poser problème si un ralentissement en Chine coïncidait avec une agitation accrue dans des régions stratégiques et ajoutait au climat de méfiance croissante qui règne entre les grandes puissances. La quatrième variable est la mesure dans laquelle l'UE réussit à atténuer les forces centrifuges à l'œuvre. La crise de l'euro a provoqué une vague d'intégration sans précédent, mais les avancées demeurent fragiles. Les élites pragmatiques continuent de perdre du terrain à la suite de la polarisation croissante entre riches et pauvres, ce qui nuit encore plus à la prise de décisions à l'échelle de l'UE. Ainsi, bien des facteurs portent à croire que la récente dégradation des relations entre l'Europe et la Chine pourrait effectivement mener à une rupture plus radicale

L'Armée populaire de libération, le Parti et l'État : Relations civilo-militaires sous la nouvelle direction

En Chine, les relations civilo-militaires peuvent être analysées selon trois axes : 1) les relations entre les élites militaires et civiles du Parti communiste chinois (PCC) à l'échelle nationale (ne l'oublions pas, elles sont toutes membres du Parti); 2) les relations entre les responsables du Parti et de l'Armée populaire de libération (APL) à l'échelle infranationale et locale; 3) les relations entre l'APL et la population civile. Ces différentes relations pourraient toutes faire l'objet d'une conférence, mais le présent article ne portera que sur l'APL à titre d'acteur institutionnel et bureaucratique à l'échelle nationale.

Xi Jinping a-t-il hérité d'une APL « rebelle »?

Parlons d'abord des hypothèses qui ont été soulevées ces dernières années dans certains milieux médiatiques et par certains spécialistes. Selon ces hypothèses, l'APL serait devenue une institution rebelle, qui agirait indépendamment ou au mépris du PCC dans les dossiers de la défense, de l'armée, de la sécurité ou des affaires étrangères. Comme nous le savons, divers événements – parfois déconcertants, parfois simplement bizarres – ont alimenté ces suppositions, notamment : 1) l'essai d'un missile antisatellite réalisé par l'APL en janvier 2007; 2) un essai en vol du chasseur J-20 de la Force aérienne de l'APL effectué pendant la visite de l'ancien secrétaire d'État américain à la Défense, Robert Gates, à Beijing, en janvier 2011; 3) les propos pontifiants tenus dans les médias nationaux chinois par des commentateurs affiliés à l'APL; 4) différents incidents dans le secteur maritime; 5) les continuels discours pompeux du commissariat politique de l'APL renforçant le vieux principe selon lequel « le parti contrôle le fusil ».

Exception faite de ce qui précède, très peu d'informations du domaine public donnent à penser que l'APL, à titre d'institution, n'est pas fidèle au PCC ou qu'elle n'y est pas subordonnée. Rien non plus ne semble indiquer que des chefs militaires font abstraction des principaux dirigeants civils du PCC et qu'ils imposent leurs préférences politiques à un Parti réticent. Enfin, il est fort peu probable que l'armée puisse se consacrer à des activités ou à des programmes stratégiques importants sans l'approbation du Parti.

Les hypothèses sur la conduite de l'APL dans les affaires touchant à la sécurité nationale de la Chine associent en fait très souvent à de l'insubordination divers comportements attribuables à des facteurs comme les incohérences dans le système, la mauvaise coordination des politiques ou encore les grandes envolées et le lobbying des organismes bureaucratiques (autant de facteurs qui caractérisent le processus décisionnel de la Chine en matière de sécurité nationale).

Cela dit, les choses ne sont pas toujours tranchées, et il faut ajouter beaucoup de nuances à cette dynamique.

  • Est-ce que l'APL agit comme un groupe de pression auprès d'autres organismes bureaucratiques chinois? Oui. 
  • Est-il possible que les opérations ou d'autres activités de l'APL causent parfois et involontairement des situations qui compliquent les relations étrangères de la Chine? Oui.
  • Y a-t-il des exemples de situation où des membres de l'APL ont sciemment tenté de modifier les faits sur le terrain afin d'influer sur la politique? Probablement, bien que nous ne puissions relater qu'un cas ou deux qui ne peuvent être corroborés.

Alors, l'APL est-elle rebelle? Non. Mais lui arrive-t-elle parfois d'afficher un comportement rebelle? Oui. Il y a ici une différence subtile, mais importante.

Dynamique des élites, politiques et sécurité nationale : grandes tendances

Sous la direction de Xi Jinping, les principaux paramètres de la dynamique entre l'APL et le Parti sur le plan de la sécurité nationale seront déterminés par certaines grandes tendances. Ces tendances se manifestent depuis au moins la fin des années 1990, à l'époque de Jiang Zemin, et se sont beaucoup amplifiées depuis le 16e Congrès du Parti, en 2002, et tout au long de la décennie Hu Jintao. Pour l'instant, il n'y a pas vraiment de raison de croire qu'elles changeront beaucoup.  

Quelles sont donc les grandes tendances au sein de l'élite chinoise en général, de l'APL et du milieu de la sécurité nationale qui vont probablement se maintenir et déterminer les relations entre le Parti et l'armée sous la direction de Xi Jinping? Six valent la peine d'être mentionnées.

Tendance no 1 : Division de l'autorité en Chine. Depuis Deng Xiaoping, il n'y a pas eu de dirigeant suprême en Chine. En effet, lorsqu'on jette un regard sur l'ère Hu Jintao, il ne fait aucun doute que le pays est désormais dirigé de façon collective par les membres du Comité permanent du Bureau politique (CPBP), qui est formé en ce moment de sept hommes. De son côté, le CPBP cherche à atteindre un consensus dans les dossiers importants. Chaque membre s'occupe d'un portefeuille fonctionnel en plus de diriger les grands organismes bureaucratiques qui y sont associés. Le secrétaire général du PCC est chargé, entre autres, des portefeuilles de l'armée et de la politique étrangère. Fait à noter, l'APL ne compte aucun représentant au sein de cet important comité; ses intérêts et ses points de vue passent par un civil, soit le président de la Commission militaire centrale (CMC), un poste actuellement assumé par Xi Jinping. En raison de ce système, il arrive que des organismes bureaucratiques agissent comme des groupes d'intérêts afin de militer en faveur de leurs préférences politiques. C'est aussi vrai pour l'APL.

Tendance no 2 : Changement de génération et spécialisation des fonctions. En Chine, il n'y a plus de dirigeants forts et surtout plus de dirigeants forts dont les intentions sont irréprochables et qui ont des expériences convaincantes au sein du Parti, de l'APL et des organismes d'État (xitong), soit les trois piliers du Parti-État. Encore une fois, Deng Xiaoping est le dernier dirigeant à avoir pu revendiquer ces qualités. De nos jours, les membres de l'élite civile du Parti peuvent avoir eu des contacts avec l'APL pendant leur carrière de représentants locaux, mais ils n'ont aucune expérience des affaires militaires. De la même façon, les dirigeants de l'APL à l'échelle nationale, même s'ils ont sans aucun doute été en présence d'enjeux civils à l'époque où ils étaient des commandants locaux, n'ont aucune expérience crédible des questions de gouvernance civile ou des enjeux socio-économiques les plus pressants auxquels font face les nouvelles instances dirigeantes du PCC. Par conséquent, les élites civiles et militaires du Parti tendent à fonctionner sans s'écarter de la voie qui leur est réservée : elles évitent de se mêler des affaires de l'autre et comptent sur leur expertise respective, allant même souvent jusqu'à s'en y remettre.

Tendance no 3 : Institutionnalisation du processus d'établissement de politiques. Xi Jinping hérite également d'un processus dans lequel les politiques sont formulées ou mises en œuvre par le Parti, l'armée ou des organismes d'État, selon les rôles, les missions et les responsabilités qui leur sont officiellement conférés en fonction de leurs compétences fonctionnelles. En Chine, comme partout ailleurs dans le monde, les personnalités sont importantes en politique, mais pas au point de pouvoir facilement annuler ou ébranler les prérogatives bureaucratiques officielles, comme cela a été le cas à différents moments dans l'histoire du PCC. En bref, Xi Jinping hérite d'un système où il y a eu une rectification des responsabilités et une « régularisation » (zhenghuihua) du processus.

Tendance no 4 : Méthodes inefficaces de coordination des politiques. Malgré les progrès faits sur le plan de la « régularisation », Xi Jinping et la « cinquième génération de dirigeants » sont actuellement à la tête d'un système où la coordination entre le Parti, l'APL et les organismes d'État reste difficile. Bien que la situation à ce chapitre semble s'améliorer en cas de crise ou lorsqu'un enjeu suscite l'attention de l'un des dirigeants du CPBP, la coordination des affaires courantes semble toujours présenter des problèmes, en particulier entre l'APL et le ministère des Affaires étrangères (MAE). En effet, des représentants chinois impliqués dans le processus estiment qu'il est entravé par le cloisonnement de l'information, des organismes bureaucratiques qui protègent leur chasse gardée et de mauvaises communications horizontales. Comme l'a admis un représentant chinois : « Nous savons que le gouvernement chinois ne réussit pas très bien à coordonner les décisions sur le plan de la politique étrangère et de la sécurité nationale, et cette situation nous préoccupe. » 

Tendance no 5 : Professionnalisation de l'APL. À titre de président de la CMC, Xi Jinping commandera, au nom du Parti, l'armée la plus professionnelle et la plus capable sur le plan opérationnel de toute l'histoire de la République populaire de Chine (RPC). L'APL est désormais une force qui peut compter sur un nombre sans précédent de professionnels et de moyens opérationnels. Cette situation est le résultat de près de deux décennies de projets financés et ciblés de modernisation et de réforme institutionnelle. En fait, depuis 1998, année où le Parti a ordonné à l'APL de cesser ses nombreuses activités commerciales et organisationnelles secondaires, l'armée chinoise s'est intensément et rigoureusement concentrée sur sa mission première, c'est-à-dire se moderniser et s'entraîner afin de pouvoir défendre et protéger les intérêts nationaux du pays.

Tendance no 6 : Vision changeante de ce qui constitue un enjeu de sécurité nationale. Une dernière tendance a influé sur l'évolution de la dynamique entre les élites civiles et militaires ainsi que sur le rôle de l'APL dans l'établissement des politiques de sécurité nationale. En effet, Beijing a élargi sa définition de ce qui constitue un enjeu de sécurité nationale à l'extérieur du pays. Pendant la décennie Hu Jintao, il y a eu une mondialisation sans précédent des intérêts nationaux chinois. Une Chine dont l'économie s'est mondialisée est donc devenue une Chine ayant des intérêts politiques à l'échelle internationale ainsi que de plus en plus d'intérêts sur le plan de la sécurité. C'est ce dernier aspect qui concerne l'APL. En 2004, conscient de cette nouvelle réalité, Hu Jintao a confié à l'APL sa « mission historique pour la nouvelle étape en ce début du nouveau siècle », élargissant ainsi son mandat. Outre son mandat traditionnel, c'est‑à‑dire défendre le Parti, garantir la sécurité de la patrie et protéger la souveraineté chinoise, l'APL a été chargée de défendre les intérêts de la Chine. Fait significatif, contrairement à la défense de la souveraineté chinoise, la défense des intérêts chinois n'est pas associée à la géographie. Le déploiement des forces navales de l'APL dans le golfe d'Aden depuis 2008 dans le cadre des opérations de lutte contre la piraterie constitue un excellent exemple de cette nouvelle situationNote de bas de page 6

Que signifient ces tendances?

Compte tenu des six grandes tendances décrites ci-dessus, à quoi devons-nous nous attendre – et à quoi Xi Jinping doit-il s'attendre – en ce qui a trait à la dynamique entre les élites civiles et militaires du Parti? Quel sera le rôle de l'APL dans l'établissement des politiques étrangères et des politiques de sécurité nationale et intérieure? Quels seront les défis à relever? 

Premièrement, l'APL conservera un rôle limité sur le plan des politiques nationales. Ses fonctions dans les affaires intérieures ont été réduites au fil des ans et elles n'ont jamais été aussi limitées qu'aujourd'hui.

À l'heure actuelle, les dirigeants de l'APL prennent rarement de décisions importantes au sujet des questions nationales. Nous sommes loin des débuts de la RPC et des différentes étapes de la Révolution culturelle (1966-1976), où l'armée a tenu un rôle de premier plan dans les affaires nationales du pays. Nous sommes aussi très loin du milieu des années 1970, lorsque l'élite de l'APL a commencé à favoriser le retour de Deng Xiaoping ainsi que son programme national.

La simple absence de représentants de l'APL au sein du Comité permanent du Bureau politique met en évidence le fait que les dirigeants militaires de la Chine ne vont ni accéder au faîte du pouvoir ni participer aux décisions concernant divers enjeux nationaux dont s'occupent les grands dirigeants du PCC. Le rôle limité de l'APL dans les affaires nationales est également mis en relief par le fait qu'elle compte très peu de représentants parmi les petits groupes permanents (lingdao xiaozu). En effet, sur les quelque douze petits groupes permanents chargés de coordonner les grands enjeux politiques et de fournir des avis à ce sujet, seulement trois ou quatre, croit-on, comptent des représentants de l'APL, et il s'agit de groupes qui s'occupent principalement de la sécurité nationale, des affaires étrangères et de TaïwanNote de bas de page 7. [L'APL compte sans aucun doute des représentants parmi de petits groupes spéciaux chargés des questions de sécurité, comme celui sur la politique maritime qui aurait été établi l'année dernière.] Le message général, c'est que l'armée en tant qu'institution a une incidence limitée sur la plupart des enjeux nationauxNote de bas de page 8.

Fait particulièrement révélateur toutefois, sous Xi Jinping, l'APL continuera d'avoir le monopole des questions militaires et des questions de défense.

Le monopole de l'APL sur toutes les questions militaires en Chine a deux grandes implications. Premièrement, cela signifie que l'APL continuera de disposer d'une grande latitude pour gérer ses propres affaires « au nom du PCC ». Deuxièmement, les dirigeants civils dépendront de l'APL pour obtenir des avis sur les questions militaires. 

Les politiques et les programmes concernant l'organisation et la gestion internes de l'APL, la stratégie militaire nationale et la plupart des programmes de modernisation de l'armée sont des aspects où l'APL agit de façon presque autonome. Aucune autorité civile ne surveille la façon dont l'APL gère ses propres affaires, à l'exception du seul civil qui siège à la CMC, à savoir Xi Jinping, qui est également secrétaire général du PCC. Par conséquent, l'APL est censée se régir et se surveiller elle-même, selon les directives générales du PCC.

Autre élément tout aussi important, sinon plus, l'élite civile du PCC dépend de plus en plus de l'APL pour obtenir des avis sur les questions militaires et de défense. Deux choses expliquent cette situation. Premièrement, à une époque où les enjeux militaires ne font que gagner en complexité, les nouvelles élites civiles du PCC n'ont plus d'antécédents militaires crédibles et elles ont besoin des dirigeants de l'APL pour interpréter ces questions. Deuxièmement, en raison de la structure du Parti-État, un seul organisme du PCC est responsable des affaires militaires, soit la CMC, dont le nom complet est Commission militaire centrale du Comité central du Parti communiste chinois. Autre résultat de cette situation, les représentants et les analystes du gouvernement civil n'empiètent pas sur la « voie » réservée à l'APL. Bref, personne d'autre que l'APL – ou alors très peu de gens – n'a voix au chapitre dans les questions militaires, en particulier dans les affaires militaires internes et, souvent, dans les enjeux militaires à l'extérieur du pays.

Dans les grands dossiers de sécurité nationale ou de politique étrangère comportant des volets militaires, l'APL participera au processus d'établissement de politiques et aura son mot à dire. Toutefois, l'opinion de l'APL ne sera pas nécessairement plus importante que celle d'autres intervenants.

À cet égard, l'APL, comme les autres organismes du Parti-État, agira parfois comme un groupe d'intérêts qui cherche à avoir accès auprès des grandes instances dirigeantes du PCC ou à les influencer. À titre de groupe de pression, l'APL bénéficiera de certains avantages dans les dossiers qui l'intéressent. En effet, par rapport à d'autres organisations relevant du Conseil des affaires d'État, comme le MAE, elle profitera notamment d'un excellent accès auprès du secrétaire général du PCC, XI Jinping. C'est ainsi que le statut de la CMC à titre d'organisme du Parti permet d'obtenir des avantages bureaucratiques. 

Les deux vice-présidents en uniforme de la CMC seront des intermédiaires par qui l'APL transmettra ses meilleurs avis politiques à Xi Jinping. On ne sait trop en ce moment quelle est la dynamique des relations entre Xi Jinping et les généraux Fan Changlong et Xu Qiliang, les nouveaux vice-présidents de la CMC. Néanmoins, des informations empiriques de l'ère Hu Jintao sont instructives. En effet, on raconte que Hu Jintao répondait toujours au téléphone lorsque l'un des deux vice-présidents de la CMC lui téléphonait. Essentiellement, dans les bureaucraties, un bon accès est une condition préalable pour pouvoir exercer une influence, et l'APL devrait bénéficier d'un bon accès dans les dossiers la concernant directement ainsi que dans les dossiers touchant à ses intérêts.

La CMC et les militaires qui en font partie exercent un grand poids, mais l'APL dispose d'autres moyens pour faire valoir son point de vue dans les délibérations politiques, notamment les suivants : 

  • les sièges qu'elle compte parmi les petits groupes permanents chargés de la sécurité nationale et des affaires étrangères;
  • ses représentants au sein d'organismes comme le Bureau politique (deux sièges sur 25), le Comité central, l'Assemblée populaire nationale et la Conférence consultative politique du peuple chinois;
  • les documents politiques internes et les analyses du renseignement transmis à Xi Jinping et au Comité permanent du Bureau politique par l'intermédiaire de la CMC :
  • les séances d'information destinées à des dirigeants du PCC et les présentations à titre d'expert pendant des « séances d'étude du Comité permanent du Bureau politique »;
  • le fait que, grâce à son vaste dispositif médiatique, elle peut envoyer des messages aux principaux dirigeants du PCC, à d'autres organismes du Parti-État ainsi qu'au grand public et tenter d'influer sur leurs opinions;
  • le phénomène relativement récent où des personnes affiliées à l'APL apparaissent dans les médias chinois (non contrôlés par l'APL) à titre de défenseurs du domaine publicNote de bas de page 9.

Bien que l'APL possède de nombreux outils qui lui permettent de faire campagne pour sa cause, il n'est pas assuré que son point de vue prévaudra dans les dossiers qui ne sont pas uniquement de nature militaire. Comme quelqu'un l'a déjà dit, « l'APL conseille, mais le Parti décide ».

L'APL sera une des causes, mais pas la seule, des problèmes auxquels le Parti-État chinois continuera de faire face dans la coordination de certaines de ses politiques en matière de défense, de sécurité nationale et d'affaires étrangères.

On ne peut rejeter sur l'APL l'entière responsabilité des problèmes auxquels le Parti-État et Xi Jinping vont vraisemblablement continuer de se heurter en ce qui concerne la coordination des politiques étrangères et de sécurité nationale entre le Parti, l'armée et les organismes d'État. De manière très simpliste, le problème est essentiellement causé par l'absence d'un mécanisme national de coordination, sauf dans le cas des enjeux qui se rendent jusqu'aux instances dirigeantes du CPBPNote de bas de page 10. Les petits groupes permanents semblent avoir une utilité limitée, tandis que les groupes de coordination spéciaux sont éphémères et créés pour les besoins de la cause. À dire vrai, on peut seulement espérer que Xi Jinping inscrira ce problème sur sa liste des choses « à régler ». Néanmoins, l'APL contribue parfois au problème de deux façons, à savoir par son attitude et ses propres problèmes de coordination internes.  

Pour ce qui est de l'attitude, des observations empiriques donnent à penser que l'APL s'irrite à l'idée de devoir coordonner à l'avance certaines de ses activités avec des organismes d'État comme le MAE, en particulier lorsqu'il s'agit d'activités opérationnelles et que cela équivaut alors pour l'APL à demander une permission. Cette attitude est renforcée par le fait que, dans un Parti-État, l'armée est une organisation repliée sur elle-même qui compte peu de liens horizontaux permanents avec les autres organismes d'État. L'APL est concomitante et non subordonnée au Conseil des affaires d'État. Comme l'a affirmé un représentant de l'APL : « L'APL fonctionne dans sa propre sphère. » En effet, la CMC, qui est une organisation du Comité central du Parti, a un statut bien plus élevé que celui du MAE. De plus, comme il n'existe aucun mécanisme national qui oblige les divers intervenants à coordonner leurs activités au quotidien, beaucoup de choses sont laissées à leur discrétion. Une situation dont on a déjà pu constater les résultats. 

Pour ce qui est de la coordination interne à l'APL, des informations empiriques donnent à penser que l'APL elle-même n'est pas un modèle à cet égard. On a l'impression que, au sein de l'APL, les secteurs des opérations et de l'entraînement, qui se trouvent au sommet de la hiérarchie, font peu de cas des secteurs des affaires étrangères et du renseignement. Ces secteurs sont ceux qui sont les plus susceptibles de prendre des mesures de coordination horizontale avec des organisations externes ou d'aider à tout le moins les combattants à tenir compte des implications générales des décisions opérationnelles. De plus, il semblerait que les quatre départements généraux de l'APLNote de bas de page 11 opèrent de façon cloisonnée tant que les enjeux ne se rendent pas jusqu'à la CMC.

Si ce n'est pas déjà le cas, les nouveaux moyens opérationnels et la mission élargie de l'APL influeront sûrement sur la dynamique entre le Parti, l'armée et l'État ainsi que sur les processus politiques. 

L'APL peut très bien fonctionner dans sa propre sphère, comme l'a indiqué le représentant de l'APL cité plus haut, mais ses nouveaux moyens opérationnels et sa nouvelle mission touchent de plus en plus aux intérêts d'autres intervenants du Parti-État et ont de plus en plus de ramifications stratégiques et politiques. L'APL se transforme en un corps expéditionnaire et élargit ses opérations dans les domaines maritime et aérospatial. Elle expérimente et opère dans d'autres secteurs du « patrimoine commun », comme l'espace et le cyberespace. Elle participe désormais régulièrement à des exercices combinés avec des forces militaires étrangères et prend part depuis de nombreuses années à des opérations de maintien de la paix de l'ONU. La marine de l'APL mène maintenant des opérations réelles, comme dans le golfe d'Aden, bien loin des mers qui bordent la Chine. Par conséquent, les activités opérationnelles de l'APL ont de plus en plus d'implications qu'il n'est plus possible d'ignorer sur le plan des stratégies, des politiques et de la politique étrangère. En bref, en raison de la définition élargie de ce qui constitue un enjeu de sécurité nationale en Chine, de la mission grandissante qui est confiée à l'APL par le Parti ainsi que des nouveaux moyens opérationnels de l'APL, les distinctions s'estompent déjà entre les politiques militaires, les politiques étrangères et les politiques de sécurité nationale. 

Il convient de se demander si les relations et les mesures de coordination existantes entre le Parti, l'armée et les organismes bureaucratiques sont adaptées à ces nouvelles réalités. Dans la négative, seront-elles modifiées? On peut aussi se demander comment ces nouvelles réalités influeront sur le rôle du secrétaire général du PCC. À l'heure actuelle, Xi Jinping (secrétaire général du PCC, nouveau président de la CMC et président de la Chine) est le seul à traiter à la fois des questions militaires et politiques. Est-ce que cela signifie que Xi Jinping jouera dans l'APL un rôle plus grand que celui que Hu Jintao aurait tenu? Ces questions restent ouvertes pour l'instant.

Autre conséquence associée aux moyens opérationnels grandissants de l'APL, en cas de crise, celle-ci peut désormais proposer aux instances dirigeantes du PCC plus d'options militaires qu'à n'importe quel autre moment de son histoire. Comme nous le savons tous, dans les bureaucraties, le fait de proposer des options signifie une place dans le processus décisionnel. Alors que des dizaines de milliers de ressortissants chinois travaillent dans certains des pires endroits de la planète, que la Chine dépend de plus en plus de l'importation de matières premières, que des différends de souveraineté concernant des îles proches s'enveniment et, comme il a déjà été mentionné, que les intérêts nationaux de la Chine se mondialisent, il se pourrait que, sous Xi Jinping, le Parti signifie de façon plus marquée à l'APL qu'il veut des « options ». 

L'APL et le nationalisme

Le dernier point important à soulever est l'influence du nationalisme sur l'APL et la possibilité que ce dernier constitue, dans le cas de l'APL, une arme à double tranchant. En effet, l'APL est l'une des institutions en Chine qui suscitent un certain nationalisme populaire. Il faut se rappeler que l'APL est un des gardiens du discours national de la RPC. La création de la RPC est quasi indissociable de celle de l'APL. Ainsi, de la même façon que l'armée des États-Unis a précédé les États-Unis, en Chine, l'« armée rouge » a précédé la « Chine rouge ». L'APL diffuse le discours national dans ses rangs et parmi la population grâce à de vastes moyens de propagande : des livres, des magazines, des journaux, du temps d'antenne télé, des programmes d'enseignement de la défense nationale approuvés par le PCC et un système politique qui fonctionne au sein de l'APL, mais qui touche également la population civile. Le discours national diffusé par le Parti et l'APL est très simple :

La Chine a été une victime perpétuelle en raison de son retard par rapport à l'agresseur étranger. Le PCC et l'APL ont rendu sa dignité à la Chine. La Chine n'oubliera jamais les centaines d'années d'humiliation et ne tolérera aucune contestation de sa souveraineté.

Ainsi, l'APL, avec l'approbation du PCC (dont elle tire ses grands thèmes) joue un rôle actif dans le développement d'un sentiment nationaliste en Chine. Par ailleurs, l'APL, comme d'autres institutions du Parti et de l'État, applique une vision postmaoïste de la « ligne de masse ». Elle aide à créer la demande populiste et nationaliste, puis explique aux étrangers que le Parti et l'APL doivent tenir compte du nationalisme populaire lorsqu'ils étudient des options stratégiques, en particulier en ce qui concerne les questions de souveraineté. Bon nombre d'entre nous doivent juger cette situation troublante, car il semble y avoir dans les médias des commentateurs de l'APL – bien qu'il soit souvent impossible de dire qui ils représentent – qui proposent des politiques provocatrices sur le plan des affaires étrangères et de la sécurité, attisant ainsi le nationalisme populaire.

Résumé des principaux points

  • Les questions concernant la loyauté de l'APL à l'égard du Parti sont sans fondement. L'APL demeure fidèle au PCC. Elle ne s'oppose pas au fait qu'elle soit subordonnée au Parti et elle est probablement prête à défendre le régime unipartite du PCC contre ceux qui le contestent. C'est le comportement bureaucratique de l'APL qui peut poser problème, non sa loyauté.
  • Le comportement apparemment « rebelle » de l'APL sur le plan des affaires étrangères et de la sécurité nationale découle probablement de problèmes généralisés associés à la coordination des politiques et aux conséquences non désirées d'opérations ou d'autres activités et non d'actes conscients d'insubordination commis par l'armée. Cela dit, nous ne pouvons écarter la possibilité que l'APL puisse mettre les dirigeants devant des faits accomplis pour influer volontairement sur des décisions politiques.
  • Les grandes tendances chez les élites chinoises déterminent les relations entre les élites civiles et militaires et influent sur celles-ci. Parmi ces tendances, citons la division du pouvoir au sommet du système politique, le changement de génération et la spécialisation des fonctions, l'institutionnalisation du processus d'établissement de politiques, de mauvaises méthodes de coordination des politiques, le professionnalisme de l'APL et la définition élargie de ce qui constitue un intérêt national.
  • Sous la direction de Xi Jinping, ces grandes tendances influeront sur la dynamique civilo‑militaire de la façon suivante. 
  1. L'APL continuera d'avoir un rôle limité dans les affaires politiques internes et le processus décisionnel.
  2. Toutefois, elle aura le monopole des questions militaires et des questions de défense et bénéficiera d'une grande latitude dans la gestion de ses propres affaires « au nom du PCC ».
  3. Pour ce qui est des questions générales de sécurité nationale ou de politique étrangère qui comportent des aspects militaires, l'APL participera au processus et son opinion comptera, même si elle ne sera pas toujours décisive.
  4. L'APL sera un véritable groupe d'intérêts qui disposera de différents moyens pour militer en faveur de ses préférences politiques.
  5. L'APL sera une des causes, mais pas la seule, des problèmes auxquels le Parti-État chinois continuera de faire face dans la coordination horizontale de certaines de ses politiques étrangères et de ses politiques de sécurité nationale.
  6. En raison de la définition élargie de ce qui constitue un enjeu de sécurité nationale en Chine, de la mission grandissante qui est confiée à l'APL par le Parti ainsi que des nouveaux moyens opérationnels de l'APL, les distinctions s'estompent déjà entre les politiques militaires, les politiques étrangères et les politiques de sécurité nationale.

Évaluer le risque de conflit en mer de Chine méridionale

La tension monte en mer de Chine méridionale depuis quelques années, les parties prétendantes — Brunei, la Chine, la Malaisie, les Philippines, Taïwan et le Vietnam — ayant des revendications de souveraineté sur le territoire maritime et les entités marines de la région. Au-delà de l'intégrité territoriale, ce sont les ressources halieutiques et énergétiques, la liberté de navigation et l'appui populaire du gouvernement qui sont en jeu. Pour protéger ces intérêts, les parties en litige essaient de contrer, de prévenir et même de susciter des différends dans les eaux contestées. La Chine, le Vietnam et les Philippines sont les principaux responsables de cette dynamique d'escalade, comme en témoignent les affrontements près de l'archipel des Paracel et l'impasse de l'atoll de Scarborough. Jusqu'ici, l'intervention des États-Unis a eu des résultats variables : elle a parfois persuadé Beijing de repenser ses tactiques d'intimidation et de participer au dialogue multilatéral; elle a parfois fourni à la Chine une justification pour agir avec plus de détermination; elle a aussi parfois donné à d'autres pays le courage de contester la Chine, ce qui a provoqué une hausse des tensions. C'est sur cette toile de fond inquiétante que le présent document essaie de cerner les principales tendances en mer de Chine méridionale et les facteurs susceptibles d'exacerber ou d'atténuer les tensions au cours des deux ou trois prochaines années.

Sources de tension probables

Accroissement du potentiel militaire et civil

Les États prétendants renforcent leurs capacités civiles et militaires à patrouiller, ce qui risque d'augmenter la probabilité et la fréquence des affrontements entre eux. Grâce à sa flotte de navires paramilitaires en pleine expansion, la Chine sera encore mieux en mesure d'intimider ses voisins et d'exercer des pressions sur eux. D'ici 2015, elle aura acquis 36 nouveaux navires de surveillance maritime dans trois catégories (des navires de 600 tonnes, de 1 000 tonnes et de 1 500 tonnes)Note de bas de page 12. Elle met ainsi en branle son projet d'assurer une surveillance quotidienne des pêches dans toute la mer de Chine méridionale en 2014, mais dévoile aussi son intention de se doter d'une plus vaste présence paramilitaire pour renforcer et accroître sa compétence véritable sur les secteurs qu'elle revendiqueNote de bas de page 13. Le Vietnam a adopté une stratégie similaire et utilise lui aussi ses « forces de surveillance maritime » pour effectuer davantage de patrouilles dans sa zone économique exclusive (ZEE) depuis janvier 2013Note de bas de page 14. Il pourrait y avoir davantage d'affrontements dans les eaux contestées si les États prétendants améliorent et élargissent leur surveillance.

Le renforcement des capacités navales des pays prétendants augmentera donc le risque de conflit et d'escalade. Même s'il ne suscite pas d'affrontements violents, le déploiement de navires civils et militaires mieux équipés peut provoquer de longs conflits pour les atolls et les récifs contestés, comme l'impasse de l'atoll de Scarborough en 2012. Les Philippines recevront leur deuxième patrouilleur de classe Hamilton des États-Unis en avril 2013, dix nouveaux garde-côtes polyvalents du Japon en 2014 et douze chasseurs légers FA-50 de la Corée du Sud, dont deux lui seront livrés au cours des prochains moisNote de bas de page 15. D'ici dix ans, le Vietnam prendra livraison de six sous-marins de classe Kilo de la Russie, dont les deux premiers sont censés lui être livrés en 2013, et se procurera sept nouvelles frégates et corvettesNote de bas de page 16. Armés de navires plus puissants, ces pays pourraient devenir plus désireux de faire valoir leurs droits (par exemple, de se lancer dans la prospection et l'exploitation de pétrole ou de gaz dans leurs ZEE respectives, qui sont contestées par la Chine) et moins disposés à être les premiers à opérer un repli en cas d'impasse. Ils pourraient en outre être enhardis par la tactique américaine du « pivot stratégique en Asie », que certains prétendants interprètent comme laissant entendre que les États-Unis les aideront à repousser l'autorité chinoise.

Augmentation de l'activité des navires de pêche chinois

La présence croissante de flottes de pêche chinoises dans les eaux contestées au cours des prochaines années sera une source d'instabilité latente, mais omniprésente en mer de Chine méridionale. D'une part, cette activité est motivée par des intérêts économiques : les pêcheurs chinois, qui veulent répondre à l'augmentation de la demande des consommateurs, mais se heurtent à des problèmes de diminution des prises et de pollution dans les zones côtières, n'ont pas tellement d'autre choix que de s'éloigner davantage pour accéder aux eaux riches en ressourcesNote de bas de page 17. Les gouvernements provinciaux de Guangdong et de Hainan encouragent ces incursions en diminuant le nombre de permis accordés aux petits navires de pêche pour favoriser la construction de plus gros navires, et en investissant dans la production de ravitailleurs, afin que les pêcheurs puissent rester plus longtemps en haute merNote de bas de page 18. D'autre part, cette activité témoigne de l'intensification délibérée de la « tactique du salami » que la Chine pratique en vue d'étendre peu à peu son contrôle de fait sur la mer de Chine méridionale. Il est clair que les navires de pêche et autres navires civils servent d'outils dans la conduite des affaires de l'État chinois, surtout après qu'un navire de pêche chinois eut coupé le câble sismique d'un navire hydrographe vietnamien en décembre 2012. Ils seront probablement de plus en plus utilisés d'ailleurs parce qu'ils sont très utiles : si l'un de ces navires de pêche était arraisonné par des navires étrangers, la Chine pourrait choisir soit de se retirer de bonne grâce, soit de saisir ce prétexte pour envoyer des renforts afin de réaffirmer les nouvelles limites de son contrôle. Comme les autres États prétendants repoussent des eaux contestées un nombre croissant de pêcheurs chinois, qui se sont rendus là de leur propre initiative ou sur les ordres du gouvernement, il pourrait y avoir davantage de périodes de tensions accrues.

Efforts de la Chine pour étendre sa compétence réelle

Il est très probable que des organismes du gouvernement chinois aux niveaux tant local que central continueront d'adopter des mesures concrètes pour tenter de renforcer les revendications de souveraineté de la Chine sur le terrainNote de bas de page 19. La création en juillet 2012 de la ville préfecture de Sansha et les projets d'installation d'une garnison militaire en sont un exempleNote de bas de page 20. Le rapport politique au XVIIIe congrès du Parti communiste chinois, dans lequel on peut lire : « Nous veillerons, dans le domaine maritime, à élever notre capacité d'exploitation des ressources, à développer l'économie et à protéger l'environnement écologique, tout en sauvegardant fermement les droits et intérêts de notre État, tout cela afin d'accroître la puissance nationale en la matière », risque de provoquer la prise de nouvelles mesures pour renforcer la présence et l'influence de la Chine dans toute la mer de Chine méridionale. Certains projets sont déjà en cours d'exécution.

Au niveau central, l'Administration océanique d'État de la Chine a annoncé qu'elle entreprendrait une deuxième étude exhaustive des ressources marines et insulaires de la Chine au cours du premier semestre de 2013. Cette étude, qui doit être terminée en décembre 2016, vise à comprendre la répartition, la quantité et la qualité des ressources marines ainsi que leurs possibilités d'exploitation et à combler les lacunes sur le plan des informations sur les points de base et les caractéristiques géologiques d'îles importantes, comme les îles SanshaNote de bas de page 21. Si ce projet se déroule comme prévu, des navires hydrographes chinois se rendront jusqu'aux confins des zones sur lesquelles la Chine revendique la souveraineté, comme l'archipel des Spratly, afin de prouver la compétence de cette dernière. Cela alarmera d'autres États prétendants qui y verront un signe d'expansionnisme de la Chine au-delà des îles Paracel et du banc de Macclesfield, où elle manœuvre habituellement. Non seulement le Vietnam et les Philippines seront-ils plus véhéments dans leurs plaintes, mais la Malaisie pourrait elle aussi commencer à exprimer son mécontentement. Ce serait sans précédent pour la Malaisie, qui s'est faite discrète à titre de partie prétendante dans le conflit : sa réticence à participer ouvertement aux pourparlers maritimes avec les Philippines, le Vietnam et Brunei en décembre 2012 montre bien qu'elle ne veut pas que la Chine la considère comme un provocateur dans le conflitNote de bas de page 22. La pénétration profonde de l'influence de la Chine dans les territoires revendiqués par les autres soulèvera presque certainement de fortes objections de plusieurs, faisant monter des tensions qui sont difficiles à réprimer.

Au niveau local, les travaux d'infrastructure en cours à Sansha annoncent une escalade imminente. Les travaux de construction de la première phase du nouveau port sur l'île de Yongxing, qui comprend « une usine de dessalement de l'eau de mer, une station d'épuration des eaux usées et un système de collecte et de transfert des déchets », seront terminés d'ici la fin de 2013Note de bas de page 23. Un nouveau ravitailleur sera aussi construit d'ici 2014, de sorte que les matériaux pourront être transportés plus rapidement pour accélérer le développement de l'îleNote de bas de page 24. Ces projets révèlent l'intention de la Chine de soutenir une population chinoise plus importante à Sansha, qui sera probablement constituée de pêcheurs, de touristes et de travailleurs des industries pétrolière et gazière. La protection de ces civils chinois nécessitera aussi le déploiement de davantage de forces paramilitaires dans les eaux contestées. La présence chinoise dans les îles contestées risque donc d'augmenter lorsque ces installations commenceront à être exploitées, ce qui provoquera le mécontentement des autres parties prétendantes et pourrait même les inciter à prendre des contre-mesures pour développer une infrastructure sur les îles qu'elles contrôlent.

Coordination médiocre au sein du gouvernement chinois

Les instances dirigeantes de la Chine doivent relever le défi d'harmoniser les mesures prises par une multitude d'organismes des gouvernements locaux et central avec leur discours ferme, mais modéré sur la mer de Chine méridionale. Elles auraient créé un Bureau des droits maritimes qui serait une sous-division du petit groupe permanent des Affaires étrangères chargé de coordonner les politiques sur le conflitNote de bas de page 25, mais qui, comme les autres petits groupes permanents, est probablement autorisé à proposer de vastes orientations stratégiques qui sont ensuite approuvées par le Comité permanent du Bureau politique, mais n'a aucun pouvoir pour décider comment les organismes concernés mettront ces orientations en œuvre. De plus, il n'existe ni voies hiérarchiques officielles ni règles précisant quand et comment les organismes gouvernementaux peuvent obtenir l'autorisation de prendre des mesures dans le conflit.

La faiblesse du ministère des Affaires étrangères (MAE), dont la capacité de coordination est limitée parce qu'il n'a pas l'autorité nécessaire pour donner des ordres aux principaux acteurs, comme l'Armée populaire de libération, complique encore les chosesNote de bas de page 26. L'incapacité structurelle d'harmoniser les politiques devient problématique lorsque les dirigeants chinois proclament qu'ils aspirent à faire du pays une « puissance maritime » et qu'ils ne « sacrifieront jamais les intérêts fondamentaux » tout en s'engageant à suivre la « voie du développement pacifique »Note de bas de page 27. Les organismes gouvernementaux sont susceptibles d'interpréter ces messages comme excusant un comportement plus affirmé et pourraient prendre des mesures qui sont plus fermes que le discours officiel. Pourtant, les instances dirigeantes ne peuvent pas annuler ces mesures sans sembler faibles aux yeux du public chinois et des autres États prétendants. Les récents efforts pour imposer une supervision, comme la nécessité que la planification urbaine de Sansha soit approuvée par le Conseil des affaires d'État, révèlent le problème du manque de coordination, mais ne le règlent pas.

Affaiblissement de l'ANASE

Il demeure douteux que l'Association des Nations de l'Asie du Sud-Est (ANASE) puisse conclure un code de conduite avec la Chine d'ici trois ans et, même si elle y parvenait, qu'un tel accord instaure une stabilité en mer de Chine méridionale. L'ANASE tient à entreprendre des pourparlers au sujet du code de conduite, mais la réponse de la Chine est peu enthousiaste. Beijing n'envisagera de discuter du code de conduite que « lorsque le moment sera propice » et seulement dans le cadre de consultations bilatéralesNote de bas de page 28. Cela signifie probablement que les autres prétendants devront d'abord mettre fin aux mesures que la Chine juge provocantes, que les États-Unis devront réduire leur rôle dans ce dossier et que l'ANASE devra accepter une version édulcorée du code de conduite qui serait non contraignant ou ne prévoirait pas de mécanismes de règlement des différends. Il semble peu probable à l'heure actuelle que de telles concessions seront faites. Il est aussi impossible pour l'ANASE d'obliger la Chine à se présenter à la table de négociation, l'organisation n'ayant pas la cohésion nécessaire pour exercer suffisamment de pressions.

En outre, les prochains présidents de l'ANASE ne pourront pas tellement faire avancer les discussions au sujet du code. À titre de président pour 2013 et de partie prétendante, Brunei aurait pu faire de la négociation d'un code de conduite obligatoire un objectif prioritaire, mais il n'est qu'un petit État et il n'a pas le poids nécessaire pour favoriser l'obtention d'un consensus entre la Chine et l'ANASE. La Birmanie et le Laos, qui présideront l'ANASE en 2014 et 2015 respectivement, sont tous les deux probablement trop dépendants de la Chine sur le plan économique pour la pousser à conclure une entente. En outre, l'intégration de l'ANASE prévue pour 2015 monopolisera l'attention et l'énergie de ces présidents et détournera vraisemblablement les efforts du conflit plus insoluble de la mer de Chine méridionale.

Même si l'ANASE et la Chine réussissaient à concocter un code d'ici trois ans, il ne serait probablement pas suffisamment contraignant pour réduire sérieusement le risque de conflit dans les eaux contestées. Il y a de profondes divergences à surmonter : le code que l'ANASE envisage comprend des mécanismes de règlement des conflits que la Chine veut faire remplacer par des mesures propres à accroître la confiance; il n'y a pas d'entente non plus sur la définition exacte des secteurs contestésNote de bas de page 29. En l'absence d'une entente solide comprenant des dispositions pour réglementer les comportements en mer de Chine méridionale et régler pacifiquement les conflits ainsi que des mécanismes d'exécution et de règlement des différends, tous les prétendants mettront les intérêts de leur pays au premier plan, ce qui exacerbera la concurrence et la tension.

Procédure d'arbitrage international sur la question de la mer de Chine méridionale

La décision des Philippines de soumettre au tribunal d'arbitrage des Nations Unies les revendications de la Chine en mer de Chine méridionale, mieux connues sous le nom de « ligne en neuf traits », ajoute un aspect juridique au litige. Comme il fallait s'y attendre, Beijing a rejeté cette procédure internationale. L'arbitrage devrait néanmoins avoir lieu. Si l'on se fie aux demandes antérieures, une décision devrait être rendue dans trois ou quatre ans. Si le tribunal statue totalement en faveur de Manille, il pourrait déclarer la ligne en neuf traits invalide et exiger le retrait de structures comme celles qui se trouvent sur le récif de Mischief, et la fin de l'ingérence entre autres dans les activités de pêche et d'exploration énergétique des Philippines. Cependant, le tribunal n'a aucun mécanisme pour faire respecter ses jugements, et la Chine ne risque guère de s'y conformer, même si son mépris du droit international risque de ternir son image sur la scène mondiale.

Dans l'intervalle, la tension pourrait monter si, par exemple, la Chine tentait de consolider sa position et de mettre le monde devant le fait accompli en construisant de nouvelles structures sur l'atoll de Scarborough. Les Philippines pourraient alors demander au Tribunal international du droit de la mer de prescrire des mesures provisoires restreignant les activités de la Chine dans les eaux contestées, ce qui fournirait un premier test de la disposition de Beijing à se conformer au jugementNote de bas de page 30.

La Chine voudra probablement s'assurer d'« agir comme si de rien n'était » en mer de Chine méridionale, malgré la contestation judiciaire, afin de montrer qu'elle est immunisée contre de telles pressions internationales. Il est donc probable qu'elle continuera de faire sentir son influence dans les eaux contestées et emploiera des moyens économiques pour punir les Philippines d'avoir internationalisé le conflit. Toutefois, étant donné que le processus d'arbitrage a déjà sensibilisé la communauté internationale au conflit, elle devra y penser à deux fois avant d'user de représailles trop sérieuses, parce qu'elle pourrait faire peur aux autres membres de l'ANASE qui en viendraient à s'aligner davantage et à coopérer avec les États-Unis.

Acrobatie politique des patrouilleurs sur place

C'est la relation entre les variables susmentionnées, à savoir des capacités croissantes et une surveillance très limitée, qui représente le plus grand risque de conflit armé en mer de Chine méridionale. Comme le gouvernement chinois exhibe sa force militaire et paramilitaire et continue de jouer au dur dans le conflit, les navires paramilitaires sur place s'enhardissent et posent des gestes plus provocants (menacer d'emboutir des navires étrangers par exemple), sachant que les autorités chinoises sont aptes et prêtes à les protéger en cas de conflit. Les hauts dirigeants auront de la difficulté à maîtriser ces tendances belliqueuses, parce qu'ils ne supervisent pas étroitement ces gens qui relèvent d'une chaîne de commandement moins rigide : les navires chinois ne sont microgérés qu'une fois qu'une crise a éclaté, comme l'impasse de l'atoll de Scarborough. Les navires paramilitaires chinois risquent donc de provoquer un affrontement hostile en exécutant des manœuvres plus coercitives à l'endroit des « intrus », qui pourraient se méprendre sur leurs intentions, y voir une attaque imminente et tirer les premiers pour se défendre.

Facteurs de stabilisation possibles

Influence de ceux qui sont aux premières loges

L'influence croissante de tierces parties dans le conflit pourrait amener la Chine à agir avec plus de circonspection. Déjà, la nouvelle administration japonaise a signifié l'importance que le Sud‑Est asiatique revêt pour elle, lorsque le premier ministre Shinzo Abe et son ministre des Affaires étrangères Fumio Kishida ont fait leur premier voyage à l'étranger dans cette région. Le Japon a notamment resserré ses liens avec les Philippines en leur fournissant des patrouilleurs et en leur promettant une coopération maritime plus étroiteNote de bas de page 31. L'intention sous-jacente est d'empêcher les États prétendants du Sud-Est asiatique de céder à la Chine, parce que cela pourrait menacer la libre circulation des navires commerciaux en mer de Chine méridionale et par conséquent les livraisons de pétrole au Japon, et encourager Beijing à renforcer sa position à l'égard des îles Senkaku/DiaoyuNote de bas de page 32. Du point de vue de la Chine, la stratégie de coopération du Japon annonce la possibilité déplaisante qu'elle puisse un jour avoir à faire face à des pressions concertées sur deux fronts. Pour éviter un tel résultat et ne pas pousser d'autres États prétendants dans les bras du Japon, elle pourrait faire montre de plus de retenue dans ses activités en mer de Chine méridionale pour le moment.

Les intérêts de l'Inde en mer de Chine méridionale inciteront probablement la Chine à agir avec plus de prudence dans certaines parties de la ZEE du Vietnam, à savoir dans les blocs 61 et 128 où la société pétrolière indienne ONGC Videsh mène actuellement des opérations. La Chine n'a pas vraiment intérêt à faire valoir ses droits là-bas : ce faisant elle pourrait accroître le risque que des navires de la marine indienne soient déployés dans les eaux contestées. L'Inde semble déterminée à se tenir à l'écart du conflit, comme l'a démontré le refus de son ministre des Affaires étrangères d'intervenir en mer de Chine méridionaleNote de bas de page 33. En fait, l'Inde et la Chine vont probablement éviter de se dresser l'une contre l'autre sur cette question.

Les États-Unis peuvent continuer d'intervenir pour empêcher que les conflits dégénèrent et vont probablement le faire. Ils réussissent souvent à désamorcer les tensions ou à favoriser une plus grande coopération, mais ils provoquent aussi parfois davantage de frictions. Ainsi, l'augmentation des pressions internationales, en particulier des États-Unis, lors du forum régional 2010 de l'ANASE a amené la Chine à accepter la Déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine méridionale et les directives de mise en œuvre afférentes en 2011. Les États-Unis ont aussi aidé à désamorcer l'impasse de l'atoll de Scarborough en 2012 en faisant office de médiateur entre la Chine et les PhilippinesNote de bas de page 34. Cependant aussi efficaces qu'elles puissent être, les interventions des États-Unis sont limitées par la nécessité de maintenir la neutralité dans le conflit territorial, afin d'éviter de compromettre les relations sino-américaines et d'empêcher les États prétendants comme les Philippines de s'enhardir et de passer à l'offensive. Les États-Unis maintiendront donc probablement leur pratique actuelle de n'intervenir pour contenir les tensions que lorsqu'elles sont dangereusement élevées ou de travailler en coulisse pour favoriser l'établissement de mécanismes, comme le code de conduite, qui faciliteront la gestion ou le règlement des différends.

Dépolitiser le développement énergétique

La plus grande retenue dont les États prétendants font montre en matière d'exploration et de forage énergétiques en mer de Chine méridionale est une autre tendance rassurante. En juin 2012, la China National Offshore Oil Company (CNOOC) a mis aux enchères neuf blocs d'exploration qui étaient tous situés dans les eaux revendiquées par le Vietnam; par contre, un seul des 26 blocs qu'elle a mis aux enchères en août était considéré par le Vietnam comme se trouvant en eaux contestéesNote de bas de page 35. Ce repli est conforme à la position du gouvernement chinois qui est toujours intéressé par l'exploitation de concert avec ses voisins et cherche à dépolitiser le développement énergétique.

De même, les Philippines ont retardé un forage exploratoire sous le banc de Reed en refusant d'autoriser Forum Energy à commencer. Le report du délai d'août 2013 pourrait permettre l'inclusion d'une société pétrolière chinoise et donne à penser que Manille désire éviter de provoquer Beijing. Cependant, la décision des Philippines de soumettre à l'arbitrage international les revendications de la Chine en mer de Chine méridionale a considérablement réduit les chances d'un partenariat entre CNOOC et Forum Energy pour forer sous le banc de Reed, qui aurait été une manifestation de coopération commerciale pour apaiser les tensions. Un tel partenariat semblait possible auparavant, l'ambassadeur de la Chine aux Philippines y étant favorable et le président Aquino étant lui aussi ouvert à l'idée de l'exploration conjointeNote de bas de page 36. Maintenant, toutefois, CNOOC ne risque guère de participer aux activités de forage. Reste à voir comment Beijing réagira lorsque Manille déclarera que le forage peut commencer sous le banc de Reed.

Conclusion

Bref, les tensions risquent de monter en mer de Chine méridionale au cours des prochaines années parce que les acteurs civils, bureaucratiques et paramilitaires chinois appliquent la « tactique du salami » de façon généralisée et persistante et que les institutions tant nationales qu'internationales sont incapables de se dresser contre leur autorité. Les affrontements pourraient aussi être plus longs à régler, parce qu'en raison de leurs plus fortes capacités, les parties prétendantes sont moins disposées à entamer un repli. Néanmoins, l'influence des États‑Unis, du Japon et de l'Inde, ainsi que la dépolitisation possible du développement énergétique pourraient aider à éviter que les tensions s'exacerbent. Si les frictions sino‑japonaises demeurent fortes en mer de Chine orientale, Beijing pourrait essayer de ne pas attiser les tensions pour le moment en mer de Chine méridionale.

Depuis le XVIIIe Congrès du Parti, divers signes semblent indiquer que Xi Jinping appuie la stratégie actuelle de son pays en mer de Chine méridionale de faire valoir ses revendications avec plus d'autorité et de saisir les occasions qui se présentent pour modifier le statu quo en sa faveur, comme ce fut le cas dans le conflit avec les Philippines au sujet de l'atoll de Scarborough. En janvier 2013, dans son discours d'ouverture sur la politique étrangère devant un groupe d'étude du Bureau politique, Xi a carrément dit : « Aucun pays ne doit jamais présumer que nous allons marchander nos intérêts nationaux fondamentaux »Note de bas de page 37. La contradiction entre l'engagement de la Chine à « se développer pacifiquement » et à « défendre sa souveraineté et son intégralité territoriale » à tout prix

Les conséquences économiques et géopolitiques d'une mondialisation centrée sur la Chine

Mondialisation centrée sur la Chine

Nous sommes passés, au cours des trente dernières années, à l'âge de la mondialisation qui peut être définie comme la création d'une économie mondiale intégrée. Toutefois, ce qui avait débuté comme un projet de mondialisation s'est progressivement transformé en un projet de « mondialisation centrée sur la Chine ». La présente analyse fait valoir que cette évolution a de sérieuses répercussions économiques et géopolitiques sur les États‑Unis ainsi que des conséquences importantes pour d'autres pays, même si celles-ci varient bien évidemment selon la situation économique et politique de chaque pays.

Trois éléments caractérisent la mondialisation centrée sur la Chine : 1) l'émergence de la Chine en tant que centre mondial de la fabrication, la fameuse « usine du monde »; 2) la création d'une nouvelle zone dollar rassemblant les États-Unis et la Chine, soutenue par l'adoption par la Chine d'un taux de change fixe du dollar; et 3) l'émergence d'un énorme déficit de la balance commerciale des États-Unis avec la Chine auquel vient s'ajouter la délocalisation vers ce pays d'une part importante du secteur manufacturier américain.

La mondialisation centrée sur la Chine est une expansion et une évolution de la mondialisation des entreprises, qui découle elle-même de la période de libre-échange qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Cette évolution est visible dans les statistiques du commerce extérieur des États-Unis présentées dans le tableau 1. La première phase de ce processus évolutif, la période de « libre-échange », a duré de 1945 à 1980. Elle a été caractérisée par une ouverture commerciale grandissante, mesurée à l'aide des exportations et des importations de marchandises exprimées en pourcentage du produit intérieur brut (PIB), et un certain équilibre des échanges. La deuxième phase, la période de mondialisation des entreprises, a duré de 1980 à 2000 et a été marquée par une augmentation constante de l'ouverture commerciale, mais s'est accompagnée, cette fois-ci, d'un accroissement du déficit de la balance commerciale exprimé en pourcentage du PIB. Depuis 2000, la troisième phase est celle de l'âge de la mondialisation centrée sur la Chine. Elle a entraîné un accroissement continu du déficit de la balance commerciale exprimé en pourcentage du PIB, et une augmentation du pourcentage des importations américaines en provenance de Chine.

Tableau 1 – Statistiques du commerce extérieur des États-Unis et émergence d'une mondialisation centrée sur la Chine
(X = exportations de marchandises, M = importations de marchandises, PIB = produit intérieur brut).
  [X+M]/PIB [X-M]/PIB X(Chine)/X M(Chine)/M [X-M](Chine)/[X-M]
1960 6.7% 0.1%      
1980 17.0% -0.1% 1.8% 0.1% N.A.
2000 20.2% -4.5% 2.0% 8.1% 18.8%
2010 22.0% -4.4% 7.1% 18.8% 42.2%

Sources : Rapport économique du président, Congressional Research Service,

Census Bureau et calculs de l'auteur.

La mondialisation est un phénomène qui a toujours posé problème pour la sécurité nationale et la prospérité économique commune sur le plan national. Une mondialisation centrée sur la Chine exacerbe le problème. Pourquoi? Tout d'abord, elle accentue les effets de la mondialisation sur la sécurité nationale et la prospérité commune. Ensuite, elle limite la marge de manœuvre de la politique économique américaine. Elle a, par conséquent, entravé les efforts des États-Unis pour échapper à la grande récession en limitant les moyens à leur disposition pour s'attaquer au déficit commercial à l'aide d'un rajustement du taux de change. Elle promet également de bloquer toute tentative future de réorientation de la mondialisation en vue de la rendre plus équitable et durable sur le plan de l'environnement.

Fabrication et sécurité économique

L'influence de la Chine sur le secteur de la fabrication et sur la sécurité économique est un sujet de préoccupation classique qui est maintenant largement reconnu et fait l'objet de nombreux débats. En quelques mots, la mondialisation centrée sur la Chine a entraîné des transferts importants de technologie et de capacité de fabrication vers ce pays, a rétréci l'assise manufacturière américaine, a favorisé des investissements financiers considérables en Chine et a entraîné l'apparition d'un énorme déficit commercial qui a fini par faire de la Chine le plus important créancier étranger du gouvernement des États-Unis. Cette situation constitue une menace pour la sécurité économique et la sécurité nationale de ce pays. Le rétrécissement de l'assise manufacturière présage une croissance plus faible de la productivité et expose les États-Unis à un déséquilibre éventuel de la balance des paiements. Il menace également la sécurité nationale, car une dépendance envers des importations de produits fabriqués pourrait nuire à la capacité du pays d'équiper une armée moderne et de prendre part à un conflit prolongé. La délocalisation des installations de recherche et de développement (R. et D.) industriels vers la Chine constitue aussi une préoccupation connexe, car la fonction de R. et D. s'exerce souvent à l'endroit même où est implantée l'usine. Cette délocalisation pourrait entraîner à l'avenir une réduction du courant d'innovations. Puisque la puissance s'exprime en termes relatifs, les transformations susmentionnées servent la Chine en renforçant son assise manufacturière, la solidité de ses exportations, ses activités de R. et D. et sa capacité à entretenir une armée moderne.

Sécurité financière

La question de la sécurité financière a également suscité un certain intérêt. Dans ce cas, le raisonnement adopté est le suivant : la persistance de déficits commerciaux importants a permis à la Chine d'accumuler une créance considérable contre les États-Unis et de devenir le plus important créancier officiel du pays. Certains craignent que cette créance ne permette à la Chine de disposer d'un pouvoir et d'une prise sur les marchés financiers américains. En cas de tensions entre les deux pays, la Chine pourrait perturber les marchés financiers américains en effectuant des ventes stratégiques qui entraîneraient une hausse brutale des taux d'intérêt et nuiraient à l'économie des États‑Unis. La crise du canal de Suez en 1956 constitue un exemple classique de vulnérabilité aux pressions financières : les États-Unis ont menacé de nuire sur le plan financier à la France et au Royaume-Uni si ces derniers ne se retiraient pas du canal.

Il est cependant facile d'exagérer les craintes liées à la sécurité financière. Les dettes des États‑Unis sont exprimées en dollar américain et la Réserve fédérale est donc toujours en mesure d'intervenir et de les racheter, comme elle l'a fait dans le cadre de son programme « d'assouplissement quantitatif » (en 1956, ce n'était pas le cas de la Grande-Bretagne qui avait emprunté des dollars). Le Trésor américain a également le pouvoir de geler les avoirs de titres de créance. Enfin, une vente massive d'actifs se solderait par des pertes financières pour la Chine et cette perspective pourrait la dissuader de s'engager sur cette voie.

Sécurité géopolitique

Alors que les questions liées au secteur manufacturier et à la sécurité financière ont suscité beaucoup d'intérêt, celles liées à la sécurité géopolitique sont passées relativement inaperçues. Il s'agit pourtant d'un domaine sur lequel la mondialisation centrée sur la Chine a des répercussions majeures qui concernent toutes les régions du monde (Extrême-Orient, Afrique, Australie, Amérique latine et Europe) et il semble que ces répercussions aient été quelque peu mésestimées.

Il importe surtout de comprendre que le monde de l'après-guerre froide est caractérisé par une nouvelle forme de concurrence géopolitique. Pendant la guerre froide, la concurrence se mesurait en termes de forces armées et d'idéologie, alors qu'elle se mesure dorénavant en termes de puissance économique capable d'établir des alliances commerciales durables. La mondialisation centrée sur la Chine donne à ce pays le pouvoir économique et financier d'établir ces alliances, tout en minant le pouvoir économique et financier des États-Unis. Ce double effet affaiblit de façon spectaculaire la force et la sécurité géopolitiques des États-Unis.

Défi financier géopolitique posé par la Chine

En plus de la menace pesant sur la sécurité financière, la mondialisation centrée sur la Chine crée également un défi financier géopolitique. Tout d'abord, la santé financière de la Chine renforce l'influence de ce pays au sein d'institutions multilatérales comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Elle lui donne également le pouvoir financier nécessaire pour courtiser les élites dans les autres pays, un talent récemment mis en évidence au Canada dans le cadre de l'achat par la Chine de Nexen, une entreprise canadienne du secteur de l'énergie. Quelle que soit la valeur économique de cet achat, la Chine a prouvé qu'elle était en mesure de faire usage de ses ressources financières et d'influer sur la politique nationale du Canada en profitant des divergences d'intérêts dans le pays. De plus, la situation financière de la Chine lui permet d'accroître son influence et sa force géopolitique, car elle est en mesure de consentir des crédits et de l'aide à l'étranger. La Chine exerce ce pouvoir accru non seulement à l'égard des pays en développement, mais également des économies développées, comme l'attestent les efforts de séduction qu'elle déploie auprès des pays touchés par la crise de l'euro, en particulier la Grèce.

L'Extrême-Orient et la chaîne d'approvisionnement mondiale

La mondialisation centrée sur la Chine a également exercé une influence spectaculaire sur la position géopolitique des États-Unis en Extrême-Orient. Le changement décisif a été, dans ce cas-là, la restructuration de la chaîne d'approvisionnement mondiale.

La mondialisation a toujours suscité des inquiétudes quant à la sécurité de la chaîne d'approvisionnement, car il est intrinsèquement plus dangereux de s'approvisionner à l'extérieur de ses propres frontières. Les paramètres habituels de la menace sont la vulnérabilité de la chaîne d'approvisionnement à l'étranger (éloignement), le degré de diversification des fournisseurs étrangers (nombre de pays fournisseurs) et l'ampleur de la dépendance quantitative à l'égard des fournisseurs étrangers (importations exprimées en pourcentage de la production manufacturière). Un éloignement important, un nombre limité de pays fournisseurs et une forte dépendance quantitative, tous ces facteurs accentuent la menace éventuelle qui pèse sur la sécurité nationale.

La mondialisation centrée sur la Chine a accentué cette menace en rendant la chaîne d'approvisionnement mondiale des États-Unis plus vulnérable aux interruptions et plus dépendante de la Chine, comme l'illustrent les figures 1 et 2. La figure 1 propose une représentation simplifiée de la chaîne d'approvisionnement mondiale en place dans les années 1980 : les États-Unis s'approvisionnaient auprès de plusieurs pays d'Extrême‑Orient (p. ex., le Japon et la Corée du Sud) et étaient donc exposés aux risques liés à l'éloignement, mais la chaîne d'approvisionnement était relativement bien diversifiée et le niveau de dépendance quantitative était également bas. La figure 2 présente, quant à elle, la nouvelle chaîne d'approvisionnement au centre de laquelle se trouve la Chine en sa qualité de pays assembleur de produits. La Chine reçoit des intrants de fournisseurs d'Extrême-Orient, les assemble et expédie les produits finis aux États-Unis. Cette position d'intermédiaire lui permet de renforcer son influence.

Représentation simplifié de la chaîne d'approvisionnement mondiale centrée sur la Chine des années 1980
Représentation simplifié de la chaîne d'approvisionnement mondiale centrée sur la Chine des années 2000

Les pays d'Extrême-Orient dépendent également davantage de la Chine qui accroît ainsi son influence dans la région. Le rôle joué par la Chine au cœur de la chaîne d'approvisionnement lui permet de se présenter comme le moteur de la croissance économique régionale et d'en tirer ainsi un crédit considérable sur le plan diplomatique, alors qu'en fait, ce sont les États-Unis qui sont le moteur ultime de la croissance, puisque la demande de produits d'Extrême-Orient découle directement de la demande américaine de produits assemblés en Chine.

La diplomatie de la Chine relative aux ressources naturelles en Afrique, en Amérique latine et en Australie

La mondialisation centrée sur la Chine a également permis à cette dernière d'accroître énormément son influence géopolitique sur les régions exportatrices de ressources naturelles. La logique fondamentale de cette affirmation est qu'en devenant l'usine du monde, la Chine a eu l'occasion de sceller de nouvelles alliances commerciales. La logique économique de ces alliances repose sur les exportations de produits manufacturés par la Chine qui, en échange, importe des ressources naturelles.

Pendant la guerre froide, l'Union soviétique n'a jamais été en mesure de se trouver dans une position semblable, car elle exportait des ressources naturelles et était en concurrence avec les autres pays exportateurs. Par conséquent, comme elle n'avait pas grand-chose à offrir sur le plan économique, elle proposait plutôt des armes et une idéologie. Les États-Unis étaient auparavant un pays fournisseur de biens et acheteur de ressources naturelles, mais avec la réduction de leur assise manufacturière, ils ont été progressivement supplantés par la Chine. Ils se trouvent d'ailleurs aujourd'hui dans une position plus fragile par rapport à la Chine que celle dans laquelle ils se trouvaient par rapport à l'Union soviétique.

Les pays exportateurs de ressources naturelles ont profité de la montée en puissance de la Chine qui s'est accompagnée de la hausse des prix des matières premières, d'un accès à des biens manufacturés bon marché et d'investissements directs étrangers de cette dernière. Cependant, ils souffrent également de cette montée en puissance. Tout d'abord, la Chine n'est pas un pays démocratique et ses pratiques commerciales favorisent la manifestation de ce que l'on appelle la « malédiction des ressources naturelles », car elle tolère la corruption, les violations des droits de la personne et les infractions aux normes du travail, qui nuisent au développement. Ensuite, la politique commerciale mercantiliste et le taux de change sous‑évalué de la Chine minent le développement d'un secteur manufacturier dans ces autres pays. Enfin, la hausse du prix des ressources naturelles n'est pas sans effet, car elle favorise l'appréciation du taux de change qui conduit à la désindustrialisation — le soi-disant syndrome hollandais (répartition improductive des ressources). En définitive, la nouvelle relation entre la Chine et les pays exportateurs de ressources naturelles a une logique commerciale inexorable, mais elle n'est pourtant pas forcément favorable au développement.

Relation transatlantique entre les États-Unis et l'Europe

Pour terminer, la mondialisation centrée sur la Chine a aussi une incidence sur la relation transatlantique entre les États-Unis et l'Europe qui est le fondement du système international depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La structure de la production mondiale dans le cadre de la mondialisation centrée sur la Chine a tendance à déchirer les États-Unis et l'Europe en créant des rivalités entre les deux puissances.

Comme il a été indiqué précédemment, la Chine s'est déjà servie de ses ressources financières pour tenter de séduire les pays européens aux prises avec la crise de l'euro. De plus, les échanges commerciaux avec l'Europe ont perdu de leur importance pour les États-Unis, comme en témoigne le montant total des échanges avec l'Europe exprimé en pourcentage du PIB. Enfin et surtout, la nouvelle structure économique a tendance à créer un « dilemme du prisonnier » entre les États-Unis et l'Europe. Les deux puissances gagneraient à collaborer dans le cadre de leurs échanges avec la Chine, mais la structure de la mondialisation centrée sur la Chine les pousse à se livrer une concurrence qui leur est mutuellement préjudiciable et qui profite à la Chine.

La concurrence que se livrent Boeing et Airbus dans l'industrie aéronautique en est un exemple manifeste. La Chine s'est servie du contrôle qu'elle exerce sur les achats des compagnies aériennes chinoises afin de pousser Boeing et Airbus à se livrer une concurrence qui leur est préjudiciable. Parmi les techniques dont elle s'est servie, citons notamment le transfert forcé de technologies et la délocalisation des activités de fabrication et d'assemblage vers la Chine. Tout cela s'est soldé par des pertes d'emplois et d'investissements, et la création éventuelle d'un rival commercial menace la prospérité à long terme de ces deux entreprises clés.

Avenir incertain

La mondialisation centrée sur la Chine pose des difficultés considérables aux États-Unis d'un point de vue économique comme géopolitique. Ces difficultés ne sont pas prêtes de disparaître et promettent même d'empirer. Le déficit de la balance commerciale, le détournement des investissements et la politique du taux de change ont déjà nui à la relance économique américaine au lendemain de la grande récession (2007-2009). Le modèle de croissance mercantiliste axé sur les exportations de la Chine menace le développement mondial parce que les autres pays sont maintenant incapables de s'engager dans la voie de la fabrication. Enfin, l'insistance des États-Unis quant à la mise en œuvre d'un renminbi librement convertible et de marchés financiers ouverts afin de régler la question du taux de change semble très peu judicieuse. Avec un renminbi librement convertible, les États-Unis risquent de subir les conséquences d'une dévaluation de celui-ci, car une fuite de capitaux de Chine est fort probable à l'avenir. En effet, les détenteurs chinois de patrimoine ne diversifient pas leurs investissements à l'étranger et ils ne sont pas immunisés contre les risques politiques dans leur pays. En outre, la Chine pourrait connaître une période de récession économique.

Conclusion

La mondialisation centrée sur la Chine suscite des préoccupations manifestes. Malgré tout, le sujet reste difficile à aborder à la table politique, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d'abord et surtout, beaucoup de grandes entreprises ont profité de la mondialisation centrée sur la Chine et elles influencent les débats sur la politique économique internationale à Washington. En tant que bénéficiaires importantes de cette mondialisation, elles empêchent toute remise en question du phénomène. Il s'agit d'ailleurs d'un important point faible du système politique américain. Les entreprises sont devenues les acteurs politiques les plus puissants, mais leur objectif visant à maximiser leurs profits à l'étranger n'est pas un objectif de promotion des intérêts nationaux.

Ensuite, on distingue mal le concept de mondialisation de celui de mondialisation centrée sur la Chine. Cette confusion alimente la fausse conception selon laquelle une remise en question de la mondialisation centrée sur la Chine est synonyme d'une remise en question du phénomène de mondialisation. De plus, la mondialisation (qui inclut la mondialisation centrée sur la Chine) entraîne des « effets de blocage » qui ne permettent pas de revenir facilement sur des ententes économiques sans devoir payer un prix considérable. Le prix à payer n'invite pas au changement.

Enfin, certains pensent que la mondialisation centrée sur la Chine ne présente aucun danger pour la sécurité, car les liens économiques tissés avec ce pays permettront de le transformer en démocratie et les démocraties ne se font pas la guerre entre elles. Cette conception des choses est très dangereuse si l'on se fie à l'histoire de la fin du XIXe siècle, lorsqu'un bouleversement radical des relations entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne s'est soldé par la Première Guerre mondiale. La Grande-Bretagne et l'Allemagne étaient dirigées par des monarques de même lignée qui pourtant se sont fait la guerre. Les États-Unis et la Chine ne sont pas de proches alliés. Les deux pays se font concurrence dans bien des domaines et ont des systèmes politiques différents. Ces différences profondes témoignent des risques liés à la mondialisation centrée sur la Chine que l'on a laissée se développer très rapidement et avec peu de débats publics au sujet de ses retombées et de ses conséquences.

Dans quel contexte l'achat d'une entreprise canadienne ou un investissement en installations nouvelles au Canada par la Chine représente-t-il une menace réelle pour la sécurité nationale?

Le présent article traite de deux enjeux connexes qui présentent un intérêt crucial pour le Canada, dans un contexte où les investissements directs étrangers (IDE) faits par la Chine prennent une très grande importance dans l'économie internationale. Tout d'abord, il convient d'évaluer l'incidence des IDE chinois sur la structure des secteurs des ressources naturelles dans le monde et de déterminer s'ils entraînent un « blocage » monopolistique de la production de minéraux, de pétrole et de gaz ayant pour effet d'empêcher des étrangers d'accéder aux réserves mondiales. Il faut ensuite examiner dans quel contexte les IDE chinois qui se traduisent par l'acquisition d'une entreprise canadienne, ou alors l'achat d'une entreprise (où qu'elle soit) par un étranger, constituent une menace réelle pour la sécurité nationale du pays qui en accueille le siège social. S'il s'agit d'un investissement en installations nouvelles, la situation est-elle différente?

La Chine bloque-t-elle l'accès aux ressources naturelles?

Les Chinois investissent de plus en plus dans les ressources naturelles. Sont‑ils en train de jouer un jeu à somme nulle avec les ressources mondiales? En prenant une participation en capital dans des champs pétrolifères de l'Asie centrale, en accordant des prêts à des investisseurs des secteurs minier et pétrolier en Afrique, en concluant à long terme des marchés d'approvisionnement en minéraux en Australie ou en offrant d'acheter des entreprises du secteur des ressources naturelles établies au Canada, des entreprises chinoises empêchent-elles des acheteurs d'accéder aux réserves mondiales? Ou bien, au contraire, ces activités ont‑elles une incidence favorable pour les acheteurs étrangers en accroissant le nombre de fournisseurs et en élargissant l'accès aux ressources naturelles?

Les investissements de la Chine dans les ressources naturelles se traduisent par quatre types d'ententes d'approvisionnement.

  • 1er type : Des investisseurs chinois prennent une participation en capital dans un grand producteur établi afin de s'assurer une partie de la production selon des modalités comparables à celles des autres copropriétaires.
  • 2e type : Des investisseurs chinois prennent une participation en capital dans un producteur prometteur afin de s'assurer une partie de la production selon des modalités comparables à celles des autres copropriétaires.
  • 3e type : Des acheteurs chinois ou le gouvernement de Chine accordent un prêt à un grand producteur établi en retour, comme remboursement, d'une entente d'approvisionnement.
  • 4e type : Des acheteurs chinois ou le gouvernement de Chine accordent un prêt destiné à financer un producteur prometteur en retour, comme remboursement, d'une entente d'approvisionnement.

Ces quatre types d'entente servent de base pour examiner la possibilité d'un blocage des ressources. Une entente d'approvisionnement qui confirme simplement un titre juridique relatif à une partie de la production d'un grand producteur établi (1er et 3e types) constitue un accès préférentiel qui, effectivement, entraîne l'exclusion d'autres consommateurs. En revanche, si l'entente d'approvisionnement a pour effet d'accroître et de diversifier les sources de production plus rapidement que la croissance de la demande mondiale (2e et 4e types), il ne s'agit pas d'un jeu à somme nulle, car cela vient faciliter l'accès d'autres consommateurs à une ressource plus abondante, dans des conditions plus concurrentielles.

Treize des seize principales ententes d'approvisionnement en ressources naturelles conclues par la Chine dans le monde sont des participations en capital ou des marchés de longue durée conclus avec des concurrents marginaux. L'examen succinct de quatre ententes plus modestes (réalisé pour vérifier si la sélection est biaisée) montre qu'une seule constitue un jeu à somme nulle pour d'autres acheteurs. L'examen exhaustif des ententes d'approvisionnement et des investissements réalisés par la Chine dans les ressources naturelles en Amérique latine montre que 23 ententes sur 35 aident à diversifier ce secteur et à en accroître la compétitivité, ce qui ne va pas du tout dans le sens des appréhensions généralisées au sujet d'un éventuel « blocage » des ressources mondiales par la Chine (à l'exception notable des ressources en terres rares, comme nous le verrons plus loin).

Réflexion faite, il n'est pas surprenant que la Chine agisse ainsi. À titre de comparaison, le gouvernement du Japon avait adopté une stratégie consistant à pousser les grands fleurons de son secteur des ressources naturelles à établir des relations avec des membres éminents de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole et d'autres grands pays producteurs en vue d'exercer un contrôle sur une partie des réserves mondiales. Toutefois, à partir de la fin des années 1970 et dans les années 1980, le Japon a réorienté ses politiques vers des ententes d'approvisionnement destinées à accroître la compétitivité des entreprises et la répartition géographique du secteur de l'extraction, stratégie que les investisseurs japonais préconisent encore aujourd'hui.

L'incidence des ententes d'approvisionnement chinoises sur la structure des secteurs des ressources naturelles dans le monde n'est certes pas la seule source de préoccupation. En fait, elle n'est qu'une seule facette des enjeux géopolitiques entourant l'attitude de la Chine en matière d'investissements. Il convient de noter que les Chinois investissent dans les ressources naturelles de pays et de régions problématiques, par exemple l'Iran, le Soudan et la Birmanie (Myanmar) d'avant la réforme. En outre, les investisseurs chinois exposent souvent les pays hôtes à la « malédiction des ressources naturelles » caractérisée par les paiements illégaux, les pots-de-vin et la corruption, les conditions de travail inadéquates et le laxisme des normes environnementales.

Il convient aussi de noter que les activités stratégiques menées par les Chinois pour se procurer des ressources naturelles ne reflètent pas toutes la tendance dominante, c'est-à-dire accroître la compétitivité des fournisseurs. Les politiques chinoises visant le contrôle de l'extraction des terres rares en sont, en fait, aux antipodes. Ce fait est manifeste dans toutes les offres d'achat, par la Chine, d'entreprises canadiennes liées aux terres rares ou, en général, à des ressources dont l'industrie est déjà concentrée (comme la potasse).

Menaces pour la sécurité nationale issues des investissements étrangers : distinguer le plausible de l'invraisemblable

En second lieu, nous chercherons à établir un cadre permettant de distinguer les menaces véritables pour la sécurité nationale de celles qui ne sont que des présomptions peu plausibles. Une étude comparative destinée à un public canadien et portant sur des offres d'achat aux États-Unis par des intérêts étrangers relève trois types de menaces. Selon le type 1, l'achat rendrait le pays hôte dépendant d'un fournisseur étranger de biens ou de services essentiels au fonctionnement de l'économie nationale, qui pourrait retarder la livraison des biens ou la prestation des services, refuser de s'exécuter ou y mettre des conditions. La menace de type 2 concerne la possibilité que l'achat entraîne le transfert de technologies ou d'autres expertises à une entité ou à un gouvernement étranger qui pourrait en faire un usage préjudiciable aux intérêts nationaux. Selon le type 3, l'achat permettrait d'introduire une capacité quelconque d'infiltration, de surveillance ou de sabotage, par l'entremise d'un intervenant humain ou d'un mécanisme, dans des biens ou des services essentiels à la bonne marche de l'économie nationale.

Nous aborderons plus loin les menaces que pourraient représenter, pour la sécurité nationale, des investissements en installations nouvelles au Canada.

La crédibilité des trois types de menace repose sur différents facteurs : le secteur visé par l'offre d'achat doit être très concentré, il doit y avoir peu de solutions de rechange, et le coût de transition doit être élevé. Prenons par exemple l'offre d'achat, par Lenovo, de la production d'ordinateurs personnels d'IBM. S'agit-il d'une menace crédible pour la sécurité du pays hôte? Considérons d'abord les menaces de type 1 (déni de biens ou de services) et de type 2 (fuite de technologie sensible). Compte tenu du fait que la concurrence entre les fabricants d'ordinateurs personnels, par exemple, est suffisamment féroce pour que la technologie fondamentale de production se soit « banalisée », il est exagéré de croire que la transaction en question constituerait une fuite de technologie sensible vers la Chine ou donnerait à celle-ci des capacités de nature militaire ou à double usage qu'elle ne peut pas facilement acquérir ailleurs. En outre, il serait impossible à Lenovo de manipuler l'accès aux ordinateurs personnels d'une manière qui aurait une quelconque incidence. Quant à la menace de type 3 (infiltration, espionnage et perturbation), un acheteur qui craindrait la présence de virus ou de dispositifs de surveillance dans les ordinateurs de Lenovo pourrait tout simplement acheter un appareil d'un des nombreux concurrents.

Application du cadre relatif aux trois types de menaces à l'acquisition d'entreprises canadiennes par des étrangers

Le cadre relatif aux trois menaces semble répondre adéquatement aux besoins du Canada, en commençant par l'acquisition éventuelle par des étrangers d'entreprises du secteur de l'extraction. Nous ne tenterons pas ici de faire l'analyse exhaustive de la structure changeante de l'industrie mondiale des engrais, mais il semble que les réserves de potasse et de phosphates se concentrent au Canada et au Maroc, respectivement, tandis que les sources américaines se tarissent. Dans ce contexte, l'offre publique d'achat hostile lancée par BHP Billiton sur l'entreprise saskatchewanaise Potash Corporation constituerait la prise de contrôle, par une instance étrangère, d'une importante source mondiale d'approvisionnement plutôt qu'une aide à l'expansion, à la diversification et à l'accroissement de la compétitivité du secteur sur le marché mondial. BHP Billiton pourrait exercer sur le niveau de production, les prix et le choix des clients un contrôle susceptible de constituer un problème pour le Canada, malgré les mesures que pourraient adopter les autorités provinciales et fédérales pour tenter d'influencer les décisions de l'entreprise après l'achat.

Selon le débat public qui a entouré l'offre d'achat de Potash Corporation par BHP Billiton, une société chinoise ou même russe aurait été une solution de rechange à BHP. Sur le plan de la sécurité nationale, aucun de ces acquéreurs n'aurait été préférable. Dans les deux cas, un intervenant étranger aurait pris le contrôle d'une importante source d'approvisionnement mondiale dans un secteur de plus en plus concentré. Il est donc important de noter comment le cadre relatif à la sécurité nationale que nous avons introduit diffère fondamentalement de la considération économique qu'est « l'avantage net » décrit dans la Loi sur Investissement Canada. Dans le cas de Potash, un acheteur chinois ou russe aurait pu offrir un meilleur prix aux actionnaires ou prendre des engagements de non-licenciement plus généreux que BHP Billiton. Cela ne changerait toutefois rien aux questions de sécurité nationale et de prise de contrôle. (Un bref coup d'œil sur la structure concentrée de l'industrie mondiale du nickel donne à penser que la tentative d'acquisition avortée, en 2004, de l'entreprise Noranda par la société China Minmetals aurait aussi dû être considérée sous l'angle de la sécurité nationale plutôt qu'être calculée comme un simple avantage net.)

L'achat éventuel d'entreprises canadiennes du secteur des terres rares pourrait faire l'objet du même calcul que celui de Potash. En achetant Avalon Rare Metals ou Great Western Minerals Group, la Chine raffermirait son emprise sur l'industrie mondiale des terres rares. En fait, il serait indiqué que les autorités canadiennes se préoccupent d'une telle consolidation, et ce, même si l'entreprise en question n'avait pas de site d'exploitation en sol canadien. Autre exemple purement hypothétique d'un achat, par la Chine, que le Canada pourrait bloquer pour des motifs liés à la sécurité nationale : l'acquisition d'installations de la société Great Western Minerals Group à Steenkampskraal, en Afrique du Sud. En effet, même un investissement en installations nouvelles dans un site de terres rares non exploité permettrait à la Chine de resserrer son emprise sur le secteur.

Cet exemple vient souligner un élément important : l'évaluation d'une offre d'achat en fonction du cadre relatif à la sécurité nationale (proposé ici) doit aller au-delà de ce qu'implique un examen antitrust de routine. Les autorités canadiennes voudront être au fait de la manipulation, par Beijing, des exportations de terres rares vers le Japon dans le cadre des rivalités géostratégiques en Asie du Nord, ce qui leur permettra de déterminer s'il est avisé d'autoriser l'achat hypothétique de Steenkampskraal sous l'angle des enjeux liés à la politique étrangère du Canada plutôt qu'uniquement sous l'angle purement économique de l'atteinte à la concurrence. Un examen mené sous l'angle de la sécurité nationale pourrait ainsi se fonder sur des mesures de la concentration industrielle généralement reconnues auxquelles s'ajouteraient des facteurs précis, axés sur les intérêts du Canada.

Contrairement au cas de la potasse, l'achat de l'ensemble du projet non développé d'Athabasca à MacKay River par PetroChina et l'acquisition de nouvelles zones de forage appartenant à la société calgarienne Day Energy par Sinopec semblent, vus de l'extérieur, aider à l'expansion et à la diversification des sources d'énergie du Canada. Ce serait aussi le cas de l'achat de Nexen par la China National Offshore Oil Company, de Progress Energy par Petronas ainsi que d'autres investissements hypothétiques en installations nouvelles, par des investisseurs étrangers, dans des projets énergétiques canadiens.

Le cadre relatif à la sécurité nationale peut s'appliquer à d'autres secteurs que les ressources naturelles, par exemple à la proposition d'achat, en 2008, de la division de la technologie spatiale de la société vancouvéroise MacDonald, Dettwiler and Associates (MDA) par l'entreprise américaine Alliant Techsystems Inc. (ATK). On peut constater, en l'examinant sous l'angle de la sécurité nationale, que l'achat proposé viendrait transférer à ATK le contrôle de Radarsat-2, un satellite à haute résolution ayant une orbite polaire particulière. ATK a promis d'honorer tous les contrats en vigueur avec le gouvernement du Canada, y compris les protocoles d'accès à Radarsat-2 à des fins de surveillance de l'Arctique. Toutefois, elle n'a pas pu assurer que le gouvernement des États-Unis ne contrôlerait pas l'accès du Canada à l'information en cas de litige entre les deux pays au sujet de la souveraineté dans l'Arctique. Par exemple, les États-Unis ne reconnaissent pas que le couloir maritime qu'est le passage du Nord-Ouest appartient au Canada et pourraient refuser que le Canada utilise les capacités de surveillance du satellite pour appuyer sa revendication. En raison de la nature unique de la technologie et de l'orbite polaire de Radarsat-2, la menace de type 1 serait prise en considération, puisque le Canada n'aurait aucune solution de rechange si les États-Unis décidaient d'agir ainsi.

Nous ne prétendons pas évaluer ici les tenants et aboutissants d'un éventuel litige canado-américain au sujet de la souveraineté dans l'Arctique, mais à l'intérieur du cadre que nous proposons, il ne semble pas inapproprié d'évoquer un argument relatif à la sécurité nationale du Canada (la menace de type 1) pour rejeter la proposition d'achat.

Ce bref examen de l'application éventuelle du cadre proposé à des dossiers sensibles pour la sécurité nationale du Canada devrait s'accompagner d'un énoncé clair sur ce qui justifie principalement l'utilisation d'un cadre aussi strict : la très grande majorité des propositions d'achat par des étrangers ne présentent absolument aucune menace plausible. L'application de ce cadre au Canada devrait, comme ailleurs, aider à limiter la politisation de cas particuliers et à approuver rapidement et avec confiance les achats qui ne font peser aucune menace réelle sur la sécurité nationale.

La modernisation industrielle en Chine est-elle sur la bonne voie?

Le secteur manufacturier de la Chine a joué un rôle de premier plan dans la croissance économique des trente dernières années; son rythme de croissance est pratiquement le même que celui du reste de l'économie. À l'heure actuelle, il représente plus de 35 % du produit intérieur brut (PIB) de la Chine et compte pour près de 90 % de ses exportations. En dépit du très grand nombre d'emplois éliminés dans le secteur manufacturier de l'État depuis le milieu des années 1990, l'industrie a continué d'absorber de nouveaux travailleurs, si bien qu'en 2010, quelque 120 millions de personnes occupaient un poste lié aux activités manufacturièresNote de bas de page 38. Inquiet pour l'avenir de ce secteur de l'économie, le gouvernement central a récemment adopté des initiatives stratégiques, dont le 12e plan quinquennal pour la science et l'industrie et le plan quinquennal pour les industries émergentes stratégiques, qui préconisent de nouveaux efforts de modernisation industrielle à l'échelle nationale. Ces efforts sont fondés sur une modernisation et une capacité d'innovation limitées, surtout dans les sociétés « chinoises », et sur le soi-disant rôle important de la marge extensive, c'est‑à‑dire une augmentation de la main‑d'œuvre et du capital – et non de la productivité – en tant que principale source de la croissance économique de la ChineNote de bas de page 39. Ces facteurs ainsi que les enjeux nationalistes et stratégiques entrent en ligne de compte dans la vaste campagne qui vise actuellement à favoriser l'innovation « chinoise » et l'élaboration de plans ambitieux dans des secteurs prioritaires, que ce soit les ressources énergétiques, la biotechnologie ou la technologie de l'information, dans lesquels un rôle limité est souvent réservé aux multinationales. Dans le cadre de ces efforts, le gouvernement chinois encourage aussi fortement les sociétés nationales à se tourner vers l'extérieur.

Cependant, la perception que l'on a d'une modernisation limitée du secteur manufacturier de la Chine est peut‑être loin de la réalité. Il en va peut‑être de même pour l'évaluation que fait le gouvernement des contraintes strictes liées à la modernisation et à l'innovation par les sociétés chinoises, ainsi que des types de stratégies et d'investissements qu'il préconise, fort probablement pour stimuler les nouvelles innovationsNote de bas de page 40. Ces deux éléments peuvent avoir d'importantes répercussions dans l'avenir. Selon des recherches récentesNote de bas de page 41, au cours des quinze dernières années, la productivité dans le secteur manufacturier en Chine a augmenté de façon impressionnante; le taux d'augmentation est comparable ou supérieur à ceux observés au Japon, à Taïwan ou en Corée sur de longues périodes similaires au cours de leur développement. La croissance est relativement diversifiée et touche l'ensemble des secteurs, des régions et des groupes de propriété. Entre 1998 et 2007, l'écart de productivité entre les sociétés d'État et celles à participation étrangère s'est resserré de façon spectaculaire. La mise à niveau des produits, grâce à l'innovation liée au coût et à la qualité qui permet aux sociétés de saisir une part de plus en plus grande des marchés internationaux exigeants, se manifeste clairement dans le comportement des exportateurs chinois. Cependant, étant donné qu'un sixième seulement de la production manufacturière du pays est destiné à l'exportation, on peut constater l'importance de la modernisation dans le contexte du marché intérieur de la Chine.

Fait tout aussi révélateur : la croissance de la productivité est beaucoup moins attribuable aux efforts de modernisation et d'amélioration des sociétés « prorogées » ou « survivantes » qu'à la « destruction créatrice » et au processus dynamique d'entrée et de sortie. Entre 1995 et 2010, par exemple, plusieurs centaines de milliers d'entreprises manufacturières, dont une majorité de sociétés privées, ont été mises sur pied. Les sorties ont aussi été fréquentes. Lorsque de nouvelles sociétés entrent dans la distribution de productivité à des niveaux plus élevés ou que d'anciennes sociétés en sortent à des niveaux plus bas que les sociétés en place, l'ensemble de la productivité augmente; les nouvelles sociétés ont aussi un effet positif sur la croissance de la productivité à la suite de leur entrée. Selon de récentes estimations Note de bas de page 42, cette marge représente peut‑être jusqu'à 60 % de la croissance de la productivité du secteur manufacturier depuis le milieu des années 1990.

Cette démarche attire notre attention sur le rôle de la libéralisation du marché et de la dynamique de la concurrence en Chine. Ce processus s'est amorcé au début des années 1980 avec la croissance du secteur des entreprises communales et villageoises et l'arrivée du système à deux volets, puis a pris de l'ampleur dans les années 1990 avec la suppression de nombreuses barrières internes et externes. La Chine ne s'est jointe à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qu'en 2001, mais les barrières tarifaires et non tarifaires ont connu un abaissement beaucoup plus important avant l'adhésion qu'après. Par exemple, les tarifs moyens sont passés de 43 % en 1992 à 18 % en 2000, puis à 7 % en 2010. Comme les réductions de tarif ont presque entraîné des baisses équivalentes des prix sur le marché intérieur, le seuil de productivité que les nouvelles sociétés doivent atteindre afin d'être rentables est à la hausse.

En raison de son importante population et de la croissance rapide de son PIB par habitant, la Chine est devenue le plus grand marché mondial d'un nombre croissant de produits de consommation et de production. Ainsi, pour ce qui est des téléphones mobiles, la demande est passée de 35 millions en 2000 à 225 millions en 2010, ce qui représente 20 % de la demande mondiale. Dans le même ordre d'idées, plus de 11 millions de voitures ont été vendues en 2010 comparativement à un peu plus d'un million en 2000. Toujours au cours de la même période, les ventes d'excavatrices en Chine ont également grimpé, passant de 9 000 à 215 000. Il y a 20 ans, ces marchés étaient très segmentés : les sociétés nationales s'occupaient du bas de gamme alors que les multinationales se partageaient le haut de gamme au moyen de l'importation ou de la production en Chine. Il est de plus en plus évident que les sociétés nationales et les multinationales se livrent maintenant une chaude lutteNote de bas de page 43.

Pour avoir du succès, les deux types de sociétés doivent investir dans la modernisation de leurs capacités. Les sociétés chinoises doivent absolument se moderniser pour améliorer la qualité de leurs produits et offrir une plus grande variété, ce qui leur permettra d'éviter la concurrence féroce dans le marché d'entrée de gamme. Pour leur part, les sociétés étrangères doivent investir dans l'approvisionnement local ainsi que dans la recherche et le développement en Chine pour modifier leurs produits de sorte à les rendre plus attrayants aux yeux des consommateurs chinois. Par exemple, au milieu des années 2000, un important équipementier automobile étranger a pris de telles mesures, c'est‑à‑dire qu'il a dressé un plan quinquennal afin de diminuer de 45 % ses coûts de production en Chine.

Dans le contexte de la Chine, les interactions et les chevauchements entre les deux types de sociétés sont particulièrement importants, car ils augmentent le nombre de possibilités de modernisation pour les équipementiers et les fournisseurs. Les sociétés chinoises sont de plus en plus à même d'exploiter les avantages de la participation à plusieurs chaînes de valeur en approvisionnant à la fois les sociétés chinoises, les sociétés étrangères plus exigeantes qui produisent en Chine et le marché de l'exportation, par exemple. Répondre aux besoins de chacun nécessite des connaissances et des capacités distinctes. De plus, grâce à la mobilité de la main‑d'œuvre, les connaissances et l'expérience acquises dans les sociétés étrangères sont plus librement diffusées dans l'économie. Cette situation est très courante.

Malgré son ampleur, le processus est loin de s'appliquer de la même façon dans tous les secteurs, car une série de restrictions et de contraintes continuent d'entraver la modernisation et la réaffectation des ressources (main-d'œuvre qualifiée, capital, énergie et matières premières) aux sociétés les plus productives. Certains estiment que la productivité totale des facteurs (PTF) pourrait augmenter de 25 % si la mauvaise affectation des ressources au sein des secteurs était aussi faible qu'aux États-Unis. La réaffectation entre les secteurs, qui est exclue des calculs, pourrait entraîner des gains encore plus considérables. Dans un pays comme les États-Unis, la réaffectation compte pour beaucoup dans la croissance de la productivité alors qu'en Chine, son rôle est minime.

Ces distorsions sont probablement attribuables aux imperfections habituelles des marchés financiers, aux exigences réglementaires à l'entrée qui protègent le pouvoir de marché existant, aux difficultés de sortie des sociétés, aux préférences stratégiques dans les secteurs clés pour les sociétés appartenant ou liées à l'État, ainsi qu'aux subventions permanentes à l'exportation. L'État s'est retiré de nombreux secteurs, mais il domine souvent dans ceux où il est encore présent. Par exemple, les secteurs au niveau supérieur (code à deux chiffres dans la classification des activités économiques) dans lesquels les sociétés d'État ont les revenus les plus élevés sont responsables de près des deux tiers de la production nationale totale. De plus, l'État détient en moyenne 60,1 % des parts dans ces secteurs comparativement à la moyenne qui est de 24,4 %. Les secteurs en question sont entre autres la production énergétique, le matériel de transport, l'industrie sidérurgique, l'industrie pétrolière et le charbonnage.

Il reste encore beaucoup à faire pour repérer ces facteurs. Néanmoins, plusieurs éléments portent à croire que ces obstacles sont probablement étroitement liés aux politiques et à la politique économique de la Chine, surtout aux objectifs non économiques, des gouvernements tant locaux que central. Dans certains milieux en Chine, on s'inquiète de plus en plus d'un retour aux politiques économiques très dirigistesNote de bas de page 44. Selon toute vraisemblance, les coûts pour l'économie sont très élevés.

Il y a également des répercussions concrètes, car étant donné que les rendements attendus sont plus faibles, les soi-disant contraintes imposées en ce qui concerne la croissance peuvent nuire aux incitations à l'investissement des sociétés les plus dynamiques dans la recherche et le développement, la formation des travailleurs et les biens d'équipement, entre autres. Craignant que les sociétés d'État soient favorisées dans le marché, les acteurs non étatiques ne seront pas prêts à procéder à des investissements aussi importants en raison des rendements plus faibles.

Les secteurs de l'automobile, du matériel de travaux publics et des télécommunications permettent des comparaisons intéressantes de la capacité des sociétés chinoises de se démarquer dans les marchés chinois hautement compétitifsNote de bas de page 45. Dans le domaine des travaux publics, des sociétés privées et d'autres liées à l'État, comme Sany, Zoomlion, Longgong, Liugong et Xiagong, se sont distinguées au cours des vingt dernières années. Elles font dorénavant concurrence à des multinationales, comme Volvo, Caterpillar et Komatsu, dans une gamme grandissante de produits et de segments de marché et de produit tant en Chine que dans de nouveaux marchésNote de bas de page 46. Parmi les sociétés chinoises, on remarque également une consolidation grandissante du marché qui est ascendante plutôt que descendante. Par ailleurs, on constate des similarités entre le secteur des travaux publics et celui des télécommunications. En effet, grâce à leurs efforts de modernisation, des fabricants d'appareils de télécommunication, comme Huawei et ZTE, ont promptement réussi à profiter des débouchés dans les villes secondairesNote de bas de page 47.

C'est tout le contraire pour le secteur de l'automobile. Les sociétés chinoises ont encore de la difficulté à être compétitives sur le marché national, sans parler du marché international. Encore une fois, une des priorités des décideurs de Beijing est de consolider, de façon descendante et administrative, les joueurs du marché, ce qui stimule du même coup les acquisitions étrangères. En ce qui a trait aux téléphones mobiles, la politique gouvernementale du début des années 2000 et ses restrictions liées à l'obtention des permis a nui au développement des sociétés chinoises. Ce ne sont que les innovations de MTK (Taïwan) et de Google – par l'entremise d'Android – qui leur ont donné un essor considérable. Les différences observées dans les secteurs s'expliquent par plusieurs décennies de politiques étatiques liées à la liberté d'accès au marché, aux investissements directs étrangers, aux transferts de technologies, aux tarifs, aux faillites ainsi qu'aux fusions et aux acquisitions, tous des facteurs qui exercent une influence sur les incitations à la modernisation et les moyens d'y parvenir ainsi que sur la capacité des sociétés chinoises très compétitives de se démarquer.

Certains facteurs qui se font sentir dans l'industrie permettent d'expliquer le rendement encore plus faible du secteur des services qui représente dorénavant plus de 45 % du PIB. Des premières estimations donnent à penser que la croissance de la productivité dans ce secteur ne représente peut-être que de 15 à 20 % de celle connue par le secteur manufacturier. Les services contribuent directement au PIB, mais représentent aussi un important intrant pour le secteur manufacturier. Le dernier tableau des entrées‑sorties nationales de la Chine montre que la contribution des services (directs et indirects par leur contribution à d'autres biens intermédiaires) au secteur manufacturier est de 40 %. En général, la réforme et la restructuration du secteur des services (par exemple du transport, des télécommunications, des commerces de détail et de gros et des services financiers) accusent un retard considérable sur celle du secteur manufacturier. Les prix élevés qui prévalent dans ces secteurs, qui sont pour la plupart non négociables, peuvent être directement associés à la faible productivité. L'industrie et le secteur manufacturier jouent certes un rôle important en Chine, mais la capacité du pays de rester concurrentiel et de soutenir une forte croissance dépendra autant, si non plus, de la productivité du secteur des services. Et il faut dire qu'à ce chapitre, les perspectives ne sont pas prometteuses.

Répercussions de la quête chinoise de ressources naturelles

La demande chinoise de minéraux, de pétrole, de gaz et de produits agricoles stimule la production de produits de base partout dans le monde et fournit aux pays riches en ressources naturelles des capitaux dont ils ont grand besoin. Au même moment, l'ampleur et la portée des investissements chinois façonnent, de nouvelle manière, les marchés mondiaux de matières premières, les pratiques de gouvernance et la sécurité dans le monde. Dans certains cas, l'influence de la Chine commence tout juste à se faire sentir, dans d'autres, elle est déjà profonde. Qui plus est, la quête de ressources naturelles par la Chine est un processus en évolution influencé non seulement par les dynamiques internes du pays, mais également par les relations que la Chine entretient avec le reste de la communauté internationale.

Le marché et la demande chinoise de ressources naturelles

Au cours des dix dernières années, la Chine est devenue le plus grand ou le deuxième plus grand consommateur dans le monde d'un vaste éventail de produits de base. La taille de sa population, son taux de croissance économique et sa position de deuxième plus importante économie dans le monde sont autant de facteurs qui contribuent à faire de ce pays une force considérable sur les marchés mondiaux de produits de base. Un examen de la consommation de matières premières essentielles par la Chine en 2011 permet de se faire une idée de son importance.

  • La Chine a consommé 48 % de l'approvisionnement mondial en zinc, 50 % de celui en plomb, 50 % de celui en cuivre et 45 % de celui en aluminium. (En comparaison, les États-Unis ont consommé 8 % de l'approvisionnement mondial en zinc, 15 % de celui en plomb, 8 % de celui en cuivre et 6 % de celui en aluminium.) Les importations de minéraux ont représenté à elles seules 30 % du commerce extérieur de la Chine.
  • En ce qui concerne les produits agricoles, la Chine a consommé la moitié de l'approvisionnement mondial en porc, presque un tiers de celui en riz ainsi qu'un quart de celui en soja.
  • La Chine est le deuxième plus important consommateur et importateur de pétrole dans le monde après les États‑Unis. En 2011, la moitié de l'augmentation de la consommation mondiale de pétrole a été attribuable à ce pays.

Entre 2006 et 2011, la Chine est devenue le principal importateur de nombre de métaux de base et de matières premières agricoles, et son influence sur le prix des produits de base dans le monde s'est accrue progressivementNote de bas de page 48. Certains produits, comme le soja, le cuivre, le pétrole et le platineNote de bas de page 49 sont plus sensibles que d'autres au niveau de la demande chinoise et c'est à cause de la hausse de celle-ci que le prix du minerai de fer a presque décuplé entre 2001 et 2011Note de bas de page 50. D'autres ressources naturelles, comme le gaz naturel, réagissent moins à l'évolution de la demande chinoiseNote de bas de page 51.

La Chine préfère importer des ressources naturelles qu'elle exploite directement à l'étranger ou qui sont exploitées par des coentreprises auxquelles elle participe. Selon une série de livres blancs publiés par le gouvernement entre 2000 et 2009 sur la sécurité de l'approvisionnement en grains, en minéraux et en énergie, il est manifeste que même si Beijing fait davantage confiance au marché mondial, les dirigeants chinois continuent de penser que pour garantir l'approvisionnement du pays en ressources naturelles ils doivent exercer un contrôle direct sur ces biens. Selon un représentant du gouvernement chinois, en 2015, la Chine a l'intention de se procurer 50 % de son minerai de fer auprès de mines qu'elle détient à l'étrangerNote de bas de page 52.

La demande chinoise continuera-t-elle de s'accroître? La situation est complexe. Les principaux moteurs intérieurs de l'augmentation de la demande, notamment l'urbanisation, la hausse des niveaux de revenu et le changement de régimes alimentaires, ne présentent aucun signe de ralentissement. Fait intéressant, la croissance de la Chine nécessite beaucoup de matières premières : au même niveau de développement économique, la Chine consomme à peu près 35 % plus d'énergie que la Corée et deux fois plus que le Brésil. La différence est encore plus marquée en ce qui concerne les métaux de baseNote de bas de page 53. Toutefois, si la Chine parvient à améliorer considérablement son efficacité industrielle, la demande de matières premières pourrait fléchir. De la même façon, si elle parvient à convertir son économie axée principalement sur les exportations et qui exige beaucoup d'investissements en une économie axée sur les services et la consommation, cette transformation contribuerait à ralentir la croissance de la demande voire même à la stabiliser.

Ressources et gouvernance

Les investissements de la Chine dans les industries extractives à l'étranger contribuent également à façonner le paysage économique et politique de beaucoup de pays. La Chine est maintenant le prêteur le plus important aux pays en développement et les retombées économiques des investissements chinois sont évidentes dans les industries minières prospères, les nouvelles autoroutes et les ports en pleine activité partout dans le monde.

Les investissements chinois se caractérisent également par un certain empressement à mettre de côté les considérations politiques. Sahr Johnny, ancien ambassadeur de Sierra Leone à Beijing, a d'ailleurs déclaré ce qui suit en 2005 : « Nous aimons les investissements chinois, car il suffit d'une seule réunion au cours de laquelle nous parlons de ce qu'ils veulent faire et puis, ils le font, tout simplement... sans normes ni conditions préalables. » Contrairement au Fonds monétaire international ou à d'autres pays, la Chine n'assortit pas ses prêts de conditions de transparence budgétaire ou de transparence de la répartition des revenus de l'exploitation des ressources.

Si les avantages des investissements chinois à l'étranger sont manifestes, leurs inconvénients sont également devenus évidents. Ces investissements se caractérisent en effet par des infractions aux principes de régie d'entreprise, à la législation sur la protection de l'environnement, à la législation du travail et aux règles de sécurité ainsi que par l'absence d'une croissance axée sur l'inclusion sociale.

Des fonctionnaires et des analystes d'Amérique latine ont ainsi exprimé des appréhensions quant au grand nombre de sociétés d'État qui jouent un rôle dans les investissements étrangers directs de la Chine. (Entre 2000 et 2011, 87 % des investissements étrangers directs de la Chine en Amérique latine ont été effectués par des sociétés d'État et 99 % de ces investissements visaient des entreprises offrant un accès à des matières premières et à des ressources énergétiquesNote de bas de page 54.) Ils s'inquiètent particulièrement au sujet des droits de propriété intellectuelle, de la conservation de la culture ainsi que des répercussions éventuelles d'un conflit politique avec Beijing sur les investissements dans le secteur des ressources naturelles et inversement.

Certains pays, comme le Canada, prennent des mesures visant à limiter l'influence des investissements effectués par des sociétés d'État étrangères. Ainsi, au lendemain du rachat de Nexen, entreprise canadienne dans le secteur de l'énergie, par la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC), le gouvernement du Canada a annoncé l'imposition de nouvelles restrictions sur les investissements effectués par des sociétés d'État. Ces dernières doivent notamment apporter la preuve qu'elles ne sont soumises à aucune influence politique. De la même manière, les efforts déployés par les entreprises chinoises pour acheter de vastes étendues de terres agricoles au Brésil ont conduit le gouvernement de ce pays à modifier ses lois foncières afin de limiter la taille et le nombre de ce genre d'acquisitions par une seule entreprise.

Les investissements de la Chine dans le secteur des ressources naturelles se sont également accompagnés de plaintes liées à des pratiques écologiques dévastatrices. Les pratiques des sociétés minières chinoises, comme dans le cas de la mine exploitée par la Shougang Hierro au Pérou et dans celui de la mine de nickel exploitée à Ramu, en Papouasie‑Nouvelle-Guinée, par la China Metallurgical Group Corporation, ont donné lieu à de vastes et constantes manifestations de défense de l'environnement. En Argentine, des entreprises agricoles chinoises ont suscité des inquiétudes en raison de leur façon de gérer les terres et de leurs pratiques écologiques. Raul Montenegro, Prix Nobel et président de la Fondation pour la défense de l'environnement, a parlé en termes explicites des défis posés par la Chine : « À l'échelle mondiale, la Chine est le pays le plus touché par l'accentuation, l'intensité et les répercussions économiques de la dégradation des sols. Il est alors difficile de croire que les Chinois ne reproduiront pas sur les terres qu'ils possèdent au Rio Negro les mêmes erreurs qu'ils ont commises chez euxNote de bas de page 55. »

La question la plus sensible sur le plan politique en ce qui a trait aux investissements chinois porte sur la main-d'œuvre et la pratique répandue — et soutenue par le gouvernement — d'exporter de la main-d'œuvre chinoise vers le pays cible. Les investissements chinois dans un secteur particulier de ressources naturelles prennent souvent la forme d'un « prêt-contre-pétrole », d'un « prêt-contre-gaz naturel » ou d'un « prêt-contre-minéraux » : le prêt est remboursé ou garanti à l'aide de matières premières fournies à la Chine. Dans bien des cas, ces prêts s'accompagnent également d'un vaste ensemble de travaux d'aménagement d'infrastructure, dont un certain nombre doivent être réalisés par des entrepreneurs chinois. Ainsi, la Banque chinoise de développement a accordé en 2011 un prêt au Ghana stipulant que ce dernier devait faire appel à des entrepreneurs chinois pour réaliser des projets représentant 60 % du montant du prêtNote de bas de page 56. En Angola, où seulement 30 % des travaux financés par la Chine doivent revenir à des entreprises angolaises, on compte jusqu'à 300 000 travailleurs chinois. Les cadres chinois soutiennent souvent que les Chinois sont prêts à travailler pendant de plus longues heures pour des salaires moins élevés. Même si les salaires n'entrent pas en ligne de compte, la barrière linguistique pose, quant à elle, souvent problème. Il n'est donc pas surprenant que ces pratiques aient suscité du ressentiment et entraîné des manifestations de grande ampleur dans beaucoup de pays, entre autres, en Zambie, en Papouasie‑Nouvelle‑Guinée, au Vietnam et au Zimbabwe.

Certains pays ont réagi en adoptant de nouveaux règlements sur le travail qui tentent de limiter le flot éventuel de travailleurs chinois. Ainsi, la Mongolie accepte moins de 10 000 immigrants en provenance de chaque pays et limite également le nombre de travailleurs étrangers. Un ancien vice-ministre des Finances du pays a déclaré ce qui suit : « Nous ne pouvons pas nous permettre qu'une nation particulière ait la mainmise sur nos affairesNote de bas de page 57. » En 2012, le Vietnam a adopté une nouvelle loi stipulant que toutes les entreprises étrangères dans le pays doivent accorder la priorité aux travailleurs vietnamiens. Ainsi, les comités des administrations locales ont le droit de faire appel aux Vietnamiens avant que des travailleurs étrangers ne puissent entrer dans le pays. À titre d'exemple, on comptait sur un chantier de construction 100 Vietnamiens pour 760 ChinoisNote de bas de page 58.

Beijing prend de plus en plus au sérieux les affirmations des autres pays selon lesquelles ses entreprises ne respectent pas les normes internationales. En 2011, le Département des investissements à l'étranger et de la coopération économique du ministère du Commerce a souligné que les entreprises chinoises installées au Pérou devaient tout spécialement « respecter les lois péruviennes, tenir compte de la protection de l'environnement et maintenir de bonnes relations avec les travailleurs afin d'éviter que les différends ne dégénèrent ». En outre, plusieurs grandes sociétés d'État chinoises, dont la China Minmetals, la Chinalco et la Sinosteel, adhèrent maintenant au Pacte mondial des Nations Unies (il s'agit d'un pacte par lequel les entreprises s'engagent à respecter des pratiques exemplaires en ce qui a trait aux droits de la personne, à l'environnement, aux normes du travail et à la lutte contre la corruption). Il semble également que les entreprises chinoises tirent des leçons de leurs expériences. Tandis que les pratiques lamentables de la Shougang Hierro en matière de respect des normes du travail et de protection de l'environnement ont valu à cette dernière beaucoup de critiques acerbes liées à l'exploitation de sa mine au Pérou, la Chinalco, quant à elle, a marqué des points pour sa gestion du déplacement d'une petite ville locale, sa décision de retenir les services d'une société canadienne pour mettre en place un système de gestion de l'information environnementale et son choix de ne pas faire venir de travailleurs chinois.

Répercussions sur la sécurité

La dépendance chinoise envers les ressources naturelles des autres pays contribue également à une transformation des intérêts plus larges de Beijing sur le plan de la sécurité, surtout en ce qui concerne la sécurité maritime. Ainsi, 40 % de l'approvisionnement en pétrole du pays dépend du transport maritimeNote de bas de page 59 et les analystes chinois ont mis en évidence trois menaces pesant sur celui-ci : les activités des pirates et des acteurs non étatiquesNote de bas de page 60, l'éventualité que d'autres pays, en particulier les États‑Unis, organisent un blocus du détroit de Malacca et les conflits relatifs à la question de la souveraineté qui opposent la Chine à ses voisins en mer de Chine orientale et méridionale.

Beijing a pris des mesures pour assurer la sécurité des voies de transport internationales et de ses citoyens qui travaillent à l'étranger. Certaines sont de nature défensive, par exemple, la mise en place d'axes de ravitaillement terrestres, comme la construction d'un pipeline traversant la Birmanie pour faire venir du pétrole et du gaz du Moyen-Orient et de l'Afrique sans passer par le détroit de Malacca. Au cours des dernières années, la marine de l'Armée populaire de libération (APL) a également lancé des opérations de lutte contre la piraterie dans le golfe d'Aden et a participé à des activités conjointes de lutte contre la piraterie avec plusieurs autres pays. Toutefois, d'autres mesures prises contribuent à renforcer les capacités offensives du pays, comme l'armement des bateaux de pêche en mer de Chine orientale et méridionale, l'adoption officielle d'une doctrine de défense qui ne vise plus uniquement les « mers proches », mais s'étend maintenant aux « mers lointaines », l'escalade progressive du discours militaire et le renforcement de la puissance navale de la Chine. Pourtant, d'autres mesures restent fondées sur des suppositions, comme l'installation éventuelle de bases militaires dans des régions où la Chine a développé ou modernisé des ports (p. ex., au Pakistan, au Bangladesh et au Sri Lanka). La Chine a déjà mis en place des installations navales « d'approvisionnement et de récupération » aux Seychelles, mais insiste sur le fait qu'elle ne stationnera pas de soldats à l'étranger. (Certains analystes, comme Shen Dingli de l'Université de Fudan, ont pourtant laissé entendre que la Chine ne devrait pas rejeter complètement la possibilité d'installer des bases militaires. En effet, en 2010, Shen a déclaré ce qui suit : « C'est notre droit. Les bases mises en place par d'autres pays semblent servir à protéger les droits et les intérêts de ces derniers à l'étranger.Note de bas de page 61 »)

Conclusion

La demande de plus en plus importante de ressources naturelles de la Chine et sa quête pour s'en procurer à l'étranger afin d'alimenter sa croissance économique font planer le spectre de la hausse du prix des matières premières, de la pénurie, de la détérioration des conditions de gouvernance dans les pays riches en ressources naturelles et du renforcement d'une présence militaire chinoise. Si ces inquiétudes ne sont pas dénuées de tout fondement, il ne s'agit pas non plus d'un avenir inéluctable. L'orientation du développement et les choix politiques internes de la Chine influenceront énormément ses besoins futurs en ressources naturelles. Les difficultés auxquelles se heurtent les sociétés d'État chinoises qui veulent investir à l'étranger en raison de leurs pratiques en matière de protection de l'environnement, de respect des normes du travail et de gouvernance ont déjà incité certaines entreprises chinoises à modifier leurs façons de faire. Un vaste effort de la communauté internationale visant à inciter la Chine à participer plus activement aux opérations communes de lutte contre la piraterie ainsi qu'à la coordination des activités maritimes pourrait contribuer à renforcer la stabilité sur le plan de la sécurité maritime plutôt que d'accentuer l'incertitude à cet égard. Les besoins et la stratégie de la Chine en matière de sécurité de l'approvisionnement en ressources naturelles ont beau être très largement axés sur la demande intérieure, la communauté internationale a tout de même un rôle important à jouer pour déterminer l'évolution des politiques et de l'influence de la Chine.

Les acquisitions de ressources naturelles de la Chine à l'étranger : l'expérience de l'Australie

Depuis le début des exportations de minerai de fer et de charbon vers le Japon dans les années 1960, qui ont été suivies par l'établissement de relations semblables avec la Corée du Sud et Taïwan, le commerce et l'investissement dans les ressources jouent un rôle crucial dans la sécurité de l'Australie au sens le plus large, y compris sur les plans économique et social. En haussant le niveau de prospérité, ces activités ont également renforcé les capacités du pays et sa réputation à titre de partenaire stratégique dans le domaine de la sécurité. Cependant, les liens de plus en plus nombreux entre l'Australie et la Chine en matière de commerce et d'investissement l'emportent de loin sur toutes ces relations antérieures pour ce qui est de leur ampleur et de la rapidité avec laquelle ils ont été noués; Canberra essaie encore d'en déterminer les répercussions à long terme.

La Chine est maintenant le principal partenaire commercial de l'Australie, comptant pour plus de 22 % du total des échanges. Le commerce bilatéral, qui avait franchi la barre des 10 milliards de dollars australiens en 2002, se situe maintenant à environ 100 milliards de dollars australiens. Les données actuelles sont plus de 80 fois celles de 1982. En outre, depuis 2001, la balance est clairement en faveur de l'Australie.

En 2010, les exportations de ressources représentaient 57 % du total des recettes d'exportation de l'Australie. Presque 70 % des exportations de minerai de fer et 18 % des exportations de charbon étaient destinées à la Chine. Au cours de la même année, 37 % du total des exportations de ressources de l'Australie ont été acheminées vers la Chine.

Pour ce qui est des termes de l'échange, ils sont actuellement 65 % plus élevés que la moyenne du XXe siècle, et 90 % supérieurs à la moyenne des années 1990. La Chine en est en grande partie responsable—tout comme du fait que, de tous les pays de l'OCDE, l'Australie a été l'un des rares à ne pas avoir connu une récession au cours de la crise financière mondiale de 2007 à 2009.

En 2008-2009, la Chine a été le deuxième investisseur en importance, avec des investissements s'élevant à 26,6 milliards de dollars australiens. En 2009-2010, elle s'est classée au troisième rang, avec des investissements de 16,3 milliards de dollars australiens. Environ 80 % de ces investissements sont dans l'exploration minière et la transformation des ressources. Il convient cependant de signaler que, malgré la croissance spectaculaire des investissements chinois en Australie, sur le plan du total de l'investissement direct étranger (IDE) en Australie, Beijing traîne loin derrière le Royaume-Uni, les États-Unis et le Japon, qui y ont été pendant des années les plus gros investisseurs étrangers.

À cause justement de l'ampleur de ces événements sans précédent et de la vitesse à laquelle ils sont survenus, l'Australie suit actuellement une courbe d'apprentissage très prononcée, tout comme la population, les médias, les gens d'affaires, les universitaires et une foule de décideurs, d'analystes et de fonctionnaires.

La tempête presque parfaite dans les relations entre l'Australie et la Chine en 2008‑2009 l'a démontré de façon spectaculaire. Tout a commencé par les événements de Lhassa en 2008 et leur incidence sur le relais de la flamme olympique dans le monde. Il n'y a eu aucun incident vraiment fâcheux en Australie, mais le jour où la flamme est passée à Canberra, la capitale du pays a été transformée en une mer de drapeaux rouges agités par des étudiants chinois patriotes venus de partout en Australie avec l'aide de l'ambassade et des consulats de la Chine. Cela a profondément marqué les citoyens de Canberra, et de tout le pays. Il y a ensuite eu une série de controverses : la tentative de la société minière Chinalco d'acquérir davantage de parts de son concurrent australien, Rio Tinto; l'ingérence grossière et mal gérée de la Chine dans la programmation du Festival international du film de Melbourne de 2009 au sujet d'un film sur la leader en exil des Ouïghours, Rebiya Kadeer, et la visite subséquente de celle-ci en Australie; l'arrestation du représentant de Rio Tinto à Shanghai, Stern Hu, considérée par certains comme un geste de représailles à la suite du rejet de l'offre de Chinalco (par des actionnaires britanniques et non par le gouvernement australien, comme le croyaient certains en Chine); puis les messages ambigus au sujet de la Chine dans le Livre blanc 2009 du ministère australien de la Défense, qui ont été mal accueillis à Beijing, suscitant des réactions défensives en Australie. Les Chinois ont également été déçus que Kevin Rudd n'ait pas voulu devenir un « ami de la Chine », comme ils l'auraient voulu, mais ait plutôt choisi d'être un « zhengyou » (un « vrai ami », c'est-à-dire quelqu'un qui manifeste son amitié en formulant des critiques franches lorsque le besoin s'en fait sentir).

C'est dans ce contexte bilatéral tendu que s'est déroulé le débat vigoureux, à défaut d'être toujours bien informé, sur les investissements de la Chine, plus particulièrement sur ses investissements dans les ressources naturelles (ensuite étendu à la question tout aussi sinon plus viscérale des terres agricoles). Aux craintes typiques au sujet des étrangers qui investissent dans ces secteurs s'ajoutait le fait que, dans le cas de la Chine, bon nombre des investisseurs réels ou potentiels sont des sociétés d'État. Pendant cette période, l'image de la Chine, qui avait en général été assez positive en Australie, a commencé à se dégrader. Ce n'était plus seulement les sociétés d'État qui posaient un problème, mais aussi la nature de l'État qui les détenaient. Des inquiétudes plus généralisées au sujet de l'essor de la Chine en tant qu'État-parti commençant à remettre en question l'ordre régi par les États-Unis dans la région de l'Asie-Pacifique ont aussi influencé les réactions aux investissements chinois et aux conséquences à plus long terme de la dépendance de l'Australie envers le commerce avec la Chine dans le secteur des ressources.

Selon un sondage effectué en 2011 par le Lowy Institute for International Policy, environ 75 % des Australiens estimaient que la croissance de la Chine avait été bonne pour l'Australie, une augmentation de 8 points de pourcentage depuis que la question avait été posée pour la première fois en 2008. Cependant, le Lowy Institute avait aussi reporté sur un graphique les sentiments des Australiens à l'égard de plusieurs pays importants, ce qui a révélé une tendance à la baisse dans le cas de la Chine. En 2006, la Chine et les États-Unis étaient au même niveau. Six ans plus tard, un écart de 19 points de pourcentage s'était creusé, à la suite d'une hausse de la popularité des États-Unis et d'une chute simultanée de celle de la Chine — qui s'est retrouvée au même niveau que l'Indonésie, traditionnellement vue d'un mauvais œil, du moins par la population. D'après le Lowy Institute, 57 % des Australiens sondés en 2011 ont dit que le gouvernement australien autorisait trop d'investissements de la Chine, soit la même proportion qu'en 2010, mais une hausse de 7 % par rapport à 2009. De plus, 35 % ont déclaré qu'il en autorisait assez et seulement 3 % ont indiqué qu'il n'en autorisait pas suffisamment.

Fait extrêmement significatif, malgré la hausse extraordinaire de l'importance économique de la Chine pour l'Australie, parfaitement reconnue par les personnes sondées, environ 44 % des gens estimaient que la Chine représenterait une menace militaire pour l'Australie au cours des 20 prochaines années.

À cet égard, le Foreign Investment Review Board (FIRB) joue un rôle crucial pour le gouvernement australien, tenu de gérer les investissements ainsi que de s'occuper des perceptions du public et des politiques intérieures. Le FIRB a été créé en 1976 en réponse aux préoccupations du public face à l'augmentation des investissements du Japon (et des États-Unis). Il a été chargé d'examiner les propositions d'investissement étranger plus importantes en se fondant sur le critère de l'« intérêt national » afin de renforcer la confiance de la communauté et de dépolitiser le processus d'approbation. Depuis la création du FIRB, le gouvernement n'a officiellement rejeté que deux propositions, bien que plusieurs aient été retirées parce que leurs auteurs jugeaient inacceptables les modifications exigées.

Toutefois, l'application du critère de l'intérêt national n'a pas manqué d'être critiquée, notamment en raison de son opacité. Au départ, la création du FIRB visait à réduire les pressions politiques exercées sur les décideurs au sujet des propositions d'IDE, mais la montée des inquiétudes suscitées par les investissements chinois dans le contexte des troubles bilatéraux de 2008-2009 a incité les politiciens à intervenir directement pour modifier le processus et imposer des considérations additionnelles, et sans doute inutiles, à la suite des examens effectués par le FIRB en 2008. Fait significatif, c'est également au cours de cette période que la conception bipartisane de l'investissement étranger s'est effondrée, l'opposition ayant adopté une position plus populiste. Cela contrastait avec la position de l'ancien premier ministre de la coalition, John Howard, qui a dit : « Il ne faut pas oublier que toute société qui investit en Australie doit se conformer aux lois australiennes, quel que soit son niveau d'appartenance à un autre État, et qu'il est très possible pour le trésorier en poste d'imposer des conditions à l'investissement ». Deux éléments cruciaux peuvent être dégagés de cette déclaration : la question de l'appartenance à un État et celle du cadre de réglementation global et de la capacité du gouvernement d'en assurer le bon fonctionnement.

La prédominance des sociétés d'État dans les investissements de la Chine en Australie a incité certains à craindre que les autorités chinoises se servent de ces investissements pour mener des stratégies géopolitiques. Comme toutes les sociétés d'État chinoises comprennent un comité relevant de la centrale du Parti, on craignait que Beijing exerce des pressions s'il décidait de punir l'Australie ou d'utiliser son influence économique pour atteindre ses objectifs. Étant donné les répercussions sur la sécurité des investissements des sociétés d'État chinoises, il n'était pas déraisonnable de formuler une telle hypothèse, et beaucoup d'efforts ont été faits pour la vérifier. Cependant, la plupart des spécialistes et des représentants officiels qui ont étudié la question ont été étonnés de voir à quel point les sociétés d'État à l'étranger ont tendance à se comporter davantage en entités commerciales, notamment de façon très concurrentielle, qu'en exécutants obéissants des stratégies du gouvernement chinois. En Chine aussi la gouvernance des sociétés d'État chinoises évolue et est de plus en plus axée sur les règles du marché, réforme qui risque de s'intensifier à mesure que les intérêts internationaux de ces sociétés seront soumis à un examen plus attentif des autorités chinoises et aux processus de réglementation des pays hôtes. Il semble que tout ce que l'on puisse dire au sujet du pire des scénarios c'est qu'il est possible en théorie, mais qu'il n'en existe encore aucune preuve. Cela ne signifie pas que nous ne devons pas être continuellement à l'affût du moindre indice d'un tel comportement, mais nous ne devrions pas non plus laisser de telles préoccupations nous pousser à agir de façon à nuire à nos propres intérêts en matière de sécurité économique.

La qualité des entreprises que sont les sociétés d'État constitue un enjeu distinct. Dans bien des cas, leur efficience est loin d'être optimale. De plus, leurs relations avec le gouvernement, les subventions, etc. ne font rien pour remédier à la lourdeur et à l'inefficacité de leur gestion et de leurs pratiques de travail. Au fil des ans, la présence d'un trop grand nombre de ces entreprises pourrait polluer le climat des affaires dans le pays hôte. Certaines sont simplement inexpérimentées et ne comprennent pas le milieu d'affaires local. Toutefois, ici aussi, comme pour les autres sujets de préoccupation, la réglementation et la supervision locales constituent la première ligne de défense.

Il ne faut pas négliger le risque que la Chine utilise ses sociétés d'État pour se comporter de façon mercantiliste à des fins strictement politiques, comme cela s'est produit dans le cas des terres rares et du Japon, mais ce serait étonnant pour deux raisons. Premièrement, les agissements de la Chine dans ce dossier étaient à extrêmement courte vue et se sont révélés plus préjudiciables aux intérêts de la Chine qu'à ceux du Japon à plus long terme. Deuxièmement, les relations commerciales et d'investissement que la Chine entretient avec l'Australie dans le secteur des ressources ne se prêtent pas facilement à de tels agissements en raison de leur nature et de leur ampleur. La Chine a autant de raisons que l'Australie de craindre la dépendance, et elle s'inquiète effectivement. Elle est nettement plus dépendante de l'étranger pour les principaux minéraux qu'il y a dix ans. En 2010, ses rapports de dépendance étaient de 43,8 % pour le cuivre, 62,1 % pour le minerai de fer et 78 % pour l'aluminium. C'est évidemment la principale raison pour laquelle elle mentionne explicitement dans ses politiques d'investissement que l'acquisition de ressources naturelles est un objectif stratégique central de l'internationalisation.

Le revers de la médaille, c'est que l'Australie pourrait devenir trop dépendante de ses relations en matière de commerce et d'investissement dans le secteur des ressources avec la Chine, et de ce fait être vulnérable aux variations de la demande. L'Australie bénéficie d'une géographie favorable, de richesses naturelles impressionnantes et d'une stabilité politique, mais elle n'est pas la seule option. Certains analystes qui font autorité craignent que le manque de clarté des processus du FIRB, l'impression qu'ont de plus en plus de gens en Chine que l'investissement représente un risque accru ainsi que des échecs publics coûteux et embarrassants n'accélèrent la relocalisation d'investissements chinois vers d'autres pays. La Chine pourrait se tourner vers l'Afrique, comme le Japon s'est tourné vers le Brésil pour combler le vide laissé par l'Australie il y a 30 ans.

Lorsqu'ils se plaignent des politiques de l'Australie, les Chinois évoquent le plus souvent son attitude face à la proposition de Huawei de jouer un rôle dans l'infrastructure nationale. L'ironie de la chose, c'est que cela n'a rien à voir avec l'opinion du FIRB sur les politiques d'investissement, cette décision ayant été prise par les autorités compétentes pour des raisons de sécurité. Cela a trait aux relations présumées entre Huawei et certains organismes chinois, même si Huawei est une entreprise privée, pas une société d'État. Quoi qu'il en soit, cela devrait prouver assez clairement qu'en cas de risques pour la sécurité, l'Australie dispose des organismes compétents et du cadre législatif nécessaire pour régler les problèmes au fur et à mesure.

En fin de compte, toutes ces préoccupations sont liées à la grande question de l'essor de la Chine et de ce qu'il annonce pour la sécurité nationale de l'Australie au sens très large. Cependant, comme le bien-être économique du pays dépend dans une large mesure de la poursuite de la croissance de la Chine, Canberra ne risque guère de réduire délibérément les échanges économiques de peur qu'une Chine plus riche et plus puissante finisse par agir de façon contraire à ses intérêts. Elle le pourrait évidemment — et sans se soucier de l'état des échanges économiques avec l'Australie. Mais elle pourrait aussi ne pas le faire — et ces échanges pourraient eux-mêmes aider à modeler les futures attitudes de la Chine. Il faut ainsi mettre les préoccupations légitimes et rationnelles liées à la sécurité dans le contexte des intérêts économiques vitaux de l'Australie.

La Chine et l'Arctique

Le potentiel de l'Arctique au XXIe siècle

La hausse des températures dans l'Arctique provoque une régression de la glace de mer et un allongement de la saison d'été. Ces changements sans précédent ont suscité une réévaluation du potentiel économique de la région et soulevé de nouveaux enjeux politiques. Les prédictions du moment où pour la première fois l'océan Arctique sera libre de glaces pendant l'été ont été devancées au cours des dernières années : dans un rapport de 2007, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat prédisait que ce serait vers la fin du XXIe siècle, mais les auteurs d'études plus récentes parlent des 25 à 40 prochaines années. Le réchauffement de l'Arctique rend possible la navigation circumpolaire et, de ce fait, le réaménagement des voies de transport, la création de villes portuaires et la réduction des temps de transport entre l'Europe, l'Asie et l'Amérique du Nord — dans certains cas de plus de deux semaines. Ce changement climatique pourrait aussi prolonger les périodes d'exploration et de forage de pétrole et de gaz extracôtiers et d'exploitation minière. L'Arctique posséderait un vaste potentiel en ressources naturelles. Selon les estimations du US Geological Survey, il abriterait 30 % des réserves mondiales de gaz naturel et 13 % des réserves de pétrole. Il est aussi riche en minéraux, comme le charbon, le nickel, le cuivre, le tungstène, le plomb, le zinc, l'or, l'argent, les diamants, le manganèse, le chrome et le titane.

Facteurs à l'origine de l'intérêt de la Chine pour l'Arctique

Selon Russell Hsiao du Project 2049 Institute, la Chine est une économie en plein essor qui complète ses ressources énergétiques intérieures en important des ressources en carburant. Bien qu'elle possède d'abondantes réserves de charbon, elle apprend lentement à se passer de ce combustible comme principale source de production d'énergie électrique et importe plutôt du pétrole et du gaz.

Si l'approvisionnement en gaz et en pétrole de l'Arctique devenait accessible grâce à une voie arctique, il serait plus sûr que l'approvisionnement en provenance du Moyen-Orient et de l'Afrique, où la piraterie et l'instabilité des gouvernements sont d'importantes sources de préoccupations. Des universitaires chinois ont fait remarquer qu'une voie arctique contournerait les côtes de pays développés, où règne la stabilité et non la piraterie. Une voie arctique viable pourrait aussi permettre à la Chine d'échapper au « dilemme de Malacca ». Selon les estimations, environ 60 % des navires internationaux qui traversent le détroit de Malacca sont soit des navires battant pavillon chinois, soit des porte-conteneurs transportant des cargaisons destinées à la Chine. La Chine n'aime pas dépendre autant de cette voie navigable stratégique qu'elle ne contrôle pas.

Étant donné les répercussions sur le commerce et la sécurité, la Chine veut être considérée comme un acteur légitime en Arctique. Sachant très bien qu'elle n'est pas située géographiquement dans cette région, elle a commencé à se qualifier d'« État quasi arctique » et d'« intervenant dans l'Arctique ». L'obtention du statut d'observateur permanent au Conseil de l'Arctique est un autre moyen d'acquérir une légitimité à titre d'interlocuteur dans les affaires de cette région. De plus, à titre d'observateur permanent, la Chine pourra désormais participer plus pleinement aux débats connexes, par exemple sur l'accessibilité et la gouvernance des diverses voies de transport de l'Arctique.

Une certaine bravade politique est aussi en jeu ici. À titre de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, la Chine croit probablement qu'elle devrait être partie prenante de toutes les questions mondiales.

Activités de la Chine dans l'Arctique

Expéditions et navigation

Au cours de l'été 2012, l'unique brise-glace de la Chine, le Xuelong ou Dragon des neiges, a effectué sa cinquième expédition dans l'Arctique. Le plus impressionnant, c'est que le Xuelong s'est rendu dans l'Arctique en passant par la route maritime du Nord, mais en est revenu par la route polaire, contournant ainsi la route maritime du Nord et le passage du Nord-Ouest, ce qui est particulièrement important parce que la route polaire se trouve en eaux internationales et constitue le chemin le plus court.

La Chine investit également davantage dans le matériel nécessaire aux expéditions maritimes dans l'Arctique. Les responsables de ses orientations politiques ont récemment estimé que le Xuelong avait besoin « de frères et de sœurs ». De plus, au lieu d'acheter des brise-glace d'un autre pays, la Chine a décidé de construire ce deuxième brise-glace dans son propre chantier maritime, mais en utilisant le savoir-faire technique finlandais et britannique.

Présence dans la communauté scientifique

La Chine a créé des départements de recherches universitaires et des instituts de recherches affiliés au gouvernement dans des villes comme Beijing, Dalian et Shanghai pour pouvoir s'appuyer sur les réflexions de scientifiques et d'universitaires sur l'Arctique. Depuis 2004, elle dispose d'une présence scientifique concrète en Norvège, la station de recherche Huanghe ou Rivière jaune. Cependant, malgré cette infrastructure érigée spécifiquement à des fins de recherches, il convient de signaler que la Chine n'a pas de poste budgétaire destiné à la recherche dans l'Arctique.

Efforts diplomatiques

Même si les pays nordiques ont été les premiers en Occident à reconnaître la République populaire de Chine après sa création en 1949 (la Suède, le Danemark, la Norvège et la Finlande en 1950; le Canada en 1970; l'Islande en 1971), aucun représentant officiel chinois de haut niveau n'y était allé en visite jusqu'à tout récemment. Cette augmentation marquée de l'activité diplomatique aux plus hauts échelons du gouvernement chinois témoigne de l'intérêt croissant de la Chine pour l'Arctique.

De 2005 à 2010, la Norvège était de tous les pays nordiques celui qui entretenait les relations les plus actives avec la Chine. Elle a reçu une multitude de visites de vice-premiers ministres (2005, 2006), de vice-ministres des Affaires étrangères (2006, 2007, 2010), du ministre et du vice‑ministre du Commerce (2006, 2010) ainsi que des hauts gradés de l'Armée populaire de libération (APL), comme le chef de l'état-major général, le général Chen Bingde (2008), et le chef de la Marine de l'APL, l'amiral Wu Shengli (2009). La Norvège et la Chine ont aussi établi un dialogue sur les affaires de l'Arctique.

Des représentants officiels de haut rang ont fait des visites inaugurales dans presque tous les pays nordiques ces dernières années, malgré le gel des relations avec la Norvège en 2010. Le président chinois Hu Jintao est allé en Suède en juin 2007 et au Danemark en juin 2012. Le vice-président Xi Jinping s'est rendu en Suède et en Finlande en mars 2010. Enfin, le premier ministre Wen Jiaobao a visité la Suède et l'Islande en avril 2012.

Engagements économiques

Ces contacts politiques de haut niveau ont été accompagnés d'engagements économiques. En effet, lorsque le premier ministre Wen Jiabao est allé en Suède en avril 2012, il a signé cinq accords commerciaux bilatéraux avec le gouvernement et six ententes avec des entreprises. Lors de son voyage en Islande en juin de la même année, il a aussi signé plusieurs ententes économiques, sur des questions comme le libre-échange et le maintien de la coopération dans le domaine de l'énergie géothermique. Avant même de recevoir la visite d'un dirigeant de l'État chinois, le Danemark a reçu une délégation commerciale : en mai 2010, le ministre du Commerce chinois, Chen Deming, a dirigé une mission de promotion du commerce et de l'investissement qui réunissait plus de 100 entrepreneurs chinois. Il s'agissait de la plus grande délégation commerciale chinoise à jamais se rendre au Danemark.

Le ministre de l'Industrie et des Ressources minérales du Groenland a été accueilli en Chine par le vice-premier ministre Li Keqiang en novembre 2012. Quelques mois plus tard, le ministre des Terres et des Ressources de la Chine, Xu Shaoshi, est allé au Groenland signer des accords de coopération.

Le Groenland possède d'importants gisements de minéraux, dont des terres rares, de l'uranium, du minerai de fer, du plomb, du zinc, du pétrole et des pierres précieuses. Cependant, il n'a actuellement qu'une seule mine en activité. Plus d'une centaine de nouveaux sites sont cartographiés par des entreprises de prospection de divers pays. De grandes sociétés chinoises financent le développement de mines repérées par ces plus petites entreprises de prospection. Ainsi, la société britannique London Mining est en pourparlers avec une société sidérurgique appartenant à l'État chinois afin de financer et de construire une mine de fer de 2,3 milliards de dollars américains à 175 kilomètres au nord de la capitale, Nuuk. La Chine prévoit importer 2 300 travailleurs chinois (le Groenland a une population de 57 000 habitants). La vaste majorité du fer extrait des mines serait expédiée par bateau en Chine.

D'après le New York Times, la Chine a aussi proposé de construire des pistes pour gros porteurs sur la glace du grand nord du Groenland afin d'expédier des minéraux par avion jusqu'à ce que la glace ait fondu suffisamment pour qu'il soit possible de les expédier par bateau. La Chine prévoit souvent la construction d'une infrastructure dans ses propositions d'exploitation minière. Au Canada, des entreprises chinoises ont acquis une participation dans deux pétrolières qui pourraient leur donner accès au forage dans l'Arctique. De plus, le gouvernement canadien étudie actuellement une proposition d'exploitation minière de plusieurs milliards de dollars dans le corridor d'Izok, dans l'ouest du Nunavut. Ce projet prévoit deux sites miniers, une route d'accès utilisable en toutes saisons et une installation portuaire. Les mines produiraient 180 000 tonnes de zinc et 50 000 tonnes de cuivre par année. Pour que ces concentrés de minéraux puissent être transportés et expédiés par bateau, la route d'accès utilisable en toutes saisons s'étendrait vers le nord de façon à relier les deux mines (Izok et High Lake) et se terminerait un peu plus au nord encore, au port proposé à Grays Bay sur la baie du Couronnement. Le port prévu pourrait accueillir des navires de 50 000 tonnes qui pourraient faire 16 voyages aller-retour par année — tant vers l'est que vers l'ouest — par le passage du Nord-Ouest.

Débat sur l'Arctique en Chine

Selon Linda Jacobson du Lowy Institute for International Policy, dans le système chinois, la formulation d'une position de principe officielle est habituellement précédée d'une période de débat public. Nous en sommes témoins à l'heure actuelle. Au départ, la Chine avait axé ses recherches sur l'Arctique sur le changement climatique et ses répercussions sur l'environnement, mais elle publie régulièrement des évaluations des répercussions éventuelles d'un Arctique libre de glace de façon saisonnière sur les plans du commerce, de la politique et de la sécurité.

Li Zhenfu de l'Université maritime de Dalian a déclaré que quiconque contrôlera la route de l'Arctique contrôlera le nouveau passage des économies mondiales et des stratégies internationales. Un autre spécialiste bien connu de la région, Guo Peiqing, de l'Université des océans de Chine, s'est dit d'avis qu'il n'est pas dans l'intérêt de la Chine de rester neutre dans les politiques arctiques et a ajouté que tout pays qui ne mène pas des recherches exhaustives sur les politiques polaires sera exclu du cercle des puissances qui prennent les décisions dans la gestion de l'Arctique et sera donc forcé d'adopter une position passive.

L'évaluation la plus inquiétante peut-être est venue de l'armée. Dans un rare article rendu public rédigé par un officier sur la lutte étroitement surveillée pour la souveraineté dans l'Arctique, le colonel supérieur Han Xudong de l'APL a fait remarquer qu'étant donné la complexité des questions de souveraineté dans l'Arctique, la possibilité de recourir à la force ne peut être écartée.

La Chine n'a peut-être pas encore une stratégie bien définie et clairement exprimée au sujet de l'Arctique, mais son objectif est certainement clair : influencer les affaires de l'Arctique et jouer un rôle dans la structure de gouvernance de cette région. Elle agit en faisant bien comprendre à son public que les questions arctiques sont des enjeux internationaux et non régionaux. En 2009, dans un discours officiel, Hu Zhengyue, sous-ministre des Affaires étrangères, recommandait vivement aux États arctiques de reconnaître les intérêts des États non arctiques et de réfléchir au fait que « les zones sous-marines internationales » appartiennent au « patrimoine humain commun » et qu'ils doivent assurer un équilibre entre les intérêts des pays côtiers et l'intérêt général de la communauté internationale.

Pourtant, la Chine s'est faite plus discrète récemment dans son discours public sur l'Arctique. Elle a constaté que des déclarations à un stade trop précoce sur les questions de ressources et de souveraineté alarment les États arctiques et par conséquent minent la place qu'elle s'est faite. Elle a supprimé les mots « évaluation du potentiel en ressources de la zone polaire » dans le projet polaire de son Plan quinquennal. De plus, un nombre croissant de chercheurs recommandent qu'elle accorde la priorité au changement climatique dans son programme sur l'Arctique. Il est cependant important de noter que ces ajustements sont effectués dans le but d'éviter les discussions sur des questions délicates relatives aux ressources et à la souveraineté dans l'Arctique; ils ne signifient pas que ces questions n'occupent plus la pensée des Chinois.

Réaction des États arctiques à la Chine

Les États arctiques s'intéressent à juste titre aux activités de la Chine dans l'Arctique. Après avoir très longtemps considéré cette zone comme leur arrière-cour exclusive, ils voient maintenant plusieurs pays qui n'ont pas de revendications territoriales directes dans la région s'y intéresser. Parmi ces nouveaux venus, la Chine occupe une position particulière étant donné son poids politique et économique à titre de « puissance émergente ».

La réaction des pays nordiques à la Chine est mitigée. L'Islande a fait bon accueil aux investissements chinois au départ, mais elle a eu des inquiétudes, comme en fait foi le rejet par son gouvernement de la proposition de Huang Nubo d'acheter ou de louer pour 200 millions de dollars américains 300 kilomètres carrés de terre à des fins d'écotourisme. Cependant, sa récente proposition de créer un Cercle arctique, dont la Chine et d'autres États non arctiques pourront faire partie, représente une ouverture que Beijing saisira certainement. La Norvège a été un des premiers pays à accueillir la Chine en territoire arctique, mais son opinion sur elle est moins bonne depuis que l'attribution du prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo a subitement jeté un froid polaire sur leurs relations. De son côté, le Groenland insiste pour ne pas traiter la Chine différemment de l'Union européenne, bien que cette dernière ait demandé un climat d'investissement préférentiel. Des universitaires ont émis l'hypothèse que la position du Groenland a l'appui tacite du Danemark, qui est membre de l'Union européenne.

Le Canada partage bon nombre des préoccupations des pays nordiques, mais comprend aussi les possibilités économiques que les capitaux chinois pourraient offrir. Tout sera dans la façon de trouver un juste équilibre entre ces possibilités économiques et les éventuels risques pour la sécurité. Par ailleurs, certains se demandent si la Chine ne pourrait pas devenir un allié politique : étant donné sa position dans les conflits de souveraineté maritime ailleurs dans le monde (notamment en mer de Chine méridionale), elle pourrait peut-être soutenir le Canada dans ses revendications de souveraineté dans l'Arctique, y compris dans le passage du Nord‑Ouest.

Les États-Unis comprennent l'intérêt de la Chine pour les ressources naturelles du Groenland, sa décision de construire, au lieu d'acheter, un nouveau brise-glace ainsi que l'importance qu'elle accorde aux répercussions stratégiques de nouvelles voies de transport à des fins commerciales et militaires. Néanmoins, Washington a une vision globale de l'Arctique et de sa mission d'assurer la liberté sur les mers. Pour le Commandement de l'Amérique du Nord (NORTHCOM) et la Marine américaine, une stratégie polaire judicieuse des États‑Unis doit comprendre une amélioration des communications, de la connaissance du domaine, de l'infrastructure et de la présence.

La Russie a une attitude assez terre-à-terre face à la Chine. Un représentant du ministère russe des Affaires étrangères a résumé sa position ainsi : « Naturellement, la Chine se fait du souci pour l'Arctique à cause de sa richesse en ressources, mais elle n'a pas le droit de prendre quelque décision que ce soit au sujet de la région ». En même temps, « il est correct pour les pays arctiques, dont la Russie, de collaborer avec les pays non arctiques ». La Russie reconnaît également volontiers qu'à mesure que l'intérêt de la Chine pour les voies navigables et les ressources de l'Arctique croîtra, la région pourrait devenir une zone de coopération féconde — mais aussi une zone où le risque de discorde est élevé — entre les deux pays.

Partenariats possibles entre les États arctiques et la Chine

Les représentants officiels de la Chine sont conscients que leur pays a besoin de travailler en partenariat avec des sociétés étrangères pour extraire des ressources énergétiques et des minéraux dans la région : la majorité du pétrole et du gaz de l'Arctique se trouve dans les plateaux continentaux, près des côtes des États arctiques. On considère généralement que l'Arctique russe contient davantage de gaz, et les zones extracôtières de la Norvège et de l'Amérique du Nord (c.-à-d. l'Alaska, le Canada et le Groenland), davantage de pétrole. De plus, la Chine a du retard sur les pays occidentaux pour ce qui est des technologies et des techniques d'exploration et d'exploitation de pétrole et de gaz en mer profonde. En combinant tous ces éléments, les observateurs de l'Arctique envisagent la possibilité d'un partenariat dans lequel la Russie fournirait les droits d'exploitation du gaz naturel, un pays nordique fournirait le matériel de forage en profondeur, et la Chine fournirait les capitaux pour financer le tout.

Calculs politiques et non conjonctures politiques

Trois attraits majeurs alimentent l'intérêt de la Chine pour l'Arctique : les ressources naturelles, les routes commerciales et le prestige politique. Tous trois nécessitent que la Chine « s'entende » avec les États du Conseil de l'Arctique, parce qu'elle a besoin de leur appui pour mener des activités — légitimement — dans la région. La plupart des ressources naturelles se trouvent dans les zones économiques exclusives (ZEE) et, bien que la Chine ait les capitaux, ce sont les États arctiques qui possèdent les connaissances et les technologies de forage en mer profonde.

Bien qu'il ait la plupart des atouts dans son jeu, le Conseil de l'Arctique ne se sent pas confiant. Ainsi, les journaux norvégiens ont cit&eaceacute; des représentants officiels anonymes selon lesquels la Norvège pourrait ne plus soutenir la demande de statut d'observateur permanent de la Chine, mais le ministre norvégien des Affaires étrangères, Espen Barth Eide, a déclaré en janvier 2013 « nous voulons que les gens deviennent membres de notre groupe, cela signifie qu'ils n'en constitueront pas un autre » [traduction libre]. En fait, la Chine ne peut pas vraiment former un autre groupe florissant lorsque les « pays importants » font déjà partie d'un groupe existant.

La Chine a fait ses propres calculs sur l'utilité de se rapprocher du Conseil de l'Arctique. L'obtention du statut d'observateur au Conseil de l'Arctique est un moyen, et non une fin. La Chine cherche à jouer un rôle plus important au sein du Conseil de l'Arctique non pas parce qu'elle veut faire partie d'un régime international et d'un mécanisme de coopération, mais parce qu'un meilleur statut au sein du groupe lui permettra d'avoir davantage accès aux politiques sur l'Arctique, ce qui influera directement sur ses intérêts dans cette zone. Si le statut d'observateur permanent avait été important en soi pour la Chine, elle n'aurait pas traité la Norvège aussi froidement après l'attribution du prix Nobel de la paix 2010 à Liu Xiaobo (« pour son long combat non violent pour les droits fondamentaux en Chine »). La Norvège n'est pas n'importe quel État arctique : elle est l'un des deux pays arctiques à avoir établi un dialogue officiel avec la Chine sur les questions arctiques (l'autre étant le Canada), et c'est sur le territoire norvégien que se trouve la seule station de recherche scientifique chinoise dans l'Arctique.

Répercussions sur la sécurité de l'utilisation que fait la Chine du cyberespace et tendances connexes

Toute discussion de la stratégie de la Chine en matière de cyberespace commence habituellement par la censure qui est exercée là-bas et plus précisément par ce qu'on a appelé la Grande Muraille électronique de Chine. Malgré le secret qui l'entoure, la Grande Muraille électronique est le principal outil que la Chine utilise pour réglementer le cyberespace, la couche la plus profonde de l'infrastructure de communications du pays par laquelle tout le trafic Internet doit passer tôt ou tard. Les demandes de contenu qui contiennent des adresses IP, des noms de domaines ou des mots clés interdits sont systématiquement bloquées. Contrairement aux systèmes d'autres pays qui imposent un régime national de censure d'Internet et qui présentent à l'utilisateur une page « site bloqué » ou « site interdit », le système chinois envoie un paquet de « réinitialisation » qui désactive la connexion et renvoie un message d'erreur standard donnant l'impression que le contenu demandé n'existe pas (« fichier introuvable ») ou qu'Internet ne fonctionne pas comme il faut. Les autres fonctionnalités des routeurs de ces passerelles (p. ex. inspection approfondie des paquets) ne sont pas connues à l'heure actuelle. Cependant, la plupart des analystes soupçonnent les passerelles d'avoir été conçues non seulement pour bloquer le contenu, mais aussi pour surveiller les communications et le trafic sur le réseau.

La Grande Muraille électronique fait partie d'un régime élaboré de mesures d'encadrement du cyberespace, et n'est qu'un élément de la stratégie informatique globale de la Chine. Elle est renforcée par des lois, des politiques et des règlements qui ont pour but de tenter de régir l'écosystème de communications du pays. En dépit des principes de neutralité des réseaux, les fournisseurs de services Internet (FSI), les hébergeurs, les sites Web, les logiciels de clavardage et les blogues actifs en Chine sont tous tenus d'exercer une surveillance sur le contenu qui circule sur leurs réseaux. Les cafés Internet sont surveillés systématiquement. En vertu de la loi, chacun (particuliers ou organisations) doit rendre compte de ce qu'il fait et de ce qu'il publie en ligne. Selon un livre blanc de 2010 publié par le gouvernement chinois :

toute organisation et tout individu doit s'abstenir d'utiliser des réseaux de télécommunications tels qu'Internet pour créer, reproduire, publier ou diffuser les informations suivantes : celles qui vont à l'encontre des principes fondamentaux énoncés dans la Constitution; celles qui nuisent à la sécurité de l'État, divulguent ses secrets, visent à le renverser et minent l'unité nationale; celles qui portent atteinte à l'honneur et aux intérêts de l'État; celles qui sèment la haine et la discrimination entre les ethnies et sapent la solidarité interethnique; celles qui violent la politique religieuse de l'État ou propagent des hérésies ou des superstitions; celles qui répandent des rumeurs, troublent l'ordre social et nuisent à la stabilité sociale; celles qui encouragent l'obscénité, la pornographie, les jeux d'argent, la violence, la brutalité et le terrorisme ou incitent au crime; celles qui insultent ou calomnient d'autres personnes, empiètent sur les intérêts et les droits légaux d'autrui; celles qui font allusion à des éléments interdits par les lois et les décrets administratifs. Les présentes règles constituent le fondement de la protection de la sécurité sur Internet sur le territoire de la République populaire de Chine. Tous les citoyens chinois ainsi que les organisations, les personnes morales et les ressortissants étrangers qui se trouvent en Chine se doivent de les respecter.

La Chine délègue systématiquement ses responsabilités de surveillance d'Internet au secteur privé, qui doit se conformer aux règlements pour mener des activités là-bas. En 2008, le Citizen Lab, laboratoire multidisciplinaire de l'Université de Toronto, a découvert que la version chinoise de Skype (TOM-Skype) était codée de façon à intercepter secrètement les clavardages privés (et chiffrés) lorsque les gens utilisaient une série de mots clés interdits. Malgré le scandale qui a éclaté après la publication de ce rapport et malgré que Skype ait été reconnu coupable de collusion avec la Chine, le même système est toujours en place quatre ans plus tard. En fait, il a été perfectionné depuis et est mis à jour fréquemment, parfois quotidiennement, en réaction par exemple aux événements d'actualité comme le conflit qui oppose actuellement la Chine au Japon sur la question des îles de la mer de Chine méridionale ou la controverse entourant la disgrâce de Bo Xilai, membre haut placé du Parti communiste. Toutes les sociétés Internet actives en Chine — Baidu, Sina, Tencent, Youku, QQ, etc. — sont tenues de s'engager à s'autogérer pour mettre fin à la « propagation d'informations nuisibles » sur leurs réseaux. Les contrôles revêtent habituellement la forme d'un filtrage et d'une surveillance du type de celles qu'effectue Skype, de l'obligation d'utiliser son véritable nom dans les processus d'enregistrement (afin d'éliminer les publications anonymes) et même de l'intervention directe dans les forums de représentants officiels rémunérés qui préviennent les utilisateurs de ne pas tenir de propos déplacés, voire illégaux.

La délégation de la surveillance aux fabricants de matériel informatique et aux fournisseurs de services est courante en Chine, mais se heurte parfois à de la résistance. Par exemple, la proposition que le logiciel de censure « Barrage vert » soit installé sur tous les nouveaux ordinateurs personnels (PC) fabriqués en Chine a été critiquée avec une telle véhémence par les utilisateurs qu'elle a finalement été retirée. Le Barrage vert a suscité un tollé parce qu'il s'agissait d'une demande grave, même pour le gouvernement chinois, mais plus souvent qu'autrement les entreprises se contentent d'obéir aux ordres pour être autorisées à faire des affaires.

Le système n'est vraiment pas infaillible cependant. Ainsi, des chercheurs de l'Université de Cambridge ont démontré à quel point il serait facile de désactiver la Grande Muraille électronique et que, même sans ingérence de l'extérieur, les routeurs des passerelles peuvent être submergés pendant les périodes d'utilisation maximale. Il existe une multitude de moyens techniques pour contourner la Grande Muraille électronique. En utilisant des outils comme Tor, Psiphon et des réseaux privés virtuels (VPN) commerciaux, de nombreux utilisateurs jouent au chat et à la souris avec les autorités, et des millions se frayent un passage tous les jours. Les citoyens chinois se sont aussi révélés experts pour déjouer les manœuvres des censeurs et se moquer d'eux. Des mots de code, des métaphores, des néologismes et des images ingénieuses se propageant sur Internet sont utilisés à la place des expressions conventionnelles pour contourner les filtres et les régimes de surveillance de Skype et d'autres entreprises. Malgré ces mesures donc, il existe une culture Internet très dynamique en Chine—et Internet est souvent l'endroit où sont formulées des accusations de crime organisé ou de corruption et où les politiques gouvernementales sont critiquées. Les gens s'expriment même si l'environnement est étroitement surveillé et réglementé et si l'atmosphère d'autocensure est renforcée par les arrestations occasionnelles très médiatisées de ceux qui ont percé le système.

Les relations de la Chine avec le cyberespace

Il est important de préciser que la stratégie de la Chine en matière de cyberespace n'a pas pour objectif d'isoler complètement la population du pays de toute influence de l'extérieur. Elle vise plutôt à profiter délibérément des technologies informatiques, que les Chinois considèrent comme indispensables à leur avenir à long terme, tout en assurant la stabilité politique autour du régime unipartite. Le maintien de la prospérité économique est essentiel à la légitimité du Parti communiste chinois, et les technologies informatiques sont indispensables à une économie du savoir en plein essor.

Le lien entre la censure intérieure de la Chine et les dimensions internationales de sa stratégie en matière de cyberespace est un aspect dont on ne tient souvent pas compte. Un des objectifs de la Chine sur la scène internationale semble être d'exploiter le cyberespace afin de violer la propriété intellectuelle, de faire de l'espionnage politique et de faire peser certaines menaces sur les droits de la personne, ainsi que sur les groupes ethniques et religieux que le gouvernement considère comme « séparatistes », « terroristes » ou soutenus par des « forces étrangères hostiles ». La RPC a été la première à faire main basse sur toutes les informations sur Internet ayant une valeur stratégique pour son gouvernement et ses industries nationales, et elle semble le faire sans aucune gêne. L'étude du réseau mondial de cyberespionnage GhostnetNote de bas de page 62pourrait avoir été une des premières à expliquer clairement comment cela fonctionnait, mais ce réseau n'était ni exceptionnel, ni unique, comme on a pu le constater dans le rapport publié en février 2013 par la société américaine MandiantNote de bas de page 63. Des preuves de compromissions semblables à celles de Ghostnet sont maintenant mises au jour presque toutes les semaines et révèlent un niveau remarquable d'audace et de rapacité : des pirates, qui travaillent à partir de réseaux Internet basés en Chine, ont pénétré les systèmes de dizaines de ministères et d'organismes gouvernementaux, des services de renseignements aux bureaux de politiciens, dans de nombreux pays.

Le cas de Nortel est particulièrement intéressant. En 2012, Brian Shields, ancien employé de Nortel responsable de l'équipe d'enquête spécialisée sur la compromission, s'est manifesté pour révéler ce qu'il avait vécu. D'après Shields, la pénétration était tellement complète, que les pirates, dont Shields a remonté la piste jusqu'à des adresses IP en Chine, utilisaient sept mots de passe de hauts dirigeants de l'entreprise, dont celui du directeur général, ce qui leur permettait d'avoir directement accès à la propriété intellectuelle et aux secrets internes de l'entreprise. (Les pirates ont téléchargé des documents techniques, des rapports de recherche, des plans d'affaires, des courriels d'employés et d'autres documents qui se trouvaient dans les ordinateurs qu'ils contrôlaient.) Shields a découvert la brèche en 2004, mais les hauts dirigeants n'ont jamais tenu compte de ses avertissements. À son avis, l'effraction avait commencé en 2000 au moins et a duré neuf ans. Nortel a fait faillite en 2009. Pourrait-il y avoir un lien entre les effractions chez Nortel et l'essor de ses principaux concurrents basés en Chine, Huawei et ZTE?

En 2012, la société d'État chinoise Sinopec a fait une offre controversée de plus de 1,5 milliard de dollars pour se porter acquéreur de Talisman Energy, une des principales sociétés d'exploration pétrolière et gazière du Canada. Les journalistes ont surtout parlé de la question de la propriété étrangère d'actifs nationaux, mais peu ont remarqué que Talisman Energy avait été victime d'une importante opération de cyberespionnage perpétrée depuis la Chine et appelée « Byzantine Hades » en 2011. Les pirates informatiques avaient obtenu accès aux réseaux de Talisman en Asie et en avaient eu le contrôle pendant plus de six mois. (Fait intéressant, un reportage de Bloomberg News sur cette question a révélé que les mêmes pirates informatiques chinois, connus sous le nom de « Comment Group », avaient pénétré l'ordinateur d'un arbitre de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada responsable du dossier de Lai Changxing, important homme d'affaires chinois que le Canada a finalement extradé vers la Chine, où il purge maintenant une peine de prison à vie.) Aucun élément de preuve ne permet d'établir un lien entre l'opération de piratage et l'offre publique d'achat de Talisman, mais il y a certainement lieu de se demander si Sinopec a eu accès aux informations recueillies par les pirates informatiques et, dans l'affirmative, dans quelle mesure.

Par ailleurs, on fait souvent peu de cas des opérations de cyberespionnage menées contre des cibles non gouvernementales ou appartenant à la société civile, dont les victimes sont considérées par les dirigeants de la Chine comme des gens ayant été subjugués, ou à tout le moins solidement soutenus, par des « forces étrangères hostiles » plutôt qu'exprimant un mécontentement intérieur légitime. Peu d'efforts semblent être faits pour supprimer les causes profondes de ce mécontentement, la stratégie de la Chine étant d'infiltrer, de contrecarrer et de réprimer. Fait étonnant, les attaques menées contre ces groupes sont carrément impossibles à distinguer de celles qui sont menées contre des sociétés privées et des gouvernements étrangers. En effet, ce sont souvent les mêmes pirates informatiques qui sont à l'œuvre. Les campagnes de Luckycat et du Comment Group, par exemple, qui visent des ordinateurs de gouvernements et d'industries dans divers secteurs de haute technologie dont l'énergie et l'aérospatiale dans plusieurs pays, ont des répercussions sur la société civile. Il est très rare cependant que les infractions commises par ces groupes attirent le type d'attention que les autres cas d'espionnage reçoivent. Il n'est pas rentable pour les entreprises de cybersécurité de concentrer leurs efforts sur de tels groupes. Presque toujours, ces entreprises n'ont pas les ressources ou les capacités nécessaires pour s'attaquer elles-mêmes au problème de la sécurité et comptent sur une infrastructure mal équipée et en sous-effectif.

Les cyberopérations de vol et d'espionnage représentent effectivement des menaces, mais les répercussions militaires éventuelles des cyberactivités de la Chine sont plus graves encore. Il est peu probable que la Chine voie un quelconque avantage à s'engager dans un conflit armé avec les États-Unis, mais les ouvrages militaires chinois accordent une place importante à la capacité de l'Armée populaire de libération (APL) de détruire les satellites et autres systèmes de surveillance des Américains, si une guerre devait éclater. Comme ceux de beaucoup d'autres pays, les planificateurs militaires de la Chine ont pleinement intégré la cyberguerre dans leur doctrine militaire et leurs plans opérationnels. Étant donné les alliances militaires que les États-Unis ont conclues avec Taïwan et le Japon, en cas de guerre régionale, l'APL aurait beaucoup de mal à ne pas déployer ses actifs de cyberguerre pour confondre, dissuader et même mettre hors combat les actifs civils et militaires américains. Compte tenu de l'effet d'entraînement que les attaques régulières de l'APL contre des groupes de la société civile pourraient avoir, le risque d'une escalade involontaire doit être pris au sérieux.

Un volet de la stratégie internationale de la Chine est axé sur l'établissement de normes techniques, comme celles qui ont trait aux protocoles Wi-Fi. Au début des années 2000, la Chine a fait pression sans succès pour que sa norme WAPI soit adoptée à l'échelle internationale; l'ISO lui a finalement préféré la norme 802.11. Le gouvernement chinois a donc décidé que le WAPI serait la norme nationale plutôt, ce qui a réduit considérablement les fonctions de nombreux appareils. Par exemple, l'iPhone officiel chinois offert par China Unicom n'avait pas le Wi-Fi (ce qui aide à expliquer l'essor du marché gris du iPhone dans le pays). Apple a toutefois lancé en 2010 une nouvelle génération de son iPhone disposant de la norme sans fil préférée par la Chine, le WAPI, tout comme Motorola et Dell. Il convient de signaler que Huawei est maintenant le plus grand fabricant mondial de matériel de télécommunications, ayant dépassé la suédoise Ericsson en 2011, et que la société chinoise Lenovo est le deuxième fabricant de PC en importance au monde, derrière Hewlett-Packard. Les normes techniques sont le préalable absolu à la surveillance du cyberespace : elles définissent le domaine du possible, établissent les limites de ce qui est permissible et tracent un chemin vers la dépendance qu'il sera difficile de ne pas suivre pour les futurs développements techniques. Les investissements de la Chine dans l'infrastructure de la technologie informatique à l'échelle internationale, en Afrique par exemple, doivent être considérés à la lumière de la puissance de la norme et de l'influence qu'elle aura. Comme elle constitue son infrastructure « à partir de rien », l'Afrique pourrait être sur la voie d'une « surveillance délibérée ».

Perspectives d'avenir

Si l'établissement de normes techniques peut avoir indirectement pour effet d'élargir l'influence de la Chine à l'étranger, il est également important de signaler la politique de participation du pays aux tribunes régionales et internationales. De nos jours, la Chine participe beaucoup plus aux tribunes internationales où les règles du cyberespace sont débattues, et elle exprime et défend plus clairement ses objectifs. Sa présence se fait sentir de plus en plus, parce qu'elle envoie de grosses délégations bien préparées aux rencontres de la Société pour l'attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet (ICANN), de l'Internet Engineering Task Force (IETF), de l'Union internationale des télécommunications (UIT), du Groupe des experts gouvernementaux sur la cybersécurité des Nations Unies et du Forum sur la gouvernance d'Internet.

Beijing est également actif au niveau régional, comme en témoigne le leadership qu'il exerce, avec Moscou, au sein d'une alliance de sécurité régionale appelée Organisation de coopération de Shanghaï (OCS). Les autres membres de l'OCS sont le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan. L'Afghanistan, l'Inde, l'Iran, la Mongolie et le Pakistan y bénéficient d'un statut d'observateur, et le Bélarus, le Sri Lanka et la Turquie sont des « partenaires de dialogue ». L'OCS est utilisée pour coordonner les sujets de préoccupation liés à la sécurité, principalement par l'entremise de sa « structure antiterroriste régionale », mieux connue sous son acronyme anglais RATS. Aux réunions de la RATS et de l'OCS, les services de sécurité des États membres coordonnent des exercices antiterroristes et échangent des informations sur les « menaces » — que de nombreux groupes de défense des droits de la personne soupçonnent d'inclure les groupes d'opposition intérieure, l'objectif étant de tenter de limiter les révoltes.

Il a déjà été à la mode de penser que la Chine, comme d'autres régimes autoritaires, s'affaiblirait devant Internet et d'autres technologies nouvelles. Ces technologies ont beau être puissantes, le gouvernement chinois a démontré qu'elles peuvent être amenées à servir des objectifs antidémocratiques. Étant donné les messages de plus en plus véhéments que les autorités américaines envoient à la Chine sur le cyberespionnage, il est possible que nous entrions dans une nouvelle phase, moins prévisible. Les risques que des gestes involontaires puissent entraîner une instabilité grave grandissent vraiment.

Au moment où nous examinons des façons d'atténuer ces risques et la saignée de notre base industrielle découlant d'activités de cyberespionnage menées sans la moindre gêne, nous ferions bien de nous rappeler un fait qui peut facilement être oublié. Premièrement, la cyberinsécurité de la Chine à l'étranger est due dans une large mesure à ses problèmes intérieurs dans le domaine des droits de la personne. Deuxièmement, parmi les forces étrangères hostiles que la Chine prend énergiquement pour cible dans le cyberespace figurent des groupes qui exercent simplement leurs droits humains fondamentaux. Il est possible que nous parvenions à atténuer les méfaits commis par la Chine dans le secteur de l'espionnage industriel et diplomatique, mais si nous ne nous attaquons pas à la dimension du problème qui touche la société civile, parfois négligée, nous ne réussirons pas à les éradiquer totalement.

L'Institut Confucius : Distinction entre le politique et le culturel

Le présent article traite des divergences d'opinions, dans les milieux universitaires, sur la pertinence d'accueillir l'Institut Confucius (IC) sur des campus, idée dont la popularité croît depuis qu'il a été mis en œuvre pour la première fois en 2004 à Séoul. Il sera tout d'abord question de la mission politique des IC et de leurs liens avec l'État-parti chinois. Cela permettra ensuite, à la lumière de différentes informations, d'évaluer les risques encourus par la mission éducative des universités. L'article se conclut sur un plaidoyer pour la gestion du problème associé aux IC, qui passerait par une meilleure définition des principes éthiques que les universités disent embrasser et la mise en place éventuelle de mécanismes de gouvernance pour faire connaître largement ces principes et les appliquer avec transparence.

La nature politique de l'Institut Confucius

La plupart des pays appuient une forme quelconque d'activités de promotion de leur langue et de leur culture. Cependant, toute comparaison entre l'IC et des organisations comme le British Council est trompeuse, d'abord parce que les objectifs de l'IC sont essentiellement politiques. Cela n'est mentionné ni sur le site Web du Hanban (Bureau national pour l'enseignement du chinois comme langue seconde) ni dans le contrat que l'IC signe avec l'établissement qui l'accueille, ce qui n'empêche pas les dirigeants chinois d'affirmer que l'organisation sert à diffuser de la propagande et à acquérir une « puissance douce » (soft power), propos que réitèrent invariablement des universitaires chinois dans des revues en chinois portant sur ce sujet. Si le British Council participe aussi à des projets de nature politique touchant notamment au développement institutionnel de la justice, à la primauté du droit et à la société civile, il en fait cependant état publiquement sur son site Web. En outre, cela ne peut pas constituer un problème pour des universités étrangères, car le British Council n'y établit pas de bureaux.

Contrairement au British Council qui, en vertu de sa charte, échappe à l'ingérence politique, l'IC entretient des rapports étroits avec l'État‑parti chinois. D'abord, le Hanban relève du ministère de l'Éducation, qui est régi par des dispositions législatives sur l'éducation supérieure conçues pour faire respecter l'orthodoxie idéologique du marxisme-léninisme, de la pensée de Mao Zedong et de la théorie de Deng Xiaoping. En outre, le conseil de direction et le conseil d'administration du British Council se composent de personnalités issues du Conseil lui-même ou du monde des arts, des affaires ou du commerce, tandis que le sous-directeur du Hanban est secrétaire au Parti communiste chinois (PCC) et que trois des seize membres de son conseil de gestion sont membres du Comité central du PCC. Le directeur, Liu Yandong, fait partie du Bureau politique et a dirigé le Département du front pour la réunification en 2002 et 2003. Un autre membre, Hu Zhanfan, dirige la télévision centrale chinoise depuis 2011. Des citoyens du Web chinois l'ont critiqué pour avoir dit à des journalistes qu'ils devaient comprendre qu'ils étaient des « vecteurs de propagande ». Étant donné l'importance qu'accorde la politique étrangère chinoise à la revendication de la souveraineté de la Chine sur Taïwan, il est aussi intéressant de constater la présence au conseil de Zhou Mingwei, ancien sous‑directeur du Bureau des affaires taïwanaises de Chine, envoyé en 2001 à Washington pour faire campagne contre la vente d'armes à Taïpei et toute entorse au principe de l'unité chinoise.

Risques encourus par les universités

Le premier risque qu'encourent les universités hôtes repose sur l'incompatibilité entre la mission politique de l'IC ainsi que ses liens avec l'État‑parti chinois avec le principe voulant que pour s'épanouir de façon indépendante, l'activité universitaire doit être à l'abri de l'ingérence politique. Le contrat signé avec le Hanban stipule que les activités de l'IC ne doivent pas violer les lois chinoises. Il assujettit en outre toutes les parties aux règlements de l'Institut Confucius, qui donnent au Hanban le pouvoir d'évaluer le rendement de l'IC et même de prendre des mesures punitives contre toute personne ou partie qui mène des activités au nom de l'IC sans autorisation du siège de l'Institut ConfuciusNote de bas de page 64.

Cette entente juridique ne relève pas d'une simple abstraction. À titre d'exemple, la nature préjudiciable des conditions d'emploi du Hanban est déjà un sujet de controverse et a donné lieu à des poursuites. Ces conditions ne sont pas secrètes. En effet, le site Web du Hanban précise que pour être considérée pour un poste d'enseignant, une personne doit avoir de 22 à 60 ans, être en santé physique et mentale, n'avoir jamais participé aux activités du Falun Gong ou d'autres organisations illégales et ne pas avoir de casier judiciaireNote de bas de page 65. Cette situation a déjà poussé un employé de l'IC à l'Université McMaster, au Canada, à demander l'asile politique pour persécution religieuse. En février 2013, l'université avait réglé le problème en ne reconduisant pas le contrat avec le Hanban. Des accusations de soutien à des « activités non éthiques et illégales dans le monde libre » non seulement menacent les droits des employés, mais peuvent aussi nuire à la réputation de l'établissement.

À ce risque pour la réputation s'ajoute la perception que l'IC ne permet pas que des sujets jugés sensibles par le gouvernement chinois, par exemple le statut du Tibet et de Taïwan ou le massacre perpétré en 1989 sur la place Tiananmen, fassent l'objet d'examens critiques. Cela peut s'aggraver lorsque des universitaires chinois, connus pour leurs activités de promotion des politiques de leur gouvernement, sont sollicités pour parler de tels sujets. Par exemple, en août 2012, des groupes d'appui au Tibet ont qualifié « d'excellent véhicule de propagande chinoise » l'IC à l'université de Sydney, qui avait invité un conférencier du Centre de recherche tibétologique de Chine. Celui-ci avait déclaré publiquement que sa mission consistait à expliquer aux étrangers que le Tibet, gouverné par la Chine depuis toujours, a été sauvé par le PCC d'un complot ourdi par le dalaï‑lama pour réinstaurer une dictature de moines et d'aristocrates. Selon lui, les cas d'auto-immolation au Tibet sont liés à des complots de l'étranger.

Une fois de plus, de tels cas montrent que les normes éthiques sont importantes pour les universités, et pas seulement comme sujet de débat abstrait. Elles servent à protéger et à cultiver un environnement sécurisé qui permet l'épanouissement de la liberté de pensée et d'expression dont dépend le travail universitaire. Pour bien saisir cette réalité, il suffit de se placer du point de vue d'un étudiant ou d'un chercheur dont les activités touchent à un enjeu jugé sensible par le gouvernement chinois. Il est particulièrement troublant d'entendre des étudiants chinois exprimer leur peur et leur déception lorsqu'ils arrivent sur le campus et se rendent compte que leur propre gouvernement y a établi une organisation qui leur fait sentir qu'ils sont soumis au même genre de surveillance qu'en Chine. Dans un courriel privé, l'un d'eux a affirmé que, pour lui, l'Institut Confucius fonctionnait comme un système de télévision en circuit fermé susceptible d'étouffer sa pensée critique en lui rappelant constamment qu'il est sous surveillance et qu'il doit bien se comporter.

Les inquiétudes relatives à la collecte de renseignements par le gouvernement chinois sur les activités d'individus et sur les réseaux que constituent bien des universitaires dans le cadre de leurs recherches viennent aggraver ce sentiment d'insécurité. Nul besoin de prouver que l'IC participe directement à ce genre d'activités : il est notoire que le pays qu'il sert commandite des activités d'espionnage informatique à grande échelle contre des organismes commerciaux et médiatiques dans le monde entier. S'il n'y a pas de preuve directe du lien entre l'État chinois et les cyberattaques contre des universités, il est toutefois révélateur que les pirates informatiques aient tendance à s'en prendre à des employés et à des étudiants qui font des recherches sur la Chine. Par exemple, au printemps 2010, à la London School of Economics and Political Science, on a tenté d'utiliser des chevaux de Troie adaptés pour pénétrer dans les comptes de courriel de la plupart des employés et de plusieurs étudiants chercheurs qui travaillaient sur des questions liées aux stratégies politiques et étrangères de la Chine. Sept d'entre eux ont fait l'objet de multiples tentatives, dont deux, qui se penchaient sur des enjeux jugés particulièrement sensibles par le gouvernement chinois, ont été ciblés pas moins de 59 et 28 fois, respectivement.

Outre ces risques immédiats, le milieu universitaire s'inquiète de plus en plus de l'effet pervers que l'IC pourrait avoir, à long terme, sur les études chinoises. Sujet particulièrement délicat : le Hanban insiste pour que l'IC utilise uniquement le mandarin standard et les nouveaux sinogrammes simplifiés. Ce geste a des répercussions politiques, parce qu'il empêche les étudiants d'apprendre des dialectes comme le cantonais et les sinogrammes complets (traditionnels) qu'utilisent, dans le monde, des communautés sinophones qui échappent au contrôle du PCC, comme celles de Taïwan, de Hong Kong et de la diaspora. Comme l'explique Michael Churchman, de l'Université nationale de l'Australie, la directive qui empêche des étrangers d'utiliser certains sinogrammes repose sur le même principe fondamental que le fait de les encourager à élargir leurs connaissances sur la Chine d'une manière jugée acceptable par l'État chinois (par exemple, la directive interdit de discuter du dalaï-lama). Ainsi donc, il se pourrait qu'une génération de spécialistes de la Chine soit uniquement capable d'utiliser une version simplifiée du chinois et ait du mal à déchiffrer des textes historiques ou à consulter des médias qui critiquent le PCC.

Dans le même ordre d'idée, des sinologues éminents comme Yu Yingshi, professeur émérite d'études est-asiatiques et d'histoire à l'Université de Princeton, et Goran Malmqvist, professeur de sinologie à l'Université de Stockholm, ont dit craindre qu'en comptant ainsi sur l'IC, les universités et les gouvernements finissent par diminuer le financement des bibliothèques spécialisées et des centres d'expertise existants, réduisant ainsi les possibilités d'emploi des spécialistes formés à l'extérieur de la Chine. Une telle tendance peut aussi mener à la marginalisation d'universitaires qui, refusant de collaborer avec l'IC de leur institution, pourraient ne plus avoir accès à des personnes-ressources et être écartés des décisions qui façonnent les relations de leur institution avec la Chine, sans parler des fonds additionnels que versent les universités. Cela peut mener à la croissance de l'autocensure et même au départ d'universitaires d'expérience qui préféreront démissionner que voir leurs projets et organismes privés de fonds et souffrir l'humiliation de ne plus avoir leur mot à dire dans les décisions relatives à leur travail. Les recrues sont encore plus vulnérables, surtout si elles doivent s'engager à collaborer avec l'IC, que les offres d'emploi présentent comme un projet vedette à l'université.

Au moment d'évaluer les risques dont il a été question, il convient de garder à l'esprit que le concept de l'IC n'a que neuf ans et qu'à l'heure actuelle, on envisage de porter à 1 000 le nombre d'emplacements d'ici 2020. On peut constater que la mission de l'IC s'est quelque peu élargie depuis son établissement, en avril 2007, à l'Université Waseda, au Japon, dans le cadre d'un partenariat avec l'Université de Beijing comprenant un programme d'aide à la recherche destiné aux diplômés étudiant en Chine. Le travail de l'IC prend aussi la forme de projets, par exemple la tenue de discussions sur des sujets comme le système financier de la Chine, son économie du savoir, sa situation économique ainsi que le « modèle chinois ».

Les participants à la conférence annuelle du Hanban en décembre 2012 étaient d'avis que l'intégration (rongru) dans les activités générales des universités étrangères se fait trop lentement. Un nouveau plan sinologique a donc été annoncé, qui vise à favoriser la participation de l'IC à des projets de doctorants, à des programmes de développement du leadership chez les jeunes, à des voyages d'études que font des universitaires pour comprendre la Chine, à des conférences internationales et à des publications de recherche, en conjonction avec une recrudescence des efforts visant à pénétrer l'ensemble du système scolaire du pays hôte : cours de chinois dans les écoles primaires et intermédiaires, définition du programme didactique et formation d'une brigade (duiwu) d'enseignants spécialisés.

Encore une fois, d'importantes conséquences politiques découlent de la prise en charge éventuelle, par l'IC, de la formation des professeurs et de la conception des programmes, tâches qui incombent normalement à des diplômés d'universités locales. La nature politique du matériel didactique remis à des écoles par le Hanban suscite déjà son lot de controverses, notamment un cours, sur le site Web du Hanban, qui décrit la guerre de Corée comme une guerre de résistance contre l'agression américaine et une aide apportée à la Corée. Si les élèves plus âgés sont peut-être mieux outillés pour percer à jour ces tentatives d'endoctrinement, de jeunes Américains qui ont étudié sous la direction de l'IC ont développé un point de vue plus favorable à la Chine et à son système politique, à la satisfaction d'universitaires chinois.

Gestion des risques

De nombreux défenseurs de la présence de l'IC sur les campus soutiennent ne pas avoir fait l'objet de pressions politiques. Toutefois, la mission politique de l'IC, la situation juridique inhabituelle qu'il s'est créée, la perception qu'en ont des étudiants et des employés vulnérables, l'échelle et la vitesse de son développement ainsi que la volonté du Hanban d'étendre ses travaux aux activités fondamentales des universités et à l'enseignement scolaire représentent des risques qui doivent être évalués et gérés adéquatement.

Jusqu'à présent, la possibilité de gérer les IC dans des limites compatibles avec la mission de l'université n'a pas beaucoup été discutée. Toutefois, il est intéressant de constater que dans certains cas, la décision d'accueillir l'IC s'est heurtée à la résistance active du personnel universitaire, animée par des motifs éthiques relevés par un examen minutieux, particulièrement dans les universités du Manitoba, de la Colombie‑Britannique, de Melbourne, de Stockholm, de Chicago et de la Pennsylvanie.

Il convient aussi d'invoquer plus clairement l'argument économique, en tenant compte des fonds d'appoint, des installations et du soutien administratif fournis à l'IC par l'établissement qui l'accueille. Il pourrait s'avérer plus efficace de former à l'interne des professeurs de langue qui feront carrière, connaîtront bien les méthodes didactiques du pays et échapperont aux contraintes politiques. Cela ouvrirait également des possibilités à des ressortissants chinois que le système du Hanban exclurait pour des motifs politiques, religieux ou de santé.

Ironiquement, on constate que nombre des personnes les plus préoccupées par les risques que présente l'IC ont passé leur vie active à étudier la Chine, mais que les porte-paroles du gouvernement chinois les assimilent à des porteurs d'une pensée digne de la guerre froide. Personne ne nie qu'il doit y avoir et qu'il y aura davantage de collaboration universitaire avec la Chine. Toutefois, toutes les parties seront avantagées si cette collaboration s'établit de façon à préserver la mission de l'université, à savoir défendre des valeurs fondamentales comme la recherche de la liberté universitaire et intellectuelle ainsi que le respect de la diversité religieuse et politique. Certes, ces valeurs pourraient être retirées de la mission universitaire. Toutefois, si l'on considère l'université comme une institution qui non seulement reflète, mais façonne les valeurs de la société dont elle fait partie, une telle expurgation ne saurait être permise par défaut.

Sempiternelles tentations et protection des secrets industriels

La Chine et la gestion des perceptions

Malgré la diversité et la complexité de la Chine, sa stratégie globale semble s'articuler autour de trois objectifs interdépendants : exercer un contrôle sur les régions périphériques; maintenir l'ordre et la stabilité intérieurs; atteindre le statut de grande puissance et le maintenir.

La Chine considère la gestion des perceptions comme une mesure efficace pour contrer ses présumés adversaires. Dans son proverbe si souvent cité, Sun Tzu appelait expressément à l'utilisation de telles mesures : « Tout l'art de la guerre est basé sur la duperie ». Le gouvernement chinois actuel pratique la duperie et la gestion des perceptions afin de protéger ses intérêts stratégiques tout en évitant les conflits. « L'art de la guerre, c'est de soumettre son ennemi sans combat », écrivait aussi le stratège militaire.

Par conséquent, Beijing compte parfois sur la manipulation des processus cognitifs de son adversaire et sur la production de perceptions qui procurent un avantage direct à la Chine. Le gouvernement chinois met l'accent depuis longtemps sur la propagande ou la manipulation de l'information rendue publique. L'incident de la place Tiananmen en 1989 est un exemple révélateur, étant donné qu'aujourd'hui, presque personne en Chine ne soulève cet événement ou les facteurs à l'origine des affrontements. La manipulation de l'histoire depuis le Grand Bond en avant jusqu'à la Révolution culturelle montre l'habileté avec laquelle le Parti communiste chinois arrive à gérer la perception qu'a sa population ainsi que le monde extérieur de ce qui fait et ne fait pas partie de son histoire. Le ministère des Affaires étrangères (MAE) de la Chine nie constamment que son pays se livre à des cyberattaques, en signalant que cela va à l'encontre de la loi chinoise. Ce qu'il ne dit pas, par contre, c'est qu'il est seulement illégal de s'introduire dans l'ordinateur d'une autre personne en Chine.

Les agents de renseignement chinois adoptent diverses méthodes pour voler de la propriété intellectuelle : (i) demandes directes, sollicitation et services de marketing; (ii) acquisition de technologies et d'entreprises; (iii) infiltration des conférences ou d'autres activités publiques ou ciblage de participants à des programmes d'échanges de scientifiques ou d'étudiants; (iv) exploitation de projets de recherche conjoints et de visites officielles; (v) obtention d'un emploi dans des entreprises de haute technologie et de recherche; (vi) ciblage de voyageurs à l'étranger. Les agents chinois utilisent de plus en plus des méthodes à la fine pointe de la technologie telles que les cyberattaques et l'introduction de chevaux de Troie dans les ordinateurs visés, et ont recours à des personnes « bien placées » au sein d'une entreprise qui permet de masquer le rôle de la Chine et ses objectifs.

Vols de propriété intellectuelle aux États‑Unis

Pour le cas où quelqu'un douterait encore du fait que des gouvernements étrangers tentent toujours de voler des technologies aux États‑Unis, voici des exemples.

(i)            D'abord, il y a le cas de Greg Chung DongfanNote de bas de page 66, ingénieur chez Boeing et Rockwell, qui, après avoir été naturalisé américain, a transmis à la Chine de 1979 à 2006 des informations classifiées sur la navette spatiale, la fusée Delta IV et l'avion de transport militaire C‑17. Chung souhaitait « apporter sa contribution à la mère patrie ». Au début, il se rendait en Chine sous prétexte d'y donner des conférences, mais y rencontrait secrètement des représentants et fonctionnaires du gouvernement chinois. Ses officiers traitants chinois l'avaient également incité à passer par Chi Mak (voir ci‑dessous) pour renvoyer des informations en Chine. Chung a été arrêté en février 2008, puis inculpé d'espionnage économique et condamné à quinze ans de prison en février 2010.

(ii)           Chi Mak (Mai Dazhi) était un agent dormant typeNote de bas de page 67. Ce Chinois naturalisé américain en 1985 a été condamné en mars 2008 à une peine d'emprisonnement de plus de 24 ans. Il a avoué avoir été envoyé aux États‑Unis en 1978 afin d'obtenir un emploi au sein de l'industrie de la défense et de pouvoir ainsi voler des secrets liés à ce secteur, ce qu'il a fait pendant plus de vingt ans.

Il avait été ingénieur en chef dans le cadre d'un projet de recherche sur la propulsion électrique silencieuse pour les sous-marins de la marine américaine. La technologie élaborée dans le cadre de ce projet est considérée par la marine comme de l'équipement militaire important, de sorte qu'elle ne peut être exportée vers des pays expressément interdits par le Département d'État, dont la Chine.

Dès 1983, Chi Mak a commencé à transmettre ces informations, parmi d'autres, à la République populaire de Chine (RPC). Au début, son épouse et lui apportaient eux‑mêmes les documents en Chine, mais après l'arrivée de la Chine de son frère, Tai Mak, celui‑ci est devenu le messager. Tai Mak chiffrait les informations et prenait des dispositions pour se rendre en RPC avec les disques compacts qui les contenaient. Chi Mak a avoué que les informations qu'il donnait à son frère étaient transmises à un chercheur au Centre chinois d'études sur l'Asie-Pacifique (CAPS) à l'université de Zhongshan, à Guangzhou. Financé en partie par l'Armée populaire de libération (APL), le CAPS effectue de la recherche opérationnelle.

(iii)          Dans un autre cas d'espionnage, le 29 août 2012, un juge fédéral à Chicago a condamné Jin Hanjuan, une Chinoise naturalisée américaine, à quatre ans de prison pour avoir volé à la société Motorola des secrets commerciaux valant plusieurs millions de dollars. Le juge a indiqué que cette femme douce et sans prétention avait procédé en pleine nuit à une « véritable opération préméditée » contre l'entrepriseNote de bas de page 68. Jin avait été une employée de Motorola de 1998 à 2007. Les autorités fédérales l'ont interceptée à l'aéroport international O'Hare dans le cadre d'une fouille aléatoire en février 2007. Elle avait un billet aller simple pour Beijing. Les douaniers ont trouvé dans ses bagages plus de 30 000 dollars américains en espèces, quelque 1 000 documents techniques confidentiels, dont certains étaient sur papier et d'autres sur des clés USB, ainsi que des informations sur plusieurs disques durs. Lors d'une perquisition à sa résidence, les autorités ont trouvé des preuves indiquant que depuis 2004, Jin avait joué le rôle de consultante dans le cadre de projets de la société Kai Sun News Technology, également connue sous le nom de Sun Kaisens, laquelle est affiliée à l'armée chinoise. Des courriels indiquaient en outre qu'elle avait l'intention de retourner en Chine afin de travailler pour cette entreprise.

Le juge dans cette affaire a déclaré qu'il fallait « envoyer un message qui dissuaderait les personnes ayant accès à des secrets commerciaux de détourner des informations d'une importance capitale. Dans le monde d'aujourd'hui, la technologie est ce qu'il y a de plus précieux. Il y a donc lieu de protéger les secrets commerciaux ».

(iv)         Enfin le 29 mai 2012, Zhang Bo, un Chinois travaillant comme entrepreneur à la banque de la Réserve fédérale de New York, a plaidé coupable à des accusations de vol de logiciels utilisés par le Département d'État américain pour suivre les perceptions et les paiements fédéraux. Zhang a plaidé coupable à une accusation de vol de biens du gouvernement et à une accusation de fraude en matière d'immigration lors d'une audience devant un tribunal fédéral de Manhattan. Le 4 décembre 2012Note de bas de page 69, il a été assigné à résidence pour une période de six mois dans le cadre d'un programme de mise en liberté surveillée d'une durée de trois ans. Dans sa décision, le juge a déclaré que rien ne prouvait que Zhang avait communiqué le code machine à quelqu'un d'autre ou avait compromis la sécurité du logiciel, mais qu'il s'inquiétait des actes illégaux que Zhang avait commis à répétition. Zhang a également admis avoir soumis de faux documents aux services d'immigration à plus d'une reprise afin d'aider des ressortissants étrangers à obtenir des visas pour entrer aux États‑Unis et y travailler.

Zhang, un programmeur informatique qui avait déjà travaillé chez Goldman Sachs, avait été chargé de travailler à un projet d'élaboration d'un code source à la Réserve fédérale de New York qui permettait de suivre les milliards de dollars virés tous les jours dans le grand livre général des États‑Unis. Zhang a profité de l'accès que lui offrait ce poste de confiance pour voler des logiciels propriétaires très sensibles. Le fait de les voler et de les copier menaçait la sécurité d'un code source d'une importance capitale. Cette affaire met en lumière ce que les experts de la sécurité appellent la « menace de l'intérieur », c'est‑à-dire la menace que représente un employé d'une entreprise qui en vole la propriété intellectuelle.

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