Stabilité politique et sécurité en Afrique de l'Ouest et du Nord

Publié : mercredi 23 avril 2014

Points saillants de la conférence

Publication no 2014-04-01 de la série Regards sur le monde : avis d’experts

Le présent rapport est fondé sur les opinions exprimées par les participants et les exposants, de même que sur de courts articles offerts par les exposants à l’occasion d’une conférence organisée par le Service canadien du renseignement de sécurité dans le cadre de son programme de liaison-recherche. Le présent rapport est diffusé pour nourrir les discussions. Il ne s’agit pas d’un document analytique et il ne représente la position officielle d’aucun des organismes participants. La conférence s’est déroulée conformément à la règle de Chatham House; les intervenants ne sont donc pas cités et les noms des conférenciers et des participants ne sont pas révélés.

www.scrs-csis.gc.ca

Publié en avril 2014
Imprimé au Canada

© Sa Majesté la Reine du chef du Canada

Table des matières

La conférence et ses objectifs

Les 4 et 5 décembre 2013, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), en partenariat avec le Cabinet Office du Royaume-Uni, a tenu une conférence de deux jours au sujet de l’Afrique de l’Ouest et du Nord dans le cadre de son programme de liaison-recherche. Tenue selon la règle de Chatham House, l’événement a donné l’occasion aux conférenciers spécialistes et aux participants d’examiner les facteurs influençant la stabilité politique et la sécurité dans la région.

La conférence de l’Afrique de l’Ouest et du Nord a accueilli un groupe impressionnant de chercheurs d’Amérique du Nord, d’Afrique et d’Europe. Les opinions exprimées dans les documents inclus dans le présent rapport de conférence appartiennent à ces chercheurs et analystes indépendants, et ne sont pas celles du SCRS. Lancé en 2008, le programme de liaison-recherche du SCRS a pour objectif de favoriser un dialogue entre des professionnels du renseignement et des experts aux origines culturelles variées qui œuvrent dans différentes disciplines au sein d’universités, de groupes de réflexion ou d’autres établissements de recherche au Canada et à l’étranger. Il se peut que certains experts défendent des idées ou tirent des conclusions qui ne concordent pas avec les points de vue et l’expérience du Service; c’est précisément ce qui rend utile la tenue d’un tel dialogue.

Sommaire

Au cours des trois dernières années, l’Afrique du Nord et l’Afrique de l’Ouest ont été le théâtre d’une suite d’événements explosifs. Le nord et le centre du Nigéria sont devenus les cibles d’une vague montante d’attentats revendiqués par Boko Haram et son groupe affilié, Ansaru. Le nord du Mali est tombé entre les mains de forces séparatistes et djihadistes et, pour la première fois, l’insurrection a menacé la stabilité des États voisins. La Libye n’a pas réussi à maîtriser la violence au lendemain du renversement par la force du régime de Kadhafi. Quant à l’Algérie, une faction dissidente d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), mouvement central du réseau djihadiste de la région, a perpétré un attentat spectaculaire contre un complexe gazier à In Aménas, lequel a fait de nombreuses victimes occidentales et africaines. En outre, en Tunisie, depuis la chute du régime de Ben Ali, de plus en plus de jeunes, mécontents de la situation, sont attirés par le discours d’al-Qaïda. Certains étudiants de la région agiteraient le spectre d’un « AfrighanistanNote de bas de page 1 » sur la côte sud de l ’Europe .

Les 4 et 5 décembre 2013, le Service canadien du renseignement de sécurité a organisé, de concert avec le Cabinet Office du Royaume-Uni, une conférence de deux jours visant à faire la lumière sur les facteurs à l’origine de l’insécurité croissante dans cette région riche en ressources et la mesure dans laquelle ces facteurs contribueront à définir la menace qui pèsera sur la région et sur les pays occidentaux au cours des prochaines années. Un groupe multidisciplinaire formé de 22 experts en provenance du Canada, des États-Unis, de l’Europe et des pays africains visés s’est réuni pour analyser les forces socioéconomiques, politiques et idéologiques en jeu. Ils se sont aussi penchés sur les facteurs exogènes qui interviennent et la dynamique particulière au sein des forces extrémistes qui aidera à déterminer si elles s’implanteront encore davantage dans la région.

Constatations issues de la conférence

En examinant la région à travers différents prismes, on constate qu’il existe un éventail d’identités ethniques, linguistiques et religieuses qui se chevauchent et qui reflètent une réalité multidimensionnelle. Toutefois, les pays de la région partagent un certain nombre de problèmes qui nuisent gravement à leur capacité de faire face aux contrecoups de la série de révolutions désignée sous le nom de « printemps arabe ». Dans bien des pays, les institutions d’État sont fragiles. Leur légitimité est ébranlée en raison de la présence de puissants réseaux de trafiquants transnationaux corrompus qui s’approprient les régions frontalières et collaborent avec AQMI et d’autres forces extrémistes afin de promouvoir leurs propres causes. Les autorités sont donc mal équipées pour composer avec les pressions associées à l’urbanisation rapide et les attentes croissantes d’une population de jeunes, dont un très grand nombre, âgés de moins de 25 ans, existent en marge de l’économie nationale. À cela s’ajoute un paysage religieux changeant où la montée du salafisme, branche intégriste de l’islam, alimente les conflits interreligieux et les rivalités ethnoculturelles à l’intérieur des pays et entre ceux-ci.

L’Afrique du Nord et l’Afrique de l’Ouest n’ont pas de cadre institutionnel partagé pour faire face à ces problèmes transnationaux. Les organisations existantes, telles que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CÉDÉAO) et le Comité d’état-major opérationnel conjoint (CÉMOC), n’ont pas les outils nécessaires pour le faire. Créé en 2010 pour coordonner les efforts des services de renseignement et de l’armée contre AQMI en Algérie, au Mali, au Niger et en Mauritanie, le CÉMOC demeure sans pouvoir. De même, la CÉDÉAO continue de déployer des efforts afin d’ajouter à son mandat économique une dimension liée à la sécurité. Comme la situation au Mali l’a montré, l’intervention de la France, une ancienne puissance coloniale, a été nécessaire pour suppléer aux efforts de la CÉDÉAO afin de faire face à une situation d’urgence susceptible d’engloutir ses voisins. Le Nigéria, qui pourrait accéder au titre de puissance régionale, est mis à l’écart à cause d’une insurrection islamiste, d’une classe politique qui a perdu confiance dans la façon dont le pays est gouverné et de la corruption endémique, tous des facteurs qui contribuent à l’affaiblir. Il fait aussi face à la menace omniprésente d’une nouvelle insurrection dans le delta du Niger si, à la suite des élections présidentielles de 2015, le président chrétien du Sud, Goodluck Jonathan, perd aux mains d’un candidat du nord, région à prédominance musulmane.

L’Algérie commence elle aussi à jouer un plus grand rôle dans les efforts pour ramener la stabilité dans la région. L’attentat contre ses complexes gaziers au début de 2013 a mis en lumière non seulement sa propre vulnérabilité face au mouvement terroriste en expansion, mais aussi la nécessité de repenser sa stratégie antiterroriste qui, jusqu’ici, était axée sur la « mise en quarantaine » d’AQMI, mouvement dirigé par des Algériens, et des groupes qui y sont liés aux limites de ses frontières méridionales et dans les territoires voisins. Le pays est toujours hanté par les fantômes de sa propre guerre civile des années 1990, et le recours à la violence n’est pas retenu comme solution viable au problème de la répartition inéquitable des ressources et des possibilités. Le régime fait toutefois le constat d’un malaise social croissant. En outre, au lendemain de la crise malienne, le Maroc, rival de longue date de l’Algérie, a pris les devants et a aidé le Mali à se doter de moyens pour lutter contre le terrorisme, dans l’espoir de jouer la carte touarègue pour contrer l’appel à l’indépendance du protectorat marocain du Sahara occidental lancé par Alger.

Sur le front malien, la concurrence entre Rabat et Alger pourrait devenir un autre facteur de déstabilisation dans un pays qui a été profondément marqué par la plus récente insurrection et ne sait pas trop quelle voie emprunter. Pour la première fois de l’histoire des rébellions lancées par les Touaregs—qui représentent environ 30 % de la population répartie inégalement dans le nord—les extrémistes islamistes ont réussi à imposer leur propre programme au détriment des revendications de longue date et à exploiter la libre circulation des armes et le retour des combattants touaregs à la dérive après la chute du régime Kadhafi pour établir un règne de terreur dans le nord du Mali. Il n’y a pas de terrain d’entente permettant l’amorce d’un dialogue après le conflit. Bamako décrit la lutte comme un conflit racial entre les Touaregs à teint clair et la population noire. La majeure partie de la population du nord et du sud a peu d’appétit pour le marchandage qui a contribué par le passé à ramener d’anciens dirigeants au pouvoir. La montée d’une faction indépendante radicale formée de jeunes militants touaregs au sein du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) mine encore davantage le pouvoir de négociation des instances dirigeantes traditionnelles en proie à des querelles intestines. Malgré les pertes importantes subies par les forces islamistes d’Ansar Dine et de l’aile sahélienne d’AQMI, le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), pendant l’opération Serval dirigée par la France en 2013, elles risquent d’attirer encore plus de partisans par leur discours radical, en raison des problèmes à l’origine du soulèvement qui demeurent toujours non résolus.

Les djihadistes ont également intensifié leur présence en Tunisie, en Libye et au Niger, pays que la faction dissidente d’AQMI sous la direction de Mokhtar Belmokhtar a choisi pour la planification, de concert avec le MUJAO, d’attentats de moindre envergure mais quand même inquiétants. Le Cameroun ne s’en est pas tiré indemne, des enlèvements lucratifs d’Occidentaux ayant été perpétrés par des groupes affiliés à al-Qaïda dans les régions frontalières. Au cours des deux dernières années, la Mauritanie a réussi à écarter la menace. Ayant été pendant longtemps une base de planification d’activités djihadistes, elle a été épargnée temporairement à la suite d’une campagne antiterroriste réussie contre AQMI. En plus des groupes mentionnés précédemment, des éléments d’Ansar al-Charia, milice islamiste libyenne, et du mouvement Ansar al-Charia propre à la Tunisie constituent d’autres piliers de l’architecture djihadiste.

Comme il a été signalé, l’opération Serval a permis de stopper la progression de djihadistes au Mali au cours du premier trimestre de 2013. Beaucoup de dirigeants et de combattants ont été tués, alors que d’autres ont dû chercher refuge dans les régions frontalières. L’opération a aussi permis de perturber les liens que certains djihadistes entretenaient avec de lucratifs réseaux de trafiquants. Cette victoire pourrait toutefois s’avérer de courte durée en attendant que le réseau djihadiste adapte ses objectifs à la nouvelle réalité géopolitique et exploite les tensions sociales qui couvent. AQMI a fait preuve de résilience à maintes reprises, tirant ses forces de son intégration réussie dans le tissu social des régions frontalières en proie à l’anarchie au cours des dix dernières années. Bon nombre de ses membres, tout comme ceux des groupes qui y sont affiliés, se sont fondus dans la population locale en attendant le retrait des troupes étrangères. D’ailleurs, des signes donnent déjà à penser que le réseau est en train de reprendre vie. Ses membres peuvent compter sur le fait que les pays où ils se sont réfugiés ne poursuivront pas de campagnes antiterroristes musclées, de peur que cela ne déclenche des frappes contre leur propre territoire en guise de représailles. En outre, étant donné les liens qu’ils continuent d’entretenir avec des trafiquants et leurs habiletés reconnues en matière d’enlèvement, certains djihadistes ont accès à d’importantes sources de financement.

Le retour de combattants djihadistes de la Syrie, pays qui attire des jeunes radicalisés en provenance de toute la région, notamment de la Tunisie, risque aussi de provoquer de l’agitation. Comme l’ont si bien montré les combattants touaregs en Libye qui sont revenus à la suite du renversement de Kadhafi, le retour de jeunes combattants endurcis ayant adopté la vision du monde privilégiée par al-Qaïda peut avoir un important effet déstabilisateur. En Tunisie, Ansar al-Charia peut déjà compter sur un noyau de combattants qui ont perfectionné leurs techniques lors des combats contre les régimes de Ben Ali et de Kadhafi et contre le Mali. Le mouvement peut maintenant s’attendre au retour de bon nombre des quelque 2 000 jeunes Tunisiens qui se battent aux côtés du Front al-Nusra et de l’État islamique en Irak et au Levant, deux des forces anti-Assad les plus radicales qui ont établi des liens étroits avec le mouvement international d’al-Qaïda ou en font partie intégrante.

Les participants à la conférence ont reconnu l’importance d’une stratégie antiterroriste coordonnée à l’échelle de la région pour tirer parti des progrès réalisés grâce à l’intervention militaire de la France au Mali. Ils ont toutefois émis une mise en garde : une approche mettant l’accent exclusivement sur la sécurité est vouée à l’échec à moyen et à long terme. Ce n’est que grâce à une intervention multidimensionnelle visant à réduire les disparités socioéconomiques, la marginalisation politique et les faiblesses institutionnelles qui nuisent à la stabilité de ces sociétés que l’on peut espérer réduire l’attrait du discours d’al-Qaïda.

Propagation du salafisme en Afrique de l’Ouest

En Afrique de l’Ouest, le djihadisme salafiste a des origines sociales et théologiques relativement lointaines qui, d’un point de vue contemporain, remonteraient même à la période précoloniale et incluraient des djihads bien connus comme celui du cheikh Ousmane Dan Fodio, fondateur du califat de Sokoto, en 1809. Le salafisme peut être défini en cinq points :

  • une vision protestante des textes sacrés et une réticence parallèle à reconnaître les textes de la tradition (hadiths);
  • une religion révélée qui insiste sur la justesse de la foi (contrairement au sunnisme classique qui met l’accent sur la justesse de la pratique) et permet au croyant de pratiquer l’anathème (takfir) (qualifier de non-musulmans ceux qui ne sont musulmans « qu’en apparence », ce qui légitime leur assassinat);
  • une hostilité à l’égard du soufisme et des versions syncrétistes de l’islam;
  • une vision cyclique de l’histoire, dans laquelle les seules périodes de l’histoire musulmane qui sont importantes sont la période de la vie du prophète Mahomet et la période actuelle de la fin des temps;
  • une fixation sur le dogme polarisant de l’al-wala wa-l-bara (l’amour et la haine en fonction de leur lien avec l’islam).

Le salafisme a plusieurs moyens d’accès à l’Afrique de l’Ouest : l’idéologie, grâce à l’éducation, l’argent, grâce aux puissantes organisations non gouvernementales (ONG) islamiques (financées principalement par l’Arabie saoudite et les États du golfe), et les convictions personnelles, grâce à l’attraction qu’il exerce sur des combattants qui sont en réalité des réfugiés salafistes d’autres parties du monde musulman.

L’éducation est la porte d’entrée la plus courante du salafisme en Afrique de l’Ouest (et à d’autres endroits dans le monde musulman). Sa prédominance découle du fait que, dans l’islam, le centre—le Moyen-Orient—est plus prestigieux que la périphérie ou que l’ensemble des autres régions culturelles. En pratique, selon une tradition vieille de plusieurs siècles, les musulmans ouest-africains cherchent à étudier au Caire (à l ’université al-Azhar) ou au Maroc. Ces deux régions exercent toujours un attrait, mais il existe au moins quatre autres endroits privilégiés : l’Arabie saoudite, plus particulièrement les universités associées à La Mecque et à Médine; le Soudan, principalement l’Université internationale africaine; les madrassas de Mauritanie; et, pour certains, les universités islamiques en Iran. Évidemment, les diplômés des deux premiers endroits sont d ’abord et avant tout orientés vers le salafisme, mais certains Africains sont également convertis au radicalisme chiite en Iran.

L’éducation salafiste a des conséquences pratiques pour Afrique de l’Ouest : elle rehausse le prestige religieux et social des membres de la plus jeune génération qui reviennent du Moyen-Orient arabe et connaissent l’arabe (ce qui en soi accroît le prestige) et les met en opposition avec les anciens qui pratiquent une interprétation soufie de l’islam. L’éducation salafiste a aussi des conséquences pour les communautés d’autres religions parce que le salafisme saoudien est carrément intolérant non seulement envers le soufisme, mais aussi envers tout compromis avec le christianisme.

Perspectives d’avenir

Le salafisme n’a pas encore atteint son paroxysme et il continuera de se propager en Afrique de l’Ouest. D’un point de vue idéologique et religieux, le salafisme et le djihadisme-salafiste représentent une solution de rechange radicale ou violente au statu quo dans tous les pays qui comptent une masse substantielle de musulmans. En Afrique de l’Ouest, les possibilités de division entre musulmans et chrétiens, ou entre les élites chrétiennes et laïques n’ont pas encore été exploitées à fond. Dans presque tous les pays, les musulmans éprouvent du ressentiment de la domination de ces élites, qu’elles appartiennent à une majorité chrétienne ou musulmane (habituellement soufie). Le salafisme, et tout particulièrement le djihadisme-salafiste, peut être un excellent moyen de canaliser ces frustrations. Il faut s’attendre à ce que d’autres mouvements que Boko Haram, Ansaru, le MUJAO et Ansar Dine voient le jour dans un avenir rapproché.

Toutefois, il convient également de signaler que le djihadisme-salafiste pourrait porter en son sein les germes de sa propre destruction. Il suffit de penser à l’expérience de l’Algérie à compter de 1991, où des griefs légitimes partagés par la majorité de la population ont entraîné un soutien manifeste pour une solution de rechange islamiste, qui a été rejetée par les élites (et certains gouvernements de l’extérieur). La violence et le terrorisme qui en ont découlé ont provoqué une perte des appuis de la population. La Somalie a suivi une trajectoire semblable, qui pourrait être reproduite au Nigéria et au Mali.

Le salafisme n’est pas un système de croyances qui autorise le compromis et, étant donné son hostilité à l’égard des formes traditionnelles de l’islam et des autres religions, la doctrine qui le sous-tend est particulièrement inconciliable avec l’esprit de compromis nécessaire pour accéder au pouvoir et y rester. Il s’aliène habituellement rapidement les populations qui tombent sous sa domination.

Dans un avenir rapproché, Boko Haram délaissera sa campagne axée sur le Nigéria pour se tourner vers des pays voisins plus faibles—il est soupçonné d’être déjà actif en République centrafricaine. Il ne faut surtout pas croire qu’il abandonnera sa base dans le nord-est du Nigéria, où il a des adeptes, mais plutôt qu’il s’est fait coincer par l’armée nigériane et qu’il lui est actuellement impossible de mener des opérations importantes au-delà des états de Borno et de Yobe, ailleurs qu’à Kano. Il serait logique que le groupe profite maintenant de la faiblesse des États voisins, qui sont pour la plupart divisés par des questions religieuses. Une telle expansion montrerait que Boko Haram n’est plus un groupe local, mais un groupe djihadiste-salafiste transnational.

Tunisie  : polarisation politique, radicalisation des jeunes et conséquences pour la région

Marginalisation et radicalisation des jeunes

La tenue des premières élections libres et équitables en Tunisie à l’issue du « printemps arabe » a été proclamée partout dans le monde comme un modèle de réussite. Toutefois, peu d’attention a été accordée au fait que seulement 27 % des jeunes ont voté. Désillusionnés par la politique, ils étaient nombreux à penser que ni les partis laïques engagés dans des querelles intestines, ni l’option islamiste, Ennahda, ne tenaient compte de leurs préoccupations. L’incapacité de ces partis à les intégrer en témoigne d’ailleurs. En fait, alors que les jeunes âgés de moins 30 ans représentent 50 % de la population, seulement 4 % des membres de l’Assemblée constituante font partie de ce groupe d’âge. Cet état de choses a amené bien des jeunes à accuser leurs dirigeants de s’être « approprié » la révolution.

À cette marginalisation politique s ’ajoute la situation économique difficile en Tunisie, dont les jeunes sont les principales victimes. Peu après la chute du régime de Zine  el-Abidine  Ben  Ali en janvier 2011, un sondage d’opinion a révélé que la plupart des jeunes Tunisiens s’attendaient à ce que leur situation s’améliore dans les deux prochaines années. Pourtant, presque trois ans après la révolution, les étudiants d’université connaissent les taux de chômage les plus élevés au pays. En ce moment, environ 34 % des titulaires d’un diplôme universitaire sont sans emploi, soit presque 10 % de plus qu’avant la révolution. Cette situation est étroitement liée à un autre problème nouveau : le nombre croissant de jeunes qui ne se rendent pas à la fin de leurs études. Les étudiants ne se présentent pas aux cours et aux examens parce qu’ils sont convaincus qu’un diplôme universitaire ne leur ouvrira pas de portes sur le marché du travail.

Dans un tel contexte, les jeunes Tunisiens deviennent particulièrement susceptibles de se livrer à des activités criminelles et de se tourner vers l’islam radical. En fait, la plupart des salafistes en Tunisie, y compris ceux qui appartiennent à la mouvance djihadiste violente, sont âgés de moins de 30 ans, et leurs rangs ne cessent de grossir. Pourtant, les causes de la montée du salafisme en Tunisie sont complexes, d’autres facteurs à l’échelle nationale et régionale entrant en jeu. Par exemple, les libertés nouvellement acquises à la suite de la révolution ont permis à des prédicateurs, souvent d’Arabie saoudite, de se rendre en Tunisie pour propager leurs croyances ultraconservatrices. En outre, le gouvernement intérimaire de Béji Caïd Essebsi a libéré tous les prisonniers politiques, dont 300 djihadistes salafistes d’expérience.

Parmi ces prisonniers figurait Abou  Iyad qui, dès sa mise en liberté, a fondé Ansar al-Charia, le groupe salafiste le plus important en Tunisie. Cette organisation n’a pas tardé à prendre de l’ampleur, ayant attiré quelque 5 000 personnes lors de son premier congrès tenu en mai 2012 à Kairouan. Elle a concentré ses activités sur la dawa, soit la prédication et la propagation de l’islam, ainsi que sur des œuvres de bienfaisance. Les dirigeants et certains des membres du groupe croient au djihad, mais Abou Iyad ne cesse d’insister sur le fait que la Tunisie ne s’y prête pas. Par contre, il a appuyé ouvertement le djihad dans d’autres pays de la région.

De nombreux jeunes Tunisiens ont combattu dans la guerre contre le colonel Kadhafi, ce qui leur a permis de suivre un entraînement et d’obtenir des armes qui ont souvent été introduites illicitement en Tunisie. L’intervention de la France au Mali a aussi incité certains Tunisiens à se battre aux côtés des séparatistes touaregs et des rebelles islamistes liés à al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Lorsqu’ils ont été évincés du nord du Mali, certains combattants sont partis pour la Tunisie et se sont cachés dans la région du mont Chaambi ainsi que dans le gouvernorat du Kef. À l’heure actuelle toutefois, la Syrie est plus attirante, quelque 2 000 Tunisiens se battant contre le régime Assad aux côtés des membres du Front al-Nusra.

Les assassinats, en février et juillet 2013 respectivement, de Chokri Belaïd et de Mohammed Brahmi—tous deux figures de proue de l’opposition politique qui critiquaient farouchement le gouvernement islamiste—découlent directement de ce processus de radicalisation et, plus particulièrement, de l’union des forces djihadistes nationales et régionales. Bon nombre des personnes qui auraient joué un rôle dans les assassinats avaient suivi un entraînement à l’étranger avant de soutenir la cause djihadiste en sol tunisien. De même, le modus operandi des responsables du massacre sanglant de membres des forces de sécurité au cours des derniers mois rappelle celui des islamistes radicaux ayant des liens avec al-Qaïda.

Polarisation politique et montée des partis laïques

Le parti Ennahda a été jugé en grande partie responsable de ces événements. La plupart des partis d’opposition ainsi que des Tunisiens favorables à la laïcité, et même certains islamistes, accusent Ennahda d’avoir encouragé la montée du salafisme en Tunisie. Certains groupes, dont le comité indépendant d’enquête et de suivi de l’affaire Chokri Belaïd créé par des proches de ce dernier peu après son assassinat, ont même tenté d’attribuer directement les assassinats à Ennahda. Ils ont également blâmé le parti d’avoir soutenu un durcissement religieux après la révolution et d’avoir cherché en priorité à nouer le dialogue avec les ultraconservateurs plutôt qu’à les affronter. Beaucoup de Tunisiens accusent aussi certains membres du parti au pouvoir d’avoir entretenu des relations étroites avec les salafistes, dont certains djihadistes maintenant liés aux assassinats.

Ainsi, la décision d’Ennahda de désigner Ansar al-Charia comme organisation terroriste, après que certains de ses membres eurent été soupçonnés d’avoir joué un rôle dans les assassinats, a été prise sous l’effet des énormes pressions exercées par les partis d’opposition. Au lendemain des assassinats, ceux-ci se sont unis pour créer le Front populaire, l’Union pour la Tunisie et le Front de salut national, et ont lancé un appel au renversement du gouvernement. Divisés entre eux avec d’une part, une aile dogmatique et, d’autre part, une aile plus pragmatique, de nombreux membres d’Ennahda étaient farouchement opposés à la désignation d’Ansar al-Charia comme organisation terroriste. L’aile dogmatique du parti a accusé ses dirigeants de réprimer un mouvement islamiste en grande partie pacifique comme l’avait fait Ben Ali dans les années 1990, en soutenant que cette façon d’agir ne faisait que favoriser la radicalisation. En fait, beaucoup de salafistes ont quitté Ansar al-Charia après sa désignation comme organisation terroriste. Certains sont partis par crainte des conséquences légales, alors que d’autres étaient simplement scandalisés par les allégations du gouvernement selon lesquelles des membres de l’organisation avaient joué un rôle dans les assassinats. Ceux qui sont restés sont les membres les plus radicaux qui mènent maintenant leurs activités dans la clandestinité, ce qui, au bout du compte, ne fera que rendre la tâche de les maîtriser plus difficile pour le gouvernement.

L’aile jeunesse d’Ennahda s’est particulièrement opposée à la désignation d’Ansar al-Charia comme organisation terroriste. Bien des jeunes membres sont idéologiquement près de l’aile dogmatique et des salafistes. Selon des sources internes, dès mars 2012, lorsqu’Ennahda a décidé d’abandonner l’idée d’inclure une mention de la charia dans la Constitution, jusqu’à 20 % des jeunes membres ont quitté le parti. D’autres démissions, dont celles de membres haut placés du parti, ont été signalées à la suite de la désignation d’Ansar al-Charia comme organisation terroriste et de la crise au sein du gouvernement. À la fin de novembre 2013, les membres majoritaires du bureau régional d’Ennahda à Gafsa ont démissionné, invoquant des différends avec les dirigeants du parti.

Alors que certains membres de l’opposition politique laissent croire à une scission au sein d’Ennahda, il est plus probable que le parti accélérera l’application de sa décision de séparer le mouvement religieux de son aile politique. Une telle mesure aurait pour effet d’apaiser bon nombre des militants qui accusent les islamistes au pouvoir de pragmatisme et croient que la religion a souffert du fait d’avoir été associée à la politique. Comme premier indice de cette séparation, le dirigeant d’Ennahda, Rachid  Ghannouchi, a créé un « Comité 21 » dirigé par Zied  Ladhari et d’autres pragmatistes, qui deviendra probablement une force importante au sein de l’aile politique du parti.

Contrairement à la situation en Égypte, Ennahda demeurera une force importante sur la scène politique tunisienne malgré l’opposition du parti Nida Tounes. Dirigée par Béji  Caïd  Essebsi, cette coalition jouit, selon les récents sondages, du soutien d’environ 30 % de la population, soit un peu plus qu’Ennahda. Toutefois, il est peu probable qu’elle arrive mieux qu’Ennahda à régler les difficultés politiques et économiques et les problèmes liés à la sécurité auxquels se heurte la Tunisie, et ce, à cause de sa fragmentation idéologique. En fait, Nida Tounes regroupe d’anciens membres du Rassemblement démocratique constitutionnel (RCD), le parti de Ben Ali, ainsi que des membres des partis destouriens, des gauchistes, des militants syndicaux et des indépendants. La présence de ces divers courants idéologiques a été une source de division, à tel point que le parti n’a pas encore réussi à tenir sa conférence de fondation. Les membres n’arrivent pas à s’entendre sur la question de savoir si les dirigeants devraient être élus ou nommés, puisque les gauchistes, les indépendants et les membres des partis destouriens craignent que le RCD ne domine le parti.

Conséquences à court et à long terme pour la Tunisie et la région

La scission interne a aussi empêché Nida Tounes de créer une aile jeunesse. L’idée selon laquelle la création du parti et la nomination des membres pourraient être confiées à des jeunes n’a pas retenu l’attention. Nida Tounes n’arrivera probablement pas lui non plus à éliminer les causes profondes de la radicalisation des jeunes. On peut plutôt s’attendre à ce qu’il suive l’exemple d’Ennahda et recoure principalement à la force pour contrer les menaces djihadistes croissantes.

L’impasse politique actuelle et l’arrivée au pouvoir probable d’un gouvernement technocrate à l’issue du dialogue national ne font que retarder les vastes réformes socioéconomiques et liées à la sécurité nécessaires pour lutter contre la radicalisation et empêcher les djihadistes d’entrer en Algérie et en Libye. En fait, les autorités n’ont pas encore élaboré de stratégie pour gérer le retour éventuel des 2 000 Tunisiens qui se battent actuellement en Syrie. Comme le gouvernement technocrate sera surtout chargé d’organiser les prochaines élections, on ne peut s’attendre à ce que les conditions de sécurité en Tunisie s’améliorent de façon marquée à moyen terme.

Ces sombres perspectives ne devraient toutefois pas mener à une surestimation de la menace djihadiste en Tunisie. Loin d’être des acteurs dominants, les djihadistes salafistes en Tunisie jouissent beaucoup moins de l’appui de la population que ceux en Libye voisine, par exemple. Même la plupart des Tunisiens qui appuient le djihad en Syrie s’opposent à une telle lutte en sol tunisien. En outre, la topographie de la Tunisie ne se prête pas à des opérations djihadistes massives, contrairement à la vaste région du Sahel dans les pays voisins ou aux montagnes de l’Algérie. De plus, la majeure partie de la région du mont Chaambi, relativement petite (70 kilomètres carrés), a été bombardée ou est surveillée par les forces de sécurité. La frontière avec la Libye est maintenant mieux sécurisée grâce à l’établissement d’une zone tampon en août 2013. Cela dit, ce n’est qu’en adoptant une stratégie plus diversifiée en matière de sécurité et en coopérant de plus près avec les services de sécurité de la région que la Tunisie pourra atténuer la menace djihadiste.

Analyse descriptive des groupes et des classes ethniques du nord du Mali et de leurs interactions

Dans le nord du Mali, l’origine ethnique et la classe ont une profonde influence sur les relations sociales et la politique et sont à l’origine de querelles intestines. Par nord du Mali, j’entends les trois zones administratives de la République du Mali situées les plus au nord : Tombouctou, Gao et Kidal. Comptant quelque 1,3 million d’habitants, soit environ 9 % de la population totale du Mali, ces zones ont été le théâtre de la majeure partie des violences qui ont frappé le pays depuis la fin 2011. Elles englobent pratiquement tout le territoire malien qui a été occupé par des groupes rebelles entre avril 2012 et janvier 2013. Enfin, elles partagent des frontières avec certains des pays voisins du Mali : Tombouctou touche à la Mauritanie et à l’Algérie, Gao, au Burkina Faso et au Niger, et Kidal, à l’Algérie et au Niger. Les habitants de ces zones se trouvent au centre d’une sous-région secouée par des troubles.

La classification ethnique est, au fond, un processus peu scientifique puisqu’il repose sur des critères subjectifs. L’affiliation ethnique est souvent ambiguë et peut changer au cours d’une vie. Une personne peut s’identifier différemment selon les critères utilisés (filiation paternelle, filiation maternelle, langue maternelle ou principale langue parlée). Les mariages interethniques sont monnaie courante au Sahel, et bien des Sahéliens grandissent dans un milieu multilingue. Les Maliens désignent souvent leur origine ethnique en fonction de l’affiliation ethnique de leur père, puisqu’au Mali, le patronyme détermine habituellement l’origine ethnique. Pourtant, beaucoup de Maliens issus de couples mixtes s’identifient davantage à la langue et à l’ascendance de la mère.

L’origine ethnique ne permet pas de prédire avec justesse le comportement politique des Maliens, notamment en ce qui a trait aux choix électoraux. La loi malienne interdit la création de partis politiques fondés sur l’appartenance ethnique, mais les étroites relations de cousinage transcendent la plupart des catégories identitaires, ce qui empêche la création d’alliances politiques en fonction de l’origine ethniqueNote de bas de page 2.

Le gouvernement du Mali ne recueille pas de données sur l’origine ethnique dans ses recensements officiels. Mon évaluation de la répartition des groupes ethniques dans le nord du Mali repose donc sur la langue parlée au lieu de l’origine ethnique. Je me fonde sur les statistiques du recensement de 2009 au MaliNote de bas de page 3.

Les quatre principaux groupes ethniques au Mali sont les Songhaïs, les Touaregs, les Arabes et les Foulbés, également connus sous le nom de Foulanis ou de Peuls. Chacun de ces groupes est présent dans les pays voisins. Fait à noter, les Songhaïs, les Touaregs et les Foulbés représentent, respectivement, les deuxième, troisième et quatrième plus importants groupes au Niger. Ces quatre peuples se divisent également en sous-groupes qui parlent différents dialectes.

Les Songhaïs (représentant 47,3  % de la population du nord du Mali) forment une population noire africaine dont la langue appartient à la famille nilo-saharienne. Au cours des XVe et XVIe siècles, ils dominaient l’empire Songhaï qui régnait sur la majeure partie du territoire englobant aujourd’hui le nord du Mali. Les Songhaïs au Mali sont surtout concentrés dans des communautés rurales et urbaines dans la région connue sous le nom de boucle du Niger, laquelle traverse la partie sud de Tombouctou et de Gao. Les Songhaïs représentent environ la moitié de la population de ces deux zones (par rapport à seulement 3 % de la population de Kidal). Ils ont toujours subsisté grâce à l’exploitation agricole, à l’élevage du bétail, au commerce et à la migration de la main-d’œuvre. Depuis le milieu des années 1900, des migrants songhaïs se rendent au Ghana pour y effectuer des travaux saisonniers. De petits groupes de ces migrants qui sont retournés au Mali ont fondé, à compter des années 1970, des communautés musulmanes réformistes, et ce, souvent dans des secteurs ruraux, leurs partisans considérant les villes comme des sources de corruptionNote de bas de page 4. Plus récemment, certains membres de ces communautés ont soutenu des groupes salafistes armés tels que le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO). Les locuteurs du songhaï représentent aussi 21 % de la population du Niger, où ils sont connus sous le nom de Djermas ou de Zarmas.

Les Touaregs parlent une langue berbère appelée tamachek et sont également connus sous le nom de Kel Tamachek (ceux qui parlent tamachek). Ils représentent 30 % de la population du nord du Mali, le quart de la population de Tombouctou et de Gao et 85 % de la population de Kidal. Bien qu’ils soient habituellement décrits comme des nomades vivant dans le désert, les Touaregs sont très nombreux à s’être sédentarisés depuis les sécheresses des années 1970 et 1980. Toutefois, leur mode de vie s ’articule surtout autour du pastoralisme de même que du commerce. Entre la période des années 1970 et 2011, des milliers d ’hommes touaregs ont migré vers la Libye pour travailler et servir dans l ’armée de Mouammar KadhafiNote de bas de page 5.

Les Occidentaux qualifient souvent les Touaregs de « Blancs », mais la classification raciale que fait la société touarègue de sa propre population est plus complexe, se fondant à la fois sur la classe sociale et l’origine (la filiation). Les différentes races qui constituent la société touarègue (et arabe) ne peuvent pas facilement être divisées entre « Blancs » et « Noirs » comme on le fait en Occident. Quoi qu’il en soit, la société touarègue est encore perçue par bien des observateurs comme étant divisée entre une noblesse blanche et une population noire issue d’esclaves. Tout comme dans les pays voisins, cette classification raciale est omniprésente dans les politiques maliennes visant le nord (et dans le nord comme tel). Parmi les locuteurs du tamachek, on compte d’une part, les Bellahs ou Iklans, groupes situés au bas de l’échelle sociale dont les membres ont généralement le teint foncé, et d’autre part, les lignées nobles dont les membres ont le teint plus clair. Les peuples touaregs habitent aussi le Niger, le sud de l’Algérie, le sud-ouest de la Libye et le nord du Burkina Faso.

Les Arabes du nord du Mali, qui parlent un dialecte appelé hassania, représentent seulement 7 % de la population de cette région. Ils sont issus de plusieurs sous-groupes. À l’ouest, les Bérabiches et les Kountas s’étendent de Tombouctou à Kidal. Ils ont des liens étroits avec des parents de la Mauritanie voisine. Des diplomates américains ont dit craindre que les Bérabiches ne soient liés à AQMINote de bas de page 6. À l’est, les Tangaras et les Tilemsis (également connus sous le nom de Lemhars) non seulement contractent des mariages avec les Arabes habitant de l’autre côté de la frontière, en Algérie, mais cultivent aussi des relations commerciales avec eux. Tous ces groupes sont surtout associés au commerce transsaharien et, souvent, à la contrebandeNote de bas de page 7. Comme les Touaregs, les Arabes du Mali présentent toute une gamme de traits africains et méditerranéens.

Les Foulbés représentent eux aussi 7 % de la population du nord du Mali, mais ils sont concentrés &agragrave; Tombouctou (où ils forment 11,5 % de la population), surtout le long de la boucle du Niger. D’importants groupes de Foulanis sont installés de part et d’autre de la frontière entre le Mali et le Niger à l’est, dans la plaine de Tamesna. Ces collectivités vivent dans un état de conflit semi-permanent avec leurs voisins touaregs. Leur langue, qui appartient à la famille nigéro-congolaise, est la troisième langue la plus parlée au Mali. Sur les quatre groupes ethniques décrits dans le présent document, les Foulbés sont les seuls à être très présents dans toutes les régions du Mali, sans parler de l’ensemble de la sous-région. Bien qu’ils soient reconnus comme des nomades pastoraux, les Foulbés sont nombreux à s’être sédentarisés et à se livrer au commerce ou à l’agriculture.

Chaque groupe ethnique décrit précédemment est divisé en fonction de son ascendance et du statut qui lui est attribué. La plupart des groupes ethniques du nord ou du sud du Mali ont des structures hiérarchiques, les clans de nobles exerçant leur domination sur les clans d’esclaves ou de vassaux. Les membres des clans supérieurs ont toujours bénéficié de certains privilèges par rapport aux clans inférieurs, mais de nos jours, cette discrimination donne lieu à des contestations virulentes. Les clans touaregs supérieurs, notamment les Ifoghas et les Idnans basés à Kidal, se sont insurgés à maintes reprises contre le gouvernement du Mali depuis l’accession à l’indépendance en 1960. Le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) et le groupe islamiste Ansar Dine sont dominés par les Idnans et les Ifoghas, respectivement. Le gouvernement malien a tenté d’exploiter les rivalités en créant des milices, dont les membres sont recrutés parmi le clan arabe des Tormoz (sous-clan Bérabiche inférieur) et les Imghads (Touaregs), pour contenir la menace des rebelles. Les clans supérieurs ont souvent formé des alliances interethniques, les Ifoghas (Touaregs) s’étant alliés aux Kountas (Arabes) contre les clans inférieurs des Imghads, des Tilemsis et des Tormoz.

En outre, les distinctions raciales, tant au sein des groupes ethniques du nord du Mali qu’entre eux, sont bien établies. Les catégories raciales correspondent aux relations patron-client entre ces groupes, mais sont davantage déterminées (parfois de façon arbitraire) en fonction des généalogies remontant à des ancêtres arabes qu’en fonction des traits physiquesNote de bas de page 8. En raison du racisme anti-noir des Touaregs, des razzias d’esclaves pour lesquelles ils sont bien connus et de leurs plus récentes rébellions successives, beaucoup de Maliens non touaregs, notamment ceux faisant partie de la majorité noire, se méfient et ont peur d’eux et, en réaction, ont basculé dans le racisme anti-blanc, idéologie qu’ont exploitée les régimes qui se sont succédés à Bamako. Des milices ethniques ont été créées dans la boucle du Niger, dont Ganda Koy, formée surtout de Songhaïs, dans les années 1990 et Ganda Izo, constituée en majorité de Foulbés, en 2008.

L’origine ethnique est rarement évoquée explicitement dans le discours politique malien contemporain. Ce tabou est issu du projet de société du gouvernement du Mali, soit de bâtir une nation qui met de côté les clivages ethniques et mise sur la solidarité du peuple malien. Quoi qu’il en soit, les Maliens qui sont fidèles au gouvernement central utilisent souvent des codes pour désigner leurs rivaux touaregs. Les médias écrits de Bamako qualifient rarement le MNLA d’organisation séparatiste ou même rebelle, les manchettes faisant simplement allusion aux « bandits armés ». L’insurrection est ainsi dépouillée de toute légitimité et assimilée à des actes criminels, tandis que les rebelles touaregs sont qualifiés d’« enfants gâtés de la République ». Un anthropologue malien a récemment décrit les Touaregs comme des êtres peu fiables par nature et des racistes invétérés bien déterminés à assurer la survie de leur société féodale par la domination et le pillageNote de bas de page 9. Ce discours a longtemps servi à mobiliser les membres des communautés noires sédentaires contre la présumée menace des Touaregs nomadesNote de bas de page 10.

Les nationalistes touaregs tiennent un tout autre discours, qualifiant le gouvernement du Mali de régime génocidaire déterminé à éradiquer le peuple touareg. Ils croient que l’État malien postcolonial ne fait de la place qu’aux Africains noirs et qu’en tant que « Blancs », ils seront victimes de discrimination tant qu’ils seront sous l’autorité du gouvernement du Mali. Les allégations d’oppression raciale se font de plus en plus intenses de part et d’autre depuis la dernière rébellion des Touaregs à la fin de 2011. Pour que de telles allégations gagnent du terrain, il faut faire abstraction de la longue histoire de coexistence, de coopération et de mariages mixtes qui a marqué les relations entre ces groupes.

L’implantation des groupes armés au Sahara-Sahel

L’implantation de groupes armés de tendance djihadiste au Sahel provient de la guerre civile algérienne. L’interruption des élections législatives, prononcée par le haut commandement militaire lors de la démission du président Chadli Bendjedid le 11 janvier 1992, a déclenché une guerre insurrectionnelle des partisans du Front islamique du salut (FIS) et de ses marges les plus radicales. D’abord dépassées, les forces de sécurité ont été réorganisées et ont développé leurs techniques et outils de lutte contre-insurrectionnelle. Les groupes armés ont reflué hors des centres urbains, notamment des quartiers populaires. Parallèlement, les groupes armés algériens se sont disloqués sous l’effet de divisions et rivalités internes, accentuées par les accords de cessez-le-feu conclus par les autorités avec l’Armée islamique du salut (AIS) en 1997. Progressivement, les groupes armés algériens ont ainsi été amenés à reculer leurs bases logistiques, notamment les caches d’armes, vers le sud algérien.

Ils ont également profité des réseaux de contrebande installés de longue date dans l’espace saharo-sahélien. L’arrestation au début des années 1990 de Hadj Bettou, contrebandier algérien actif dans le trafic d’armes, a rendu possible, quant à elle, la jonction entre contrebandiers et groupes armés. Ces derniers étaient déjà d’ailleurs signalés dès 1998 au Niger, bien que ce n’est qu’au début du XXIème que cette présence a été avérée. C’est, en effet, la prise d’otage de touristes européens en 2003 qui est entendue comme la première manifestation d’une action djihadiste au Sahara-Sahel. Le ralliement du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) à la nébuleuse al-Qaïda, annoncée par le GSPC en 2006 et reconnue par les éléments au cœur d’al-Qaïda en 2007, a achevé le processus formel de transnationalisation du djihadisme algérien sous le nom d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), alors même que sa lutte en Algérie ne cessait de s’essouffler et que le déclenchement de la Guerre globale contre le terrorisme (« GWoT ») justifiait idéologiquement l’internationalisation du djihad algérien. Pour le GSPC, l’exploitation du terrain saharo-sahélien a donc été une nécessité autant qu’une opportunité.

Les groupes armés dans l’espace saharo-sahélien

Les modalités de la pérennisation de l’implantation des groupes armés dans l’espace saharo-sahélien sont multiples : recrutement, promotion et appui. À un commandement théologico-idéologique structuré mais quantitativement réduit s’ajoutent des combattants relativement fidèles mais aussi des individus ou des groupuscules criminels « sous-traitants ». Selon les estimations des forces armées françaises, un tiers des combattants aurait été tué et un autre tiers aurait déposé les armes, laissant plusieurs centaines d’autres poursuivre leur combat.

AQMI

D’origine algérienne, AQMI a développé son implantation au Sahara-Sahel autour de plusieurs   « katibat »(bataillons) et « seriat » (brigades) en constante redéfinition. La katiba el-Ansar est ainsi dirigée par Abdelkrim el Targui : ce touareg malien est originaire de la région des Ifoghas et entretient des liens familiaux avec Iyad Ag Ghali, chef d’Ansar Dine. Cette relation a permis à Ansar Dine de profiter des hommes et des moyens d’une partie de la katiba al-Ansar lors de la prise des villes du nord du Mali des mains du Mouvement national de libération de l’Azawad, au printemps 2012. La connaissance du terrain et des réseaux tribaux locaux et transnationaux par un chef militaire d’AQMI garantit à cette organisation une meilleure circulation et une meilleure direction des troupes sahéliennes.

Cependant, c’est probablement en profitant des conditions sociologiques et économiques de la région que cette implantation a pu être si profonde et solide. Délaissé par le pouvoir central, le nord du Mali est resté enclavé et peu développé tout en se positionnant comme un espace d’échanges informels touchant aussi bien les ressources primaires, les produits de fabrication que les stupéfiants. Cette présence des groupes armés peut alors reposer sur des échanges avec les commerçants et agro-pasteurs locaux, ou encore passe par un appui à des micro-projets de développement, comme la construction d’un puits. Ces soutiens ponctuels vont de pair avec les investissements d’acteurs venant du Moyen-Orient et du Golfe (par ex., dans des hôtels ou des écoles coraniques), qui accompagnent la diffusion de l’idéologie salafiste djihadiste.

Un autre outil pour s’assurer une meilleure communication avec les populations locales a été le recrutement et la promotion de Sahéliens dans l’organisation. Dominé dans sa direction par des ressortissants algériens soumis à la tutelle lâche des maquis de Kabylie d’Abdelmalek Droukdel, AQMI a néanmoins recruté de jeunes Mauritaniens, Maliens, Nigériens, Sahraouis et Burkinabés séduits par l’idéologie salafiste et(ou) des soldes qui peuvent représenter jusqu’à plus de dix fois le salaire moyen dans la région. En novembre 2012, l’organisation terroriste a donc revu son organigramme et promu des Sahéliens : deux Mauritaniens ont successivement dirigé la brigade Al-Forkane (ou Al-Vourghan); une autre brigade, Youssef Ibn Tachfine, a été créée avec à sa tête un Malien de Kidal, El-Kairouani Abou Abdelhamid Al-Kidali, qui dirige de nombreux Touaregs.

Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO)

L’importance stratégique de ces nominations renvoie aux dissensions internes à AQMI. La naissance du MUJAO peut être interprétée de différentes manières complémentaires : 1) le dédain dont ferait preuve la direction algérienne vis-à-vis des recrues sahéliennes; 2) un désaccord autour de la prise d’otages européens dans les camps sahraouis de Tindouf, qui a été le déclencheur de la scission; 3) un désaccord autour de la répartition des revenus de l’organisation. En outre, le MUJAO possède des liens avec des commerçants de Gao pouvant être impliqués dans les contrebandes et trafics de la région.

Le MUJAO est donc avant tout la branche sahélienne d’AQMI qui s’est autonomisée à l’automne 2011. Sa direction idéologique et militaire, comme ses troupes, sont exclusivement issues des pays de la région, notamment la Mauritanie (réputée pour son enseignement religieux), le Mali et le Niger. La composition du groupe lui assure, d’une part, une meilleure relation avec les populations locales et, d’autre part, des possibilités de jonction stratégique avec des groupes djihadistes régionaux, à l’image de Boko Haram. Cela s’ajoute à sa volonté déclarée d’étendre le djihadisme dans l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest et du Sahara-Sahel.

Mokhtar Belmokhtar

Ancien cadre des groupes armés algériens présents dans la région depuis la fin des années 1990, Belmokhtar a utilisé son rôle dans la contrebande régionale, notamment de cigarettes, pour s’intégrer aux populations locales. Il a noué des mariages avec trois femmes issues de tribus touarègues et bérabiches du Nord du Mali. L’un de ses proches est le « barbu rouge » : arabe bérabiche, son ancien lieutenant au sein d’AQMI, Oumar Ould Hamaha a d’abord participé à la prise de Tombouctou avec Ansar Dine, avant de devenir un responsable militaire du MUJAO.

Trop autonome de la direction algérienne du groupe et souhaitant incarner le djihadisme dans la zone, Belmokhtar a été rejeté de sa katiba El-Moulathamoune avant de fonder son propre groupe, qui finira par fusionner avec le MUJAO sous le nom d’Al-Mourabitoune. La plupart de ses hommes, dont de nombreux Sahéliens, l’ont suivi. Ce rapprochement semble confirmer l’hypothèse de l’onction qu’aurait donnée Belmokhtar à la création du MUJAO. Les activités de contrebande et trafics de Belmokhtar rendaient indispensable son insertion dans les solidarités locales, qui lui fourniraient en retour de la main d’œuvre et des services ponctuels.

Perspectives suivant l’intervention militaire

Un premier facteur de l’éviction des djihadistes dans la région est  la résolution des crises liées aux minorités ethniques et culturelles au Sahel et à la mise en œuvre de politiques de développement sincères et efficaces. La redistribution des profits tirés de l’exploitation des ressources naturelles aux populations locales ou le perfectionnement des appareils de gouvernance et de justice constituent deux exemples des enjeux politiques et socio-économiques pouvant ne plus rendre attirante la participation aux conflits des populations locales.

Le second facteur pouvant perpétuer la conflictualité repose sur la dispersion des arsenaux libyens qui alimentent les réseaux de contrebande et les groupes armés : ces armes constituent aussi bien une source de revenu qu’un outil de lutte facilement disponible. Par ailleurs, la dispersion géographique des groupes armés, notamment leur établissement dans le sud et l’est de la Libye, étend d’autant leurs espaces opérationnels transnationaux d’action, de formation et de recrutement.

Les appuis extérieurs dont peuvent disposer les groupes armés sont le dernier élément pouvant soutenir leur implantation dans la région. D’une part, si les opérations militaires en Libye et au Mali ont pu les désorganiser dans un premier temps, l’hypothèse d’un rapprochement stratégique (et non tactique) avec les groupes djihadistes nigérian et somalien, ou les groupes dits Ansar Al-Charia, peut désormais se justifier idéologiquement et opérationnellement dans la mesure où, avec une marge de manœuvre réduite, des économies d’échelle peuvent être réalisées en termes politico-militaires. D’autre part, le ministère français de la défense à récemment validé un rapport mettant en cause le Qatar et l ’Arabie saoudite dans le soutien financier et logistique aux groupes armés : la perte des rançons, suite à la décision du G8, et la baisse des revenus des trafics ne doivent pas être compensées par d’autres sources de financement extérieur.

Actualité et avenir du djihadisme en Mauritanie

Le djihadisme ne fait certes pas partie de l’actualité immédiate de la République islamique de Mauritanie. Mais il a joué un rôle marquant dans son passé très récent. La dernière attaque sur le territoire national remonte à 2011. Un otage de l’armée mauritanienne avait été libéré en décembre de cette année-là au terme d’un échange de prisonniers avec le gouvernement mauritanien. Par la suite, al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) reste au Mali et en Algérie, mais «  néglige » la Mauritanie. Or, outre qu’elle soit probablement provisoire, cette accalmie est intervenue à la suite de mesures antiterroristes prises précisément en réponse aux sept longues années (2005-2011) où le pays était clairement une cible privilégiée pour les terroristes saharo-sahéliens. Et, sans doute davantage que pour d’autres pays voisins, le spectre du djihadisme est appelé à planer sur la Mauritanie tant que le phénomène existe, mais aussi tant que la Mauritanie n’est pas elle-même parvenue à une stabilisation politique interne durable. Or, aucun de ces processus n’est sûr à court terme, d’autant que les terroristes savent tirer avantage de la crise politique et sociale des États afin de se développer, de recruter et de se redéployer durablement à la fois dans les interstices territoriaux et les couches sociales marginales de la région.

La manière dont AQMI et ses satellites ont su utiliser une partie du mouvement irrédentiste touareg pour opérer la scission du Mali l’illustre amplement. Mais cette logique est encore plus à l’œuvre dans les pays ayant connu de récents changements politiques comme la Tunisie et la Libye. Située dans ce véritable œil du cyclone nord-ouest africain, la Mauritanie est aussi vulnérable pour des raisons précises. Le pays possède toujours des frontières difficiles à contrôler sur fond d’un potentiel d’instabilité politique non négligeable dont les principaux traits comprennent les suivants : une tradition de putschs militaires, une démocratisation compromise, des tensions ethniques, des inégalités grandissantes, une corruption répandue, une pauvreté croissante et une transition démographique aux effets mal connus.

Malgré les « succès » relatifs de la lutte antiterroriste, les inconnues demeurent et les potentialités de radicalisation sont bien réelles. Par exemple, la présence limitée de ressortissants du pays dans les réseaux terroristes est un phénomène ancien (plus de vingt ans), mais aujourd’hui, ce sont probablement des centaines de Mauritaniens qui sont toujours actifs dans les réseaux sahéliens et maghrébins du djihadisme salafiste . À l’intérieur du pays pourtant, nombre de réseaux, de cellules et de sympathisants sont sous surveillance ou ont été neutralisés depuis 2008. Mais personne ne connaît l’ampleur des nouvelles vocations, le milieu où elles pourraient naître, ni les individus potentiellement mobilisables dans un éventuel nouveau cycle de radicalisation. L’on continue d’ailleurs à noter l’avancée de la culture salafiste (théoriquement non djihadiste) dans les centres urbains et ruraux, d’une part, et l’ascension fulgurante du parti Tawassoul (les Frères musulmans locaux) jusqu’aux dernières élections générales de 2013, d’autre part.

Dans ces conditions, la Mauritanie n’échappera pas aux effets directs ou indirects de la dynamique de radicalisation djihadiste régionale et nationale. Seules la nature, les formes, les modalités et l’ampleur éventuelle sous lesquelles ces effets se manifesteront restent à déterminer. Les éventualités en la matière restent ouvertes pour la Mauritanie comme pour tous les autres pays de l’Afrique de l’Ouest et du Nord. Pour s’en rendre compte de façon concrète, il faut rappeler l’expérience djihadiste vécue récemment au pays à l’ombre d’un renouveau islamique, y compris sur le plan politique.

Un contexte favorable?

En théorie, la République islamique de Mauritanie a été d ’emblée construite sur une vocation ethnoconfessionnelle. En fait , depuis l’indépendance, le paysage religieux s’est transformé dans des proportions que personne n’avait envisagées au moment de la naissance de la petite nation qui avait pris le label « islamique » surtout pour dépasser les clivages ethniques criants au sein de sa population. Par exemple, en 1960, Nouakchott, la capitale du pays, ne comptait aucune mosquée, et le pays tout entier en comptait moins d’une centaine. Cinq décennies plus tard, une enquête commandée par le gouvernement montre qu’il y a désormais 7 643 lieux de prière dûment bâtis. L’enquête souligne en outre que 53 % des lieux de culte ont été édifiés sans autorisation de l’État. Quant aux instituts traditionnels d’enseignement religieux, on en dénombrerait désormais 6 489, dont la plupart (soit 5   702) seraient plutôt de simples « écoles coraniques  ». À l’indépendance, on n’en comptait que 777.

Ces statistiques, qui ne prennent même pas en compte l’explosion du secteur caritatif islamique, l’extension de nouvelles formes de religiosité individuelle ou la démocratisation du leadership religieux, montrent que le renouveau islamique mondial conjugué à la fin progressive de la gestion infrapublique de la piété au niveau villageois ou tribal ont radicalement changé le paysage socioreligieux du pays. C’est donc dans ce contexte que se construit une offre politique islamiste appelée à épouser les péripéties de l’évolution politique heurtée du pays. Le djihadisme survient dans le pays à partir de l’étranger, mais il trouve un écho et un appui local grandissants au tournant des années 2000.

Djihadisme

Le pays a accédé à une sorte de notoriété trouble du fait de la présence de quelques-uns de ses ressortissants dans les réseaux du djihadisme régional et international. Le gouvernement avait repéré aisément dès 1994 des connexions locales au djihadisme international. Par la suite, des Mauritaniens sont retrouvés dans les réseaux et le sillage de ben Laden. Impensable pendant longtemps, le passage à l’action violente de militants radicaux mauritaniens est devenu banal au gré des avancées du prosélytisme, fruit de la socialisation profonde de nombreux individus dans les circuits de la prédication. Plus tard, la multiplication et la variété des opérations d’AQMI contre le pays entre 2005 et 2011 allaient projeter la Mauritanie dans l’ère des attaques violentes et, par conséquent, de la lutte contre le terrorisme.

La répression que le gouvernement a engagée en 1994 contre toutes les manifestations de l’islam politique n’a guère empêché le pays (c’est plutôt l’inverse) de basculer dans l’ère du djihadisme dès l’attaque perpétrée contre l’armée en juin 2005. Les années suivantes vont d’ailleurs être marquées par la propulsion du pays dans le cycle des attentats suicides, des prises d’otages et des exécutions de ressortissants étrangers sur le territoire, des assassinats de membres de l’armée et des raids contre les garnisons, entre autres. Par la suite, les autorités ont pris au sérieux la mise en place d’une politique antiterroriste.

«  Déradicalisation »?

À partir de 2009, le terrorisme a certes été combattu sur le terrain militaire avec des actions préventives, des raids au nord du Mali et un travail policier efficace. C’est dans ce cadre que sont arrêtés la plupart des coupables de crimes de sang commis sur le territoire national. Le gouvernement devait engager ensuite la réforme de l’armée, améliorer la surveillance accrue des frontières, engager la coopération internationale et mener des réformes légales et judiciaires. De plus, les autorités ont cru devoir organiser une « riposte religieuse » dans le cadre d’une politique de déradicalisation dûment mise en place par l’État.

Cinquante-cinq « prisonniers salafistes repentis » ayant suivi ce programme sont amnistiés et bénéficient d’un programme de réinsertion économique en août 2011. Si la plupart des candidats à la déradicalisation accusés de crimes avaient écopé de peines plus ou moins légères, les terroristes reconnus coupables de crimes de sang avaient été condamnés à de lourdes peines et sont toujours gardés dans une prison secrète aujourd’hui. Le gouvernement continue à vouloir également réformer l’espace religieux. Par exemple, il conduit une surveillance accrue de l’activité des mosquées et des institutions religieuses. Il faut tout de même préciser que la radicalisation de groupes minoritaires de jeunes s’était renforcée entre 1994 et 2005 précisément à l’ombre de la répression de toute velléité d’émergence d’un courant se revendiquant de l’islam politique. Les premiers attentats du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) contre la Mauritanie en 2005 avaient été justifiés par la volonté de se défendre contre le " «  harcèlement » sans discernement des milieux religieux. Deux mois plus tard, le régime en place à Nouakchott était renversé par sa propre armée. Situation inattendue, ce tournant va coïncider avec le succès politique relatif des « islamistes » désormais modérés et soucieux de se distancier de toute forme de radicalisme.

Tawassoul 

D’abord secret jusqu’au début des années 2000, le mouvement islamiste mauritanien connaît une percée progressive dans les dernières années du régime du président Ould Taya (1984-2005), qui y voit la plus grande menace contre son régime. L’opposition au dictateur, qui a régné longtemps en Mauritanie, voit dans les islamistes une valeur ajoutée à sa lutte. C’est ce qui permet à ces derniers de se positionner dans l’après-Taya, suite au coup d’État de 2005. Depuis, le parti Tawassoul a été reconnu et il s’est taillé une place importante dans les postes électifs, les réseaux sociaux et le débat public. Fortement intéressés par la participation éventuelle à l’exercice du pouvoir, les « réformateurs modérés  » cherchent à la fois à se situer au centre du jeu politique, mais aussi à éviter les effets négatifs d’une éventuelle reprise autoritaire. Tawasoul fait tout pour se redéployer rapidement dans le giron du pouvoir, sans succès. Mais vu sa réussite aux élections de 2013, il va désormais devenir incontournable dans les reconfigurations politiques futures du pays aussi bien que sur le terrain sociopolitique en Mauritanie. Il est cependant difficile d’en cerner l’incidence sur le radicalisme ou la modération des forces islamistes opposées à l’État moderne ou à la démocratie pluraliste. Récemment, les « islamistes  modérés  » de Tawasoul se sont convertis à la démocratie pluraliste, s ’en sont remis au seul verdict des urnes, tout en reconnaissent le primat de l’État de droit. Face à la concurrence ultérieure d’extrémistes se qualifiant de salafistes, ils remettent au centre de leur discours l’éloge de la modération et la condamnation religieuse de la violence. Ce processus conjugué à la coopération avec les autres acteurs de la société et de l’État sera-t-il un facteur de recul du djihadisme en Mauritanie?

Nigéria : lutte contre le terrorisme sur la scène intérieure et importance des élections présidentielles de 2015

Données essentielles sur le climat de violence politique et religio-ethnique qui règne au Nigéria :

  • la violence est concentrée dans le nord-est et le centre du pays, mais elle est plus ou moins présente partout;
  • la violence ethnique et religieuse peut être due autant à Boko Haram qu’aux services de sécurité;
  • Boko Haram n’est pas moins violent depuis qu’il s’est retiré des zones urbaines pour s’installer dans les zones rurales;
  • les services de sécurité ont tué à peu près autant de Nigérians que Boko Haram.

Le gouvernement d’Abuja est aux prises avec une crise politique intérieure profonde qui n’est pas attribuable aux seules déprédations de Boko Haram, quoique ces dernières y soient pour beaucoup. L’incapacité du gouvernement de réprimer la violence djihadiste mine sa crédibilité et contribue à l’insatisfaction généralisée à l’égard du président Jonathan.

Cependant, même s’il est fait abstraction de l’insurrection djihadiste, une bonne partie de la classe politique n’a plus confiance dans la façon dont le pays est gouverné, y compris dans sa structure institutionnelle. La corruption officielle aurait atteint des niveaux jamais vus. Bon nombre des élites à l’extérieur du nord ne s’opposent pas aux violations des droits de la personne commises par les services de sécurité, mais contestent plutôt l’incapacité de Jonathan de mater l’insurrection. C’est cet échec, et non son apparente tolérance à l’égard des violations, qui fragilise le président dans tout le pays à l’exception du nord. Son incapacité d’endiguer la corruption, s’il n’en bénéficie pas directement (comme de nombreux Nigérians le croient), y contribue également.

Les élections présidentielles de 2015 pourraient déstabiliser le pays et remettre en question l’unité du Nigéria. Il ne semble pas vraiment y avoir de consensus sur le moment qui sera choisi pour les tenir ou sur les règles qui seront appliquées—quels que soient les lois, les règlements ou les pratiques actuels. De nombreux Nigérians doutent que des élections aient lieu tout court.

Même sans tenir compte de la perturbation causée par l’insurrection djihadiste dans le nord, il est difficile de déterminer si le gouvernement d’Abuja est capable de tenir des élections crédibles. Les élections régionales de 2013 dans l’état d’Anambra, qui n’est pas touché par l’insurrection djihadiste, ont été généralement considérées comme une répétition générale des élections de 2015. Or, elles ont été un cauchemar logistique, des accusations vraisemblables de fraude ayant été portées, rappelant le pire des élections de 2007. Si elles sont le présage des élections de 2015, il est peu probable que les résultats soient acceptables pour de nombreux Nigérians, surtout les perdants.

Divers scénarios pourraient empêcher la tenue d’élections en 2015. L’un d’eux repose sur la stratégie antiterroriste d’Abuja. Si le président Jonathan devait étendre à d’autres secteurs l’état d’urgence actuellement décrété à Yobe, à Borno et à Adamawa pour lutter contre un Boko Haram insoumis, cela pourrait justifier (du moins aux yeux de ses partisans) le report des élections.

Comme ce fut le cas au cours de la période qui a précédé les élections de 2011, bon nombre de ceux qui cherchent une solution à la crise politique au Nigéria mettent leurs espoirs dans l’émergence d’une opposition crédible. L’ancien gouverneur de l’état de Lagos, Bola Tinubu, et le principal candidat de l’opposition à l’élection présidentielle de 2011, Mohammadu Buhari, ont fusionné leurs organisations politiques respectives en un nouveau parti appelé Tous pour le Congrès progressif (APC). À eux se sont joints dans l’opposition des dissidents du Parti démocratique populaire (PDP) au pouvoir, qui se font appeler le « Nouveau PDP ». Cette entité combinée semble impressionnante, puisqu’elle compte une majorité des gouverneurs et une majorité au Sénat. Si elle tient bon, elle pourrait transformer la politique dysfonctionnelle du Nigéria. Une majorité n’appartenant pas au PDP au Sénat laisse aussi entrevoir la possibilité d’une destitution de Jonathan avant les élections. La difficulté sera de choisir un candidat à l’élection présidentielle parmi autant de personnalités, dont bon nombre (Tinubu et Buhari particulièrement) aspirent personnellement à être ceux qui font et défont les présidents.

Jonathan a dit qu’il annoncera en 2014 s’il se présentera aux élections, mais il a donné suffisamment d’indications qu’il le fera. Comme il est le porte-étendard de l’électorat du delta, qui n’avait encore jamais accédé à la présidence, la région insistera probablement pour qu’il se présente et soit réélu. Si des élections sont bel et bien tenues et dans le cas improbable où elles respecteraient les règles et les procédures de 2011, deux grands points d’interrogation, Jonathan serait probablement réélu par la fraude. Face à un candidat de l’opposition unifiée ou, s’il n’y a pas d’accord, à un candidat de l’opposition musulman du nord et probablement à d’autres aspirants à la présidence qui fragmenteraient le vote de l’opposition, le PDP au pouvoir, dont les rouages sont bien lubrifiés par l’argent, pourrait assurer la victoire à Jonathan dans tous les états majoritairement non musulmans.

Mais il y a un autre obstacle à surmonter : pour remporter la victoire au premier tour, un candidat doit récolter au moins 25 % des voix dans les deux tiers des 36 états. En 2011, Jonathan a obtenu une majorité nette dans 22 des 24 états chrétiens et « hétérogènes » et a dépassé le seuil des 25 % dans les deux autres. Dans la majorité des états du nord, où il a été battu par Buhari, Jonathan a néanmoins dépassé le seuil exigé des 25 %. Huit de ces 12 états avaient des gouverneurs du PDP et étaient bien placés pour veiller à ce que le candidat du PDP atteigne le seuil fixé.

En 2011, l’observation externe était faible ou inexistante dans les centres de dépouillement et considérablement plus forte aux bureaux de scrutin. Certains observateurs du dossier du Nigéria en matière de droits de la personne estiment donc que les fraudes ont été commises aux centres de dépouillement et non aux bureaux de scrutin. En supposant que Jonathan conserve sa base du PDP au premier tour et ramène au moins quelques-uns des gouverneurs dissidents au sein du PDP, les irrégularités aux centres de dépouillement assureraient probablement sa réélection en 2015.

Toutefois, le consensus des élites du PDP qui a été une caractéristique de la fraude électorale au Nigéria s’est effrité, comme le montre l’émergence d’un bloc de l’opposition. Il se pourrait donc que la fraude électorale et la corruption ne suffisent pas pour permettre à Jonathan de satisfaire aux exigences constitutionnelles et qu’il soit obligé de se soumettre à un deuxième tour. Un tel scénario, qui suppose une déroute des élites, pourrait être violent.

Le mouvement insurrectionnel djihadiste Boko Haram est amèrement hostile à l’État nigérian et au processus démocratique. Si des élections sont tenues, il faudra s’attendre à ce que les membres de Boko Haram et les individus qui y sont affiliés aient recours au terrorisme pour perturber le processus électoral. Dans l’éventualité d’une victoire de Jonathan, il est presque certain que le nord aurait davantage encore l’impression de ne pas occuper la place qui lui revient. Dans ce scénario, Boko Haram s’avérerait probablement être le point de ralliement de ceux qui voient le nord comme marginalisé au sein de la fédération gouvernée par le gouvernement « sudiste » et « chrétien » d’Abuja. Cela se manifesterait probablement par des appuis actifs et passifs plus forts pour Boko Haram ainsi que par une pléthore de justiciers indépendants qui descendraient dans les rues pour atteindre divers objectifs.

Boko Haram risque d’être aussi hostile à un parti d’opposition qu’il l’est au gouvernement de Jonathan, ce qui témoigne de la colère du peuple contre ceux qui administrent le Nigéria, quelle que soit leur affiliation politique. Aux yeux de Boko Haram, Jonathan et son opposition politique sont tous les deux laïcs et n’appuieraient ni l’un ni l’autre l’imposition stricte de la charia. Ils sont tous les deux les créatures de l’establishment nigérian qui est égocentrique et dans une large mesure coupé des simples citoyens, surtout dans le nord. Cependant, la victoire d’un candidat de l’opposition à l’élection présidentielle serait probablement bien accueillie par un grand nombre de gens dans le nord qui, jusqu’ici, étaient disposés à soutenir directement ou tacitement le djihadisme radical parce qu’ils sont insatisfaits de l’administration de Jonathan. À ce titre, une victoire de l’opposition serait susceptible de fragiliser non pas tant la base de soutien populaire de Boko Haram que ses compagnons de voyage et ceux qui, parmi les élites du nord dont l’identité est dissimulée, approuvent—s’ils n’appuient pas—sa campagne contre le gouvernement d’Abuja.

Dans l’éventualité improbable où Jonathan verrait sa candidature à l’élection présidentielle refusée par le PDP, où il serait destitué, où pour une quelconque raison il déciderait de ne pas se présenter ou encore où il serait défait par un autre candidat à l’élection présidentielle, la violence pourrait exploser dans le delta. La dernière insurrection dans cette région a pris fin à la suite de l’adoption d’un programme d’amnistie prévoyant le versement de pots-de-vin aux dirigeants des milices. Bon nombre de ces dirigeants font maintenant partie de la garde rapprochée de Jonathan et bénéficient de contrats très lucratifs, soi-disant pour garantir la sécurité de l’infrastructure pétrolière. Plusieurs d’entre eux ont menacé de mettre le feu au delta si Jonathan ne reste pas en poste comme président.

D’ici la fin du mandat présidentiel de Jonathan en 2015, le Nigéria est pris dans un dilemme entre les djihadistes et le delta. L’incompétence de Jonathan et son incapacité de lutter contre l’insurrection djihadiste dans le nord ont effrité ses appuis chez les élites traditionnelles. Les services de sécurité ont chassé les djihadistes de Maiduguri, mais ils n’arrivent pas à se rendre maîtres de la campagne et leur brutalité attire certains appuis à Boko Haram. Si Jonathan se retirait ou était défait, cela affaiblirait probablement Boko Haram, sans toutefois le faire disparaître. Cependant, si Jonathan était écarté de la course à la présidence ou défait aux élections, il pourrait y avoir une rapide reprise de l’insurrection dans le delta du Niger, riche en pétrole. Les militants, exclus du groupe des proches conseillers d’une administration post-Jonathan, pourraient arrêter la production pétrolière du Nigéria déjà en baisse, ce qui pourrait entraîner une diminution catastrophique des revenus du gouvernement. Cependant, la réélection de Jonathan, surtout au cours d’élections susceptibles d’être entachées de graves irrégularités, confirmerait le sentiment de désaffection des gens du nord et stimulerait probablement l’insurrection djihadiste.

Étant donné les choix difficiles auxquels le Nigéria fait face, il pourrait devenir de plus en plus intéressant pour les élites nigérianes de trouver une façon constitutionnelle ou semi-constitutionnelle de reporter les élections. Dans ce cas, l’importance que l’Occident accorde à la tenue d’élections « libres, justes et crédibles » à date fixe pourrait être contre-productive. De même, l’obsession occidentale de Boko Haram et de ses liens possibles avec al-Qaïda et le terrorisme international peut faire perdre de vue la réalité qu’il n’est qu’un élément parmi d’autres dans l’actuelle crise politique nigériane.

La stabilité politique en Libye : risques et perspectives

1. Les milieux de la politique et de la sécurité en Libye sont très fragmentés. Bien qu’il soit difficile de généraliser, il est possible de parler de divers réseaux distincts qui partagent les mêmes valeurs, la même identité et la même histoire. Les Libyens qualifient ces réseaux de communautaires, de religieux ou de politiques—les « islamistes », les « habitants de Misrata », les « fédéralistes » et ainsi de suite. Mais si on y regarde de plus près, ces réseaux sont en désaccord sur plusieurs points, bien qu’ils partagent des enjeux essentiels. Ils ont tendance à ne pas vouloir adopter des structures politiques, religieuses ou militaires officielles, et leurs dirigeants ne s’identifient pas toujours. Ils sont plutôt portés à nommer des figurants, avec lesquels ils peuvent garder leurs distances, pour représenter leurs intérêts au sein des institutions sécuritaires ou politiques. En règle générale, il est plus facile de comprendre les réseaux d’influence libyens par les personnalités qui les composent et leurs antécédents que par leur idéologie ou leur structure.

2. Il n’y a pas d’entente politique ou de pouvoir constitutionnel officiel dans le pays. La chute de Kadhafi, principal décideur du gouvernement, a laissé les institutions sans responsabilités ou pouvoirs bien définis. La déclaration constitutionnelle adoptée le 3 août 2011 par le Conseil national de transition (CNT) a conféré une légitimité au gouvernement provisoire. Le CNT a confié au Congrès général national (CGN) élu directement le mandat de constituer un comité chargé de rédiger une constitutionNote de bas de page 11. Il n’y a donc pas de « chef d’État » autorisé par la Constitution. Le premier ministre et le président du CGN partagent le pouvoir, et les réseaux politiques peuvent s’opposer les uns aux autres en exerçant des pressions sur eux. De même, le pouvoir militaire est partagé de façon incohérente entre le chef d’état-major, le premier ministre, le président du CGN, le ministre de la Défense et le gouverneur militaire du sud. Tout ce que ces derniers ont réussi à faire, c’est soit adopter des lois portant sur la création de groupes armés, soit enregistrer ces groupes et leur donner des ordres. Il en a résulté un chevauchement et de la division au sein du secteur de la sécurité.

3. En décembre 2013, voici quels étaient les principaux enjeux stratégiques nuisant à la stabilité de la Libye :

  • la répartition du produit des exportations de pétrole (principal moteur du « fédéralisme »);
  • les fondements politiques et constitutionnels de l’État;
  • l’avenir des forces armées et des forces de sécurité;
  • l’« isolement politique », ou la lustration; et
  • la sécurité frontalière, notamment l’afflux dans le pays de stupéfiants et de produits pharmaceutiques illégaux ainsi que de clandestins et les risques de corruption des forces de sécurité qui y sont associés.

Pour chaque enjeu, différentes coalitions de réseaux ayant des intérêts communs ont vu le jour dans le but de freiner l’administration Zeidan.

4. Étant donné l ’absence d ’une entente politique et de pouvoir constitutionnel, ces coalitions ont freiné , qui a perdu le pouvoir en mars 2014 Ali  Zeidan en ayant recours au CGN ou au secteur de la sécurité ou en organisant des manifestations violentes. Le présent document porte sur les deux derniers facteurs, qui sont considérés comme les principales menaces pour la stabilité du gouvernement de transition.

5. Trois groupes s’opposent par la force à divers aspects de la transition

Les groupes « fédéralistes ». Dans l’est, certains officiers militaires et groupes armés du « croissant pétrolier » situé près des terminaux de Zueitina, d’Es Sider et de Ras Lanouf—issus surtout des tribus Marghaba, Majabar et Zway—se sont dits favorables à la fermeture de ces terminaux pour une période indéterminée, réduisant ainsi de moitié environ les exportations pétrolières de la LibyeNote de bas de page 12. Selon le Fonds monétaire international (FMI), cette mesure mettra le gouvernement en situation de déficit budgétaire d’ici trois ans, suivant les prix du pétrole et les revenus prévus. Ce groupe a rejeté le processus de transition : il a tenté de bloquer les élections du 7 juillet en fermant l’autoroute entre Tripoli et Benghazi à Wadi al-Hamra près de Syrte, et souhaite forcer un retour à la division du pays en provinces et une redistribution des richesses. Il s’oppose également à une génération d’anciens politiciens « fédéralistes » dirigée entre autres par Ahmad al-Zubayr et Abd al-Jawad al-Bidin, qui ont rejeté le CGN et préconisent un retour à la Constitution de 1951, mais s’opposent à l’utilisation de l’industrie pétrolière comme instrument de négociation.

Ansar al-Charia. Le mouvement ne reconnaît pas le gouvernement démocratique et les élections du 7 juillet 2012. Il fait campagne en faveur de la charia comme principale source de référence dans les domaines de la politique et du droit libyens. Il aurait un réseau central formé de quelques centaines de membres, mais au cours de la dernière année, les services sociaux et les activités qu’il a offerts ont fait passer ce nombre à quelques milliers. Le mouvement compte des ramifications à Benghazi, à Derna, à Ajdabiya et à Syrte et a fait beaucoup de recrutement à Tripoli. Il est dirigé par Mohamed Ali  al-Zahawi et compterait un conseil de direction formé de huit membres, dont Fawzi Barawi, ancien officier de l’armée, un comité religieux dirigé par Nasir  al-Tarshani, et un comité des médias chapeauté par Hashim  Nawah. Ahmad  al-Arabi y est un important commandant. Le mouvement est formé de groupes ayant déjà fait partie de la Coalition du 17 février et du Regroupement des comités révolutionnaires, dont la brigade Abu Ubaidah bin Jarrah (commandée par Ahmad  Abou  Khattala), la brigade al-Jabal ainsi que les brigades An-Nur et Nasr al-Mukhtar de Derna. Les Forces spéciales ont récemment exercé des pressions sur des combattants d’Ansar, les obligeant ainsi à s’éloigner de Benghazi et à s’installer dans des fermes situées près de cette ville. Les combats persistent toutefois dans les quartiers de Sidi Khalifa et de Laiti. Des politiciens du CGN sympathisants, dont les députés de Benghazi Muhammad Bu  Sidra, Salih  Juda et Sulaiman  Zubi, estiment que le mouvement devrait être autorisé à mener ses opérations ouvertement, sinon il sera forcé d’entrer dans la clandestinité et d’opposer une résistance armée.

Le Conseil suprême des révolutionnaires est une coalition de révolutionnaires (thuwwars)créée à la suite d’une série de conférences tenues à Misrata les 1er  et 2  avril 2012. Sa mise sur pied a été officiellement annoncée le 13 août 2012, mais ce n ’est qu ’en décembre 2012 qu ’il a été constitué en Assemblée générale formée de 250  révolutionnaires provenant de différentes villes, dont un « comité de direction »de 11 membres et plusieurs petits comités chargés de dossiers d ’ordre politique, juridique, social et administratif et de questions relatives au renseignement et à la sécurité . Sa déclaration no  3 appelle à la dissolution du gouvernement et a donné lieu à plusieurs manifestations armées contre l ’administration Zeidan, notamment en mars et en mai 2012. Le 10  octobre 2013, la « Chambre des révolutionnaires de Libye  » a tenté d ’arrêter le premier ministre sous l ’inculpation de divers crimes. Cet incident a provoqué une scission avec le Comité suprême de sécurité à Tripoli, ce qui a occasionné des affrontements armés dans la capitale à la mi-novembre 2013.

6. D’autres groupes cherchent à restreindre l’autorité de Zeidan en établissant des organismes de sécurité parallèles et auxiliaires qui, surtout à Tripoli et à Benghazi, s’opposent les uns aux autres. Ces groupes sont toutefois très fragmentés, ce qui entraîne des risques pour la sécurité et la stabilité.

Voici les principaux organismes de défense et de sécurité (autres que les services de police et de renseignement) qui mènent des activités en Libye à l’heure actuelle :

  • les unités de l’armée régulière (sous la direction du chef d’état-major), dont l’unité des forces spéciales (Saiqa), la police militaire, les unités d’infanterie, la marine, la force aérienne;
  • le Comité suprême de sécurité (61   686 membres, selon les statistiques de juin 2013, relevant du ministère de l’Intérieur);
  • le Bouclier libyen (effectif d’environ 67 000 membres répartis dans diverses unités relevant du chef d’état-major);
  • les Gardes-frontières et gardiens des installations pétrolières et des infrastructures essentielles (« Gardes-frontières ») (ils sont environ 18   000 et relèvent du chef d’état-major, du ministère de la Défense ou du gouverneur militaire du sud);
  • l’Appareil de sécurité préventive (effectif de 4   000  membres relevant du chef d ’état-major);
  • la Garde nationale (créée au départ par l’actuel vice-ministre de la Défense, Khalid al-Sharif) (effectif de 4 000 à 6 000 membres relevant du ministère de la Défense); et
  • la Force de sécurité conjointe (effectif de 2  000 membres, sous l ’autorité du procureur général ).

Les révolutionnaires (thuwwars) sont surtout actifs au sein du Bouclier libyen, des Gardes-frontières et de l’Appareil de sécurité préventive. Il convient de signaler que le terme thuwwar est très controversé : sur les dizaines de milliers de thuwwars, une fraction seulement—peut-être entre 10  000 et 20  000 hommes, d ’après leurs propres estimations les plus honnêtes —a combattu au front lors de la révolution de février à octobre 2011 Note de bas de page 13. Parmi eux, les principaux commandants prétendent tous qu’un petit réseau formé d’environ 30 à 200 officiers et commandants supérieurs exerce une influence politique et façonne l’opinion. Le groupe est relativement statique, puisque seules les personnes qui ont fait leurs preuves pendant la révolution peuvent en être membres. Il n’a toutefois pas réussi à former un tout homogène en raison d’importants différends politiques entre les membres. Il s’agit plutôt d’une coalition de divers réseaux de sécurité tant régionaux (p. ex. Zintan, Misrata) que religieux (islamistes et prisonniers d’Abou Salim) et ethniques (Toubous, Amazighs).

Le Bouclier libyen était au départ un sous-groupe de la Coalition des brigades révolutionnaires de Benghazi, un ensemble de 72 groupes armés menant des activités dans l’est de la Libye après la révolution. L’Union des révolutionnaires de Misrata a organisé de façon indépendante un système de roulement mensuel pour le déploiement de ses unités au cours de la transition. En même temps, le commandant des Zintanis, Abou Dirbala, a organisé une force semblable au sein des communautés dans les montagnes de Nafusa. Lors d’une conférence tenue à Benghazi en avril 2012, ces groupes révolutionnaires ont été appelés à former, sous la direction du chef d’état-major, le Bouclier libyen chargé d’assumer des tâches militaires en matière de sécurité et de protéger les frontières. La décision no  47 rendue par le CNT en avril  2012 visait justement la création de ce groupe . À la fin de 2012, le Bouclier avait pris de l ’expansion, mais à cause surtout des différends politiques et sociaux opposant entre eux les thuwwars, il s’était fragmenté en 13 divisions différentes.

De même, les Gardes-frontières et gardiens des installations pétrolières se sont fragmentés pour former de nombreux réseaux et brigades aux perspectives politiques et aux antécédents communautaires différents.

Contrairement aux Gardes-frontières ou au Bouclier libyen, le Comité suprême de sécurité (CSS) a été créé par le CNT afin d ’exercer une emprise sur les groupes armés naissants en Libye en les inscrivant auprès du ministère de l ’Intérieur et en leur versant une solde. Sa division la plus importante était celle de Tripoli, laquelle comptait 300  groupes armés et quelque 16  000 membres, dont d ’anciens policiers, des thuwwars, des jeunes sans-emploi et de présumés petits criminels. Elle n’a pas tardé à se fragmenter en fiefs indépendants sous la direction des principaux commandants tripolitains des unités de campagne—Haitham  al-Tajuri, Hashim  Bishr, Abd  ar-Rauf  Kara et Abd  al-Latif  Qudur—qui acheminaient des véhicules et des armes aux groupes qui suivaient leurs ordres. La corruption engendrée par le trafic de stupéfiants a aussi contribué à une plus grande fragmentation au sein du CSS. Les groupes armés de l’est, les brigades de Misrata et les combattants de la région montagneuse de Zintan basés à Tripoli se sont joints à des divisions rivales du CSS telles que le Comité de lutte contre la criminalité. Lors des récents combats à Tripoli, les commandants tripolitains susmentionnés se sont tournés contre les brigades de Misrata affiliées au Comité de lutte contre la criminalité et au Bouclier libyen à cause de leur rôle au sein de la Chambre des révolutionnaires de Libye, qui a tenté d’enlever Ali Zeidan et qui a tué des manifestants à Gargour, le 15 novembre 2013.

Le sud de la Libye depuis la chute de Mouammar Khadafi

Depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, le sud de la Libye a subi de profondes mutations. La région se divise en deux zones distinctes. La zone touarègue, traditionnellement acquise à Kadhafi, et la zone touboue, marginalisée depuis des décennies par le pouvoir en place. Dans les deux régions, on trouve également une minorité « fezazna », descendants africains des esclaves importés par les Touaregs et sédentarisés dans les oasis du désert au cours des siècles, ainsi que quelques commerçants arabes dispersés dans la région. Ces deux dernières minorités peuvent être considérées comme politiquement « amorphes » dans la mesure où elles ne disposent d’aucune force militaire pour faire entendre leur voix.

Les Touaregs

En 2011, ces alliés naturels de l’ancien régime se sont enfuis en direction du nord du Mali avec des stocks d’armes très importants, dont une grande partie aboutira entre les mains des groupes djihadistes. Dès l’automne 2012, anticipant la possibilité d’une intervention française, ils se déploient dans la zone touarègue de Libye, totalement livrée à elle-même, d’abord près de Ghat (octobre 2012), puis dans un périmètre plus large allant de la passe de Salvador à Ghadamès, en passant par Oubari. En janvier 2013, des sources liées à la sécurité à Oubari ont signalé la présence du commando de Mokhtar Belmokhtar dans cette région, avant l’attaque du complexe gazier d’In Aménas.

On compte deux principales brigades, ou katibas, au sein de la zone touarègue : la katiba Ténéré d ’Ahmed Bilal et la katiba 315 de Cheikh Ahmed Ben Omar. Toutes deux sont stationnées à Oubari, même si la Ténéré possède des branches à Sebha, à Aweïnate et à Ghat.

Les Toubous

Les Toubous contrôlent un territoire qui s’étend de l’Algérie à l’Égypte. Combattants de la première heure aux côtés des rebelles de Benghazi en 2011, ils se heurteront pourtant à la haine viscérale des Arabes dès le début de l’année 2012. Des affrontements meurtriers avec les grandes tribus arabes du Sud (les Ouled Slimane et les Zwouhayis) feront plusieurs centaines de morts à Sebha et à Koufra.
En juillet 2012, les Toubous passeront une alliance secrète avec la tribu de Mouammar Kadhafi, persécutée, mais toujours très riche, qui les financera généreusement en échange de leur protection. Cette alliance a permis aux Toubous d’inverser l’équilibre des forces et de reprendre le contrôle de leur territoire sans tolérer la présence de brigades arabes.

Il existe sept brigades touboues, chacune totalement autonome. Néanmoins, elles obéissent à une direction collégiale similaire au principe de la choura et assurent un degré de sécurité tout à fait satisfaisant dans la région. Il s’agit donc des suivantes :

  • katiba Mohamed Al-Tobaoui, dirigée par Ramadan Mehmed, à Oubari, qui constitue un avant-poste toubou en zone touarègue;
  • katiba Dara Al-Sahara, du colonel Barka Wardougou, aujourd’hui gouverneur militaire de Murzuq et sans conteste la plus haute autorité militaire touboue, bien que la taille de cette brigade soit aujourd’hui relativement modeste (environ 150 hommes);
  • katiba des révolutionnaires de Mourzouq, dirigée par Aboubacar Al Sougui, responsable de la protection des champs pétroliers du Sud;
  • katiba Aoum Al-Arambe, dirigée par le colonel Ramadan Al Laki et son adjoint, Cherfadine, responsable de la frontière avec le Niger;
  • katiba 17-2 Gatrun, stationnée à Sebah et dirigée par Dounaï Ali Zeid, qui sert d’avant-poste aux Toubous en zone arabe;
  • katiba Fatehi Allaben, dirigée par Abdel Allaben, qui gère une grande partie de la frontière sud avec l’Égypte (zone d’Al Sara, d’Aweïnate et de la montagne Malke);
  • katiba de lutte contre l’immigration clandestine d’Issa Abdelmajid Al Mansour, aujourd’hui dirigée par Issa Wiché (chef des opérations).

Trafic et contrebande

Depuis 2011, la contrebande a explosé dans le sud de la Libye, qu’il s’agisse d’êtres humains, de drogue ou de contrefaçon. Dans la majorité des cas, les habitants du Fezzan ne prennent pas une part active dans le trafic. Ils se contentent de monnayer des « permis de passage » aux groupes de trafiquants établis au Niger.

La filière touarègue

Les contrebandiers arrivent par la passe de Salvador, puis contournent Oubari jusqu’au Waad El-Shaati. La liaison se fait ensuite avec les brigades de Zintan, dans la région de Ghadamès, qui prennent le relais pour transporter les marchandises jusqu’à la Méditerranée. Tout cela sous l’œil complaisant de la Ténéré, qui règne sur cette région. Ce trajet est surtout utilisé pour le trafic de drogue, et les migrants africains sont rarement pris en charge par les Touaregs.

La filière touboue

Les migrants

La majorité des clandestins entrent en Libye par Toumou après avoir été regroupés dans la région de Dirkou. Ils sont ensuite débarqués à Gatrun ou à Sebah avant de voyager seuls vers le nord, pour un prix allant de 1 000 à 5 000 dinars, jusqu’aux différentes brigades qui coordonnent la traversée.

La drogue

Les routes de la drogue empruntent généralement deux filières qui partent d’Agadez pour rejoindre la ville de Tazerbou, puis il y a prise en charge par les trafiquants liés aux brigades de la Cyrénaïque. Ces itinéraires sont longs, mais discrets (aucun village sur 1  000 km). Les « droits de passage » dépendent de la valeur de la cargaison, mais le prix se situe généralement entre 10 000 et 25 000 dinars.

Les trafiquants du sud de la Libye

Les djihadistes jouissaient d’un quasi-monopole sur la contrebande jusqu’au début de l’année 2013. Ils réceptionnaient les marchandises en lisière de l ’Afrique subsaharienne (provenant d’Ansaru et de Boko Haram) jusqu’à la sortie du désert libyen. L’opération Serval dirigée par la France a perturbé les rouages de cette filière, sans pour autant réduire le trafic. La surface financière des trafiquants autonomes a simplement augmenté au détriment des djihadistes depuis le début de  2013; ceux-ci contrôlent aujourd’hui la plupart des convois.

Le terrorisme

Ansar Dine, otage de son passé

Ansar Dine dispose de nombreuses bases arrière dans les environs d’Aweïnate et dans le Djebel Kakous, sous la protection de la brigade Ténéré. Ahmed Bilal, son chef, est un proche d’Iyad Agh Ghali et facilite les opérations de ce groupe en Libye. Ansar Dine possède également un camp de plusieurs dizaines de combattants à l’ouest d’Adiri, dans le Wad El-Shaati, un bastion khadafiste qui entretient de très bonnes relations avec les Touaregs. En revanche, les relations d’Ansar Dine avec les djihadistes du nord sont exécrables : les révolutionnaires de la côte considèrent les nombreux Touaregs libyens de cette organisation comme des « pro-Kadhafi » malgré leur filiation islamiste. Pour cette raison, l’influence idéologique et militaire de ce groupe se cantonne au sud-ouest de la Libye et au Sahel, sans lien avec le reste du pays.

 Le principal relais d’al-Qaïda dans le sud-ouest de la Libye  : la katiba 315

Malgré leurs divergences internes, al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) se sont rapprochés de la brigade concurrente de Ténéré à Oubari, la katiba 315. Plus petite, elle dispose néanmoins de soutiens très importants dans le nord au sein des milieux islamistes radicaux. La 315 est dirigée par Cheikh Ahmed Ben Omar, un salafiste malien arrivé du massif des Ifoghars à l’automne 2012. Il n’a jamais fait partie du régime de Kadhafi. Les tensions avec les révolutionnaires du nord sont donc inexistantes.

La 315 au cœur de la nébuleuse terroriste

La 315 entretient des liens étroits avec les deux éminences grises d’al-Qaïda en Libye, Abdelbassed Azouz et Najid Al-Issaoui, ce qui les place au cœur de l’échiquier djihadiste libyen. En septembre 2013, par l’intermédiaire de ces deux hommes, Dera Libya a livré sept canons antiaériens ZU23-2 à cette brigade, ainsi qu’une quinzaine de tubes 14,5  mm — des armes qui ont disparu en moins d’une semaine, pour une destination inconnue. Les transferts de ce type ont lieu de façon très régulière.

Les djihadistes du Mali en partance pour la Syrie passent par Oubari puis Derna, où ils sont accueillis par différentes brigades « partenaires » comme Ansar  al-Charia. Une trentaine de ces hommes, majoritairement soudanais et nigérians, ont indiqué à l’auteur en septembre  2013 avoir rejoint la Libye avec l’aide des passeurs de la 315. À Oubari, ces hommes ont été pris en charge par Dera Libya, sous couvert d’un convoi de « l’armée nationale ». Les collusions entre Dera Libya et Ansar al-Charia sont apparues clairement après le meurtre de l’ambassadeur des États-Unis, Christopher Stevens, quand un commandant de cette brigade, pourtant chargée de la protection du consulat de Benghazi, a affirmé qu’il refuserait d’arrêter ses « frères » d ’Ansar  al-Charia, même s’il en recevait l’ordre.

La katiba Omar Belmokhtar de Benghazi occupe également une place privilégiée dans l’organigramme djihadiste international, toujours sous la supervision d’Azouz et d’Al-Issaoui. Elle recueille des armes pour la Syrie depuis 2011. En juin 2012, elle a ouvert une autre voie d’approvisionnement, cette fois en direction du Mali. Les dons ne proviennent toutefois pas seulement de Libye. Lors de la prise de la ville syrienne de Raqaa par le Front al-Nusra, l’organisation a transféré la moitié de l’or trouvé sur place à AQMI. Ce transfert s’est opéré grâce à la brigade Omar Belmokhtar, qui a « converti » le butin en un stock d’armes dont la 315 a ensuite pris possession à Oubari au courant de l’été 2012. Ce matériel (ZU-23, Douchka, RPG29, mais également SAM-7 et armes légères) a été en partie dissimulé dans le désert libyen. Le reste a rejoint les combattants d’AQMI au Mali.

Au début de l’année 2013, lors de négociations concernant la protection des champs pétroliers, les brigades de Zintan ont informé les Toubous que la brigade   315 recevait un flux régulier de matériel et de munitions en provenance des reliquats du Comité suprême de sécurité de Libye, majoritairement salafistes, avec l’aval du conseil local de Misrata. Une grande partie de ces armes étaient détournées de leur destination finale pour demeurer en Libye, sous contrôle des hommes de la 315, qui souhaitaient implanter des camps en région touboue, par la force si nécessaire. Cette information est corroborée par plusieurs accrochages entre les unités touboues de Cherfadine et les Touaregs de la 315, qui eurent lieu en juillet, août et septembre 2013, à l’est de la passe de Salvador.

Pénétration idéologique

Plusieurs madrassas, ou écoles coraniques, ont vu le jour en 2013, notamment celle de Cheik Ahmed Ben Omar, en plein cœur d’Oubari. Trois autres fonctionnent aujourd’hui à Aweïnate et à Ghat, où une école en particulier a été directement subventionnée par un donateur anonyme du Qatar. Il s’agirait d’un homme qui, selon certains membres de la communauté Haoussa, aurait activement participé au financement d’AQMI en 2012.

Objectifs et stratégies des djihadistes

Pérenniser leur nouveau sanctuaire

Des camps très mobiles existent aujourd’hui dans toute la région touarègue. Ils prennent souvent l’apparence d’un enclos à chameaux sommairement établi dans le désert ou sont dissimulés dans de petits villages de montagne (région de Brak). D’après la katiba 206 (Toubous) basée à Oubari, il existerait aujourd’hui plus d’une vingtaine de camps liés à AQMI, au MUJAO et à Ansar Dine dans le sud-ouest, avec plus de 500 djihadistes étrangers.

Établir un pont avec les brigades salafistes du nord

Cet objectif concerne davantage AQMI et le MUJAO, sans lien avec le régime précédent. Le personnage clé de ce dispositif est Abdelwahab Al-Ghaidi, chef de la « Mémoire du Sang des Martyrs », coalition salafiste radicale de 60 députés au sein du parlement. Originaire de la région de Murzuq, ce Fezazna est le frère d’Abu Yayah Al-Libi, numéro deux d’al-Qaïda tué en 2012 par un drone américain au Pakistan. Son objectif consiste à fédérer l’arc salafiste qui s’est créé au nord-est avec les djihadistes du Sahel établis dans le sud afin de marginaliser le pouvoir central et les « modérés » de Zintan; il finance très largement ces mouvements lui-même. Ainsi, les brigades salafistes du nord « gonflent » artificiellement le nombre de leurs combattants pour recevoir des salaires fictifs du gouvernement qu’ils redistribuent ensuite aux djihadistes étrangers installés dans le sud. D’où la réticence de nombreuses brigades à rejoindre les rangs d’une future armée nationale.

Continuer de mener des opérations militaires au Sahel

Contrôle des points d’eau et de l’approvisionnement en essence, surveillance aérienne… l’opération Serval a grandement compliqué les opérations des djihadistes au Mali, ce qui les contraint à opter pour des opérations « éclair » sur des centaines de kilomètres. La Libye devient donc une base indispensable pour les commandos dépêchés dans le Sahel, généralement pour des opérations de quelques semaines. Les opérations d’Agadez et d’Arlit avaient été menées par deux unités venant de la passe de Salvador, qui avaient quitté la katiba 315 d’Oubari une dizaine de jours avant les attaques.

Au Mali, les stocks d’armes ont également changé de nature : des petits chargements transportés à l’arrière d’une camionnette depuis la Libye ou le grand sud algérien et entreposés dans des repaires, totalement indétectables par les patrouilles françaises. Le Mali n’est plus un sanctuaire, mais la Libye en est devenue un. Et dans la mesure où l’hypothèse d’une intervention militaire est à exclure, les solutions sont au mieux imparfaites, voire inexistantes.

Avenir  : les pistes de réflexion

En l’absence d’un pouvoir fort, aucune solution définitive ne peut être envisagée pour mettre un terme à l’impunité dont jouissent les groupes islamistes et les trafiquants du Fezzan. Afin de réduire l’ampleur du problème, plusieurs pistes peuvent être explorées.

Zintan

Bien qu’elles pratiquent des trafics notoires, ces brigades représentent la plus importante force militaire du pays et peuvent aisément bloquer les infiltrations djihadistes au nord de Ghadamès, qui menacent désormais directement la Tunisie.

L’Algérie

L’Algérie constitue un élément central pour endiguer la contagion. Depuis In Aménas, Alger l’a bien compris et travaille de façon efficace sur une partie de sa frontière, pour assurer la sécurité de ses installations gazières. Néanmoins, elle continue de délaisser l’est du Hoggar   : une région particulièrement accidentée qui représente un véritable boulevard pour les islamistes entre le sud de la Libye et l’Adrar des Ifoghars.

Les Toubous

Les Toubous tolèrent le passage des trafiquants, mais refusent toute implantation salafiste sur leur territoire. La Libye devrait leur fournir davantage de moyens. Mais le gouvernement et le parlement actuels, tous deux otages des groupes d’influence islamistes radicaux, ne peuvent ni ne veulent s’engager ouvertement sur la voie de la lutte antiterroriste avec cette collectivité qui constituerait pourtant leur meilleur allié.

Le Mali, le Niger et autres : y a-t-il une réponse à la question touarègue?

Il y a quelques années, par une belle soirée tranquille dans le Sahara, je prenais le thé avec un vieux musicien touareg dans un jardin situé non loin de Tessalit, à l’extrémité nord-est du Mali, endroit qui a récemment retenu l’attention des médias pour toutes les mauvaises raisons. Comme le musicien en question se faisait de plus en plus connaître partout en Europe et en Amérique du Nord, je lui ai demandé s’il ne serait jamais tenté de quitter le nord du Mali et d’émigrer vers l’Occident.

« Je suis chez moi dans le désert », m ’a-t-il répondu. « L’idée d’émigrer ne m’a jamais attiré. J’ai ma place ici. Il faut vivre simplement dans le désert. C’est la seule façon de survivre. Et qui dit simplicité, dit liberté. »

La division a sérieusement nui à la cause touarègue depuis que l’armée coloniale française a défait les puissants Kel Ahaggar lors de la bataille de Tit en 1902. Mais l’esprit de liberté règne dans le cœur de chaque Touareg. En fait, le désir d’être libre fait tellement partie intégrante de l’identité touarègue que le seul mot pour désigner un véritable Touareg noble d’esprit et de cœur est amazigh, ce qui signifie simplement « homme libre ».

En quoi consiste cette liberté? Les Touaregs sont fondamentalement fiers d’être autonomes et autosuffisants. Ils ont horreur de toute intervention ou coercition, surtout de la part d’une puissance étrangère. Cette autonomie leur donne la liberté de circuler sans entraves dans la vaste étendue du désert ancestral. On peut donc comprendre les profondes blessures causées par les nouvelles frontières qui ont divisé les terres touarègues au début des années 1960. Il y a aussi la liberté de gérer l’environnement particulier et les ressources naturelles du désert en fonction des coutumes et des besoins locaux—la liberté d’être nomade et de pouvoir vivre en paix dans cet état d’isolement, parfois béni, parfois maudit, que seules de grandes étendues sauvages comme celles du désert du Sahara peuvent offrir.

Les Touaregs jouissent aussi de libertés auxquelles aspirent tous les êtres humains : ils n’ont pas à payer des impôts qui ne procurent aucun avantage concret; ils ne sont pas victimes de corruption et d’abus de pouvoir; ils sont libres de préserver et de promouvoir leur langue et leur culture; ils sont libres de s’épanouir et d’accéder au bonheur où qu’ils soient; ils sont libres de pratiquer leur religion selon leurs convictions personnelles et leur tradition culturelle; ils sont libres d’accueillir des étrangers; ils sont libres de chercher la paix et la prospérité.

Les Touaregs ont aussi le désir de vivre sans crainte dans un milieu exempt de violence, que celle-ci soit exercée par l’État, par des étrangers ou par les voisins. Le maintien de bonnes relations avec les autres groupes ethniques qui partagent le désert—p. ex. Arabes, Peuls, Songhaïs, Arma et Toubous—est essentiel à la notion de liberté des Touaregs, parce que la liberté passe forcément par la paix d’esprit. Aussi étrange que cela puisse sembler, jusqu’au déclenchement de leur seconde grande rébellion, en juin 1990, les Touaregs avaient entretenu de bonnes relations avec leurs voisins. Avant ce conflit, il faut remonter à plusieurs décennies pour trouver un cas de guerre ouverte entre les Touaregs et les Arabes ou les Touaregs et les Songhaïs dans les déserts du nord du Mali, territoire appelé Azawad.

Voici, je crois, la façon la plus simple de formuler ce qu’on appelle souvent la question touarègue : dans quelle mesure les Touaregs peuvent-ils réaliser leur aspiration à la liberté dans le monde moderne? Une telle aspiration est-elle réaliste dans le contexte d’un État-nation postcolonial et multiethnique? Toute réponse à cette question nécessite une certaine dose d’optimisme, surtout de nos jours, maintenant que bon nombre des vieilles solutions adoptées depuis l’indépendance semblent avoir été épuisées.

Commençons par le statut de nation. Je ne crois pas que la création d’un État indépendant d’Azawad soit possible, ni aujourd’hui ni au cours des prochaines décennies ou même des prochains siècles. La cohésion sociale, les fondements économiques et le soutien international nécessaires à la création d’un tel État sont inexistants. De toute façon, l’Algérie ne laisserait jamais une telle chose arriver.

Toutefois, mise à part la question de l’indépendance, vous constaterez que les aspirations du Touareg moyen sont, au fond, les mêmes que celles du citoyen non touareg moyen du Mali, de l’Algérie ou du Niger. Ils souhaitent tous moins de corruption, de meilleures écoles, cliniques et infrastructures des transports, des taxes et des droits plus équitables, de meilleures perspectives d’emploi et, dans le cas d’autres minorités, une plus grande reconnaissance de leur spécificité culturelle.

La question de l’indépendance fausse en quelque sorte l’argument. La rébellion de 1990 n’était pas une lutte pour l’indépendance, mais pour l’obtention de plus grands investissements dans le nord et d’une plus grande reconnaissance des Touaregs et des Arabes du nord par le gouvernement du Mali et ses institutions. Autrement dit, les rebelles voulaient acquérir un plus grand sens de l’appartenance au Mali plutôt que de s’en séparer. Avant 1990, la plupart des habitants du nord, peu importe leur ethnie ou la couleur de leur peau, partageaient ces aspirations. Ce sont les craintes et la polarisation engendrées par le conflit qui ont brisé cette communauté de vues et tourné les tribus les unes contre les autres.

Les gouvernements dans la région doivent se concentrer sur les aspirations qui unissent les gens plutôt que sur celles qui les séparent. Hélas, pour un gouvernement faible et corrompu, il est souvent plus difficile de créer des perspectives d’emploi, d’améliorer les soins de santé et l’éducation et de promouvoir les minorités culturelles que de conserver son emprise en tournant les groupes ethniques les uns contre les autres et en maintenant la population dans un état de peur permanente. Il suffit de trouver des emplois pour les jeunes, de bâtir des écoles et des cliniques et de respecter les cultures locales pour que le désir d’indépendance diminue.

Dans le nord du Mali, même les politiques les plus constructives ont peu de chances de succès à moins d’un effort concerté en vue de réorganiser la structure gouvernementale sclérosée du pays. Au lieu de répéter sans cesse le mantra « Mali, un et indivisible » et d’adopter aveuglément la notion d’État centralisé autoritaire défendue par les jacobins français, pourquoi ne pas regarder du côté des Länder allemands, des parlements du pays de Galles et de l’Écosse, des administrations locales de la Catalogne ou du système fédéral canadien. Le Mali a besoin d’un nouvel appareil gouvernemental tribal, régional et national où les pouvoirs décisionnels, surtout ceux ayant trait à la fiscalité, à la sécurité, à l’éducation et à l’investissement, sont délégués à des structures indépendantes dont les rouages s’engrènent les uns dans les autres. Ce n’est pas tâche facile, j’en conviens, mais il existe plein d’exemples encourageants partout dans le monde.

Les aspirations culturelles des Touaregs et, en fait, de tous les peuples du désert doivent être réalisées. Les efforts pour diluer les différences culturelles et promouvoir une forme d’hégémonie mandingue au Mali, haoussa au Niger et panarabe en Algérie et en Libye sont à la fois rétrogrades et voués à l’échec. Il faut réorganiser les réseaux de télévision d’État de sorte que les émissions, notamment les bulletins de nouvelles et les émissions d’actualités, soient diffusées régulièrement dans les langues des peuples du désert telles que le tamachek, le foulbe, le hassania et le songhaï. Il y a aussi lieu d’accorder aux compositeurs de musique et aux auteurs d’œuvres théâtrales traditionnelles locales un accès égal aux ondes publiques, de se servir de l’éducation pour promouvoir les langues et les cultures locales et d’amener chaque Malien, Nigérien, Algérien ou Libyen à croire que sa langue, quelle qu’elle soit, ne sera jamais un obstacle à la réalisation de ses aspirations.

Les minorités comme les Touaregs doivent avoir toutes les chances d’avancer au sein des institutions de l’État, surtout l’armée. C’est peut-être trop demander au Mali, étant donné les niveaux élevés de suspicion et de méfiance envers les Touaregs et les Arabes qui existent actuellement dans le sud. Mais une telle égalité des chances est essentielle si l’on veut que les Touaregs et les autres peuples minoritaires du désert deviennent des citoyens pacifiques au sein de nations multiethniques plus vastes.

Et que dire des frontières? Si nous acceptons le fait qu’elles ne changeront pas ni ne disparaîtront, il faut faire en sorte que les peuples du désert ne les voient plus comme une source de division et de problème. Le feu colonel Mouammar Kadhafi de Libye était peut-être un despote assoiffé de pouvoir, mais son rêve de créer un Sahara sans frontières et de délivrer aux nomades des passeports « nomades » spéciaux en faisait, dans un certain sens, un visionnaire.

Je rêve moi-même du jour où les gouvernements des États d’Afrique du Nord et du Sahel se rendront compte qu’ils agiraient véritablement dans leur intérêt s’ils créaient une zone économique libre, quelque peu semblable au modèle de l’Union européenne, englobant l’ensemble du Sahara à partir du lac Tchad jusqu’à l’Atlantique. Ce n’est qu’à ce moment-là que les frontières nationales arbitraires absurdes cesseront de transformer en criminelle la vieille grand-mère qui ramène chez elle à Kidal ou à Agadez trois sacs de couscous achetés au rabais à Tamanrasset sans payer les droits d’importation ridiculement élevés exigés par l’État. Quant aux problèmes de trafic de la drogue et de passage de clandestins, les solutions résident peut-être en Europe plutôt qu’en Afrique.

Comme le Sahara est une région, il faut chercher des solutions régionales aux problèmes qu’il éprouve. À cet égard, ce sont des organismes supranationaux en provenance de pays du Maghreb et du Sahel qui peuvent assurer la paix et la prospérité dans la région, c’est-à-dire des organismes tels que la Communauté des États du Sahel et du Sahara, une autre invention de Kadhafi, ou le Comité d’état-major opérationnel conjoint (CÉMOC). Malheureusement, ni l’un ni l’autre de ces organismes n’a beaucoup de pouvoir en ce moment. À long terme toutefois, l’importance de tels organismes pour les Touaregs et d’autres peuples du désert l’emportera de loin sur celle de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CÉDÉAO) ou de l’Union africaine.

La société touarègue quant à elle doit s’engager dans sa propre révolution. Le conflit de 2012-2013 a mis en lumière l’incompétence et la naïveté géopolitique de nombreux chefs touaregs, surtout ceux issus des élites peu instruites préoccupées par leurs propres intérêts. La société touarègue doit devenir plus flexible, plus portée à vouloir promouvoir des talents authentiques et plus prête à s’ouvrir sur le monde et à s’y intéresser.

Vous aurez peut-être remarqué que je n’ai pas mentionné le terrorisme islamiste ou al-Qaïda pendant cette séance intensive de réflexion optimiste, et ce, parce que ni l’un ni l’autre ne sont à l’origine des maux du Sahara, mais n’en sont plutôt que les symptômes. Les tendances religieuses de quelques chefs touaregs ambitieux ont suffi à ternir l’image d’un peuple entier aux yeux du monde. C’est une tragédie que la plupart des Touaregs que je connais ne sont pas prêts à pardonner facilement.

Le jeune Touareg qui conduit un camion pour Ansar Dine ou qui monte avec quelqu’un afin de se joindre à une cellule de djihadistes ou de trafiquants de drogue comme cuisinier, guide ou simple exécutant ne le fait pas par conviction, mais plutôt par opportunisme. C’est ce même sentiment qui a incité de jeunes Touaregs à chercher un emploi dans les installations nucléaires françaises d’In Ekker et de Takormiasse dans les années 1960 ou à se rendre clandestinement en Libye pour se joindre au Régiment islamique de Kadhafi dans les années 1980.

Al-Qaïda n’est pas la seule responsable de la radicalisation des jeunes Touaregs. Depuis des générations, ils sont privés de liberté et ont peu de perspectives d’avenir. Ainsi, un peu comme dans une vente aux enchères, ce sont habituellement les plus offrants qui l’emportent. Pour garder les jeunes sur le droit chemin, les pays du Sahara doivent leur offrir des possibilités, non seulement sur le plan financier, mais aussi sur les plans social et politique. C’est aussi simple que ça.

Ce que je constate le plus chez mes amis et connaissances touaregs, c’est un sentiment de confusion. Ils se demandent comment ils en sont arrivés là et ce qui arrive à leur désert natal jadis paisible. Comme me l’a confié une fois mon ami musicien de Tessalit, « le Mali, al-Qaïda, l’Algérie, la France, l’Amérique et la Chine, ils sont tous plus forts que nous. C’est comme si nous venions de nous réveiller ».

Le monde doit aider les Touaregs à se réveiller et à adapter leur instinct de liberté aux réalités du monde moderne. La chose est faisable. Il y a une réponse à la question touarègue, mais il faudra beaucoup de courage, d’investissements et de doigté politique. Il faudra aussi approfondir la réflexion qui se fait sous le ciel bleu du Sahara.

Sahel : rôle de l’Algérie et ambitions du Maroc

La présence du monarque chérifien à la cérémonie d’investiture du président Ibrahim Boubacar Keita a suscité en Algérie un sentiment d’inquiétude et d’incompréhension, car le soutien de l’Algérie à l’opération Serval s’est traduit par l’arrivée inopinée du Maroc dans une zone que l’Algérie croyait sous son influence. De Bamako à Tripoli, le Maroc ambitionne de jouer un rôle, comme le souligne la Déclaration de Rabat du 14 novembre 2013. Les conséquences inattendues et imprévisibles de l’opération Serval pourraient entraîner l’Algérie et le Maroc dans une escalade dont le Mali serait la première victime. À l’instar des services de sécurité pakistanais en Afghanistan, les services de sécurité de l’Algérie ne pourront tolérer longtemps l’influence grandissante du rival marocain dans une région considérée comme stratégique. L’activisme marocain au Sahel est d’autant plus difficile à accepter pour l’Algérie que ses autorités avaient dû se résigner à accepter l’intervention française. Il est également difficile pour l’Algérie d’entendre des critiques sur l’absence de contrôle de sa frontière dans le Sahel, car elle considère que c’est l’OTAN en Libye et la France au Mali qui ont déstabilisé sa politique de sécurité dans la région. L’opération Serval est effectivement loin de recueillir la compréhension ou la sympathie de l’opinion en Algérie, comme l’illustrent les propos très représentatifs de l’écrivain Yasmina Khadra : « Le problème du Sahel, c’est la France qui l’a créé en s’attaquant à la Libye. À l’époque tout le monde savait que le pays de Kadhafi était le refuge de tous les combattants de la région. En menant une guerre contre le régime libyen, ils ont libéré tous ces mercenaires qui ont rejoint al-Qaïda ». Et de préciser : « La crise au Mali n’est pas un problème africain, mais bien un problème français. On ne joue pas au feu sans se brûlerNote de bas de page 14. »

Le Sahel : nouveau théâtre de la rivalité algéro-marocaine?

Avec subtilité et intelligence, le royaume chérifien est parvenu à tirer les avantages diplomatiques de l’opération Serval, comme l’illustre la deuxième conférence ministérielle régionale sur la sécurité des frontières, tenue à Rabat le 14 novembre 2013. En l’absence de l’Algérie, qui se considère flouée, le Maroc veut jouer un rôle moteur tant au Mali qu’en Libye. La création d’un centre régional de formation et d’entraînement au profit des officiers responsables de la sécurité des frontières dans les États de la région offre au Maroc l’instrument nécessaire au déploiement de son influence et, ce faisant, met en difficulté les structures régionales pilotées par l’Algérie. De plus la volonté de répondre aux besoins spécifiques des populations des zones frontalières s’apparente pour l’Algérie à une éventuelle mise en exergue de « la question touarègue ».

Face aux soutiens inconditionnels de l’Algérie au mouvement sahraoui, le Maroc dispose aujourd’hui d’un moyen de rétorsion considérable avec « la question touarègue ». En somme, si l’Algérie espère toujours faire perdre au Maroc le territoire du Sahara occidental, le Maroc peut soulever « la question touarègue » et sa revendication de l’Azawad qui englobe une partie du territoire de l’Algérie. Très influent en Mauritanie et au Sénégal, le Maroc élargit, à la faveur de l’opération Serval, ses réseaux vers le Mali et la Libye. À la différence de l’Algérie, le Maroc jouit de la sympathie de la population libyenne en raison de son soutien au renversement du régime de Khadafi. De plus, le Royaume entretient d’excellentes relations avec les monarchies du Golfe dont certaines, comme le Qatar, ont des liens avec des milices locales. À terme, le Maroc peut même espérer jouer un rôle de médiateur entre le gouvernement libyen et les milices.

Bien évidemment, ces évolutions inattendues par l’Algérie ne manquent pas de susciter des tensions entre les deux pays épargnés par le « printemps arabe » qui, à terme, peuvent déboucher sur une crise si elles s’enveniment et si les généraux et les services de sécurité en Algérie estiment que l’intégrité territoriale du pays est menacée. Force est de constater que le soutien apporté par le président Bouteflika à l’opération Serval dessert, du point de vue stratégique, les intérêts de l’Algérie. Les tensions entre le président et les services de sécurité illustrent la divergence des approches. Depuis le début des révoltes arabes, les autorités algériennes sont convaincues qu’un complot se trame contre elles. Loin de profiter du « vide » dans le Sahel que provoque la fin du régime de Khadafi, les autorités algériennes portent leur attention sur la situation intérieure. Un matraquage médiatique associe les révoltés du « printemps arabe » à des agents complotant pour la déstabilisation de la région. Beaucoup croient que, après avoir échappé au « printemps arabe », l’Algérie serait toujours une cible. Le journaliste Amar Djerrad dit ainsi que « Freedom House est bien installée en Tunisie »Note de bas de page 15. Son objectif maintenant serait l’Algérie, pour la mettre dans son giron. Le programme y afférent cette fois est baptisé « nouvelle génération de militants pour la démocratie en Algérie » après avoir échoué en janvier et septembre 2011. Il serait supervisé, selon le quotidien « Alfadjr », par le ministre tunisien des droits de l’homme et cadre du mouvement Ennahda, Samir Dilo. Le cheval de Troie serait une formation politique islamiste, dite « modérée » en Algérie, et de préciser que : « l’Algérie devait tomber en même temps que la Tunisie. En seulement deux mois (janvier et février 2011), il y aurait eu en Algérie près d’une vingtaine d’immolations par le feu. On dit que les studios d’al-Jazeera étaient déjà installés à Oujda, au Maroc, dès le 23 janvier 2011 pour filmer des scènes d’insurrection jouées par des figurants marocains, pour ensuite les faire passer comme des scènes se déroulant réellement dans des villes algériennes. Exactement comme cela s’est passé dans le cas de Benghazi et de TripoliNote de bas de page 16. »

Les services de sécurité pensaient avoir trouvé la parade face à al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), en favorisant son installation dans le Sahel, mais les révoltes arabes ont favorisé son retour. Les « clients » de l’Algérie dans le Sahel espèrent la voir, en vain, prendre la place de la Libye de Khadafi. Déstabilisés et désemparés, les services de sécurité algériens ne font plus confiance à leurs clients, qu’ils suspectent de connivence avec des opérateurs étrangers comme le Qatar. Pour les autorités algériennes, la préoccupation majeure n’est plus le Sahel mais la protection du régime. Après l’attaque survenue à In Aménas, un éditorial d’El Watan du 21 janvier 2013 se demandait : « Y a-t-il une menace extérieure sur le pays? Qui est réellement derrière l’attaque d’In Aménas et dans quel objectif? », rajoutant que : « Une des leçons du printemps arabe est essentiellement le fait que ce sont les dictatures qui créent les conditions pour l’ingérence étrangère… En ce cinquantième anniversaire de son indépendance, l’Algérie est mise au défi de réussir à prendre le virage démocratique, au risque de voir son intégrité territoriale entaméeNote de bas de page 17. » L’inquiétude grandit en Algérie, et beaucoup se préoccupent de l’incapacité des autorités civiles et militaires à comprendre ce qui se passe dans les pays voisins.

En fait, pour l’Algérie, le renversement du régime de Khadafi est perçu comme une erreur stratégique qui a permis aux acteurs locaux de faire progresser leurs propres intérêts. L’accord d’Alger de 2006 est oublié, les Touaregs saisissent l’occasion en janvier 2012 de faire payer au président Amadou Toumani Touré son non-respect. Le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) et Ansar Dine, rejoints par l’AQMI et le MUJAO, chassent l’armée malienne et prennent le contrôle du nord du Mali. Mais très vite, les « laïcs » du MNLA sont vaincus et chassés par les djihadistes d’AQMI qui imposent leur émirat dans le Sahel. Loin de percevoir cette évolution comme une menace, l’Algérie espérait récupérer son influence auprès du MNLA et d’Ansar Dine; elle espérait surtout éviter une intervention militaire dans une région où ses services de sécurité considèrent qu’ils disposent de suffisamment de relais grâce à un vaste réseau d’espionnage pour maintenir le statu quo. En fait, tant qu’AQMI ou le MUJAO menaçaient Bamako et non Tamanrasset, pour l’Algérie et surtout ses services de sécurité, ce sont la France et le Maroc qui étaient visés et non elle.

L’opération Serval a déstabilisé la politique de sécurité de l’Algérie dans le Sahel et a renforcé l’influence du Maroc dans cette région. Il serait judicieux de prévoir toutes les réactions possibles de l’Algérie au regard de ce qui lui apparaît comme une défaite diplomatique et sécuritaire.

Rôle et efficacité de la CÉDÉAO et ambitions du Nigéria en matière de coopération régionale dans la lutte contre le terrorisme

Créée en 1975 pour promouvoir l’intégration des économies ouest-africaines, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CÉDÉAO) a connu des débuts difficiles  : son ambition se heurte rapidement aux crises économiques des années 1980 et à des rivalités entre chefs d ’État aux cultures politiques et aux alliances extérieures très diverses. Les bouleversements politiques du début des années 1990, et notamment les conflits qui éclatent dans la région, vont lui redonner une vigueur inattendue et l’amener à jouer un rôle qui dépasse largement les limites de la diplomatie traditionnelle : la CÉDÉAO déploie une force de maintien de la paix (connue sous son acronyme anglais, ECOMOG) au Libéria en 1990, puis en Sierra Leone et en Guinée-Bissau quelques années plus tard.

À la fin de la décennie (1999), ces interventions quelque peu improvisées sont formalisées par la mise en application d’un mécanisme régional de prévention, de gestion et de règlement des conflits et de maintien de la paix et de la sécurité. Plusieurs structures sont mises en place ou institutionnalisées, notamment le système d’alerte précoce, le Conseil de médiation et de sécurité, ainsi qu’une force de maintien de la paix. Ce système ambitieux est renforcé en 2001 par l’adoption du Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance. À l’ère des transitions démocratiques sur le continent africain, la CÉDÉAO établit ainsi un lien explicite entre la prévention des conflits et le respect de principes politiques fondamentaux.

Depuis quelques années, la CÉDÉAO s’est adaptée à un nouveau contexte international où les menaces pour la sécurité sont davantage transnationales que circonscrites dans les limites des frontières étatiques. Elle a élargi ses domaines d’activité, et son approche en matière de sécurité est désormais axée sur la « sécurité humaine », un recentrage qui transparaît  notamment dans le Cadre de prévention des conflits de 2008, document stratégique visant à opérationnaliser ses engagements sécuritaires. Au même titre que la lutte contre les trafics d ’armes et de drogues ou l ’insécurité maritime, la lutte contre le terrorisme figure désormais au nombre des priorités de l’organisation.

Jusqu’au début des années 2000, le terrorisme n’était qu’une menace distante pour la CÉDÉAO, davantage préoccupée par les rébellions armées; en effet, il n’en est que brièvement question dans le Mécanisme de 1999. Après le 11 septembre 2001, l’affiliation des groupes islamiques armés, notamment des groupes algériens, à l’idéologie d’al-Qaïda, puis la montée de mouvements extrémistes religieux au nord du Nigéria ont nourri les craintes que la bande sahélienne et l’Afrique de l’Ouest deviennent le nouveau « berceau du terrorisme  ». La région s ’est retrouvée embarquée dans la dynamique de la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis, et plusieurs pays ont bénéficié d’une assistance militaire américaine dans le cadre du Trans-Sahara Counter-Terrorism Partnership (TSCTP). La CÉDÉAO a mis plus de temps à compter le terrorisme parmi les nombreuses menaces pour la paix et la sécurité de la région. La crise malienne, combinant crise politique et institutionnelle, rébellion armée séparatiste et invasion de groupes terroristes, a précipité son engagement.

En février 2013 à Yamoussoukro (Côte d’Ivoire), la CÉDÉAO a adopté sa première stratégie de lutte contre le terrorisme et un plan d’action. Elle a fait sienne la définition du terrorisme adoptée par l’Organisation de l’unité africaine dans sa Convention sur la prévention et la lutte contre le terrorisme en 1999. Sa stratégie, qui s’inspire de la stratégie antiterroriste mondiale des Nations unies, repose sur trois piliers : la prévention, les poursuites et la reconstruction. Six priorités sont définies : améliorer la coordination entre États membres en matière de renseignement, de mesures policières, d’investigation et de poursuites contre les auteurs de crimes terroristes; renforcer les capacités nationales et régionales pour détecter et empêcher les crimes terroristes; mettre l’accent sur l’État de droit, le respect des droits de l’homme et la protection des civils dans la lutte antiterroriste; prévenir et combattre l’extrémisme religieux violent; harmoniser les réponses au phénomène terroriste, notamment les législations antiterroristes; promouvoir la coopération régionale et internationale. La stratégie antiterroriste de la CÉDÉAO prévoit la mise en place d’une unité de coordination antiterroriste, d’un mandat d’arrêt de la CÉDÉAO et d’une liste noire des membres des réseaux terroristes. Elle confie au Comité des chefs de police d’Afrique de l’Ouest (CCPAO) et au Comité des chefs des services de sécurité (CCSS) la responsabilité du partage au niveau régional des informations délicates touchant les activités terroristes.

En une vingtaine d’années, la CÉDÉAO s’est imposée comme un acteur incontournable dans la gestion de la sécurité en Afrique de l’Ouest. Ses efforts de diplomatie préventive ont contribué à désamorcer des crises politiques, comme en Guinée en 2008-2009 ou au Niger en 2009-2010. Mais il n’y a pas au sein de l’organisation d’articulation claire entre vision politique partagée et mobilisation adéquate des ressources humaines et financières favorisant l’atteinte des objectifs clairement définis et réalistes. Ses limites deviennent alors évidentes lorsqu’elle est confrontée à des conflits armés qui nécessitent une intervention militaire rapide (comme au Mali) ou à des menaces complexes comme le terrorisme, qui exigent une réponse multidimensionnelle. La capacité d’action de la CÉDÉAO en matière de sécurité reste limitée par celle des États qui la composent : malgré quelques exemples de stabilité politique couplée à un progrès économique d’une durée significative, la CÉDÉAO compte toujours en son sein une majorité d’États faibles, aux périphéries peu ou mal gouvernées et aux frontières poreuses, offrant un terrain propice à l’émergence de mouvements radicaux localement enracinés ou à l’implantation aisée de groupes extrémistes initialement étrangers. L’organisation régionale manque de pays moteurs, capables de montrer aux autres la voie à suivre pour faire efficacement face aux multiples menaces pour la paix et la sécurité. Le Nigéria, puissance pétrolière dont la population est plus importante que celle des 14 autres États membres réunis, est le candidat évident pour assumer ce rôle de locomotive, mais son hégémonie « naturelle » reste fragile et parfois contestée.

Une puissance régionale limitée par ses contradictions internes

Depuis la guerre du Biafra de 1967 à 1970, pendant laquelle certains voisins francophones du Nigéria avaient appuyé la cause sécessionniste, les autorités nigérianes se sont rendu compte que sécurité nationale et leadership régional sont intimement liés. Dès lors, le Nigéria a fait le pari de l’intégration régionale, en jouant un rôle clé dans la formation de la CÉDÉAO en 1975 et dans sa revitalisation au début des années 1990. Les leaders nigérians se sont personnellement engagés sur plusieurs terrains de conflit en Afrique de l’Ouest. Le Nigéria, avec des effectifs militaires (estimés à plus de 160 000 hommes) sans commune mesure avec ceux des autres pays membres, est indispensable aux grandes opérations de maintien de la paix à l’échelle régionale. Le Nigéria a aussi conclu des accords bilatéraux de coopération en matière de sécurité avec ses voisins immédiats (Niger, Tchad, Cameroun, Bénin). Au cours des dernières années, il a contribué à la formation de nombreux officiers de presque tous les États de la CÉDÉAO dans ses écoles militaires et a mis en œuvre plusieurs programmes d’assistance militaire, notamment en Gambie, en Sierra Leone et au Libéria, l’espace anglophone où s’exerce plus naturellement son influence.

Jusqu’à la fin des années 2000, le Nigéria ne s’était pas saisi de la problématique terroriste et des autres grandes menaces transnationales comme les trafics de drogues et l’insécurité maritime en Afrique de l’Ouest, dans la mesure à laquelle se seraient attendus les pays occidentaux, notamment les États-Unis, qui l’ont toujours considéré comme l’indispensable partenaire stratégique pour la sécurisation des ressources pétrolières du golfe de Guinée. À partir de 2009, lorsque la montée des violences provoquées par la secte islamiste Boko Haram au nord du pays a placé le terrorisme au cœur des préoccupations nationales, Abuja s’est plus clairement engagé en faveur d’une coopération renforcée avec la CÉDÉAO contre le terrorisme.

Le Nigéria, bien qu’il semble avoir tourné la page des régimes militaires brutaux depuis les élections générales de 1999, reste un pays aux prises avec d’immenses défis en matière de sécurité qui sont intimement liés à des pratiques politiques en déphasage avec le cadre formel démocratique. La fédération nigériane ne peut toujours pas prétendre représenter un pays modèle pour la région en matière de réponse efficace aux différentes formes d’insécurité qui fragilisent en permanence la région sur le plan politique et qui repoussent par la même occasion le moment espéré d’un décollage économique suffisamment fort et partagé pour changer radicalement les perspectives de la région. Le Nigéria est confronté à plusieurs problèmes de sécurité intérieure — violences liées à la secte islamiste Boko Haram et à ses factions ou groupuscules divers au nord, affrontements intercommunautaires récurrents et meurtriers dans le centre du pays (Middle Belt), rébellions armées anciennes et persistantes dans le delta du Niger au sud — qui monopolisent l’attention du gouvernement fédéral et de ses forces de défense et de sécurité.

Les forces nigérianes, bien que nombreuses, peinent à venir à bout de la violence que connaît le pays, comme l’a montré le rapport de la « commission Galtimari », une commission chargée par le président Goodluck Jonathan de proposer des solutions visant à mettre fin aux attaques meurtrières attribuées à Boko Haram dans le nord-est. La force spéciale conjointe (Joint Task Force)déployée dans ces régions et la proclamation de l’état d’urgence n’ont pas réussi à mettre un terme aux attaques et encore moins à protéger les populations civiles prises en otage dans une guerre qui se déroule largement à huis clos. Les difficultés du pouvoir nigérian tiennent moins à un manque de capacités opérationnelles qu’à un problème dans l’approche adoptée face à un groupe armé éclaté en différents morceaux qui ne sont pas isolés du corps social et donc des communautés locales. Alors que le phénomène Boko Haram se mêle à des enjeux politiques plus complexes liés à un sentiment de marginalisation des régions du nord et à des manipulations politiciennes dans le contexte d’une compétition violente pour le pouvoir au niveau local comme au palier fédéral, Abuja a longtemps adopté une réponse exclusivement militaire. Les succès obtenus contre Boko Haram depuis le déploiement massif des forces nigérianes dans les états de Borno, de Yobe et d’Adamawa en mai 2013 n’ont pas fait cesser les attaques meurtrières, dont les cibles se sont même élargies dans la deuxième moitié de 2013, notamment à des élèves et étudiants massacrés dans l’enceinte d’institutions scolaires. L’absence d’un discours politique et d’une pratique sécuritaire des forces nigérianes respectueuse des droits de l’homme limite les possibilités de collaboration entre les autorités et les communautés locales en vue de l’isolement des éléments terroristes.

Au regard des principes directeurs de la CÉDÉAO en matière de lutte contre le terrorisme, les efforts du Nigéria face à Boko Haram peuvent difficilement servir de modèles pour la région. La dimension « promotion de l’État de droit, respect des droits de l’homme et protection des civils » a été largement négligée par le pouvoir nigérian. Malgré une prometteuse mais récente intégration d’une expertise civile spécialisée dans les politiques de « déradicalisation » au sein des services fédéraux de sécurité nationale, les forces de défense et de sécurité, et la police encore plus que l’armée, continuent d’avoir très mauvaise réputation. On aurait pu s’attendre à ce que le Nigéria serve d’inspiration à l’élaboration de législations antiterroristes dans les autres pays de l’espace CÉDÉAO, mais les contradictions politico-religieuses traditionnelles du Nigéria font de tout débat sur le terrorisme une source de controverses. En 2005, un premier projet de loi s’était heurté à l’opposition des sénateurs du nord. L’adoption au début de 2011 de la première loi antiterroriste, qui donne de larges pouvoirs aux forces de sécurité sans contrôle judiciaire, a été tout aussi controversée.

La focalisation de la coopération régionale sur les aspects militaires, et en particulier la mise sur pied de patrouilles coordonnées ou conjointes pour la surveillance des frontières, apparaît comme le reflet du déséquilibre au Nigéria comme dans les autres pays de la région entre attentions politiques et moyens affectés aux réponses militaires par rapport aux réponses civiles multidimensionnelles. La coopération avec les États voisins s’est développée ces dernières années, essentiellement pour faire face à la menace terroriste dans le nord du Nigéria, qui s’est progressivement concentrée dans la zone frontalière avec le Niger, le Cameroun et le Tchad. Créée en 1998 pour combattre la criminalité dans cette zone où prospèrent tous les trafics, la Force multinationale conjointe (Multinational Joint Task Force ou MNJTF), composée de forces nigérianes, nigériennes et tchadiennes, est depuis avril 2012 mandatée aussi et surtout pour neutraliser Boko Haram. Le dispositif fonctionne, et des opérations conjointes ont été menées, mais les limites opérationnelles habituelles sont régulièrement mentionnées (approvisionnement insuffisant en carburant, pénurie d’équipements). Des responsables nigérians déplorent aussi parfois publiquement un manque d’agressivité des pays voisins à l’égard de membres présumés des groupes terroristes qui passent les frontières pour échapper à l’action militaire nigériane.  Fin 2013, les critiques semblaient se concentrer sur le Cameroun, qui ne participe pas à la force conjointe et où se signalent de plus en plus des membres de Boko Haram et d’Ansaru. De manière plus générale, les voisins du Nigéria, tant le Cameroun que le Niger, adoptent une posture très prudente, guidés par la volonté de ne pas devenir des cibles explicites de groupes qui ont jusque-là concentré leurs attaques et leurs discours politiques sur le gouvernement nigérian.

Le Nigéria et la CÉDÉAO  : une hégémonie contestée

Le Nigéria continue de percevoir la CÉDÉAO comme un instrument essentiel de sa politique étrangère, une base naturelle à partir de laquelle projeter son influence. Pourtant, dans les faits, il apparaît parfois comme un « hégémon statistique », qui peine à exploiter ses ressources pour faire de la CÉDÉAO un véritable outil d’influence. Son engagement financier, matériel et humain est fort : le Nigéria, dont la contribution s’élève à plus de 60   % du budget de la CÉDÉAO, a perdu des centaines de soldats dans des opérations de paix dans la région. Pourtant, sa voix n’est pas toujours prépondérante. D’autres pays, qui contribuent beaucoup plus modestement au fonctionnement de l’organisation, comme le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire ou le Sénégal, exercent une influence significative dans le processus de décision. Même si la rivalité entre « blocs » francophone et anglophone s’est affaiblie depuis les années 1990, les États francophones, rassemblés par une monnaie commune au sein de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UÉMOA), continuent de former un sous-groupe influent au sein de la CÉDÉAO. Ces pays continuent de privilégier le recours à des puissances extérieures à la région, en premier lieu la France, réelle puissance concurrente du Nigéria en Afrique de l’Ouest. L’intervention militaire française au Mali en janvier 2013 a une nouvelle fois exposé les limites de la CÉDÉAO et par ricochet celles de sa puissance militaire, le Nigéria, dans les situations compliquées. Le rôle militaire crucial joué par le Tchad aux côtés des forces françaises au nord du Mali et la relative marginalisation du Nigéria dans la mise en place de la Mission des Nations unies au Mali (MINUSMA) n’ont pas manqué de générer des frustrations du côté d’Abuja. Par le retrait de 1  000 soldats du Mali, le Nigéria voulait sans doute signaler un certain mécontentement, mais aussi soulager la pression sur les effectifs les plus opérationnels de son armée fortement sollicitée à l’intérieur de ses frontières.

Au-delà de la CÉDÉAO, le Nigéria pourrait être un acteur influent dans la mise en place de dispositifs de paix et de sécurité à l’échelle continentale, à commencer par l’espace sahélo-saharien, d’où proviennent en partie les menaces de type terroriste. Le Nigéria fait bien partie des pays ayant participé aux efforts récents d’une Union africaine soucieuse de tirer des leçons de la crise malienne, rassemblant régulièrement les responsables des services de sécurité et de renseignement du vaste ensemble sahélo-saharien pour stimuler une coopération jusque-là laborieuse. Mais il ne joue toujours pas un rôle à la hauteur de ses moyens actuels et de son potentiel.

Les groupes djihadistes au Sahel au lendemain de l’opération Serval

L’intervention militaire des 10 et 11 janvier 2013 menée par la France afin de stopper la progression d’une coalition de groupes djihadistes près de la ville de Konna au centre du Mali a donné lieu à une réorientation radicale des groupes djihadistes au Sahel, notamment al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et sa faction dissidente, le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), ainsi qu’Ansar Dine, un autre groupe qui lui est liéNote de bas de page 18. Dans l’année précédant l’intervention, ces groupes s’étaient donné la mission, parfois difficile, de gouverner le nord du Mali. Ils avaient déjà à composer avec les querelles intestines et les conflits opposant les différents chefs et commandants, comme en témoignent les divergences au sujet de la mise en œuvre de la loi islamiqueNote de bas de page 19 et la destitution, suivie du départ d’AQMI à la fin de 2012, de Mokhtar  Belmokhtar, djihadiste algérien d’expérience, et de ses combattants. Dans l’année qui a suivi, ces groupes ont fait preuve de résilience malgré les dommages importants qui leur ont été infligés. Le présent document porte sur la réorganisation des groupes djihadistes au Mali et dans les régions avoisinantes et, plus particulièrement, sur l’évolution du djihadisme dans la région après l’intervention de la France.

D’une part, l’offensive de la France et les opérations militaires qui ont suivi ont porté un dur coup aux groupes djihadistes régionaux. Les autorités françaises ont déclaré publiquement qu’environ le tiers des combattants islamistes au Mali avaient été tués ou capturésNote de bas de page 20, alors que les autres se seraient dispersés en Libye, en Tunisie, dans le sud de l’Algérie et au NigerNote de bas de page 21. Les forces françaises et tchadiennes en particulier ont tué plusieurs chefs haut placés dans les premiers mois de l’opération Serval, dont le commandant d’AQMI, Abdelhamid  Abou  Zeïd, et un autre chef religieux et opérationnel du mouvement, Mohamed  Lemine  Ould  el-Hassen (Abdallah  el-Chinguitti). À la fin de 2013, les forces françaises menant des opérations au nord de Tombouctou ont également tué un certain nombre de combattants djihadistes, dont le porte-parole et adjoint de longue date de Belmokhtar, Hacène Ould  Khalil, connu sous le nom de JouleibibNote de bas de page 22. En outre, les forces maliennes et françaises ont capturé plusieurs dirigeants et commandants djihadistes bien connus, dont l’ancien chef de la police islamique à Gao, Aliou  Mahamane  Touré, et un juge de la cour islamique créée sous le gouvernement djihadiste à Tombouctou, Houka  Houka  Ag  Alfousseyni. Les forces de sécurité au Mali ont également continué de saisir et de démolir d’importantes caches d’armes et de fournitures. Elles ont détruit, par exemple, près de six tonnes d’explosifs dans la région de Kidal à la fin de décembreNote de bas de page 23.

D’autre part, ces opérations militaires et les attaques incessantes de militants dans le nord du Mali et au Sahel en général témoignent de la ténacité et de l’évolution de ces groupes. Dans la poussée initiale vers Konna, les combattants sous le commandement d’Abou Zeïd se trouvaient sur la ligne de front aux côtés d’Ansar Dine, mouvement à majorité touarègue, et ont essuyé le plus fort de l’attaque des Français, alors que les troupes de Belmokhtar semblent avoir été épargnées dans une certaine mesure. Ainsi, les brigades al-Mouthalimin (« les enturbannés ») et el-Mouakine bi Dima (« Les signataires par le sang ») et le MUJAO ont pu lancer d’importantes attaques coordonnées contre le complexe gazier de Tigantourine dans le sud de l’Algérie, une importante mine d’uranium à Arlit et une base militaire à Agadez, dans le nord du NigerNote de bas de page 24. Selon le Département d’État américain, qui a désigné al-Mourabitoune—issu de la fusion en août 2013 des groupes de Belmokhtar et du MUJAO—comme organisation terroriste en décembre de la même année, il s’agit du groupe qui fait peser la plus importante menace à court terme sur les intérêts américains et occidentaux au SahelNote de bas de page 25. La désignation témoigne de la capacité de Belmokhtar et des groupes sur lesquels il exerce son influence de perpétrer les attentats les plus spectaculaires et les plus réussis contre des cibles régionales et occidentales dans la région.

Le MUJAO a également revendiqué bon nombre des attentats suicide et des autres attaques perpétrés au Mali depuis l’intervention (y compris à Gao, à Aguelhok, à Tessalit et à Ménaka). Pour sa part, AQMI a revendiqué l’attaque combinant explosions et tirs perpétrée à Tombouctou en mars 2013, alors qu’un ancien commandant du mouvement qui aurait participé à la création du MUJAO, Sultan Ould Bady, a déclaré qu’il était responsable des attentats suicide visant des forces de maintien de la paix des Nations unies à Tessalit et à Kidal, villes névralgiques du nord, en octobre et en décembre 2013Note de bas de page 26. Un commandant touareg d’AQMI, Hamada  Ag  Hama (Abdelkrim  al-Targui), aurait donné l’ordre de tuer deux journalistes français pris en otages à Kidal en novembreNote de bas de page 27. En outre, une série d’attaques à la fin de 2013 contre des commandants et des combattants du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), attribuée à des djihadistes, laisse croire à une reprise des conflits internes entre les différents groupes rebelles au Mali et avec les forces internationales.

Ces actes de violence témoignent de la capacité des groupes djihadistes à poursuivre leur offensive dans le nord du Mali, malgré la forte présence militaire, ce qui est de mauvais augure pour la sécurité du pays, vu le retrait progressif des effectifs militaires amorcé par la France. Tandis qu’AQMI et d’autres groupes continuent de mener des opérations dans le nord, d’autres combattants, dont un grand nombre de Touaregs membres d’Ansar Dine, ont soit fui les combats, soit simplement changé d’allégeance, choisissant de se joindre au MNLA ou à différents groupes dissidents d’Ansar Dine en quête d’une solution de compromis politique au Mali. Le chef d’Ansar Dine, Iyad Ag Ghali, serait encore vivant et se trouverait toujours dans le nord du Mali. Il pourrait même avoir joué un rôle dans la libération de quatre otages français qui avaient été détenus pendant plus de trois ansNote de bas de page 28. Son adjoint, cheik Ag  Aoussa, vit au grand jour à Kidal et a déjà avoué à des journalistes qu’il se rend souvent dans le désert pour rencontrer ses compatriotes, que la lutte pour l’islam se poursuit et qu’ils sont en train d’ourdir leur planNote de bas de page 29.

Compte tenu des conditions de sécurité actuelles au Mali et au Sahel, il importe de prendre du recul et d’examiner deux tendances générales parallèles qui se dessinent sur le plan du militantisme dans la région : l’internationalisation et la régionalisation des groupes djihadistes.

Avant la rébellion touarègue de 2012 et la débâcle qui a suivi dans le nord du Mali, de nombreux analystes croyaient qu’AQMI avait essentiellement échoué dans sa mission visant à unir les groupes djihadistes d’Afrique du Nord. Même si après 2003, le prédécesseur d’AQMI, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), avait recruté de plus en plus de membres au Sahel, dont surtout des Mauritaniens, il était toujours dirigé essentiellement par des Algériens et concentrait ses activités sur l’Algérie. L’occupation du nord du Mali a toutefois révélé à quel point les combattants étrangers avaient convergé vers la région. On comptait parmi eux des individus en provenance de tous les coins du Sahara et du Sahel, mais pour la première fois, il y avait aussi un grand nombre d’autres Nord-africains, notamment des Tunisiens, ainsi que des Égyptiens, des Saoudiens et même des Pakistanais et des Afghans. Les attentats au Niger et à In Aménas témoignent de cette importante internationalisation des unités de combat de Belmokhtar, le premier attentat ayant été attribué à un Nigérien membre d’Ansaru et le second, à des Tunisiens et à des CanadiensNote de bas de page 30. Des unités d’AQMI ont également attiré des combattants de toutes sortes en provenance de diverses régions, dont la Tunisie, le Maroc, l’Égypte, le Sahara occidental, le Niger et la MauritanieNote de bas de page 31. Ce changement est digne de mention vu la méfiance que, selon des rapports antérieurs, certaines unités d’AQMI éprouvaient à l’égard des non-Algériens à l’époque où Abou Zeïd était encore vivantNote de bas de page 32.

Au cours des deux dernières années, les groupes djihadistes qui sont demeurés au Sahel sont eux aussi devenus très régionalisés et souples. AQMI s’est enraciné davantage au Sahel au fil des années, ayant fait du recrutement partout dans la région, mais tout particulièrement dans le nord du Mali. Les groupes djihadistes se sont complètement intégrés dans les réseaux sociaux, politiques et économiques locaux, ce qui a favorisé le recrutement et leur a permis d’obtenir une protection et des fonds. L’occupation du nord du Mali leur a aussi permis de promouvoir rapidement leur cause et de recruter des Maliens et des Nigériens (en particulier des Peuls), non seulement auprès de groupes touaregs et arabes comme cela avait toujours été le cas, mais aussi auprès de Songhaïs et de Bambaras du sud du Mali.

Pour le grand public, notamment à Tombouctou, à Kidal et à Gao, les Maliens sont l’incarnation des groupes djihadistes. En outre, des chefs locaux comme Sultan Ould Bady et Abdelkrim  el-Targui ont refait surface en tant que figures de proue dans la lutte contre les forces françaises et autres qui a repris de plus belle. Même des non-Maliens comme Belmokhtar et le chef du MUJAO, Hamadi Ould Mohamed Kheirou, sont très attachés au nord du Mali et, au fil des années, ont mené nombre d’opérations dans cette région et ailleurs. Symbole de cette image du djihadiste sahélien de plus en plus cosmopolite et ouvert sur le monde, Talha  al-Mauritani (également connu sous le nom d ’Abderrahmane) a été nommé chef de la brigade al-Fourghan d’AQMI en septembre 2013. Selon des reportages dans les médias locaux, le père de Talha est Mauritanien et sa mère, Malienne (originaire de Tombouctou)Note de bas de page 33, et il a passé des années en Libye avant de se joindre au GPSC en 2006Note de bas de page 34. Ce genre de parcours d’une extrémité à l’autre du Sahara est fréquent chez les jeunes Maliens, Mauritaniens et Nigériens et montre comment les combattants dits « locaux » peuvent entretenir des liens à l’échelle régionale et internationale.

Le milieu djihadiste au Sahel est complexe et en évolution rapide. De nombreux combattants sont morts pendant l’opération Serval, alors que d’autres sont entrés dans la clandestinité et encore d’autres se sont dispersés un peu partout dans la région. Beaucoup sont toutefois restés au Mali et ont reconstitué des unités de combat chargées de perpétrer des attentats d’envergure contre des cibles étrangères. Une diversification des groupes djihadistes dans la région a également été observée au cours des dernières années. AQMI, le MUJAO et d’autres groupes fidèles à Belmokhtar se sont de plus en plus internationalisés tout en concentrant davantage leurs activités à l’échelle régionale. Même si les offensives militaires actuelles et passées ont limité la capacité de leurs groupes à mener des opérations, les djihadistes au Sahel disposent maintenant plus que jamais de réseaux internationaux. Ils pourront donc compter sur des réseaux de recrutement, d’approvisionnement et de collecte de fonds à l’échelle régionale et locale et continueront ainsi de représenter une menace pour la sécurité tant au Mali qu’ailleurs.

Le point sur les mouvements d’insurrection nationalistes au Sahel

Plusieurs groupes armés ont été créés au Mali depuis l’automne 2011, dont le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), Ansar Dine, le Mouvement islamique de l’Azawad (MIA) et le Haut Conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA). Malgré des objectifs divergents, ces groupes s’unissent de temps en temps pour favoriser leurs intérêts politiques. Le présent document porte sur les efforts d’unification de ces groupes effectués en 2013, leur discours et les conflits qui les opposent au moment où ils tentent de définir les relations entre eux et avec Bamako.

Mouvement national de libération de l’Azawad

Le MNLA a été créé le 15 octobre 2011. Son premier objectif est de faire du nord du Mali un État indépendant appelé « Azawad » en tamachek—vague référence à une région qui géographiquement couvre le nord du Mali, l’ouest du Niger et le sud de l’Algérie. Depuis, la région est tombée aux mains des islamistes, dont un grand nombre sont alignés sur al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), qui ont contraint beaucoup de cadres du MNLA à s ’enfuir dans les pays voisins. L’objectif principal des islamistes était d’étendre leur pouvoir à l’ensemble du Mali et d’en faire le premier pays d’Afrique à appliquer une interprétation stricte de la loi islamique (charia). Lorsque la France est intervenue pour combattre les islamistes militants en janvier 2013, le MNLA est revenu dans le nord après avoir négocié un accord de paix avec Bamako. Cet accord l’a toutefois obligé à réévaluer son objectif initial d’indépendance complète. Les nouveaux objectifs du MNLA sont de se battre pour affirmer l’autonomie du nord à l’intérieur de l’État du Mali et de chercher à gagner la faveur de la communauté internationale impatiente de stabiliser le pays.

Le MNLA s’est heurté à plusieurs problèmes qui ont menacé son existence depuis qu’il a vu le jour. Premièrement, Iyad Ag Ghali, ancien dirigeant d’un groupe de rebelles touaregs, a créé Ansar Dine, faction touarègue islamiste, pour tenter de concurrencer et d’ébranler le MNLA.Note de bas de page 35 Deuxièmement, Bamako s’est fait du capital politique en accusant le MNLA d’être coupable par association avec des terroristes étant donné que les hautes instances d ’Ansar Dine sont principalement des Touaregs de souche qui ont des liens familiaux avec certains membres du MNLA. Il n’y a cependant pas tellement d’affinités idéologiques entre ces deux groupes.

Même s’il ne reçoit pas d’appui de l’extérieur, le MNLA réussit à survivre grâce à des combattants motivés qui veulent un Azawad indépendant ou autonome. De tous les groupes armés du nord du Mali, il est le seul à jouir d’un soutien massif de la population locale—un élément contesté par Bamako qui cherche à minimiser son influence. Cependant, le MNLA demeure déchiré par les conflits internes. Ces tiraillements vont des différends tribaux aux désaccords stratégiques à long terme sur la façon de traiter avec le gouvernement nouvellement élu de Bamako. Ainsi, Bamako a demandé au MNLA de renoncer à tous les postes législatifs et municipaux dans la région de Kidal—une décision qui pourrait l’affaiblir considérablement et effriter ses appuis dans la population.

Le MNLA est divisé sur la question de l’avenir du mouvement. Certains de ses hauts dirigeants comme son président, Bilal Ag Acherif, sont prêts à accéder à la demande de Bamako de peur qu’un refus ne mène à un affrontement avec l’armée malienne, qui bénéficie de l’appui de la MINUSMA, force des Nations unies chargée de maintenir la paix dans le pays. Du 28  octobre au 3  novembre   2013, le MNLA a tenu des pourparlers privés avec le HCUA—organisation qui est toujours sous l’influence d’Iyad Ag Ghali—sur la possibilité de fusionner les deux groupes armés en une nouvelle organisation. Même si certains des dirigeants politiques du MNLANote de bas de page 36 étaient favorables à la fusion, les combattants et la population civile qui appuie l’organisation s’y sont opposésNote de bas de page 37. Les plus jeunes combattants du MNLA étaient particulièrement véhéments dans leur opposition. À la suite d’un débat interne animé, les dirigeants du MNLA ont tenu un vote et ont effectivement rejeté la fusion. Bilal Ag Acherif a accepté de se rallier à la majorité et reste président de l’organisation pour le moment.

Les affrontements permanents avec les islamistes et les désaccords tribaux et ethniques menacent aussi l’avenir du MNLA, tout comme les pressions exercées par la France et la communauté internationale pour que la paix revienne au Mali. Pour survivre, le MNLA a choisi de forger une vague alliance avec le HCUA et le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA), qui affirme être un groupe laïc non violent voué à la défense des populations arabes qui vivent dans le nord du Mali. Malheureusement pour le MNLA, ces relations pourraient devenir son talon d’Achille. En effet, chacun de ces trois groupes a son propre programme pour contrôler le nord du pays après qu’un accord de paix avec Bamako aura été négocié.

Ansar Dine

Après avoir tenté en vain de devenir le chef du MNLA en octobre 2011, Iyad Ag Ghali a fondé Ansar Dine, organisation islamiste ayant des liens avec AQMI. En juin 2012, il s’est servi de ses prouesses militaires et stratégiques pour fragiliser le MNLA, permettant ainsi aux forces islamistes de prendre le dessus dans le nord du Mali jusqu’à ce que la France l’occupe en janvier 2013. Ses membres se sont alors mêlés à la population locale, ce qui montre bien la résilience du groupe.

Certains indices donnent à penser que l’organisation reprend vie doucement dans la région, principalement dans les montagnes de Boghassa, où Ansar Dine prévoit établir son quartier général. En octobre, plusieurs lieutenantsNote de bas de page 38 d’Iyad Ag Ghali ont été vus dans la ville de Kidal, où certains croient que la France leur a offert la liberté d’agir en échange de la libération de quatre otages français en novembre 2013.

Comme les actifs militaires d’Ansar Dine n’ont pas été détruits à la suite de l’intervention de la France, on peut présumer sans trop s’avancer que l’organisation cherche à revenir à Kidal plus déterminée que jamais. À Kidal, des anciens touaregs confirment qu’Ag Ghali continue de communiquer avec les dirigeants du HCUA qui ont déjà été ses proches collaborateurs. Il se pourrait qu’Ansar Dine et le HCUA fusionnent et se donnent l’image d’une nouvelle organisation dont l’objectif serait d’imposer un programme islamiste dans le nord du Mali.

Mouvement islamique de l’Azawad

Après le début de l’intervention française, certains membresNote de bas de page 39 d’Ansar Dine ont quitté le groupe pour créer le Mouvement islamique de l’Azawad en janvier 2013 sous la direction d’Alghabass Ag Intallah, ancien vice-président d’Ansar Dine. Même s’il a officiellement annoncé qu’il souhaitait lutter contre le terrorisme dans la région, le MIA n’a jamais clairement défini ses objectifs, et la presse internationale l’a qualifié de ramification d’Ansar Dine. Les dirigeants du MIA ont été reçus à Ouagadougou et à Alger, mais le groupe n’a jamais acquis de crédibilité sur le terrain et a été dissous le 19 mai 2013. Ses membres se sont joints au HCUA.

Haut Conseil pour l’unité de l’Azawad

Le HCUA a été créé le 2 mai 2013 par Mohamed Ag Intallah, frère aîné d’Alghabass Ag Intallah. Son objectif était de mener les pourparlers de paix avec le Mali à titre de solution de rechange indépendante aux autres groupes touaregs. Après avoir créé le HCUA, Ag Intallah a demandé au MNLA et au MIA de dissoudre leurs organisations respectives et de se joindre à son groupe.

Le ralliement du MIA au HCUA ayant accru la crédibilité de ce dernier, ses dirigeants ont été reçus officiellement en Algérie, au Burkina Faso, en Mauritanie et au Niger. Certains de ses dirigeants entretiennent également des rapports étroits avec Bamako. Après avoir conclu un fragile accord, le HCUA et le MNLA ont signé à titre individuel l’accord de paix de Ouagadougou avec le Mali le 18 juin 2013.

Le HCUA participe au processus démocratique permis par la signature de l’accord de paix. Trois de ses membres se sont présentés aux élections législatives, tous sous la bannière du Rassemblement pour le Mali (RPM), parti du président Ibrahim Boubacar Keïta, communément appelé « IBK ». Ces candidats sont Mohamed Ag Intallah (élu à Tinassako), Ahmada  Ag  Bibi   (élu à Abeïbara) et Inawelène Ag Ahmed (défait à Kidal). À cause de cette relation avec Bamako, le HCUA représente moins une cible politique. Plus il cultive ses relations avec Bamako, meilleures sont ses chances de survie.

Comme le MNLA, le HCUA reste cependant une alliance de forces contradictoires. Bien que certains dans ses rangs entretiennent des liens avec l’État, il compte toujours une composante islamiste active. Ainsi, en novembre 2013, deux journalistes français ont été enlevés et tués à Kidal. Des gens associés au HCUANote de bas de page 40 ont été arrêtés après cet attentat, ce qui a contribué à alimenter les soupçons d’une collaboration entre ce groupe et Abdelkarim Al-Targui, terroriste ayant des liens avec Ansar Dine.

Malgré l’échec de sa récente tentative de fusion avec le MNLA, le HCUA continue de chercher à s’assurer l’appui d’un électorat petit, mais croissant dans le nord du Mali. Il érode lentement la base du pouvoir du MNLA—une concurrence intra-touarègue qui deviendra plus vive lorsque les négociations d’un accord de paix final avec Bamako commenceront. Six représentants du MNLA, du HCUA et du MAA sont censés aller à Bamako pour négocier et signer individuellement l’accord de paix final. Cependant, étant donné les efforts de Bamako pour dépouiller les Touaregs (principalement le MNLA) de leurs postes municipaux et législatifs dans le nord du Mali, certains Touaregs croient que la signature d’un accord de paix final pourrait affaiblir le MNLA au point où il n’aurait plus d’influence. Cette faction pourrait avoir recours à la violence et faire dérailler le processus de paix.

De l’ombre à la lumière : démystification de Boko Haram et d’Ansaru

Boko Haram et Ansaru, décrit comme une faction dissidente de Boko Haram malgré les liens opérationnels qui unissent toujours les deux groupes, sont considérés comme des mouvements « mystérieux » dont les chefs sont qualifiés d’« êtres vivant dans l’ombre ». Une analyse approfondie de toutes les informations disponibles permet pourtant de clarifier un certain nombre de questions au sujet de leurs objectifs et de leurs stratégies.

Dans la première partie du présent document, nous montrerons que, malgré leurs différences, chaque groupe ayant ses propres dirigeants, idéologies et relations, Boko Haram et Ansaru collaborent dans la lutte contre leurs ennemis communs, à savoir l’Occident et le gouvernement du Nigéria. Mohammed Youssouf, fondateur de Boko Haram en 2002, est vénéré comme un « martyr » par les partisans du groupe. Chef charismatique, il a présidé à l’expansion du mouvement qui, en 2009, comptait plus de 100 000 membres. En juillet de cette année-là, les forces de sécurité nigérianes l’ont exécuté sommairement près du quartier général du groupe à Maidugri, dans l’état de Borno, avec 1 000 de ses partisans. Un de ses adjoints, Abubakar  Shekau, a alors donné une nouvelle orientation à Boko Haram en tant que groupe djihadiste aligné sur al-Qaïda et a lancé une campagne sans merci contre le gouvernement du Nigéria de même que contre des chrétiens, des dirigeants musulmans et des civils opposés à l’organisation. Il est responsable de la mort d’environ 4 000 personnes en moins de quatre ans, et son réseau pourrait maintenant compter jusqu’à 6 000 combattants.

Mamman Nur, un autre des adjoints de Youssouf, a perdu contre Shekau dans la lutte à la direction de la faction centrale de Boko HaramNote de bas de page 41. Les autorités nigérianes croient qu’il a suivi un entraînement auprès d’al-Chabaab en Somalie après la mort de Youssouf et est retourné au Nigéria pour organiser l’attentat à la bombe du 26 août 2011 contre le siège des Nations unies à Abuja. Cet attentat rappelait celui d’al-Qaïda contre les immeubles des Nations unies à Bagdad, en 2003, et à Alger, en 2007. Le bombardement à Abuja a eu lieu le même jour qu’un attentat à la bombe perpétré par al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) contre une caserne militaire à Alger. L’idéologie internationaliste de Nur, comme en témoignent les sermons qu’il prononçait aux côtés de Youssouf avant 2009, cadre de façon étonnante avec celle d’Ansaru, depuis l’annonce publique de sa création en janvier 2012Note de bas de page 42.

Tout comme Nur, les chefs présumés d’Ansaru, Khalid  al-Barnawi, Adam  Kambar et Abou  Mohammed, ont tous les trois suivi un entraînement auprès d’AQMI en AlgérieNote de bas de page 43. En outre, pour l’attentat contre le siège des Nations unies à Abuja, Nur a eu recours à des militants du Nigéria qui avaient suivi un entraînement auprès d’AQMI en Algérie au milieu des années 2000, c’est-à-dire au moment où al-Barnawi, Kambar et Mohammed s’y seraient trouvésNote de bas de page 44. Ainsi, il est fort possible que Nur ait exercé une influence importante sur Ansaru, en raison de sa rivalité avec Shekau, de l’attentat contre une cible internationale comme les Nations unies, de son expérience à l’étranger et de son idéologie internationaliste. L’enlèvement par le groupe d’une famille et d’un prêtre français au Cameroun, pays natal de Nur, en février et novembre 2013, donne à penser qu’il y a joué un rôle.

Boko Haram et Ansaru ont une orientation idéologique bien distincte. Boko Haram est une organisation takfirie qui accuse pratiquement tous les musulmans d’apostasie. Il concentre ses activités à l’intérieur du pays et ne reconnaît pas le régime de gouvernance fédéral laïque au Nigéria, déteste la présence dans le nord de « migrants » chrétiens venus du sud et du centre du pays et conteste violemment la légitimité des chefs politiques et religieux musulmans dans le nord, que Youssouf avait longtemps qualifiés de corrompus. Aussi, Shekau s’identifie ouvertement à d’autres théâtres « djihadistes » tels que la Palestine, la Tchétchénie, l’Irak, l’Afghanistan et le Mali, toutes des régions dites « musulmanes » qui sont ou ont déjà été occupées par des non-musulmans ou, du moins, qui sont perçues comme l’ayant déjà été.

Boko Haram adhère au credo salafiste. Dans des sermons qu’il a prononcés avant 2009, Youssouf a déclaré :

[Traduction] D’autres groupes ont insisté, comme les salafistes, sur un retour aux sources et aux enseignements originaux du Prophète. Ils ont connu un essor pendant un certain temps, mais lorsqu’ils ont été confrontés à la démocratie, ils ont relégué l’unité et l’unicité d’Allah au second plan. Nous sommes opposés aux services de sécurité, aux systèmes d’éducation, à la civilisation et aux gouvernements occidentaux et à toute institution qui leur est associée […]

Nous adhérons à l’idéologie salafiste et nous respectons toute fatwa lancée par un savant islamique salafiste. Peu importe l’importance d’un savant islamique, nous devons savoir s’il est guidé par les principes salafistes avant de l’accepter. Nous acceptons les savants qui prêchent les enseignements du Coran, de la sunna et des hadiths et les suivent. En tant que groupe, nous n’accepterons pas les interprétations, les opinions et les jugements personnels […]

Chaque enseignement d’un savant doit s’appuyer sur les écrits et les enseignements d’érudits salafistes. Tous les savants islamiques qui dénigrent Ibn Taymiyya, Saïd Qutb, Hassan al-Banna et Oussama Ben Laden ne sont pas de véritables savantsNote de bas de page 45.

Les messages d’Ansaru, par contre, portent sur la défense des musulmans en Afrique et ailleurs en général ainsi que ceux du Nigéria, notamment dans le centre du pays. Une liste des principaux incidents survenus au cours des deux dernières années témoigne de cette double orientationNote de bas de page 46.

  • Enlèvement et assassinat à Sokoto, en janvier 2012 , de deux employés d’une entreprise de construction italienne, dont un ingénieur d’origine britannique et un autre d’origine italienneNote de bas de page 47.
  • Enlèvement et assassinat d’un ingénieur allemand à Kano, en mai 2012 (lesquels ont été exécutés et revendiqués par AQMI)Note de bas de page 48.
  • Attaque en novembre 2012 contre l’escouade spéciale anti-vol à la prison d’Abuja et libération d’une dizaine de prisonniersNote de bas de page 49.
  • Enlèvement en décembre 2012 d’un Français dans un complexe d’une société énergétique situé dans l’état de Katsina, près de la frontière avec le Niger (il a réussi à s’enfuir dans des circonstances nébuleuses en novembre 2013)Note de bas de page 50.
  • Embuscade à Okene, dans l’état de Kogi, visant un convoi de trois autobus transportant 180 soldats nigériens en route pour le Mali. Deux soldats ont été tués. Ansaru a affirmé que les troupes avaient l’intention de détruire l’empire islamique du Mali et a averti les pays africains de cesser d’aider les pays occidentaux à lutter contre les musulmansNote de bas de page 51.
  • Irruption dans une prison et enlèvement et assassinat de sept étrangers qui se trouvaient sur un site de construction dans l’état de Bauchi, situé dans le nord-est du Nigéria, en février 2013Note de bas de page 52.
  • Enlèvement dans le nord du Cameroun d’un prêtre français qui aidait les réfugiés à fuir la violence de Boko Haram, lors d’une attaque revendiquée conjointement au départ avec Boko Haram (le prêtre en question était toujours en captivité à la mi-novembre 2013).
  • Ansaru était aussi probablement responsable de l ’attentat à la bombe du 26  août 2011 contre le siège des Nations unies à Abuja et des attentats suicide contre des églises au centre du pays en 2011 et 2012. Des membres pourraient aussi avoir joué un rôle dans l ’enlèvement d ’une famille française de sept dans le nord du Cameroun, le 19  février  2013 (la famille a été libérée plusieurs semaines plus tard en échange de 3,14  millions de dollars et de la libération de prisons camerounaises de membres de Boko Haram) Note de bas de page 53. Enfin, des membres de l’organisation ont participé aux attaques lancées par Mokhtar  Belmokhtar contre le complexe gazier à In Aménas, en Algérie, en février 2013, et aux attaques au Niger en mai 2013.

Il est possible que Barnawi et Kambar (tués en 2012 par les forces de sécurité nigérianes) aient dirigé les attaques contre les cibles internationales et qu’Abou Mohammed soit responsable des attentats suicide contre des églises rappelant ceux perpétrés par AQMI.

Toutefois, des factions ont été associées au principal messager de Boko Haram et Ansaru, à Kabiru  Sokoto, à la « choura » de Kaduna d ’Ansaru et aux bailleurs de fonds d ’AQMI. Celles qui mènent des activités au centre du pays plus particulièrement ont peut-être joui du soutien du chef d ’AQMI, Abdelmalek Droukdel, qui, en juillet 2009, a publié un message de condoléances à la suite de l’assassinat de Youssouf, puis en 2011, a exprimé son soutien à l’égard des musulmans du Nigéria après la flambée de violence occasionnée par les électionsNote de bas de page 54.

AQMI a probablement fourni un entraînement et des armes aux membres de Boko Haram et d’Ansaru. Pourtant, Ansaru a des liens plus étroits avec des organismes de l’extérieur du pays que Boko  Haram, qui mène surtout ses opérations dans la région du lac Tchad. Les membres d’Ansaru, comme al-Barnawi et Kambar, sont pour la plupart des Nigérians ayant suivi un entraînement au militantisme au Sahel à la fin des années 1990 et au début des années 2000 avec de futurs membres d’AQMI, tels que Mokhtar  Belmokhtar, et des membres du Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO). Connu au départ, c’est-à-dire en 2011, sous le nom d’« al-Qaïda dans les États au-delà du Sahel », le groupe a adopté le nom Ansaru (Jama’atu Ansaril Muslimina Fi Biladis Sudan—Avant-garde pour la protection des musulmans en Afrique noire) en 2012, et ce, peut-être à la suite d ’un conseil de Droukdel, qui a dit aux militants sahéliens qu’ils avaient intérêt à rester tranquilles et à prétendre être un mouvement national et qu’ils n’avaient pas de raison de révéler leur intention de prendre de l’expansion et de mener un projet djihadiste, al-qaïdiste ou autreNote de bas de page 55.

Le Nigéria se heurte à cinq obstacles dans sa lutte contre Boko  Haram et Ansaru. Il n’a aucune stratégie coordonnée visant les deux groupes autre que la capture des chefs, qui sont vite remplacés afin d’assurer le maintien du cycle de violence. Il faudrait une approche plus viable comportant des offensives militaires suivies de projets de développement. Contrairement à d’autres pays sur le continent (le Mali, la Somalie), l’Occident n’accorde pas beaucoup de ressources aux pays du lac Tchad pour les aider à lutter contre les deux groupes et prend peu d’engagements à cet égard. Les voisins du Nigéria, c’est-à-dire le Tchad, le Cameroun et le Niger, craignent des représailles s’ils répriment trop violemment Boko Haram. En outre, la communication entre les officiers nigérians et leurs voisins de langue française est difficile. L’absence de forces de sécurité efficaces dans la région frontalière ne fait qu’exacerber la situation.

Enfin, les activités de Boko Haram et d’Ansaru doivent être interprétées dans le contexte des nombreuses difficultés auxquelles le Nigéria est confronté : conflit interreligieux au centre du pays; risque d’instabilité à l’approche des élections de 2015; réactions du Mouvement d’émancipation du delta du Niger (MEND) et des habitants du sud face à Boko Haram.

Les fragilités du « modèle nigérien »

Jusqu’en 2011, la communauté internationale a été prisonnière d’un optimisme exagéré à l ’égard du Mali au point d’ignorer les nombreux signaux faibles d’une détérioration irréversible de la gouvernance du régime d’Amadou Toumani Touré. À certains égards, la communauté internationale est en train de s’enfermer dans la conviction rassurante que le Niger constitue un exemple de résilience au sein d’un Sahel très tourmenté. Si le contexte nigérien n’incite guère à l’alarmisme, les risques n’en demeurent pas moins bel et bien réels. Le Niger semble actuellement reposer sur de très fragiles équilibres susceptibles d’être bouleversés de manière brutale et durable. Le présent essai propose une analyse du fonctionnement de ces équilibres et en cerne les vulnérabilités.

Le premier équilibre est d’ordre sociopolitique au nord du Niger et touche au système d’intégration des Touaregs. Ce système d’intégration repose sur l’intéressement financier et l’incorporation institutionnelle des ex-rebelles touaregs. Cela se traduit par l’élection de certains d’entre eux dans le cadre de la décentralisation (Mohamed Anako, Rhissa Feltou, etc.) et la nomination de dizaines d’autres comme conseillers du premier ministre, du président ou du président de l’Assemblée nationale. Cet achat de la paix sociale se double d’une pression modérée à l’endroit de ces ex-rebelles (interpellations, menaces, etc.), ainsi que d’une tolérance relative au développement des trafics qui servent de soupape sociale au nord du Niger.

Si cet équilibre tient, et rien ne permet de présumer qu’il en sera autrement à court terme, il convient de ne pas faire l’économie de ses nombreuses limites. Parmi les anciens rebelles, certains n’ont jamais déposé les armes, à commencer par le leader toubou des Forces armées révolutionnaires du Sahara (FARS), Barka Wardougou, qui est aujourd’hui un chef milicien à Murzuq, au sud de la Libye. D’autres, nombreux, ont officiellement déposé les armes, mais restent actifs dans les trafics ou les barrages routiers. Plusieurs centaines d’ex-rebelles ou sympathisants de leur cause au nord du Niger sont aujourd’hui armés. Par ailleurs, le système d’intégration des Touaregs est singulièrement fragile : il s’appuie sur d’anciens leaders rebelles (Aghaly Alambo, Rhissa Ag Boula, Mohamed Anako) qui n’ont qu’une prise très modeste sur la jeunesse touarègue , qui compte pour 70 % de la population au nord. Ce système est largement artificiel, car il repose sur des nominations davantage que sur des intégrations organiques dans le système politique et administratif nigérien, tandis que certains responsables de collectivités décentralisées, notamment le président de la région d ’Agadez, n ’ont qu ’un pouvoir très relatif face à des acteurs très puissants (trafiquants) ou nommés par le pouvoir (gouverneur d’Agadez). De même, de nombreux anciens combattants sont maintenus dans un système de dépendance financière basé uniquement sur l’aide internationale (commissions de collecte des armes, Haute Autorité à la consolidation de la paix, etc.). Ces limites en matière d’intégration témoignent d’un manque certain de confiance entre les populations touarègues et l’État nigérien, qui fragilise l’équilibre sécuritaire susceptible d’être remis en cause à la moindre étincelle. L’histoire du Niger a montré qu’une bavure de l’armée nigérienne (Tchintabaraden en 1990) ou l’emprisonnement d’anciens leaders rebelles suffisaient à déclencher des rébellions. Elle révèle également que la déstabilisation est bien souvent venue de la Libye. De ce point de vue, non seulement l’absence de réinsertion des Touaregs rentrés de Libye en 2011 les expose à une éventuelle récupération pour un projet de rébellion, mais il n’est pas à exclure qu’une dégradation de la situation au sud de la Libye oblige les milliers de Touaregs nigériens qui y résident encore à rentrer au Niger. Pareil retour s’avérerait extrêmement problématique.

Le second équilibre concerne les trafics, et singulièrement le narcotrafic (cannabis, cocaïne et drogues de synthèse). Le Niger est, aux côtés de l’Algérie et du Mali, le troisième centre du narcotrafic saharo-sahélien, ce qui crée une structuration de réseaux de narcotrafiquants particulièrement dense comparable à ce qui continue de prévaloir sous une forme discrète au Mali. Les trafics sont tenus par d’importantes notabilités de la communauté arabe des régions de Tahoua et d’Agadez, et des membres des communautés touarègues et touboues y jouent les rôles de passeur, de convoyeur et de guide. Ces réseaux bénéficient d’une résilience considérable du fait de leur surface financière, d’une connaissance parfaite du terrain, d’une très large impunité, de complicités au sein des forces de sécurité et de relations dans les plus hautes sphères de l’État nigérien.

La question du narcotrafic s’avère singulièrement dangereuse pour la paix au Niger, sa gestion étant des plus sensibles. D’un côté, une approche complaisante ou complice des autorités favoriserait le développement des réseaux et menacerait de gangrène l ’État nigérien. De l ’autre côté , une approche répressive ou une déstabilisation de ces réseaux ferait peser un risque indéniable de rébellion ou de ralliement des narcotrafiquants à la cause djihadiste. À cet égard, l’exemple malien est riche d’enseignements : les narcotrafiquants Lemhar se sont alliés au Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) lorsque l’État n’était plus en mesure de sécuriser leurs trafics, tandis que ces mêmes narcotrafiquants, mais aussi des Idnan et des Ifoghas, ont contribué à l’effort de guerre lors du déclenchement de la rébellion fin 2011. La transposition de ces dynamiques dans le contexte nigérien est loin d’être fantasmatique, a fortiori si l’on considère le rôle joué par les narcotrafiquants dans la rébellion du Mouvement des Nigériens pour la justice (MNJ) en 2007. En outre, le narcoterrorisme est d’ores et déjà une réalité au Niger si l’on en croit, par exemple, la trajectoire d’acteurs auparavant catalogués comme trafiquants et qui ont été impliqués dans les attentats d’Agadez et d’Arlit. Enfin, la trajectoire actuelle de l’État nigérien et de ses rapports au narcotrafic rappelle de manière éloquente celle de l’État malien à l’époque du président Amadou Toumani Touré. Le traitement du narcotrafic au nord du Niger nécessite donc une gestion permanente d’équilibres subtils. Pour l’heure, la présence militaire occidentale constitue un frein à la survenance de tels scénarios.

Indépendamment de ces fragiles équilibres, la principale vulnérabilité du Niger tient au manque de sécurité de ses frontières, propice à l’infiltration de groupes djihadistes. Cette problématique est loin d’être nouvelle, puisque le Niger doit composer depuis 2008 avec les enlèvements et les attentats revendiqués par al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ou par le MUJAO. La nouveauté tient surtout à l’évolution des configurations dans chacun des États frontaliers d’où provient la menace terroriste : la Libye, le Mali et le Nigéria. En Libye, l’absence d’État et, dans une moindre mesure, de thuwwar (« révolutionnaires »), capables d’assurer un minimum d’ordre au sud, fait peser sur le Niger un risque permanent d’infiltration de groupes depuis une bande qui s’étend de Ghat à Oubari. La frontière nigéro-malienne constitue sans doute une zone aussi peu contrôlée que la passe de Salvador, tant du côté nigérien dans les environs de Tassara que du côté malien dans le désert de Menaka. Cette zone pourrait constituer la zone d’influence du MUJAO et d’Al Mourabitoun jusqu’à Tillabery. Enfin, la frontière sud du Niger est directement touchée par l’anarchie qui prédomine au nord du Nigéria, et singulièrement dans l ’état de Borno, bien que les actions de Boko Haram se concentrent en majorité à l’est de Maiduguri, vers la frontière camerounaise. Le contrôle des populations de part et d’autre de la frontière est très difficile, et il ne fait aucun doute que de nombreuses cellules dormantes de Boko Haram existent du côté nigérien. Indépendamment d’une attaque menée par des combattants nigérians, il n’est pas à exclure que des cellules nigériennes importent la cause défendue par Boko Haram, notamment en focalisant leurs revendications autour des enjeux pétroliers du sud-est du Niger. L’exportation d’Izala du Nigéria au Niger a montré par le passé la faisabilité d’un tel scénario.

En guise de conclusion, une question s’impose. Le scénario malien est-il possible au Niger? À de nombreux égards, la réponse est non, du moins à court terme. Tout d’abord, la présence militaire française et américaine au Niger constitue sans doute un parapluie sécuritaire pour le pouvoir nigérien bien que cela contribue à faire de lui un allié de l’Occident et, de ce fait, une cible terroriste. Ensuite, la configuration nigérienne est très différente. AQMI ne dispose d’aucune base au Niger et n’a peut-être même pas de cellule dormante, contrairement au MUJAO et à Boko Haram, qui comptent des cellules dormantes à l’ouest et au sud du pays. La greffe terroriste n’a donc pas pris au nord du pays comme ce fut le cas au Mali en dépit de réseaux associés aux groupes terroristes, notamment parmi les réseaux de narcotrafiquants de Tassara (mais pas seulement), et d’une montée indéniable d’un islam d’inspiration salafiste qui concerne d’anciens rebelles basés dans l’Aïr. Enfin, rappelons que le scénario malien avait été favorisé par le retour de Libye de Touaregs maliens, et notamment d’un officier supérieur, et de l’engagement d’un ancien rebelle non pacifié, Ibrahim Ag Bahanga. À ce stade, le contexte nigérien n’offre pas les mêmes caractéristiques, mais la volatilité des configurations géopolitiques et des alliances entre groupes incitent à la prudence.

L’extrémisme violent menace la stabilité au Niger

La crise au Mali a jeté un peu de lumière sur les réseaux de groupes djihadistes bien établis et engagés sur la scène politique dans la région du Sahel. Leur présence était bien connue, mais ce qui était nouveau dans le cas du nord du Mali, c’était leur capacité de déstabiliser les États locaux. Depuis l’intervention militaire de la France, les groupes djihadistes adaptent leur programme politique au nouveau contexte géopolitique. Bien que leur capacité à déstabiliser la situation au Mali ait été réduite, ils pourraient être tentés d’exporter leurs activités vers les pays voisins et, plus particulièrement, le Niger.

Dans une certaine mesure, le Niger pourrait sembler être une cible intéressante pour les extrémistes violents étant donné sa stabilité politique fragile. Depuis son accession à l’indépendance en 1960, le pays a connu pas moins de sept régimes républicains et quatre coups militaires. Il est situé au cœur d’une région agitée, marquée par la violence politique et religieuse dans le nord du Nigéria, la présence de mouvements séparatistes touaregs et islamistes armés dans le nord du Mali, la violence intercommunautaire et l’effondrement de l’État dans le sud de la Libye. Toutefois, malgré l’instabilité de ses voisins et le ton lugubre des discours en général, le Niger n’a pas sombré dans la violence.

Le présent document porte sur les risques que l’extrémisme violent s’étende au Niger. Les deux premières parties traitent des deux principaux réseaux djihadistes, dont le premier est plus ou moins étroitement lié à al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ou au Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) et le second, à Boko Haram. Malgré les liens qui existent entre ces réseaux, nous avons choisi dans notre analyse d’établir une distinction entre leurs activités. Dans la dernière partie, nous abordons la question de savoir comment l’attention grandissante accordée aux mouvements djihadistes risque en fait d’éclipser d’autres problèmes de sécurité et de stabilité engendrés par la dynamique religieuse dans ce pays.

Menaces djihadistes dans le nord : ce que nous savons et ce que nous ignorons

Les mouvements djihadistes armés qui ont commencé à voir le jour au Sahel au début des années 2000 ont établi des relations complexes avec les populations locales, les mouvements rebelles, les bandes criminelles et les autorités de l’État. Au Niger, les premiers conflits armés sont survenus en 2003 lors d’affrontements entre, d’une part, les forces armées nigériennes et les forces spéciales américaines et, d’autre part, d’anciens membres du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) d’Algérie. En 2007, le GSPC est devenu AQMI. Cette organisation a annoncé sa présence avec la prise d’otages occidentaux dans le Sahara et a commencé à se faire connaître au Niger en 2008. Au départ, elle ne menait pas d’opérations en territoire nigérien, mais confiait les enlèvements à des groupes criminels locaux qui transféraient les otages dans le nord du Mali, où elle avait renforcé sa présence au cours des années 2000. L’organisation a des contacts locaux un peu partout dans le nord du Niger, où elle compte aussi des caches d’armes pouvant être repérées à l’aide de récepteurs GPS, plutôt qu’une base arrière en bonne et due forme.

AQMI a changé de stratégie en 2010 et a lancé des attaques directement contre l’armée ou les intérêts occidentaux au Niger. En janvier 2010, un affrontement entre les forces nigériennes et de présumés éléments d’AQMI a éclaté près de Tilia. En mars, un attentat perpétré contre une caserne à Tiloa, près de la frontière avec le Mali, a coûté la vie à cinq soldats nigériens. Plusieurs sources ont également signalé une autre tentative d’attentat contre la même caserne. En septembre 2012, un petit groupe en possession de semtex a été intercepté dans la région d’Arlit. Le risque que des attentats à l’aide d’explosifs soient perpétrés contre des installations minières au Niger planait donc déjà bien avant mai 2013 et les attentats suicide à Arlit et à Agadez.

Malgré sa présence probablement assez limitée au Niger, AQMI y a mené des actions qui ont profondément marqué le pays. Les enlèvements ont nui à l’industrie du tourisme, qui se portait bien au début des années 2000, et ont occasionné le retrait d’Occidentaux, qui étaient concentrés dans la ville de Niamey. Au début des années 2000, le pays ne semblait pas être une des régions du Sahara les plus menacées, mais à l’heure actuelle, il est considéré, avec le Mali, comme un théâtre stratégique dans la lutte entre des groupes djihadistes et les pays occidentaux.

Au cours de cette période, les autorités nigériennes ont progressivement changé leur discours. Le président Tandja avait invoqué la lutte contre le terrorisme dans le seul but de convaincre les pays occidentaux de l’aider à lutter contre le Mouvement des Nigériens pour la justice (MNJ), un groupe à majorité touarègue, alors que le président Issoufou présente maintenant la lutte contre le terrorisme comme l’un des principaux enjeux de sa présidence. À l’instar d’Amadou  Toumani  Touré au Mali et de ses homologues en Mauritanie, il a peut-être vu une occasion d ’avoir accès aux ressources affectées à la lutte contre le terrorisme. Il s ’agit toutefois d ’une mesure à double tranchant qui l ’a obligé , par exemple , à adopter un ton plus belliqueux à l ’égard de la crise au Mali.

La participation du Niger dans l’intervention militaire au Mali a été critiquée dans une certaine mesure. Certains, dont des dirigeants nigériens, craignent que la population n’adhère au discours islamiste radical qui dépeint le conflit comme une guerre religieuse. D’autres prédisent que des groupes exerceront des représailles contre le Niger pour le punir de s’être allié aux forces occidentales. Le double attentat sans précédent survenu le 23 mai 2013 à Arlit et à Agadez, qui a été revendiqué par des groupes liés à AQMI, a alimenté les craintes d’un débordement de la menace terroriste au Niger.

Depuis le début de la crise au Mali, le gouvernement a intensifié sa surveillance des activités de prédication dans certaines mosquées. Bien qu’il ne soit pas nouveau, ce phénomène montre que les autorités craignent de plus en plus que des cellules djihadistes ne s’établissent au NigerNote de bas de page 56. Elles craignent aussi que la région de l’Aïr ne serve de refuge pour les membres d’AQMI qui ont dû quitter le nord du Mali. Le prestige du mouvement est jugé faible dans cette région à majorité touarègue, mais ses ressources financières pourraient attirer des recrues. Un ancien représentant élu touareg a d’ailleurs déclaré qu’il était plus profitable de travailler pour AQMI que pour Areva. Certains craignent de voir des liens se nouer entre le radicalisme religieux et les communautés touarègues, comme ce fut le cas dans le nord du Mali.

L’établissement du MUJAO dans la région de Gao, à la frontière du Niger, est une autre source de préoccupation. Les dirigeants du mouvement sont originaires de diverses communautés arabes dans la région du Sahel-Sahara, souvent perçues comme des « populations de Blancs ». Toutefois, le groupe recrute également des « Noirs » dans la vallée du Niger, notamment de jeunes Songhaïs et Peuls. Parmi ces recrues locales figurent des Nigériens qui ont trouvé refuge dans leur pays d’origine contre les frappes aériennes françaises au MaliNote de bas de page 57. Les Nigériens et les mouvements djihadistes armés au Mali ont ainsi tissé des liens. Toutefois, il demeure difficile à dire dans quelle mesure ils poursuivraient la lutte armée au Niger. Certains ont joint les rangs du MUJAO par pur opportunisme, alors que d’autres l’ont fait par loyauté envers la cause.

Il y a de multiples raisons de craindre une intensification des attentats terroristes au Niger. Le pays ne devrait toutefois pas surestimer ces risques ni déformer leur nature. Les mouvements tels que Boko Haram et Ansar Dine qui s’opposent à la mainmise que le gouvernement exerce sur le territoire sont faibles. AQMI n’a pas encore trouvé un Iyad  Ghali au Niger, mais est manifestement à la recherche d’une telle personnalité charismatique. Par contre, il risque d’y avoir plus d’enlèvements et d’attentats contre des intérêts occidentaux, lesquels pourraient être suffisamment graves pour menacer la stabilité d’un gouvernement fragile qui court des risques à cause de son ton belliqueux à l’égard du Mali. Enfin, il faut se rappeler que dans l’histoire récente du Niger, l’État, et non pas la religion, a été la principale source de violence. La lutte contre le terrorisme n’a pas entraîné beaucoup d’actes de violence contre la population civile au Niger, mais les récents événements au Nigéria devraient inciter le gouvernement à demeurer vigilant.

Boko Haram : une politique axée sur la prudence

La violence politique et religieuse dans le nord du Nigéria a périodiquement débordé au Niger. Au début des années 1980, les partisans du mouvement Maitatsine, dont bien des Nigériens, ont fui la répression violente de l’armée nigériane vers les régions de Maradi et de Zinder au Niger. Dans les années 1990, le mouvement Izala dans le nord du Nigéria a recruté de nombreux partisans dans le sud du Niger. Son désir de purifier les pratiques islamiques et sa dénonciation des confréries soufistes ont suscité des tensions qui ont mené à l’incendie de mosquées et à des affrontements entre croyants. Malgré ses inquiétudes au sujet de l’éventuelle propagation des tensions religieuses sur son propre territoire, le Niger, contrairement à son voisin nigérian, n’a pas adopté les mêmes politiques répressives envers ces groupes religieux radicaux. Il a plutôt privilégié une approche conjuguant tolérance, surveillance des prédicateurs et action ciblée.

Les récentes activités de Boko Haram au Nigéria ont suscité de nouvelles inquiétudes. Engagé dans un conflit armé avec les forces de sécurité nigérianes depuis 2009, le mouvement a établi des bases arrière au Niger, notamment dans les régions de Diffa et de Zinder. Les autorités nigériennes et les ambassades occidentales à Niamey sont particulièrement inquiètes. Jusqu’à maintenant, le Niger a servi de refuge et non de théâtre d’opérations pour Boko Haram, mais certains signes laissent croire que le mouvement envisage un changement de stratégie.

Tout au long de 2012, le mouvement a intensifié ses contacts avec des groupes djihadistes dans le nord du Mali, bien qu’on ignore dans quelle mesure ils ont échangé des recrues, du matériel et de l’argent. En février 2012, dans la région de Diffa, la police nigérienne a démantelé un réseau de quinze personnes qui préparaient une opération contre la garnison militaire locale. Depuis le début de 2013, la violence a atteint de nouveaux sommets dans l’état de Borno, entraînant l’afflux d’environ 40 000 civils dans la région de Diffa. Les autorités craignent que des activistes de Boko Haram ne s’infiltrent dans la région. En juin, une attaque contre une prison de Niamey a suscité de graves préoccupations. On ne sait toujours pas au juste qui a organisé l’opération, mais plusieurs membres de Boko Haram figuraient parmi les évadés. Enfin, la récente montée en puissance d’Ansaru, groupe dissident de Boko Haram qui vise des cibles occidentales, a fait renaître les craintes d’enlèvements et d’attentats contre des intérêts étrangers au Niger à partir de bases au Nigéria.

Le Nigéria a incité son voisin à prendre des mesures plus musclées pour lutter contre Boko Haram. En octobre 2012, les deux pays ont signé des ententes visant à organiser des patrouilles frontalières conjointes. Toutefois, pour éviter d’envenimer la situation, le Niger a adopté une attitude prudente envers Boko Haram. Il cherche davantage à éviter les débordements à partir du nord du Nigéria qu’à réprimer un mouvement qui ne cause pas de remous sur son territoire. Les autorités nigériennes qualifient souvent Boko Haram de menace la plus inquiétante pour la stabilité du Niger, mais les donateurs occidentaux ont tendance, en termes relatifs, à négliger la frontière nigériane et à se concentrer davantage sur le nord et plus particulièrement sur la passe de Salvador qui relie le sud de la Libye au nord-est du Niger.

Au-delà de l’extrémisme violent : l’islam, la stabilité et l’État

Depuis les années 1990, les organisations religieuses, en particulier celles qui se réclament de l’islam, jouent un rôle de plus en plus important dans les affaires publiques et dans les débats, parfois animés, sur des questions d’ordre social et politique. Leur premier mouvement de protestation a eu lieu en 1993 à la suite d’un projet de loi du gouvernement soutenant l’établissement d’un « code de la famille ». De nombreux représentants islamiques ont rejeté le projet de loi, en affirmant qu’il faisait la promotion de valeurs occidentales contraires à l’islam. Devant la forte mobilisation contre le projet de loi, le gouvernement a dû l’abandonner. En mars 2011, des manifestations ont eu lieu à Niamey à la suite de rumeurs selon lesquelles le gouvernement de transition se préparait lui aussi à approuver un code de la famille. Plus récemment, en janvier 2013, des manifestations ont eu lieu pour protester contre un projet de loi visant à protéger le droit des filles à l’éducation secondaire. Le gouvernement est souvent accusé d’être influencé par les pays occidentaux qui, selon les dires, tentent de porter atteinte aux valeurs de l’islam, d’imposer la contraception et de réduire la croissance démographique au sein des sociétés musulmanes, sous prétexte de protéger les droits des femmes.

On pourrait soutenir que ce sont les organisations religieuses, et non les partis politiques comme tels, qui représentent la principale force d’opposition au Niger. Non seulement ces organisations jouent un rôle d’opposition, mais elles préconisent activement une « réislamisation » de la société, ce qui signifie, pour certains, l’islamisation de l’État. Depuis 1999, la Constitution oblige le président de la République, le premier ministre, le président de l’Assemblée nationale et les membres de la Cour constitutionnelle à prêter serment sur le livre saint de leur foi religieuse. Lors des débats sur le tazartché en 2009 (tentative du président Tandja en vue de modifier la Constitution pour rester au pouvoir), le Collectif des associations islamiques du Niger (CASIN) a proposé officiellement l’adoption d’une nouvelle constitution qui mettrait fin à la séparation entre l’État et la religion.

L’influence grandissante que l’islam exerce sur l’État témoigne d’un conservatisme croissant et d’un désir de renforcement identitaire. Elle reflète aussi l’émergence d’une société civile islamique qui souhaite que les principes de la morale soient respectés en public, alors que le gouvernement trouve difficile de fonder la gouvernance sur des principes laïques. Le rôle de l’islam dans la vie publique ne devrait pas être interprété de façon simpliste. Il est diversifié et reflète l’extrême fragmentation de la société civile nigérienne. L’islam politique évolue au Niger, mais il serait exagéré de dire que toutes ses formes d’expression découlent de courants intégristes ou djihadistes, qui sont toujours minoritaires.

Bien qu’il se soit rangé du côté de ses alliés occidentaux dans la lutte contre les groupes terroristes armés, le gouvernement doit aussi rassurer la partie de l’opinion publique qui croit que cette lutte constitue en fait une guerre contre l’islam. Pris entre les impératifs de la sécurité régionale et les attentes de la population, il présente deux faces au public : d’une part, il se range clairement du côté de ses alliés occidentaux dans la lutte contre le terrorisme et, d’autre part, il fait la promotion de son identité islamique dans l’espoir d’obtenir l’appui de la population.

Les aspects économiques du militantisme et de l’extrémisme islamique au Sahel

Le présent document, qui porte sur les aspects économiques du militantisme et de l’extrémisme islamiste au Sahel, analyse la nature de la dynamique du pouvoir, les caractéristiques et les répercussions d’activités économiques illicites et enfin les solutions possibles pour passer d’une économie criminelle à une économie légale. Après le décès de Mouammar Kadhafi, les migrants sont retournés au Sahel et ont joint leurs forces à celles d ’organisations comme le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) et d’autres groupes désabusés mobilisés au Mali pour organiser un soulèvement contre l’État. Ces groupes se sont servis de leurs liens traditionnels avec les communautés locales pour établir des partenariats d’entraide avec des réseaux criminels et ainsi retirer des gains de l’économie criminelle en émergence au moyen d’enlèvements, de prises d’otages, de la contrebande et de la perception de taxes auprès des contrebandiers.

Description des principaux acteurs et de la dynamique du pouvoir au Sahel

En 2012, le MNLA a noué des alliances temporaires et opportunistes avec des groupes militants et islamistes afin de s’insurger contre l’État. Ces alliances ont été renforcées par :

  • l’appui d’Ansar Dine, d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et du Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO);
  • la défection de soldats touaregs de l’armée malienne;
  • une « fusion » du MNLA avec le Mouvement touareg du Nord-Mali (MTNM), vestiges du groupe des rebelles qui avaient participé à la troisième rébellionNote de bas de page 58 au Mali;
  • des contacts politiques actifs à l’extérieur du Mali qui leur ont assuré un soutien logistique et ont fait connaître les activités et le programme nationaliste du MNLA.

Cependant, les relations entre les groupes militants ont tourné à l’affrontement en raison de différends idéologiques, économiques et religieux. Chaque groupe s’est alors doté d’une base dans une des principales villes : AQMI à Tombouctou, le MUJAO à Gao et Ansar Dine à Kidal.

AQMI a tissé des relations de réciprocité avec les communautés locales, des réseaux criminels et peut-être aussi des acteurs politiques au Mali afin de réaliser des gains et de soutenir ses stratégies politiques et militaires au Sahel. Pour établir des relations de sympathie avec les populations locales, elle a profité de mariages, d’affinités culturelles étroites, de la religion et de la couleur de la peau, et son pouvoir économique supérieur lui a permis d’acheter des biens et ainsi de s’assurer la loyauté et le soutien des groupes touaregs. À cela s ’ajoute l ’entraide entre les groupes extrémistes, les trafiquants et les communautés locales qui sont très conscients de ce que chaque groupe peut apporter d’utile aux autres, qu’il s’agisse d’incitatifs financiers, d’informations, de renseignements ou de connaissances locales des itinéraires et des oasis. Cette interdépendance avec les communautés locales a facilité la maniabilité et l’adaptabilité d’AQMI et lui a permis de recruter des combattants et d’autres collaborateurs qui lui ont servi de guides et de logisticiens—fournissant des informations sur les touristes, les organismes d’application de la loi et le dédale des repaires.

Nature et répercussions des activités économiques illicites

Penchons-nous maintenant sur les multiples facettes, le type et l’ampleur des activités criminelles qui ont été menées par les multiples groupes au Sahel. L’enlèvement contre rançon est devenu une des méthodes utilisées pour recueillir des fonds et mousser leur publicitéNote de bas de page 59. Les victimes étaient des ressortissants de la France, de l’Espagne, de l’Italie, de l’Autriche, du Canada, de la Suisse, de l’Allemagne et du Royaume-Uni ainsi que de plusieurs pays d’Afrique. Ces enlèvements ont été commis sur la foi de vagues ententes avec une multiplicité de groupes, dont :

  • des groupes criminels locaux qui font office d’entrepreneurs et effectuent les enlèvements, pour ensuite remettre leurs otages aux groupes extrémistes, particulièrement aux dirigeants d’AQMI, moyennant rétribution;
  • des groupes rebelles et leurs collaborateurs locaux qui exploitent des réseaux déjà établis pour fournir des informations sur les itinéraires, la présence de touristes, les activités des soldats ou des agents des services de sécurité, le dédale des repaires et, dans certains cas, l’accord tacite d’organismes d’application de la loi.

Les auteurs des enlèvements et des prises d’otages, en particulier AQMI, pourraient avoir reçu plus de 200  millions de dollars américains en rançons depuis 2003. La rançon payée pour un otage occidental est estimée en moyenne à 6,5  millions de dollars américainsNote de bas de page 60. Les échanges d’otages sont très souvent effectués dans le nord du Mali. Les enlèvements eux-mêmes sont commis de l’autre côté de la frontière au Niger, en Mauritanie, en Tunisie et en Algérie. Depuis 2003, quelque 63  Occidentaux ont été enlevés , comme on peut le voir dans le tableau 1 Note de bas de page 61, Note de bas de page 62 :

Tableau 1.0   : Ampleur des activités d’enlèvement depuis 2003

Année

Nombre d’otages

Secteur d’activité ou d’enlèvement

Mode de paiement

Pays ayant payé la rançon

2003

32

Libye; transférés en Algérie et au Mali

5 millions d’euros

Allemagne

2007

4

Tués en Mauritanie

 

 

2008

4 (deux Autrichiens et deux Canadiens)

Les Autrichiens en Tunisie, les Canadiens à Niamey, au Niger

2,4  millions de dollars américains; les autres otages ont été libérés en échange de membres d’AQMI qui avaient été faits prisonniers

L’Autriche a payé pour les Autrichiens.

2009

11

Cinq dans l’est du Mali; un à Ménaka, au Mali; trois en Mauritanie; deux en Mauritanie

Certains otages ont été libérés en échange de membres d’AQMI qui avaient été faits prisonniers; de 4,8 à 12,7  millions de dollars américains .

Espagne (pour les trois otages espagnols)
Aucune indication de paiement d’une rançon pour les autres otages

2010

8

Sept à la mine d’uranium d’Arlit, au Niger

Trois ont été libérés; 90 millions d’euros ont été exigés pour les autres.

Aucune indication de paiement

2011

3

Deux à Niamey et un à Djanet, en Algérie

 

Aucune indication de paiement

 

 

 

 

 

Total

62

 

 

 

Si les enlèvements ont favorisé la croissance de l’économie criminelle, ils ont aussi eu des effets néfastes sur l’économie légale, nuisant par exemple au tourisme, les gens préférant travailler pour la lucrative industrie criminelle. De plus, de grands nombres de travailleurs sans papier ont migré vers des pays d’Afrique du Nord depuis 2003, comme on peut le voir ci-dessous Note de bas de page 63 :

Tableau 2.0   : Ampleur de l’immigration irrégulière en Afrique du Nord

Pays

Nombre de migrants

Libye

de 750 000 à 2 500 000

Algérie

230 000

Mauritanie

68 000

Tunisie

35 000

Maroc

Inconnu

Les partenariats d’entraide conclus entre les groupes militants et les réseaux criminels qui sont impliqués dans la contrebande d’armes, de cigarettes et de drogues et dans le passage de clandestins génèrent environ un milliard de dollars américains par année. Ainsi, AQMI collabore avec les tribus bérabiches et touarègues locales dans le trafic de cocaïne, de haschisch et de tabac de contrebande. Des groupes militants exploitent des réseaux avec des trafiquants de stupéfiants sud-américains, ce qui les a beaucoup aidés à financer leurs activités extrémistes, leur a permis d’apprendre des méthodes plus professionnelles de transport des articles de contrebande et leur a donné accès à des armes de poids léger et moyen pouvant facilement être emballées avec la cocaïne. Les militants assurent aussi des services de protection des convois aux trafiquants, leur servent de guides dans le désert et leur fournissent des installations de ravitaillement en carburant et en eau. Ces relations d’entraide ont permis aux groupes militants d’avoir accès aux armes, aux fonds et au personnel dont ils avaient besoin pour mener leurs opérations. De leur côté, les groupes criminels profitent de la capacité d’exécution des militants.

Il est possible que des alliances temporaires entre des groupes militants et des trafiquants transsahariens soient renforcées par des relations de protection entretenues avec les plus hauts échelons de la hiérarchie de l’armée, des services de renseignement, de la police et des douanes ainsi qu’avec des fonctionnaires qui facilitent les déplacements des biens. Les itinéraires irréguliers empruntés par les trafiquants pour traverser le Sahara et se rendre en Europe sont contrôlés surtout par des nomades touaregs équipés de véhicules utilitaires sport (VUS) et de téléphones cellulaires .

Parfois, lorsque des groupes militants ne participent pas directement aux activités de contrebande, ils imposent une taxe aux contrebandiers afin d’en tirer tout de même un revenuNote de bas de page 64. De plus en plus, les groupes militants et extrémistes ont tendance à offrir un droit de passage et une protection aux trafiquants en échange d’un pourcentage, d’environ 10  % à 15   % de la valeur nominale totale des articles de contrebandeNote de bas de page 65.

Les profits des entreprises criminelles ont aidé les groupes militants à devenir des organisations bien financées et autonomes. Les rançons et les gains réalisés au moyen d’activités de contrebande servent à acheter de l’équipement et des véhicules qui permettent aux combattants d’être très mobiles et de coordonner leurs activités dans le désert. Les revenus de l’économie criminelle sont blanchis par l’entremise de sociétés écrans, à savoir des hôtels, des restaurants et des sociétés automobiles, et mettent à rude épreuve l’économie légale.

Passer d’une économie criminelle à une économie légale

Pour réorienter les bénéficiaires de l’économie criminelle, il faut leur donner des moyens d’agir et assurer un gagne-pain durable à la communauté locale. Voici quelques incitatifs possibles :

  • offrir des possibilités légitimes grâce à une répartition équitable des ressources nationales;
  • aider les jeunes à se prendre en mains grâce à l’éducation et à la création d’emplois;
  • amener les communautés à abandonner les groupes radicaux et à renoncer aux possibilités qu’offre l’économie criminelle;
  • donner les noms des commanditaires locaux du militantisme et de l’extrémisme islamiste et les humilier;
  • intervenir dans le système d’éducation public en tirant parti de la participation active de la communauté locale afin d’amener les gens à collaborer avec les organismes d’application de la loi et à signaler les activités criminelles menées dans leurs communautés; et
  • assurer une bonne gouvernance afin de rebâtir la confiance des bénéficiaires locaux dans les institutions de l’État.

Économies illicites et nouvelles tendances de la criminalité organisée en Libye

La criminalité organisée et les activités de trafic et de commerce illicite, sans parler des groupes armés qui s’y livrent, ont de profondes répercussions sur la transition politique engagée en Libye. Tous s’entendent maintenant pour dire que le crime organisé peut être une entrave à la paix et au développement, mais peu de mesures concrètes sont prises pour aller au fond du problème et tenter de le régler dans le contexte des efforts de consolidation de la paix et de renforcement de l’État. Le présent document s’inspire largement du rapport de 2013 intitulé Profits and Losses (United States Institute of Peace, ou USIP), lequel se fonde sur plus de 200 entrevues individuelles réalisées dans toutes les régions de la Libye, tant rurales qu’urbaines. L’étude vise à mieux faire comprendre la nature des activités de trafic et de contrebande dans le pays et à expliquer les nouvelles tendances de la criminalité organisée et leur incidence sur le renforcement de l’État et la stabilité.

Quatre marchés interreliés alimentent aujourd’hui l’économie illicite en Libye : trafic d’armes, trafic de stupéfiants, passage de clandestins et contrebande de produits subventionnés. Une hiérarchie naturelle s’est établie en fonction du rendement financier et de l’importance stratégique de chacun de ces marchés. La prolifération des armes et la protection forcée arrivent en tête. La prolifération des armes a complètement changé la donne en Libye, le vide sur le plan de la sécurité laissé après la révolution de 2011 ayant donné naissance à une industrie secondaire (qui joue maintenant un rôle catalyseur), la protection criminelle. Dans leurs efforts en vue de réprimer la criminalité, les autorités auront maintenant à composer avec les activités de protection forcée qui caractérisent désormais le marché criminel en évolution, écornent la légitimité de l’État et en réduisent la pertinence.

La dynamique de la criminalité dans les villes côtières du nord n’est pas la même que dans les localités frontalières et les communautés environnantes, et les marchés illicites ne s’y sont pas développés de la même façon. Toutefois, les caractéristiques de cette dynamique se rejoignent, si bien qu’ironiquement, c’est l’économie criminelle, et non pas les efforts pour bâtir un système de gouvernance commun et inclusif, qui est en train de devenir le principal facteur unissant entre elles les différentes régions de la Libye.

Tripoli, Misrata et Benghazi constituent des marchés illicites dynamiques à part entière. En plus d’être des centres d’activité politique, ces villes possèdent des infrastructures essentielles (ports et aéroports) qui se prêtent au commerce licite et illicite. La demande de médicaments sur ordonnance y est élevée, et on y observe l’éclosion d’un marché pour les drogues illicites à usage récréatif.

Malgré les disparités entre les régions frontalières de la Libye et le nouvel équilibre des pouvoirs dans la sous-région, ce sont le contexte historique et les expériences vécues lors de la révolution qui expliquent l’émergence d’une économie illicite locale et l’accession au pouvoir des acteurs de cette économie dans chacune des grandes régions. À bien des endroits, la course aux ressources illicites est à l’origine des conflits locaux, et la capacité de fournir ou de garantir une protection au commerce illicite est devenue un important levier d’influence.

Toutefois, dans l’ensemble, un nombre de plus en plus restreint d’individus contrôlent le milieu de la criminalité, et les groupes qui ont obtenu illégalement le plus de ressources sont les mieux placés pour exercer encore plus de contrôle et d’influence politique. L’occasion d’empêcher la criminalité de s’infiltrer dans les institutions de l’État sera bientôt perdue.

Résumé des enjeux

Les données recueillies dans l’étude du USIP sur la dynamique et les économies politiques liées au comportement criminel en Libye donnent à penser que, pour lutter contre la criminalité organisée, il y aurait peut-être lieu de compter moins sur les institutions judiciaires et les services de sécurité et davantage sur une stratégie de gestion politique bien équilibrée conjuguée à des mesures de développement appliquées judicieusement. Les mesures envisagées doivent aussi permettre d ’éliminer le marché de la protection forcée et de rétablir le contrôle de l ’État. Pour ce faire, il faut  :

  1. amener un certain nombre de groupes marginalisés, notamment les Toubous et les Touaregs, ainsi que bien d’autres peuples frontaliers à conclure une entente favorisant leur inclusion sur la scène politique et leur offrant des avantages socioéconomiques en échange de leur collaboration avec le gouvernement central à la protection des régions frontalières et limitrophes;
  2. éliminer progressivement les politiques économiques favorisant le versement de pots-de-vin et de subventions sur les biens, afin de créer des perspectives économiques durables, notamment pour les jeunes, tant dans les régions frontalières que dans les villes;
  3. mener une campagne plus intensive afin d’informer la population des coûts et des conséquences des activités illégales, notamment du passage de clandestins et de travailleurs de l’industrie pharmaceutique qui facilitent la distribution illégale de médicaments sur ordonnance, activités auxquelles se livrent de nombreuses localités parce qu’elles sont maintenant jugées acceptables;
  4. sur le plan de la sécurité de l’État, rétablir un « marché » légitime en éliminant les ententes actuelles de protection criminelle et en offrant à la place des services publics de sécurité, de police civile et de surveillance des frontières. Les autorités ont déployé peu d’efforts pour comprendre les nouvelles initiatives lancées par bien des villes et des villages pour lutter contre la criminalité, initiatives qui offrent peut-être les solutions les plus efficaces et les plus durables ;
  5. compte tenu de la rapidité avec laquelle les marchés criminels et les itinéraires des trafiquants peuvent changer, amener la communauté internationale à comprendre la fragilité de la Libye sur les plans tant régional qu’international. Les mesures prises dans les pays voisins (p. ex. le Mali) pour régler les problèmes liés à la criminalité organisée, au trafic et à la sécurité, ou même l’absence de telles mesures, peuvent faire augmenter les risques pour la stabilité et la transition politique en Libye.

Conclusion

Étant donné sa situation géographique sur la côte de la Méditerranée , dans une région très fragile sur le plan politique, il est très important que la Libye établisse des politiques efficaces. Les effets d ’une éventuelle contagion criminelle, même si elle se fait lentement et insidieusement, se répercuteront sur toute l ’Afrique du Nord, le Sahel et peut-être même l ’Europe. La question des répercussions de la criminalité organisée sur la reconstruction de l ’État est de plus en plus débattue, la Libye étant vite en train de devenir un cas type. Un échec aura des conséquences graves pour la Libye en tant qu ’État démocratique, pour ses citoyens et pour l ’ensemble de la région .

D’un point de vue économique, pour régler le problème de la contrebande vers les pays voisins, il faudrait absolument réduire les subventions. Une telle mesure comporte toutefois de graves risques sur le plan politique, notamment en raison du fait que de très nombreux habitants des régions frontalières tirent leur gagne-pain de la contrebande. La rupture des ententes actuelles risque fort d’entraîner encore plus de grogne envers le gouvernement central, d’où émanerait de telles politiques, et de faire augmenter encore davantage la concurrence pour les marchés illicites qui restent. À plus long terme, il faudrait éliminer progressivement les pots-de-vin et les subventions sur les biens et tenter de créer des perspectives économiques durables et légitimes, particulièrement pour les jeunes, tant dans les régions frontalières que dans les villes du pays.

Les organismes d’application de la loi en Libye, qui sont largement tournés en ridicule par la population à cause de leurs liens avec le régime Kadhafi, ont pour la plupart été démantelés. Même si des signes donnent à penser que bien des gens ordinaires souhaitent maintenant que le gouvernement procède à une réforme du système policier, les services de police et les procureurs font état des obstacles associés à une telle réforme. Le problème le plus important réside dans le fait que, dans certaines régions, les milices se considèrent à la fois comme les gardiennes de la loi et les bénéficiaires naturelles des avantages économiques découlant des marchés illicites. Pour régler le problème de la criminalité organisée, il faudra absolument mettre en place à long terme des systèmes d’application de la loi efficaces et légitimes.

De nombreux dirigeants libyens concèdent que la criminalité et le crime organisé entravent déjà sérieusement la transition. Toutefois, pour la plupart, ces problèmes ne pourront être réglés que plus tard, c’est-à-dire une fois que l’État aura été consolidé et que le processus de transition politique sera terminé. Le rapport du USIP montre, par contre, que la criminalité organisée et le trafic et le commerce illicite, et les groupes armés qui s’y livrent, nuisent déjà à la transition—en ce qu’ils permettent à certains acteurs de prendre le pouvoir sur d’autres, génèrent des conflits potentiellement irréductibles et affaiblissent le gouvernement central, non seulement en limitant son influence, mais en corrompant ses principales institutions—à un moment où il faudrait avant tout consolider les institutions de l’État.

Afrique, djihadistes itinérants et instabilité régionale

Un problème mondial

D’aucuns semblent croire que les menaces djihadistes dans le Sahara et au Sahel n’ont qu’une portée locale ou régionale, mais ce n’est pas le cas. La menace djihadiste en provenance de l’Afrique du Nord a des dimensions véritablement mondiales. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner de façon même superficielle la participation des Nord-Africains dans divers conflits, de l’Afghanistan à l ’Irak, à titre de djihadistes itinérants associés à al-Qaïda. Le présent document porte sur les djihadistes itinérants venus d’Afrique du Nord et de plus loin encore et montre que le djihadisme mondial non seulement l’emporte sur le fractionnement d’al-Qaïda, mais aussi représente une menace croissante pour la sécurité. Des gouvernements nord-africains affaiblis à la suite du « printemps arabe », l’accroissement des tensions interreligieuses dans le monde arabe et à majorité musulmane (surtout au Levant) et la prolifération des armes à la suite du conflit en Libye sont quelques-uns des principaux facteurs contribuant au développement des réseaux de combattants étrangersNote de bas de page 66.

Syrie et djihadisme itinérant nord-africain

L’afflux de djihadistes africains avides de se battre à l’étranger n’est rien de nouveau évidemment. En effet, ce sont deux Tunisiens qui ont tué le commandant de l’Alliance du Nord, Ahmad Shah Massoud, en Afghanistan, rendant ainsi ce qui semblait être un service à al-Qaïda et aux talibans à l ’approche des attentats du 11  septembre 2001. Néanmoins, cet afflux de combattants étrangers en provenance de l’Afrique du Nord représente un problème de sécurité constant.

Les dossiers découverts en 2007 à Sinjar, près de la frontière irako-syrienne, et analysés par le Combating Terrorism Center de l’académie militaire américaine de West Point, sont exceptionnels parce qu’ils aident à quantifier l’implication des Nord-Africains dans le djihadisme mondial. La plupart des observateurs du terrorisme international reconnaîtront que les constantes observées dans ces documents sont toujours bien présentes sur les différents théâtres, surtout en Syrie. Comme on a pu le constater en Irak, les Nord-Africains représentent un fort pourcentage des combattants étrangers du côté des rebelles syriens, dont beaucoup sont alignés aujourd’hui sur le Front al-Nusra, associé à al-QaïdaNote de bas de page 67. En 2013, le gouvernement tunisien a annoncé que 800 de ses citoyens combattaient aux côtés des rebelles islamistes en Syrie—probablement beaucoup moins que le nombre réel de combattants en provenance de ce pays. De plus, le ministère des Affaires étrangères de la Libye a indiqué au printemps 2013 qu’il n’avait aucune prise sur ses citoyens qui quittaient le pays pour se joindre aux rebelles syriens, ce qui témoigne de l’ampleur du problèmeNote de bas de page 68.

Toutefois, il n’y a pas que le nombre d’Africains qui vont se battre contre ce qu’ils perçoivent comme des menaces pour l’islam à l’extérieur du continent qui montre bien la nature mondiale du militantisme africain; il y a aussi l’afflux de djihadistes en Afrique. L’arrestation au Mali d’un Français, Gilles Le Guen (alias « Abdel Jelil »), en constitue un bon exemple, tout comme l’enquête sur l’attaque de janvier 2013 contre le complexe gazier d’In Aménas en Algérie, qui a révélé que les responsables de cet attentat ont réussi à recruter des gens du Canada pour leur opération. Bref, pour les militants qui partagent la vision du monde d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), l’Afrique compte de nombreux fronts et « territoires occupés » qui nécessitent eux aussi le soutien de combattants venus lutter contre des oppresseurs non musulmans parce qu’ils y voient un devoir personnel (fard ‘ayn). Il s’agit là d’une des principales contributions idéologiques d’un des architectes originaux du djihad mondial, Abdullah AzzamNote de bas de page 69.

D’un point de vue légèrement différent, la création d’États extrémistes (émirats) en Afrique importe aux djihadistes, qui se sentent interpellés, où qu’ils soient dans le monde, lorsque des forces non musulmanes menacent ces États. Ainsi, lorsque la France est intervenue au Mali, al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA), le Front al-Nusra en Syrie, Boko Haram au Nigéria et AQMI l’ont menacée. C’est précisément à cause de ce djihadisme transnational dont elle a hérité et de ses répercussions croissantes sur les groupes « locaux », comme Boko Haram, qu’AQMI est plus dangereuse que jamais auparavant.

Toutefois, le djihadisme itinérant ne représente pas un problème de sécurité uniquement pour l’Occident. Après l’attentat à la bombe de Casablanca en mars 2003, le Maroc a pris des mesures énergiques pour lutter contre la radicalisation sur son territoire. En plus d’apporter des réformes à l’intérieur de ses frontières, il a créé un Conseil des oulémas pour l’Europe, chargé de former des imams et d’autres guides spirituels marocains et de les envoyer contrer le message extrémiste adressé aux communautés d’expatriés nord-africains en EuropeNote de bas de page 70. Comme d’autres pays nord-africains, le Maroc craint que des membres de ces communautés ne soient recrutés et radicalisés en Occident, pour ensuite revenir se battre en Afrique du Nord. En effet, de nombreux futurs exécutants d’al-Qaïda ont commencé leur carrière militante en se portant volontaires pour aller faire la guerre sur les terres musulmanes—intention originale, par exemple, de la tristement célèbre cellule de Hambourg—et, historiquement parlant, la plupart des groupes djihadistes sont la conséquence de la mobilisation de combattants étrangersNote de bas de page 71.

Le retour de djihadistes aguerris incarcérés à l’étranger qui pourraient continuer la lutte en Afrique du Nord est un autre sujet de préoccupation. Aaron  Zelin défend cette thèse dans une étude portant sur Ansar al-Charia en Libye et en TunisieNote de bas de page 72. Certains de ces individus étaient mentionnés dans les dossiers de Sinjar que les forces de la Coalition ont découverts en octobre 2007. Le rapatriement de ces prisonniers pour qu’ils purgent leur peine dans leur pays d’origine suscite la crainte que certains d’entre eux puissent s’évader et se retrouver de nouveau dans la filière des combattants étrangers.

La montée des extrémistes tunisiens : une force d’attraction pour les combattants étrangers

La Tunisie est un autre pays auquel AQMI s’intéresse, dans une large mesure à cause de son gouvernement islamiste faible et de l’excellence de son réseau de médias sociaux, de ses prédicateurs et de ses organismes caritatifsNote de bas de page 73. Elle exerce une force d’attraction sur les djihadistes itinérants, en particulier ceux qui sont d’origine nord-africaine, résolus à établir des zones de gouvernance intégriste. Il est très probable que des combattants revenant de Syrie se rendront en Tunisie ou ailleurs dans la région pour lutter pour la cause d’AQMI, comme l’ont fait les vétérans du Groupe combattant tunisien (GCT) lorsqu’ils sont revenus d’Afghanistan. De plus, 11 des 32  terroristes qui ont attaqué le complexe gazier algérien en 2013 étaient tunisiens, et un Tunisien, Ahmed Abassi, a été accusé au cours de l’été de la même année d’avoir participé à un complot en vue de faire dérailler un train de passagers assurant la liaison entre Toronto et New YorkNote de bas de page 74.

D’anciens activistes du GCT, dont certains ont des liens avec l’Ansar al-Charia tunisien et sont inspirés par des prédicateurs djihadistes comme Kamel  Zarouq, alimentent le réservoir tunisien des exécutants éventuels d’AQMI. Zarouq et d’autres prédicateurs extrémistes jouent un rôle actif dans le dawa (dans ce cas, les services sociaux et le prosélytisme djihadiste-salafiste) à Tunis et dans les environsNote de bas de page 75. Les termes employés par Zarouq sont révélateurs et en disent long sur les objectifs supranationaux d’AQMI et de ses partisans tunisiens : « Notre but est de défendre la nation islamique, de défendre notre religion, d’exalter la charia et de propager la loi de Mahomet. Notre but est d’arracher les nations à la noirceur et de les ouvrir à la lumière. Notre but est d’instaurer la charia et de reconquérir l’Andalousie et JérusalemNote de bas de page 76. »

Le 12 mai 2013, Abou Yadh, chef extrémiste de l’Ansar al-Charia tunisien, a dit à peu près la même chose dans une diatribe menaçante contre les autorités tunisiennes résolues à réprimer l’activisme salafiste. Après avoir accusé ces autorités d’être en « guerre contre l’islam » —une accusation que les djihadistes profèrent souvent contre les gouvernements régionaux —et avoir rappelé la participation des djihadistes tunisiens en Afghanistan, en Tchétchénie, en Bosnie, en Irak, en Somalie et en Syrie, Abou Yadh a affirmé que « ces mêmes jeunes » sont prêts à donner leur vie pour défendre le projet salafiste en Tunisie et a ajouté : Nos vies ne seront pas cher payées si notre religion est attaquée et si notre prédication est gênéeNote de bas de page 77. » Après avoir été accusé de faire partie du réseau d’al-Qaïda, l’Ansar al-Charia tunisien a confirmé « sa loyauté et son appui » à la nébuleuse, mais a ensuite expliqué qu’il était indépendant sur le plan organisationnelNote de bas de page 78.

Al-Qaïda au Maghreb islamique

AQMI est le réseau extrémiste le plus tristement célèbre dans la région. Elle est l’une des principales sources de violence terroriste et un mouvement pivot dans la région, bien qu’elle demeure mal comprise et généralement sous-estimée. Cela pourrait être dû au fait que son conseil (choura) et ses dirigeants sont en Kabylie, dans le nord de l’Algérie, et que le pays hôte n’échange qu’une quantité minime de renseignements, au mieux. Cependant, AQMI bâtit des réseaux dans tout le Maghreb et le Sahel depuis des années, et crée des cellules ou collabore autrement avec des factions extrémistes comme Boko Haram, le groupe dissident de Boko Haram, Ansaru, ainsi que divers djihadistes tunisiens et libyens. L’attaque de 2013 contre l’ambassade de France à Tripoli et l’attentat raté contre l’ambassade britannique montrent bien que les djihadistes algériens et leurs alliés locaux sont non seulement compétents, mais aussi présents partout. En effet, au printemps dernier, le chef du Conseil des notables d’AQMI, Abou  Obeida Youssef Al-Annabi, a demandé des appuis pour attaquer la France. Cet appel reprenait un refrain courant de nombreux autres djihadistes mondiaux—joignez-vous à la bataille mondiale contre les oppresseurs de l’islam—mais il était vraiment propre à AQMI et représentatif de sa vision et, probablement, de sa portée de plus en plus large.

La force d’AQMI réside dans sa capacité de faire jouer ses appuis et d’étoffer de plus en plus son discours. Il peut être extrêmement difficile d’essayer d’établir si elle agit en tant qu’organisation unitaire, comment elle est divisée en plus petites franchises ou combien elle compte de partisans. Ce qui est important, c’est l’influence qu’elle exerce pour mobiliser l’appui des islamistes dans toute la région, exploiter le mécontentement et légitimer le djihad violent contre des États régionaux et leurs alliés occidentaux. C’est cette capacité qui lui confère un caractère mondial.

AQMI prend de l’expansion et noue des relations dans tout le Sahara et le Sahel depuis des années, ce qui est lourd de conséquences pour la région. Ces relations vont au-delà de l’Afrique du Nord et de l’Ouest, comme l’a démontré la participation de Canadiens à l’attaque d’In Aménas. La popularité de Mokhtar Belmokhtar auprès de certains jeunes d’Afrique du Nord a d’ailleurs grandi après cette attaque. Un exemple tiré des médias sociaux fournit une unité de mesure utile à cet égard. Belmokhtar a été acclamé en héros sur une page Facebook appelée « Derna Media Center » (DMC), qui a recueilli 4   000  nouveaux « j ’aime »en deux semaines après avoir publié sa photo (Facebook a par la suite retiré cette page). Ce petit exemple montre bien l’attraction qu’AQMI est capable d’exercer à l’intérieur de certains segments régionaux.

Bref, AQMI est associée à presque tous les réseaux djihadistes de plus en plus actifs dans la région, même si ce n’est qu’en tant que source d’inspiration. En effet, dans les premiers mois de 2013 seulement, des attentats suicide ont été commis régulièrement au Mali et deux cellules terroristes ont été démantelées au Maroc (les cellules « Al Mouahidoun   » et « Attawhid   », d’après les agences de presse, qui avaient déjà commis des vols qualifiés pour financer leurs activités et qui auraient été en contact avec des djihadistes dans le nord du Mali)Note de bas de page 79. De plus, l’Égypte affirme avoir contrecarré un complot terroriste contre une ou peut-être deux ambassades étrangères , Boko Haram multiplie implacablement les attaques dans le nord du Nigéria et un présumé militant tunisien a été arrêté parce qu’il aurait comploté contre des intérêts canadiens et américainsNote de bas de page 80. Pour certains, ces événements sont totalement sans rapport, mais le dénominateur commun entre eux est AQMI ou son inspiration.

Sécurité maritime  : incidence de la perturbation du flux des échanges commerciaux sur la stabilité nationale en Afrique de l’Ouest

L’Afrique de l’Ouest dépend du commerce maritime pour acheminer ses exportations vers le marché mondial, ce qui assure des revenus aux gouvernements régionaux, et s’approvisionner principalement en diesel, en essence, en nourriture et en biens. Malgré son importance stratégique, le commerce maritime est mal sécurisé et exposé à de multiples menaces criminelles. La criminalité maritime n’a pas perturbé les échanges commerciaux essentiels jusqu’ici, mais étant donné la montée du militantisme islamiste dans la région du Sahel, il y a lieu de se demander si la menace d’une grave perturbation du flux commercial ne risque pas d’augmenter.

Les échanges commerciaux de l’Afrique de l’Ouest par voie maritime vont des exportations agricoles aux importations de biens de consommation haut de gamme, mais le commerce maritime de produits énergétiques est celui qui a le plus d’importance sur la scène régionale. Ainsi, le Nigéria expédie presque deux millions de barils de pétrole brut par jour, ce qui lui rapporte 50  milliards de dollars américains par année, soit 70   % des revenus de son gouvernement. Le pétrole brut joue un rôle moins important pour d’autres États du littoral, qui mettent toutefois tous leurs espoirs dans de futures découvertes. Le gaz naturel liquéfié (GNL) de la région, qui est chargé dans des terminaux au Nigéria et en Guinée-Équatoriale, représente 10  % de la demande mondiale. La région importe également presque tout son essence et son diesel par la voie maritime, étant donné le manque de capacité de raffinage locale.
Malgré son importance stratégique, le domaine maritime est mal sécurisé. Cela est dû en partie à des capacités navales limitées, mais aussi à la corruption et à un intérêt politique chancelant. Toutefois, malgré un récent pic d’attentats, la menace que représente la piraterie n’augmente pas nécessairement. Une entreprise de sécurité, Control Risks, a noté 123  incidents de janvier à décembre 2013, ce qui représente une augmentation de 34   % par rapport à la même période en 2012, mais se situe encore en deçà des chiffres consignés en 2008.

Les crimes commis en mer vont du vol, qualifié ou non, à l’enlèvement d’équipages en passant par le détournement pour de longues périodes de navires transporteurs entre autres de précieuses cargaisons de diesel. Même s’ils sont provocateurs, les détournements pour de longues périodes sont rares, et les manifestations plus élaborées de ce crime nécessiteraient un certain appui clandestin de fonctionnaires corrompus. Comme les pirates ouest-africains sont tournés vers le commerce et qu’ils n’ont pas vraiment envie de perturber le commerce maritime, ils le font probablement par accident plutôt qu’à dessein.

Le commerce de produits énergétiques est-il vulnérable?

Le commerce maritime de produits énergétiques est plus vulnérable à la perturbation : les militants sont généralement plus susceptibles d’attaquer les pétroliers que les vraquiers et les porte-conteneurs, qui sont plus solides. Sans mettre complètement fin aux échanges, un attentat réussi contre un pétrolier causerait probablement une grave perturbation à court terme en plus d’obliger la marine marchande à adopter des mesures de sécurité radicalement différentes et de faire monter les prix. Face à une hausse des frais d’assurance et à des équipages prêts à se mutiner, de nombreuses sociétés maritimes cesseraient de commercer avec l’Afrique de l’Ouest. Même un attentat raté, ou une menace crédible d’attentat imminent, pourrait avoir d’importantes répercussions sur les trajets habituels de navigation.

La possibilité d’un attentat perturbateur contre un pétrolier de brut est celle qui retient le plus l’attention. C’est peut-être à cause du précédent établi par l ’attentat revendiqué par al-Qaïda contre le Limbourg au large des côtes du Yémen en 2002, et des répercussions qu’un tel attentat pourrait avoir sur les exportateurs de pétrole brut, principalement le Nigéria, mais aussi la Guinée-Équatoriale, le Cameroun et, dans une moindre mesure, le Ghana. Les plus petits pétroliers sont plus exposés parce qu’ils naviguent le long des côtes, mais le pétrole brut est exporté en majeure partie par de très gros transporteurs de brut qui chargent leurs cargaisons dans des terminaux sécurisés et ont droit à une attention spéciale des marines nationales de la région à cause de l ’importance stratégique de ce commerce.

Il serait aussi relativement difficile de perturber le commerce du pétrole brut en prenant pour cible les plateformes de forage en mer. Les mesures de sécurité entourant ces plateformes dans la région ont été resserrées considérablement depuis 2008, lorsque des militants du delta du Niger ont attaqué les installations en mer du champ pétrolier de Bongo, au large des côtes du Nigéria. Les mesures de sécurité mises en place pour protéger presque tous les biens importants comprennent des navires de sécurité armés et une « zone d’exclusion   » pour le trafic maritime non identifié. Un attentat perturbateur contre un pétrolier de brut ou une plateforme de forage en mer exigerait donc des capacités navales relativement avancées.

Un attentat contre un méthanier perturberait aussi énormément le commerce et amputerait les budgets des états du Nigéria et de la Guinée-Équatoriale. Toutefois, les méthaniers ne font escale qu’aux terminaux hautement sécurisés de Bonny (Nigéria) et de Malabo (Guinée-Équatoriale), et ils ne naviguent pas longtemps dans les eaux côtières. Un attentat contre un méthanier serait donc extrêmement exigeant pour les agresseurs sur les plans de la logistique, de l’équipement et de l’accès.

Les importations d’essence et de diesel sont beaucoup plus exposées à un attentat. Les navires transporteurs de produits raffinés qui naviguent dans les eaux de la région passent de longues périodes dans des mouillages près du rivage et de villes côtières et se sont déjà révélés être des cibles faciles pour les groupes de pirates de la région. Un attentat serait donc beaucoup plus facile à perpétrer et serait moins exigeant pour les agresseurs sur les plans de la logistique, de l’équipement et des capacités navales. Sans avoir d’incidence directe sur les revenus du gouvernement, un attentat pourrait interrompre temporairement l’approvisionnement en combustible de l’Afrique de l’Ouest, créer de graves pénuries et dévaster les économies de la région en l’absence d’autres sources de carburant. L’offre et les prix des combustibles sont des questions délicates, et une perturbation pourrait provoquer de graves troubles civils, qui ébranleraient la légitimité et la stabilité déjà fragiles des gouvernements de la région.

L’ascendant des islamistes au Sahel : sont-ils trop loin de la côte?

En plus de prendre pour cible les navires et les installations pétrolières en mer, les militants du delta du Niger ont cherché par le passé à perturber l’approvisionnement en combustible du Nigéria. En juillet 2009, des militants affiliés au Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger (MEND) et appartenant à l’ethnie ijaw ont détruit la jetée d’Atlas Cove à Lagos, capitale commerciale du Nigéria. Si l’attentat n’a pas causé de graves perturbations économiques, ce ne serait que parce que les négociants en carburant du pays avaient illicitement fait des réserves. La menace que représentent les militants du delta du Niger s’est toutefois estompée à la suite de l’adoption d’un programme gouvernemental d’amnistie en 2009 et de l’accession à la présidence d’un homme du sud, Goodluck Jonathan, en 2010.

Une nouvelle menace éventuelle a vu le jour au cours des dernières années avec l’essor de groupes militants islamistes dans la région du Sahara et du Sahel. Cependant, les groupes islamistes n’ont probablement pas vraiment l’intention ni les moyens de commettre un attentat en mer pour le moment et seraient en outre limités par des contraintes environnementales. Des groupes terroristes transnationaux ayant une portée mondiale s’intéressent maintenant davantage à l’Afrique de l’Ouest, mais on ne sait pas au juste dans quelle mesure cela s’étend au commerce maritime dans cette région. Les attentats contre le USS Cole (2000) et le Limbourg (2002) ont prouvé que des groupes transnationaux s’intéressent au domaine maritime. Toutefois, s’il est vrai qu’un attentat en Afrique de l’Ouest aurait un terrible impact sur la région et pourrait rendre le marché mondial du pétrole nerveux, un attentat contre un pétrolier dans les détroits d’Ormuz ou de Malacca aurait des répercussions sur le commerce de produits énergétiques dans le monde entier. Étant donné l ’investissement financier et logistique nécessaire pour commettre un attentat en Afrique de l ’Ouest, un attentat contre un point de passage obligé de la marine mondiale serait probablement plus payant.

Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et d’autres groupes militants islamistes au Sahel et dans le Sahara se sont concentrés jusqu’ici sur des cibles stratégiques terrestres. Les militants islamistes du Sahel sont éloignés des côtes de la région géographiquement et socialement. Il leur faudrait donc constituer des réseaux logistiques et des cellules de soutien locales et avoir accès à de l’équipement et de la main-d’œuvre ayant des compétences maritimes pour commettre un attentat dans un milieu hostile. Un attentat d’AQMI contre une cible maritime aurait un profond retentissement symbolique, mais l’impact réel serait d’abord ressenti par les États côtiers de l’Afrique de l’Ouest qui, malgré leur implication au Mali, ne sont que des acteurs secondaires dans la crise. Dans ce contexte, les groupes du Sahel sont susceptibles de se concentrer sur des cibles énergétiques stratégiques qui sont plus près d’eux et de se contenter d’assurer un soutien aux groupes militants islamistes intérieurs, comme Boko Haram au Nigéria.

La menace que représentent les militants islamistes nigérians

Boko Haram est probablement le groupe qui représente la principale menace pour le commerce maritime dans la région. Le cœur de la zone d’influence du groupe se situe dans le nord-est du Nigéria, où il se concentre sur des cibles civiles et gouvernementales intérieures. Cependant, les dirigeants stratégiques de Boko Haram sont conscients que les attentats commis contre l’infrastructure énergétique, des navires et des biens en mer ont permis d’exercer des pressions sur le gouvernement. Les autorités locales affirment que la portée de Boko Haram commence à s’étendre vers le sud du pays. De présumés exécutants du groupe auraient été arrêtés à Lagos en mars et en juillet 2013. Les suspects dans la répression de mars auraient eu une liste de cibles possibles incluant un parc de stockage, où des produits comme de l’essence sont stockés après avoir été déchargés par des navires transporteurs de produits raffinés.

Toutefois, Boko Haram se heurtera lui aussi à des contraintes s’il cherche à commettre un attentat en mer. En général, il est beaucoup plus difficile d’organiser une attaque en mer que sur terre, ce qui augmente le risque que les autorités découvrent l’opération à l ’étape de la planification. De plus, la région côtière du sud du Nigéria est un milieu hostile au groupe, constitué en très grande majorité de gens du nord. Même si Lagos est diversifiée sur les plans ethnique et religieux, les résidents sont conscients de la présence de tout « étranger ». Les communautés très unies de la région riche en pétrole du delta du Niger seraient un milieu encore plus difficile pour Boko Haram. Même si le groupe parvenait à établir une présence à Lagos, les cibles civiles ou stratégiques terrestres seraient plus faciles à atteindre et susceptibles d’être plus exposées.

Comme les recrues de Boko Haram ne sont pas réputées pour leurs compétences maritimes, l’accès à de l’équipement et à de la main-d’œuvre qualifiée représenterait un défi de plus. Cet équipement et ces compétences foisonnent chez les groupes de pirates locaux et les militants du delta du Niger, mais les chances que des militants islamistes puissent « louer les services » d’exécutants semblent minces. Malgré un alarmisme occasionnel, il existe peu d’indices de quelconques interactions sociales entre les membres de ces groupes. En outre, Boko Haram et les militants du delta du Niger ne sont vraiment pas du même bord du fossé politique de plus en plus infranchissable entre le nord et le sud au Nigéria.

Malgré ces contraintes, les stratégies de ciblage, les capacités et les réseaux de soutien des groupes islamistes de la région évoluent. Les mesures de sécurité maritime incomplètes de la région ne risquent guère d’avoir un effet dissuasif sur des agresseurs déterminés à plus long terme. Les navires transporteurs de produits raffinés, surtout ceux qui mouillent au large des côtes de Lagos ou de centres urbains adjacents, pourraient être plus exposés à court terme. Même des attentats ratés pourraient avoir une incidence sur les structures commerciales, parce que la marine marchande réagirait à une nouvelle menace.

La détermination à prendre pour cible les flux de pétrole brut, y compris les pétroliers de brut ou les plateformes en mer, et les échanges commerciaux de GNL pourrait être plus forte si les groupes de la région réussissaient à améliorer leurs capacités et par conséquent visaient plus haut. Compte tenu de la médiocrité de la sécurité portuaire dans la région, les capacités des militants sont le principal facteur empêchant la perpétration d’un attentat contre une installation portuaire ou un petit terminal d’exportation mal sécurisé.

Les militants islamistes pourraient aussi perturber indirectement le commerce maritime. L’avenir du programme d’amnistie du delta du Niger après les élections générales de 2015 n’est pas clair, et les militants de cette région ont menacé de réagir violemment si le gouvernement de Jonathan est pris pour cible. Un attentat perpétré par des militants islamistes contre la présidence ou un attentat meurtrier dans le sud pourrait amener les militants du delta du Niger à reprendre les armes sur une grande échelle, ce qui perturberait le commerce maritime.

Menaces et risques auxquels les industries extractives canadiennes font face dans les juridictions étrangères à risque élevé

Un nombre croissant de sociétés pétrolières, gazières et minières ayant leur siège social au Canada investissent dans des projets commerciaux à l’extérieur du pays. Leurs raisons sont multiples, mais elles le font entre autres parce que les matières brutes qu’elles veulent extraire se trouvent à divers endroits sur la planète et que l’économie se mondialise. Comme les déplacements et les communications ne sont plus des obstacles au commerce international, les sociétés canadiennes peuvent maintenant rester en contact quotidien, en temps réel, avec leurs exploitations partout dans le monde.

À de nombreux endroits sur terre durement frappés par la pauvreté et le chômage, toutes les strates de la société ont néanmoins des niveaux de connectivité élevés grâce aux téléphones mobiles et à d’autres modes de communications. La technologie et les autres connaissances et processus techniques devraient continuer de favoriser la croissance des entreprises canadiennes sur des territoires toujours plus vastes à l ’échelle mondiale.

Il est possible que les problèmes commerciaux auxquels ces entreprises se heurtent soient semblables à ceux qu’elles connaissent au Canada, mais ils surviennent dans un environnement commercial, social, économique et culturel qui est différent, en tout ou en partie, de celui du Canada. Il est souvent difficile de comprendre la dynamique et le contexte de l’environnement dans lequel une filiale ou une entité étrangère exerce ses activités lorsqu’on l’observe et qu’on l’évalue en fonction des pratiques commerciales et des expériences canadiennes.

Les connaissances techniques, comme le génie et la comptabilité, ont une dimension universelle. Ainsi, la solution d’ingénierie pour le forage d’un puits extracôtier peut poser différentes difficultés selon l’emplacement géographique, mais les connaissances techniques ne sont pas nécessairement influencées par la conjoncture ou les conditions politiques ou socio-économiques. De même, les méthodes comptables de base et les compétences connexes sont fondamentalement universelles  : le personnel comptable formé et expérimenté au Canada peut comprendre l’exécution des opérations et la tenue des livres comptables ailleurs dans le monde. Lorsque les méthodes et les connaissances techniques sont semblables, les risques sont semblables à ceux auxquels on fait face au Canada.

Par contre, d’autres risques commerciaux, comme la fraude, le vol et la sécurité physique des employés et des biens, sont souvent très influencés par le contexte commercial et sociétal. Les menaces de violence physique ou de perturbation des opérations augmentent énormément la vulnérabilité à la fraude, à la corruption et à d’autres comportements illégaux ou à risque élevé. Les expériences canadiennes ne permettent pas toujours de comprendre la nature des risques et, plus important encore, d’élaborer des stratégies pour atténuer ces risques et protéger les employés et les biens.

Depuis quelques années, des pressions de plus en plus fortes sont exercées sur le gouvernement canadien pour qu’il examine soigneusement et réglemente les activités des entreprises canadiennes à l ’étranger. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et les Nations unies, entre autres organismes internationaux, somment de plus en plus le Canada et les autres pays de veiller à ce que les sociétés et les personnes exercent leurs activités à l’étranger dans les limites de la légalité et de l’éthique. La Loi sur la corruption d’agents publics étrangers (LCAPE) est une loi canadienne qui a été adoptée en 1999 et qui est appliquée depuis le milieu des années 2000. Cette loi est semblable à la Foreign Corruption Practices Act (FCPA) des États-Unis et à la Bribery Act (BA) du Royaume-Uni. La LCAPE interdit d’offrir, de promettre ou de verser un pot-de-vin à un agent public étranger. Comme nous le verrons en détail ci-après, des modifications ont été apportées récemment à la Loi afin d’exiger également que les entreprises tiennent des livres comptables exacts. Les infractions à la LCAPE peuvent donner lieu à des accusations au criminel, la Gendarmerie royale du Canada ayant compétence exclusive à cet égard. Il n’existe à l’heure actuelle aucun organisme de réglementation ni aucun autre organisme fédéral qui s’occupe de ces questions.

Pour déceler et atténuer le risque de fraude, de vol, de corruption ou d’autres actes illégaux, il est nécessaire de comprendre les risques connexes. En général, le Canada n’intervient pas lorsque des actes de corruption ou de fraude sont posés dans le but d’éviter une menace réaliste de violence physique pour un employé ou sa famille, ce qui est remarquablement différent d’un acte criminel commis par appât du gain. Ces facteurs de motivation divergents ont aussi une incidence sur les procédures et les mécanismes de contrôle appliqués pour gérer et suivre de près les processus pertinents. Par exemple, la nécessité d’obtenir la signature de personnes différentes pour l’autorisation et le paiement de frais professionnels est un mécanisme de contrôle efficace au Canada, mais pourrait ne pas suffire dans un environnement où il existe une menace de violence physique.

Les pays qui vivent sous des régimes oppressifs ou qui sont excessivement influencés par des groupes extrémistes sont des milieux que les cadres supérieurs canadiens connaissent généralement très peu, voire pas du tout. La nécessité d’assurer la sécurité physique des employés et des biens devient une priorité élevée qui exige une expérience et des connaissances spécialisées pour évaluer et mettre sur pied les processus, la formation et les mécanismes de contrôle adéquats. La menace d’enlèvement d’un membre de la haute direction n’est pas un problème auquel les entreprises canadiennes font face au Canada. Il leur est donc souvent difficile de comprendre la nécessité de se doter des processus et des mesures nécessaires pour atténuer ce risque et protéger leurs employés et leurs biens ailleurs dans le monde.

Dans les pays où les risques sont de cette nature, les contrôles financiers, la sécurité physique et la sécurité des biens sont des éléments clés et ont tous la même importance dans un programme de conformité efficace et durable. Les organisations ont souvent besoin d’une aide de l’extérieur pour évaluer les risques, déceler les lacunes et élaborer des mécanismes de contrôle efficaces, un programme de formation et des protocoles en matière de diligence raisonnable. Elles peuvent se tourner vers une équipe diversifiée et expérimentée composée d’anciens agents d’application de la loi et de renseignement, de représentants d’organismes de réglementation, de juricomptables et de conseillers juridiques afin de veiller à ce que leurs procédures et les mécanismes de contrôle tiennent compte du milieu dans lequel elles exercent leurs activités. Une telle équipe devrait comprendre des gens d ’expérience du Canada et du pays dans lequel la société canadienne exerce ses activités afin que les risques, les exigences juridiques et l’application pratique des programmes de l’entreprise soient bien compris au Canada et dans les pays visés.

En général, la décision de mettre sur pied et de maintenir un programme efficace était laissée à la discrétion de l’entreprise jusqu’à ce que l’accent soit mis relativement récemment sur la LCAPE. La corruption est une forme de fraude, et les considérations et mécanismes de contrôle nécessaires pour se conformer à la LCAPE s’appliquent aussi à d’autres politiques, procédures et processus liés à la sécurité, à la réglementation et à la criminalité.

Comme nous l’avons déjà mentionné, la LCAPE interdit d’offrir, de promettre ou de verser de l’argent (ou tout objet de valeur) à un agent public étranger dans le but d’obtenir ou de conserver un avantage indu dans le cours de ses affaires. La Loi s’applique aux sociétés et ressortissants canadiens et étrangers et comprend les employés, les entrepreneurs, les agents et les sous-contractants d’une entreprise ainsi que toute autre partie représentant ou considérée comme représentant ladite entreprise.

Depuis qu’elle a été modifiée récemment, notamment dans le but d’éliminer l’exception visant les paiements de facilitation et d’ajouter une infraction relative aux livres comptables, la Loi canadienne est plus exigeante que la FCPA américaine et sur un pied d’égalité avec la BA britannique. Voici un résumé de ces modifications.

Infraction relative aux documents comptables

  • Une infraction distincte interdit désormais la dissimulation des pots-de-vin dans les livres comptables des sociétés.

Compétence du Canada

  • Le gouvernement du Canada peut exercer sa compétence sur tout citoyen canadien ou toute société canadienne, quel que soit l’endroit où la corruption présumée a eu lieu.

Élimination des « paiements de facilitation »

  • L’exception actuellement accordée pour les paiements de facilitation, qui sont des paiements effectués afin de hâter ou de garantir l’exécution d’actes de nature courante, sera éliminée à terme.

Définition plus large du terme « affaires »

  • La suppression de l’expression « en vue d’un profit » dans la définition du terme « affaires » fait en sorte que la Loi s’applique à toutes les entreprises, qu’elles soient ou non à but lucratif.

Peines plus sévères

  • La peine maximale a été haussée à 14 ans d’emprisonnement pour les personnes reconnues coupables d’une infraction prévue par la LCAPE.

Désignation de la GRC comme seule autorité compétente

  • Seule la GRC est autorisée à faire une dénonciation à l’égard d’une infraction prévue par la LCAPE.

Les organisations doivent démontrer qu’elles ont recensé les principaux secteurs de risque et qu’elles en tiennent compte dans leurs processus et leurs procédures. Les sociétés et les personnes seront tenues d’agir non seulement en fonction de ce qu’elles savaient, mais aussi de ce qu’elles auraient dû savoir. Ce n’est plus suffisant de dire que « c’est la façon de faire ici ».

Dans la Loi, le terme « agent public étranger » s’entend des représentants habituels des gouvernements étrangers (p. ex. les ministres), mais aussi des personnes suivantes :

  • les agents ou employés d’un gouvernement étranger;
  • les agents ou employés d’une organisation internationale publique (FMI, Banque mondiale, etc.);
  • les militaires ou les membres de la famille royale;
  • toute personne dans l’exercice de ses fonctions;
  • les agents ou employés d’une entreprise commerciale appartenant à l’État ou contrôlée par l’État.

Il est pratique courante dans l’industrie extractive d’exiger que les entreprises étrangères s’associent à une société d ’État. Étant donné cette exigence, et le nombre des agents des ministères et organismes d’État avec lesquels les entreprises doivent avoir des relations pour se faire délivrer des permis, passer des inspections, obtenir d’autres approbations et mener des activités, il est possible que tous les ressortissants étrangers ou presque aient des relations directes ou indirectes avec des agents publics. Les personnes à inclure dans cette définition seront fonction des réalités dans le pays étranger.

Les avantages qui peuvent être octroyés à un agent public étranger sont tout aussi difficiles à définir et ne se limitent pas à des « sacs d’argent ». La Loi renvoie à « tout objet de valeur », ce qui peut inclure, entre autres, les articles suivants :

  • de somptueux voyages, divertissements ou hébergements;
  • des voyages secondaires (p. ex. au cours de la visite d’une installation canadienne);
  • des prêts à des agents publics ou aux membres de leur famille;
  • des emplois, des promesses d’emploi ou des stages en entreprise pour des agents publics ou des membres de leur famille;
  • l’effacement de dettes;
  • des participations dans les capitaux propres;
  • des contributions politiques ou des dons de charité irréguliers;
  • des services ou des dons en nature.

Les cadeaux et les divertissements demeurent une forme d’abus éventuel, même s’ils ne sont pas interdits par les lois anticorruption. La transparence et une planification préalable sont essentielles pour atténuer les risques en matière de conformité associés à la remise de cadeaux, aux voyages, aux hébergements et aux divertissements, qui doivent être raisonnables et non extravagants pour le pays étranger dans lequel ils sont offerts. Les entreprises doivent être attentives aux multiples cadeaux offerts au cours d’une période donnée et à la valeur des cadeaux, voyages, hébergements et divertissements du point de vue de la personne qui les reçoit.

Les tiers comprennent les agents, entrepreneurs, experts-conseil, conseillers et toute autre partie représentant ou considérée comme représentant un intérêt canadien actif à l’étranger. Il a été établi que les tiers sont le secteur où le risque de non-conformité à la LCAPE est le plus élevé. Pour gérer et surveiller efficacement les tiers et leurs activités, il est essentiel de prendre les mesures suivantes :

  • comprendre les activités des tiers et les services précis qu’ils assurent;
  • tenir des dossiers détaillés sur la fidélisation des tiers;
  • s’assurer que les paiements sont faits à des tiers approuvés;
  • comprendre la documentation nécessaire à propos du paiement;
  • comprendre le détail et les services à la lecture de la facture.

Il est essentiel de faire preuve de diligence raisonnable à l’égard des tiers pour atténuer les risques que représentent les tiers agissant comme intermédiaires. À cette fin, un dossier doit être créé et tenu à jour.

Pour qu’un programme de conformité soit utile et durable, il doit absolument être bien documenté et être assorti de procédures et de processus efficaces nécessaires à l’exercice de la diligence raisonnable. Les entreprises doivent appliquer les procédures et processus au moment d’établir une relation avec un tiers certes, mais aussi dans leurs rapports réguliers et constants avec les tiers agissant comme intermédiaires. Elles doivent se montrer vigilantes tant avant qu’après une fusion. De nombreuses sociétés de l’industrie extractive prennent de l’expansion en faisant des acquisitions et doivent être conscientes qu’en plus d’acquérir les biens de l’entité acquise, elles héritent de l’historique et des agissements de celle-ci (un concept appelé « responsabilité du successeur »).

Les entreprises doivent mettre sur pied et appliquer un programme de conformité solide et exhaustif pour respecter la LCAPE, s’attaquer aux problèmes de conformité et aux comportements et incidents à risque élevé, gérer la sécurité physique de leur personnel et de leurs biens et clairement comprendre l’environnement social et politique dans une juridiction étrangère.

Comme nous l’avons déjà mentionné, les sociétés et les personnes canadiennes qui mènent des activités à l’étranger doivent s’attendre à être assujetties à la LCAPE. Ce qui était autrefois une question de choix fait maintenant l’objet d’une loi canadienne qui fixe les attentes et les normes en ce qui a trait aux comportements et aux agissements des entités canadiennes au-delà des frontières du Canada.

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