Visions russes du monde - Rapports de force intérieurs et comportement à l'étranger

Publié : jeudi 15 juin 2017

Points saillants de l'atelier

Publication no 2017-06-02 de la série Regards sur le monde : avis d’experts

Le présent rapport est fondé sur les opinions exprimées par les participants et les exposants, de même que sur de courts articles offerts par les exposants à l’occasion d’un atelier organisé par le Service canadien du renseignement de sécurité dans le cadre de son programme de liaison-recherche. Le présent rapport est diffusé pour nourrir les discussions. Il ne s’agit pas d’un document analytique et il ne représente la position officielle d’aucun des organismes participants. L’atelier s’est déroulé conformément à la règle de Chatham House; les intervenants ne sont donc pas cités et les noms des conférenciers et des participants ne sont pas révélés.

www.scrs-csis.gc.ca

Publié en juin 2017
Imprimé au Canada

© Sa Majesté la Reine du chef du Canada

Table des matières

L’atelier et ses objectifs

Le 20 mars 2017, le programme de liaison‑recherche - du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a organisé un atelier visant à examiner la politique étrangère de la Russie, les facteurs intérieurs qui la sous‑tendent et les conséquences pour la sécurité.

Tenu selon la règle de Chatham House, l’atelier était axé sur les travaux de quatre chercheurs d’Europe et d’Amérique du Nord. Ceux‑ci ont examiné des visions russes du monde, la dynamique changeante au sein du régime de Vladimir Poutine ainsi que les outils non militaires à sa disposition pour promouvoir ses objectifs sur la scène internationale. Ils ont terminé l’atelier en s’interrogeant sur l’orientation que pourrait prendre la politique étrangère de la Russie au cours des deux prochaines années en ce qui concerne l’Occident, le Moyen‑Orient ou l’Asie. Les exposés présentés à l’atelier composent l’essentiel du présent rapport. Les opinions qui y sont exprimées appartiennent à ces experts indépendants et ne sont pas celles du SCRS.

Lancé en 2008, le programme de liaison-recherche du SCRS a pour objectif de favoriser un dialogue entre des professionnels du renseignement et d’éminents experts aux origines culturelles variées qui œuvrent dans différentes disciplines au sein d’universités, de groupes de réflexion, d’entreprises privées ou d’autres établissements de recherche, au Canada et à l’étranger. Il se peut que certains spécialistes invités défendent des idées ou tirent des conclusions qui ne concordent pas avec les points de vue et les analyses du SCRS, mais c’est précisément ce qui rend utile la tenue d’un tel dialogue.

Sommaire

Le maintien du régime de sanctions imposé à la Russie après l’annexion de la Crimée a exacerbé les tensions au sein du pays et de l’élite dirigeante. Paradoxalement, la contraction de l’économie a fait augmenter la popularité d’une politique étrangère audacieuse.

L’économie

Malgré la crise économique qui frappe la Russie, le président Vladimir Poutine a réussi à conserver son image de dirigeant indispensable.

  • L’économie a subi le contrecoup de la baisse des revenus pétroliers, de l’échec des réformes économiques et de l’imposition de sanctions par l’Occident. Le niveau de vie de même que les revenus de l’État ont baissé, et les conflits internes entre les élites sur la répartition des ressources se sont intensifiés.
  • Les Russes sont mécontents de l’inertie du gouvernement ainsi que de la généralisation de la corruption et de la répartition illégitime des richesses. Toutefois, la plupart d’entre eux perçoivent encore M. Poutine comme quelqu’un qui travaille fort pour régler les problèmes de la Russie.
  • M. Poutine cultive son image de dirigeant résolu qui a sauvé le pays du chaos dans lequel il avait sombré pendant les années Eltsine, qui protège la stabilité interne et qui fait figure d’homme fort dans ses relations avec l’étranger.
  • M. Poutine a mis fin au pouvoir indépendant des oligarques. Ils lui doivent maintenant leur fortune et leur position.
  • M. Poutine insiste sur le fait que l’État, et non l’individu, est au centre de l’identité nationale de la Russie. La part de l’économie contrôlée par l’État a doublé sous son règne et les bénéficiaires sont les piliers de son régime.

Contrôle du message

Le contrôle étatique des médias façonne les perceptions des Russes au pays et dans les pays voisins. De nombreux moyens de propagande sont utilisés pour manipuler les alliés et les adversaires à l’étranger.

  • M. Poutine croit qu’il doit réprimer la dissidence ouverte, étant donné les risques qu’elle ne dégénère rapidement et de façon imprévisible en mouvement susceptible de menacer le régime.
  • Les Russes regardent la télévision pendant quatre heures par jour en moyenne. M. Poutine et les médias mettent l’accent sur l’État, la stabilité et la grandeur de la Russie. L’État est présenté comme moteur de la hausse du niveau de vie du peuple russe. Le pays est dépeint comme une forteresse et un champion de la civilisation qui, malgré tout, est entouré d’ennemis.
  • Les Russes soutiennent majoritairement la politique étrangère de M. Poutine et acceptent sa version des événements qui surviennent à l’étranger. La population du pays souhaite dans une proportion de 55 p. 100 qu’il redonne à la Russie son statut de grande puissance. Seulement 8 p. 100 de la population désire un rapprochement avec l’Occident.
  • Dans le prolongement de la tradition de longue date des services secrets russes, le gouvernement a recours à des « mesures actives » pour exercer une influence sur les dirigeants et les populations d’autres pays. Elle a eu tendance ces dernières années à recourir davantage à de telles mesures, surtout contre les pays occidentaux. Par exemple, elle a procédé à des cyberintrusions agressives et a propagé de fausses nouvelles destinées à déformer les faits et à faire fléchir la volonté des populations ciblées. Les mesures actives sont encore plus efficaces de nos jours à cause de l’omniprésence d’internet.
  • M. Poutine croit que la Russie doit contrer la puissance douce de l’Occident qui, à son avis, a porté un dur coup à l’Union soviétique et est maintenant dirigée contre le régime russe.
  • Les Russes ne sont pas tous entièrement obnubilés par les messages de l’État. Un nombre croissant de jeunes professionnels en milieu urbain se concentrent sur leur carrière, n’acceptent pas les discours du gouvernement et débattent activement les questions d’équité, de justice et de valeurs fondamentales. Leur influence devrait s’accroître avec le vieillissement de la population russe et la place de plus en plus importante qu’ils occuperont donc au sein de celle‑ci.

Les purges se poursuivent

Le régime a procédé à une série de purges qui ont donné lieu au licenciement de nombreux hauts fonctionnaires.

  • Les purges ont commencé en août 2015 avec le renvoi du responsable du réseau ferroviaire russe.
  • Ces purges s’expliquent de différentes façons. Elles servent à déloger les membres de l’entourage de M. Poutine qui ont travaillé avec lui avant que soit forgé le mythe de son omnipotence; elles visent à éliminer l’inefficacité généralisée de la bureaucratie; elles sont le résultat de la concurrence entre groupes puissants en vue d’obtenir une part des ressources financières en baisse de l’État; elles mettent au jour la corruption débridée des hauts fonctionnaires, souvent au moyen d’enquêtes et de descentes menées par le FSB, le service de sécurité intérieur; elles permettent au président de consolider son emprise sur le pouvoir.
  • Les services de sécurité, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Défense ont été assez forts pour résister aux purges. Le secteur pétrolier et gazier et certains postes financiers ont eux aussi été largement épargnés. Par contre, certains conseillers économiques et membres de l’administration présidentielle ont été touchés de plus près. Bilan : réduction du nombre de personnes dans l’entourage du président pouvant soulever des points de vue et des arguments différents des siens.

Discours en matière de politique étrangère

La crise économique, la nécessité de conserver l’appui populaire et le déplacement du pouvoir au sein du régime sont autant de facteurs qui obligent M. Poutine à adopter une politique étrangère musclée s’il veut maintenir sa légitimité et sa popularité.

  • La Russie a délibérément recours à l’imprévisibilité et à la surprise stratégique, ce qui donne lieu à une politique étrangère plus audacieuse et plus risquée.
  • Même s’il est difficile de prévoir ce que M. Poutine entend faire, ses intentions générales sont claires. Il souhaite affirmer le rôle central de la Russie dans la diplomatie internationale, exercer à nouveau une influence sur les républiques de l’ex‑Union soviétique, affaiblir les États‑Unis, l’OTAN et l’Union européenne et forger des alliances stratégiques avec d’éventuels partenaires internationaux.
  • La Russie espérait pouvoir amener des pays influents à s’opposer au maintien du régime de sanctions. M. Poutine et ses principaux conseillers croyaient que le président américain Donald Trump appuierait cet objectif, mais force est de constater que le nouveau président est imprévisible, à la grande déception des Russes.

Perspectives

Les tendances décrites dans le présent rapport sont reliées entre elles. Un Kremlin de plus en plus isolé doit prendre des mesures draconiennes sur la scène internationale pour conserver le soutien de la population dans le contexte d’une économie chancelante, ce qui l’oblige à compter de plus en plus sur une politique étrangère risquée. Dans sa propagande, la Russie continuera de diffuser un message visant à créer un consensus au sein du pays et à semer la discorde à l’étranger. M. Poutine devrait être réélu à la présidence en 2018. L’opposition qui, pour le moment, est relativement limitée mais cherche à se faire entendre prendra de l’importance au fur et à mesure du vieillissement de la population.

L’incidence de l’ingérence de la Russie dans le processus électoral américain a nui aux chances d’un rapprochement à court terme. Dans un système international en proie à l’incertitude et à des crises potentielles, l’attitude agressive, mais imprévisible des dirigeants de deux grandes puissances en matière de politique étrangère et de relations bilatérales fait augmenter les risques de mauvais calculs et d’escalade vers une crise.

Comment les Russes voient-ils le monde et quel est le rôle de l’État en Russie?

La politique du président Poutine met l’accent sur la primauté de l’État dans la vie des Russes. Son idéologie est à l’origine du rôle dominant de l’État dans l’économie, de la répression de la dissidence, de l’approche unifiée avec l’Église orthodoxe russe ainsi que de la conversion de la plupart des organes médiatiques en propagandistes faisant la promotion du discours officiel. Toutefois, de nombreux Russes estiment qu’ils remplissent leurs obligations envers l’État plus que l’État ne s’acquitte de ses responsabilités envers eux. Un petit nombre sans cesse croissant de jeunes Russes en milieu urbain font fi des messages de l’État et obtiennent leurs nouvelles d’autres sources.

Le présent article traite de la manière dont les Russes voient le monde et de l’attitude des différents groupes sociaux en Russie quant au rôle que l’État joue pour défendre leurs intérêts. Bien que divers instituts de sondages russes, plus particulièrement le centre Levada, aient interrogé la population sur son attitude envers l’État, il n’y a pas, pour autant que l’auteur le sache, de résultats de sondage sur l’état d’esprit des différents groupes sociaux ou professionnels à l’égard de l’État. Par conséquent, l’auteur fonde la majorité de son analyse sur des données non scientifiques, sur le travail et les entrevues qu’il a réalisés sur le terrain et, surtout, sur sa compréhension du rôle que joue la propagande diffusée par les médias d’État dans le modelage de la vision que le public russe a du monde.

Le rôle de l’État

Les deux sujets — l’attitude envers l’État et la vision que le public russe a du monde — sont inextricablement liés. La construction idéologique la plus durable ancrée par le dirigeant soviétique Joseph Staline et ravivée avec succès par le président Vladimir Poutine présente la Russie comme une forteresse assiégée, entourée d’ennemis, dont l’État est la principale citadelle. Parmi les changements que Mikhaïl Gorbatchev a opérés en Russie, l’un des plus révolutionnaires a été de déclarer que les valeurs humaines devraient être supérieures aux intérêts de l’État. Inversement, l’un des plus grands revirements de l’époque de M. Poutine a été de placer les intérêts éphémères de l’État au-dessus de ceux de l’individu.

Contrairement à Boris Eltsine, l’ancien dirigeant russe qui considérait, pour le meilleur ou pour le pire, la Russie comme une nation, M. Poutine la voit d’abord et avant tout comme un État. À la veille du nouveau millénaire, il a publié un manifeste intitulé, La Russie à l’aube du nouveau millénaire, dans lequel l’État est salué comme le principal moteur du succès de la Russie et comme une force de consolidation. Selon le manifeste, la Russie n’a pas besoin d’une idéologie d’État. Son idéologie, son idée nationale, c’est l’État. Le droit individuel à la liberté est bien beau, mais il ne procure pas la force et la sécurité que l’État offre. La Russie, déclare M. Poutine, ne sera jamais une réplique de la Grande‑Bretagne ou des États-Unis où les valeurs libérales sont issues de traditions historiques profondes. La Russie a ses propres valeurs fondamentales traditionnelles : le patriotisme, le collectivisme, la derzhavnost — la tradition d’être une grande puissance géopolitique qui attire l’attention des autres pays — et la gosudarstvennichestvo, c’est‑à‑dire la primauté de l’État.

Le mot derzhava vient du verbe derzhat qui signifie « maintenir ensemble ». L’État est considéré comme la seule chose qui puisse maintenir la cohésion du peuple russe. Ainsi, le chef du Kremlin a déclaré :

« Un État fort n’est pas pour les Russes une anomalie qu’il faut combattre. Au contraire, c’est la source et la garantie de l’ordre, le déclencheur et le principal moteur du changement. La société désire que l’État retrouve son rôle de guide et de régulateur. En Russie, le mode de vie collectif a toujours supplanté l’individualisme. De plus, il est indéniable que le paternalisme est profondément ancré dans la société russe. Pour la majorité des Russes, l’amélioration de leur vie ne tient pas tant à leurs propres efforts, à leur initiative, ou à leur esprit d’entreprise qu’à l’aide et au soutien de l’État... Nous ne pouvons pas les ignorer. »

Pratiquement tous les Russes voulaient un État fort, ou tout au moins fonctionnel, quand M. Poutine a accédé au pouvoir. En fait, c’est en grande partie pour cette raison qu’il a pu devenir président de la Russie. Après l’écroulement des institutions étatiques en 1991, la dégringolade de l’économie, l’effondrement du système d’aide sociale, le désillusionnement à l’égard des libéraux pro-occidentaux, l’accumulation de pouvoir par les oligarques qui avaient tiré parti de la faiblesse de l’État, et la crise financière de 1998, cela était compréhensible. C’est principalement pour cela que Boris Eltsine n’avait pas grand choix, si ce n’était de choisir son successeur dans les rangs du FSB — l’ancien KGB (FSB signifie comité de la sécurité d’État).

La réhabilitation de l’État avait été réclamée avec tout autant de force par les partisans du libéralisme économique, qui la considéraient à la fois comme une défense nécessaire contre le règne des oligarques et une garantie de leurs libertés, et par les communistes, qui y voyaient le retour des avantages de l’ère soviétique et le rétablissement de la situation géopolitique du pays dans le monde. L’un des premiers gestes symboliques de M. Poutine fut de rétablir l’hymne national soviétique qui avait été composé sur les ordres de Staline, lequel est redevenu dans la conscience populaire de la Russie un grand homme d’État. La défaite de l’Allemagne nazie est présentée (et acceptée par la population) comme le triomphe de l’État soviétique, plutôt qu’une victoire de l’humanité sur le fascisme.

Olga Vasilyeva, qui a récemment été nommée ministre de l’Éducation et qui entretient des relations étroites avec l’Église orthodoxe, a loué Staline pour avoir restauré le patriotisme étatique dans l’histoire de la Russie. « L’intérêt suprême de tout citoyen est l’intérêt de la nation », a-t-elle déclaré. Les historiens modernes russes ont créé de nouveaux livres scolaires qui décrivent le pacte secret conclu par Molotov et Ribbentrop, qui visait à partager l’Europe entre Staline et Hitler, comme un acte de légitime défense de la part de Staline.

Il ne faut pas en déduire que M. Poutine voulait rétablir l’empire soviétique ou reconstruire le système d’aide sociale ou l’idéologie égalitaire. Bien au contraire. Dans les trois premières années de sa présidence, il a entrepris des réformes pour libéraliser l’économie, notamment en introduisant un taux d’imposition fixe. Parallèlement, il a pris le contrôle des médias, puis des secteurs pétrolier et gazier. Pour cela, il a utilisé des slogans clamant la reconstruction de l’État. Comme la plus grande compagnie pétrolière, Yukos, appartenait à Mikhaïl Khodorkovsky, le magnat le plus riche du pays, et la principale chaîne de télévision privée, NTV, appartenait à Vladimir Gusinsky, un autre oligarque, il y eut peu de protestations.

Il y avait deux dimensions à l’idée de l’État. La plus importante était la place de la Russie dans le monde. Selon un sondage d’opinion réalisé en janvier 2000, 55 p. 100 des Russes s’attendaient à ce que M. Poutine refasse de la Russie un derzhava grand et respecté, et seulement huit pour cent des personnes interrogées attendaient de lui un rapprochement avec l’Ouest. Les gens voulaient que la Russie soit « respectée » par le reste du monde, ce qui dans leur esprit signifiait que les autres pays devaient la craindre. « Être craint, c’est être respecté », comme le dit l’adage. À cet égard, Vladimir Poutine a bien tenu sa promesse de « rendre sa grandeur à la Russie ».

L’autre dimension était économique. Aidé par la hausse du prix du pétrole et la reprise économique qui était en grande partie attribuable aux réformes du marché effectuées dans les années 1990, M. Poutine a pu remplir les obligations les plus élémentaires : payer les salaires et les pensions qui ne l’avaient pas été depuis des mois, voire des années. Cela lui a donné un énorme coup de pouce. En même temps, il s’est servi des recettes du pétrole et du gaz durant les années 2000 pour accroître la part de l’État dans l’économie et pour maintenir à flot un grand nombre d’entreprises non rentables datant de l’ère soviétique. Il n’a pas simplement raté le démantèlement de la structure soviétique; il a utilisé les rentrées d’argent imprévues venant du pétrole et du gaz russes pour la renforcer afin de préserver la stabilité sociale et de ne pas perdre la confiance de ses électeurs.

La bureaucratie étatique vivait principalement de sa participation à la chaîne de distribution des rentes sur le pétrole et le gaz. Le président a pu ainsi affecter des fonds aux régions et aux usines fragiles, mais cela a eu pour effet d’accroître la dépendance du pays au pétrole et au gaz et d’intensifier le paternalisme. En outre, Vladimir Poutine s’est évertué à présenter l’État comme le seul bienfaiteur, s’attribuant le mérite de l’augmentation des revenus découlant du prix élevé du pétrole. Comme il l’a souligné lors du congrès de la « Russie unie », seuls l’État et le parti au pouvoir peuvent régler les problèmes de la population. « Personne d’autre n’est responsable des affaires dans un village, une ville ou une région ou même le pays en entier. Une telle force n’existe pas. »

Entre 2005 et 2015, la part de l’État dans l’économie a doublé, passant de 35 à 70 p. 100 et faisant de la Russie un État corporatiste. En même temps, la taille de la bureaucratie gouvernementale a été multipliée par deux elle aussi. Dans les années 2000, le nombre de fonctionnaires a presque doublé. Un quart de la population active du pays travaille dans le secteur public. Le nombre total de gens qui dépendent de l’État se situe entre 35 et 40 p. 100. Ce sont le plus souvent des partisans du président Poutine. Cette augmentation des effectifs a été surtout visible dans la police et les services de sécurité de l’État. (La Russie a le nombre le plus élevé de policiers par millier de personnes.) Cet énorme secteur public est l’un des principaux piliers du soutien au régime.

Cela ne veut pas dire pour autant que la grande majorité des gens sont satisfaits de l’État ou dépendent même de lui pour les services de base. Selon un sondage réalisé par le centre Levada, 47 p. 100 de la population pense remplir ses obligations envers l’État. Par contre, seulement 23 p. 100 de la population est d’avis que l’État remplit ses obligations à son égard. L’imposant soutien dont bénéficie le président Poutine (86 p. 100), lui qui défend l’intérêt de l’État, se combine à un profond mépris pour les gens au pouvoir qui sont considérés comme corrompus, amoraux et insensibles.

Une grande majorité de Russes ne fait pas confiance à la plupart des institutions de l’État, y compris aux tribunaux et à la police. Ils considèrent que le gouvernement est corrompu et qu’il défend les intérêts de quelques acolytes. Les gens sont très mécontents de la situation des soins de santé ou du coût des services publics. Quelque 55 p. 100 des Russes ne comptent que sur eux-mêmes et évitent tout contact avec l’État, qu’ils considèrent comme une menace. La politique étrangère est le seul domaine où les Russes voient le rôle de l’État de manière positive — un domaine qu’ils ne peuvent pas vérifier eux-mêmes. Surtout, 75 p. 100 des Russes ont le sentiment de n’avoir aucune influence sur la situation dans leur pays.

Les dirigeants russes nourrissent activement ce sentiment dans la population. La plupart des gens se considèrent comme des observateurs du processus politique plutôt que des participants. Cela explique l’énorme pouvoir de la télévision dans le pays. Les gens ne regardent pas la télévision pour s’informer, mais pour recevoir le message du Kremlin et modifier en conséquence leur vision du monde.

Pour connaître le sentiment de la plupart des Russes à propos du reste du monde, il faut absolument regarder la télévision d’État. La majorité de la population se contente d’assimiler le message transmis par la télévision. Cette dernière présente aux Russes un monde hostile et une Russie à la fois victime et grande puissance, et leur inspire des sentiments et une expérience émotionnelle au moyen de programmes d’information, de débats, de feuilletons et d’émissions dramatiques. C’est par instinct de conservation que les Russes sombrent dans cette apathie politique. La propagande télévisée profite du syndrome d’impuissance apprise — un état psychologique où les gens qui sont régulièrement traumatisés abandonnent tout contrôle et commencent à croire que rien ne dépend d’eux. Avoir un ennemi formidable, comme les États-Unis, aide à atténuer les sentiments d’échec et de faiblesse.

Le soutien au régime Poutine dépend de la capacité de la télévision de faire oublier au public son quotidien et de lui faire accepter ce que lui présentent les informations. Lorsque les gens arrêtent d’écouter les nouvelles, qu’ils regardent autour d’eux et qu’ils voient l’état pitoyable de l’économie, de manière générale la cote de popularité de M. Poutine chute, elle aussi. L’annexion de la Crimée et la guerre en Ukraine ont eu pour effet de faire rebondir la popularité des nouvelles et du président. Les gens qui s’étaient éloignés de la politique ont été fascinés par les images dramatiques, la musique militaire et les séquences d’action bien mises en scène et résultant d’un montage judicieux.

La télévision russe ne couvre pas simplement les guerres qui sont motivées par la politique étrangère. Elle exploite les entreprises hasardeuses à l’étranger et s’en sert pour façonner des évènements qui flattent les passions nationales et renforcent le discours du gouvernement.

L’annexion de la Crimée, par exemple, s’est déroulée conformément à un scénario créé par la télévision, qui ressemblait un peu à cela : la révolution en Ukraine a amené au pouvoir des néonazis soutenus par les États-Unis. Les descendants de ceux qui avaient collaboré avec Hitler pendant la Deuxième Guerre mondiale vandalisent maintenant les monuments soviétiques commémorant la guerre et menacent de faire disparaître la langue et l’histoire russes en Crimée. La population russe en Crimée a demandé l’aide de Vladimir Poutine, qui s’est empressé de la lui donner.
Les soldats russes ont été présentés comme des libérateurs plutôt que des occupants. Des vidéos sur Internet montraient un soldat russe en Crimée tenant un petit enfant dans ses bras — référence à la statue géante du soldat soviétique libérateur érigée à Berlin en 1949.

Des histoires inventées, comme celle selon laquelle des « fascistes » avaient crucifié un garçon russe dans l’est de l’Ukraine, ont aidé à mobiliser la population et à attiser la guerre, qui, à son tour, a fourni des heures de drame télévisé. La télévision a permis aux gens de se dédouaner de leurs responsabilités, tout en se sentant nobles et héroïques, et elle leur a donné une raison d’être et un sentiment d’importance.

L’appareil médiatique créé par M. Poutine et ses amis, qui contrôlent directement et indirectement les principales chaînes de télévision, se nourrit des guerres et de la confrontation avec l’Ouest. Il combine aux informations des divertissements et des films pour créer des émotions. Les Russes sont les téléspectateurs les plus actifs au monde; ils regardent la télévision en moyenne quatre heures par jour (et même plus parmi les personnes âgées). La télévision est l’institution sociale la plus importante et la plus efficace du pays. C’est ce qui unit la Russie. La télévision crée le programme politique du pays et produit les émotions qui servent les intérêts du Kremlin à tout moment.

Dans les premières années qui ont suivi l’arrivée de M. Poutine au pouvoir, la télévision était un tranquillisant; elle projetait une illusion de stabilité, au moment où les feuilletons montrant une criminalité violente envahissaient les écrans russes et créaient l’illusion d’une anarchie totale. Alors que les informations étaient censées calmer les téléspectateurs, ces feuilletons faisaient monter les taux d’adrénaline et l’agressivité dans les veines du pays. Comme un fonctionnaire russe haut placé, ancien général du FSB, l’a expliqué, ce déluge de violence choquante n’était pas le résultat d’une forte demande des téléspectateurs, mais plutôt d’une politique sciemment orchestrée aux plus hauts échelons du pouvoir russe pour créer l’impression que seul l’État fort dépeint dans les nouvelles pouvait protéger une population vulnérable de la violence qu’elle voyait à l’écran. La question de savoir ce qui était bon ou mauvais pour l’auditoire n’était pas une question de goût. « Un chirurgien ne demande pas au patient qu’il opère ce qui est bon pour lui », a déclaré Konstantin Ernst, directeur de Channel One, la principale chaîne de télévision russe.

De nos jours, la télévision fonctionne comme un stéroïde, un agent dopant et psychoactif qui donne une fausse idée de la force de l’État. Parce qu’il incarne une nation en voie de renaissance, M. Poutine conserve sa popularité durant l’une des pires crises économiques de l’histoire moderne de la Russie. Le modèle de croissance économique alimenté par la redistribution des rentes pétrolières croissantes est agonisant. Incapable de raviver l’économie stagnante de la Russie, d’offrir une vision de l’avenir et d’augmenter les rentes, M. Poutine a reconfiguré son troisième mandat présidentiel en une présidence de temps de guerre, ses réussites étant présentées avec lustre par la télévision. Comme George Orwell a écrit dans sa critique de Mein Kampf en 1940,

Il [Hitler] a compris la fausseté de la conception hédoniste de la vie. La quasi-totalité de la pensée occidentale depuis la dernière guerre, la totalité en tout cas de la pensée « progressiste », a toujours implicitement supposé que l’être humain ne désirait rien d’autre que le bien-être, la sécurité et l’absence de souffrance. Le socialiste qui surprend ses enfants à jouer avec des petits soldats a généralement un haut-le-corps, mais il est incapable de trouver un substitut aux soldats de plomb. Des pacifistes en plomb ne seraient guère attrayants. La désolation intérieure qui est celle d’Hitler lui fait ressentir avec une force exceptionnelle cette vérité que l’être humain ne veut pas seulement le confort, la sécurité, la réduction des heures de travail, l’hygiène, le contrôle des naissances et, d’une manière générale, tout ce qui est conforme au bon sens. Il lui faut aussi, par moments en tout cas, la lutte et le sacrifice, sans parler des drapeaux, tambours et autres démonstrations de loyauté.

Comme la Russie l’a montré en Ukraine et en Syrie, elle peut obtenir mobilisation, lutte et tambours par la propagande et la réalité virtuelle. Toutefois, les victimes de sa propagande sont bien réelles.

Parallèlement, une nouvelle génération de jeunes Russes, vivant dans les villes et éduqués, mène sa vie en marge de l’État. Même si ce dernier réprime toute activité civile ou politique indépendante, il accorde tout de même une plus grande liberté individuelle qu’il ne le faisait à l’époque de l’URSS. Alors que les médias grand public sont occupés par la propagande de l’État, l’énergie des intellectuels modernes est axée sur l’éducation et l’éthique. Pour l’instant, au moins, ces gens ne constituent pas une menace politique ou économique grave pour le Kremlin. Mais ils représentent un nouveau défi, plus fondamental, pour le système, qui concerne les valeurs et les idées. Deux des débats publics les plus frappants lancés en Russie ces dernières années s’appelaient « Le retour de l’éthique » et « Mensonges publics ».

Ces gens partagent peu la vision que Vladimir Poutine a de l’État, et ils évoluent dans un contexte mondialisé dont la Russie n’est qu’une partie. Il est quasiment impossible de leur imposer l’idée de la suprématie de l’État. L’une des contradictions centrales dans la Russie d’aujourd’hui, c’est que ces jeunes, qui sont éduqués et qui peuvent être une source de croissance économique et de produits intellectuels, ne sont pas représentés politiquement. Le président Poutine doit son pouvoir à ceux qui ne peuvent pas survivre sans l’État. Mais les jeunes Russes éduqués ont deux grands avantages : le premier est leur intelligence, le deuxième est leur âge. Et malgré le pouvoir magique qu’il a su trouver dans la télévision, M. Poutine ne peut pas rajeunir ses vieux partisans.

Remaniement récent de l’équipe du président Poutine et restructuration du régime dictée par les crises

Plusieurs raisons expliquent les récentes purges effectuées parmi les hauts dirigeants russes, dont l’incompétence et la corruption, mais certains ont été victimes des luttes incessantes pour l’obtention d’une part des ressources limitées. Même si ces luttes se poursuivent, les forces de sécurité et les ministères des Affaires étrangères et de la Défense semblent avoir conservé leur prédominance, alors que l’influence de l’administration présidentielle a diminué. Il y a donc moins de personnes pouvant contester la vision de M. Poutine en matière de politique intérieure, économique et étrangère.

S’agit‑il vraiment d’une situation hors de l’ordinaire?

La succession périodique d’embauches et de licenciements inattendus et aux motifs obscurs dans les hautes sphères de l’État est une tradition ancrée dans la vie politique russe (même en faisant abstraction des purges de Staline). Il est vrai que l’ère Eltsine a été marquée par un « jeu de pions » (rokirovochka) et que Vladimir Poutine a congédié dans un premier temps Alexandre Volochine, chef de l’administration présidentielle, puis le cabinet tout entier de Mikhaïl Kasyanov à la fin de 2003 et au début de 2004. Toutefois, la nature et la portée de l’actuel remaniement de l’équipe gouvernementale vont bien au‑delà des méthodes habituelles employées à la cour de Byzance pour assurer la loyauté et la vigilance des courtisans et méritent donc un examen plus approfondi.

Le départ en novembre 2012 d’Anatoli Serdioukov, ministre de la Défense embourbé dans un scandale de corruption, a été exceptionnel il va sans dire, mais c’est le licenciement soudain de Vladimir Iakounine du poste de président de la Société nationale des chemins de fer russes en août 2015 qui a marqué le début de la purge, qui se poursuit d’ailleurs. Ce n’est pas son poste officiel qui était le plus important, mais bien le fait qu’il était un intime du président Poutine et s’était donné comme mission assez ambitieuse d’élaborer un discours « idéologique » pour le régime. Sa destitution a attiré l’attention des observateurs du Kremlin sur la série de départs de « vieux camarades » qui a suivi, dont la retraite d’Evgueni Mourov, directeur du Service fédéral de protection (FSO), en mai 2016, et le limogeage de Sergueï Ivanov, chef de l’administration présidentielle, en août 2016. Mais ce « renouvellement » massif des cadres est loin de se limiter au simple remplacement de plusieurs hauts dirigeants de longue date fidèles au régime.

Avant d’examiner ces processus nébuleux, il convient de signaler que plusieurs structures clés de l’État ont été exemptées des purges. Le ministère des Affaires étrangères, dirigé par le très connu Sergueï Lavrov, en est un exemple. Malgré plusieurs problèmes de mauvaise gestion, il n’y a pas eu non plus de changements à la tête du secteur pétrolier et gazier, où Igor Setchine, Alexeï Miller, Guennadi Timtchenko, Vaguit Alekperov et quelques autres poids lourds continuent de se quereller. Il en est de même pour les principaux postes financiers : Anton Silouanov (successeur d’Alekseï Koudrine), Elvira Nabioullina, German Gref et Andreï Kostine n’ont pas été touchés. Fait peut‑être plus important encore, il n’y a eu aucun remaniement au sein du Conseil de sécurité, dirigé depuis 2008 par Nikolaï Patrouchev, ancien directeur du FSB.

Facteurs divers à l’origine d’un remaniement aux motivations multiples

Il est difficile de bien comprendre ce remaniement massif des cadres en raison des nombreuses motivations différentes, qui entrent en jeu et qui se chevauchent, souvent au sein d’une même structure bureaucratique. En effet, ce n’est pas parce que la plupart des décisions prises aux échelons intermédiaires et supérieurs doivent être ratifiées par le président Poutine qu’elles émanent nécessairement de lui ou qu’il exerce un contrôle absolu sur ces décisions qui peuvent faire le succès d’une carrière ou l’anéantir. Cependant, il y a fort à parier que le remanient s’explique en partie par le fait que M. Poutine cherche à se débarrasser de la « vieille garde » qui se souvient de ses premières années de service à l’État peu remarquables et qui ne le voit peut‑être pas tout à fait comme un dirigeant tout‑puissant. Sergueï Ivanov pourrait s’inscrire dans cette catégorie. Quant à Vladimir Iakounine, son licenciement s’explique peut‑être par le fait que les « vieux loyalistes » sont de plus en plus perçus comme n’étant pas du tout à la hauteur dans des postes qui nécessitent des compétences en gestion pour régler des problèmes grandissants. Alexeï Miller pourrait être un candidat au même traitement à cause de la hausse des coûts « administratifs » de Gazprom qui a mené ce mastodonte au bord de la faillite.

Le désir impérieux de réduire les coûts et d’accroître l’efficience de certaines structures de l’État concorde avec celui de rénover l’image du régime, de plus en plus ternie. Le maître du Kremlin comprend qu’aucune propagande ne peut suffire à apaiser la colère générale qu’a suscitée le licenciement de patrons « irremplaçables », et le remplacement de sept gouverneurs régionaux en février 2017 seulement (comparativement à huit pendant toute l’année 2016) n’aidera probablement pas la situation. Les élections de septembre 2016 à la Douma ont aussi donné lieu à un renouvellement en profondeur de la très visible nomenklatura. M. Poutine reconnaît aussi le besoin de nommer quelques boucs émissaires afin d’étaler ses réussites dans la « lutte » contre la corruption. L’arrestation en novembre 2016 d’Alexeï Oulioukaev, ministre du Développement économique, en est un bon exemple, bien que les véritables raisons de son incarcération complètement inattendue demeurent nébuleuses.

Le principal facteur à l’origine du licenciement de figures clés est néanmoins la baisse des flux de trésorerie de l’État, qui engendre une concurrence féroce entre les acteurs qui contrôlent les revenus du gouvernement. Ces rivalités internes sont souvent présentées comme une lutte contre la corruption, et c’est le FSBNote de bas de page 1 qui, dans la plupart des cas, arrive à affirmer sa suprématie sur les autres organismes d’application de la loi, alors qu’il s’efforce de maintenir l’ordre au sein de son propre système, lui‑même caractérisé par des lourdeurs bureaucratiques.

Le FSB n’est pas tout à fait omnipotent

Le KGB n’a jamais réussi à jouer en URSS un rôle aussi dominant que celui qu’assume le FSB au sein de l’État russe. Ainsi, comme ils ne semblent pas être assujettis à un quelconque contrôle gouvernemental, les dirigeants du FSB peuvent appliquer à leur guise la politique de restructuration des élites. Le pouvoir de l’organisme réside maintenant davantage dans l’accumulation et la distribution d’argent plutôt que dans l’application d’instruments de terreur. Autrement dit, le FSB sent de plus en plus le besoin d’élargir son assise financière. C’est fort probablement la raison qui explique la mesure musclée prise contre le Service fédéral des Douanes, à savoir l’arrestation scandaleuse, en juillet 2016, de son directeur Andreï Belianinov. L’opération la plus spectaculaire et aux conséquences les plus dramatiques a toutefois été dirigée contre le Comité d’enquête russe. Il s’agit de l’arrestation du général Denis Nikandrov et de deux autres officiers en juillet 2016, suivie de l’arrestation du colonel Dmitiri Zakhartchenko du ministère de l’Intérieur en septembre 2016.

Même si le FSB a sérieusement déstabilisé ses « rivaux », il existe de bonnes raisons de croire que le numéro un du Kremlin a conclu que certaines opérations étaient allées trop loin, notamment la diffusion à la télévision de boîtes à chaussures remplies de millions de dollars américains. Le ministre de l’Intérieur, Vladimir Kolokoltsev, et le chef du Comité d’enquête, Alexandre Bastrykine, ont conservé leur poste (ce dernier n’a eu qu’à sacrifier son porte-parole de confiance, le général Vladimir Markine), alors que M. Belianinov a été disculpé de toutes les accusations portées contre lui et a récupéré son argent (mais non son poste). Le général Oleg Feoktistov, qui avait lancé l’opération contre M. Belianinov, a été renvoyé du FSB. Depuis la fin de 2016, il n’y a pas eu de nouveaux développements dans l’affaire contre Nikandrov et Zakhartchenko (à part le licenciement de leurs « curateurs » au sein du FSB) ni d’attaque hautement médiatisée.

La manifestation la plus concrète des inquiétudes de M. Poutine face à la concentration excessive du pouvoir au sein du FSB est sans doute sa décision d’établir la Garde nationale en tant que service fédéral distinct comptant des officiers du ministère de l’Intérieur appuyés par diverses forces spéciales (comme les OMON et les SOBR). Le général Victor Zolotov, ancien directeur du Service de sécurité du président (SSP) et adjoint du général Evgueni Mourov, a été nommé commandant de la Garde nationale, mais le FSB s’est arrangé pour que son rendement dans la première année soit moins que reluisant. Les exercices visant à disperser les manifestations publiques n’ont pas reçu une grande couverture médiatique, et l’arrestation de son ancien lieutenant général, Viatcheslav Vartchouk, en mars 2017, lui a porté un coup dur.

Réorganisation de l’entourage du président Poutine

Les décisions à la cour de M. Poutine sont prises non seulement par d’importantes bureaucraties d’État, mais aussi par divers aides et conseillers formant plusieurs cercles d’influence qui se chevauchent et qui rivalisent souvent entre eux. Comme les rouages de ces « conseils » sont extrêmement opaques, quelques observations seulement sont possibles. L’entourage immédiat du président est façonné par l’administration présidentielle, mais avec le départ d’éminences grises comme Sergueï Ivanov et Viatcheslav Volodine (maintenant président de la Douma), le rôle politique de l’administration a fort probablement diminué. Toutefois, de fidèles courtisans comme Alexeï Gromov ou Vladimir Kozhine continuent d’exercer une grande influence, alors que Dmitri Peskov joue un rôle clé à titre de porte‑parole officiel du Kremlin.

Un autre cercle d’influence important est formé des dirigeants du FSO et du SSP, le tandem de Mourov et de Zolotov ayant exercé une grande influence dans divers dossiers liés à la sécurité. Dmitri Kochnev et d’autres nouveaux venus ne sont définitivement pas de la même trempe. Il convient aussi de noter que M. Poutine a promu plusieurs de ses gardes du corps à des postes politiques de premier plan (Alexeï Dioumine est devenu gouverneur de la région de Toula et, après une période excessivement courte à titre de gouverneur de Kalingrad, Evgueni Zinitchev est devenu directeur adjoint du FSB en octobre 2016).

Avec le départ de nombreux apparatchiks de longue date, le rôle des quelques membres de la « vieille garde » qui restent a été renforcé, si ce n’est que par défaut. Officiellement, une figure centrale dans ce tableau est le premier ministre Dmitri Medvedev, qui a fidèlement joué le rôle de président de 2008 à 2012. Parfois M. Poutine se montre près de son ami subalterne, parfois il le dénigre ouvertement. De toute évidence, le fait qu’Alexeï Navalny, chef de l’opposition libérale, a été autorisé à mener une enquête sur les activités de corruption de M. Medvedev et à publier les résultats détaillés de cette enquête en mars 2017 en dit long. Le plus tristement célèbre des anciens lieutenants de M. Poutine est Igor Setchine, qui contrôle les revenus générés par la société d’État Rosneft et cultive des réseaux établis dans les années 2000 lorsqu’il était chef adjoint au sein de l’administration présidentielle. La chute de M. Ilioukaev est attribuable aux intrigues de M. Setchine, mais le renvoi de M. Feoktistov (qui a obtenu un poste lucratif chez Rosneft) est décrit par les initiés comme faisant partie d’un effort visant à réduire l’influence nuisible qu’il exerçait au sein du FSB.

Un autre élément clé de la structure du pouvoir du président Poutine est le Conseil de sécurité, dont l’appareil et les rouages sont strictement contrôlés par M. Patrouchev. À titre d’exemple, un décret d’avril 2016 dans lequel M. Poutine accordait le statut de membre permanent à M. Zolotov a été révoqué au bout d’une semaine seulement, et ce dernier a été rétrogradé au poste de membre haut placé de ce cercle fermé. L’influence de plus en plus limitée de l’administration présidentielle et du FSO n’a fait que renforcer le rôle du Conseil de sécurité qui n’a été ébranlé par aucun remous politique.

Conclusion : influence sur l’élaboration de la politique étrangère

Le « renouvellement » des cadres intermédiaires et supérieurs observé depuis le milieu de 2015 a non seulement des conséquences directes sur l’établissement des priorités en matière de politique intérieure et économique, mais aussi une incidence importante sur l’élaboration de la politique étrangère. La plupart des personnes qui jouent un rôle direct dans ce processus – allant d’Iouri Ouchakov, principal conseiller du chef du Kremlin, à Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères – ont conservé leur poste, mais ce sont les structures officieuses qui comptent le plus. Ce que l’on peut en déduire, c’est que les proverbiaux « cercles intimes » du président ont encore rétréci, si bien que quelques personnes seulement peuvent maintenant oser émettre une opinion qui diffère de celle du « décideur ». L’une d’entre elles pourrait être Sergueï Narychkine (ancien président de la Douma), mais il lui faudra du temps pour assumer avec confiance son nouveau rôle de directeur du Service de renseignement extérieur (SVR).

Alexandre Bortnikov, directeur du FSB, a probablement acquis une plus grande influence, étant donné surtout ses liens étroits avec Nikolaï Patrouchev, alors que M. Setchine et Sergueï Tchemezov, directeur général de la société d’État Rostec, sont en mesure de donner des conseils sur des questions qui dépassent de beaucoup le cadre de leurs responsabilités immédiates. Le FSB a étendu son rôle dans un domaine particulier, soit celui des cyberopérations, qui sont devenues une des grandes priorités dans les relations avec les États‑Unis et de nombreux pays d’Europe. Le chef du Kremlin ne comprend pas très bien la nature de la cybersécurité, et sa confiance dans l’excellence du FSB a été inévitablement ébranlée à la suite de l’arrestation pour haute trahison de trois agents du Centre de la sécurité de l’information. La compétence du FSB dans de nombreux dossiers de politique étrangère pourrait être limitée, et Mikhaïl Fradkov (ancien directeur du SVR) pourrait en venir, avec le temps, à transformer l’Institut russe d’études stratégiques en centre d’analyse utile, ce qui n’a certainement pas été le cas ces dernières années.

Une structure de l’État qui en est venue à jouer un rôle crucial dans la projection de puissance de la Russie et le face‑à‑face qui l’oppose à l’Occident est le ministère de la Défense, dirigé par Sergueï Choïgou, le plus grand survivant des remaniements politiques en Russie. Depuis sa nomination en novembre 2012, M. Choïgou a obtenu un appui substantiel de la part du corps des officiers et a promu des généraux possédant de l’expérience du combat à des postes haut placés, dont celui de chef de l’état‑major général, tout en protégeant efficacement son domaine des récents remaniements. La seule exception a été la purge sévère au sein du commandement de la flotte de la Baltique, en juillet 2016, laquelle n’a toutefois fait qu’accroître son autorité. Le problème pour M. Choïgou, c’est qu’il ne fait pas partie de l’équipe du président Poutine et est le seul fonctionnaire de haut niveau politiquement indépendant, ce qui en fait inévitablement un dangereux rival pour les apparatchiks du Kremlin et le FSB.

Les activités de remaniement ont beaucoup ralenti au cours des premiers mois de 2017 par rapport à la seconde moitié de 2016. Par contre, l’intensité des luttes intestines entre les diverses « structures du pouvoir » n’a pas diminué, et les problèmes découlant de la mauvaise gestion de l’économie russe ne cessent de se multiplier, ce qui nécessite une intervention politique. D’autres licenciements consternants et scandales de corruption retiendront certainement l’attention dans les mois précédant l’élection présidentielle, au printemps 2018.

La « guerre de l’information » que Moscou mène contre l’Occident et la façon d’y mettre fin

Le recours récent de la Russie à la cyberintrusion et aux fausses nouvelles pour discréditer les dirigeants occidentaux n’a rien de nouveau. Les « mesures actives » ont toujours fait partie de l’arsenal du KGB et peuvent s’avérer particulièrement efficaces de nos jours vu l’accessibilité et la portée des médias modernes. L’approche russe peut être décrite comme une « guerre à l’information » et varie en fonction de la cible, le but ultime étant d’affaiblir la volonté politique et la résistance aux objectifs de la Russie des populations visées en exacerbant les tensions politiques et ethniques.

Lors de l’élection présidentielle de 2016, les États-Unis ont été plongés dans une micro‑version de la « guerre de l’information » à laquelle se livre le Kremlin, les activités de piratage informatique menées par Moscou contre le Comité national démocrate (DNC) ayant aidé à noircir la réputation d’Hillary Clinton pendant que des réseaux de zombies et des trolls russes appuyaient Donald Trump en ligne. Ce n’était rien de nouveau pour quiconque avait suivi les événements en Europe au cours des dernières années. Discréditer les opposants au Kremlin, miner la confiance dans la démocratie, mener des opérations de piratage informatique, entretenir la paranoïa, faire de la propagande, recourir aux idiots utiles, monter les alliés les uns contre les autres, déployer la séduction financière, employer des trolls… Ces outils et d’autres semblables qui ont été utilisés à des échelles beaucoup plus grandes en Europe centrale et en Europe de l’Est, pourraient l’être au cours des prochaines élections en Europe et pourraient très bien être étendus à l’échelle de la planète à mesure que l’assurance du Kremlin augmente. Quelle est la bonne façon de résoudre ce problème épineux? Faut-il faire semblant de ne pas le voir ou l’attaquer de front? Est-ce réellement une « guerre »? Est-ce réellement une menace?

Le Kremlin prend la guerre de l’information au sérieux. À l’époque de l’Union soviétique, il menait déjà des opérations de grande envergure en vue d’ébranler l’Occident au moyen de ce qu’on appelait alors les mesures actives, une équipe de 15 000 agents du KGB dont le travail était, pour reprendre la formule employée par l’ex-général du KGB Oleg Kalouguine, [traduction] de « semer la zizanie au sein des diverses alliances de la communauté occidentale, particulièrement l’OTAN, afin de brouiller les alliés et d’affaiblir les États-Unis aux yeux des populations de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine. »

Aujourd’hui, la guerre de l’information est une des priorités stratégiques de la doctrine russe. La Russie se décrit comme en butte aux attaques de la puissance douce occidentale et estime donc qu’il est de son devoir de répondre. La première allusion publique de Vladimir Poutine à la puissance douce remonte à 2012, dans un article intitulé « La Russie et l’évolution du monde », dans lequel il l’a décrite comme « un ensemble d’outils et de méthodes pour accomplir des tâches de politique étrangère sans utiliser les armes, grâce à des leviers informationnels et autres. Malheureusement, ces méthodes sont souvent utilisées pour encourager et provoquer l’extrémisme, le séparatisme, le nationalisme, la manipulation de la conscience de l’opinion publique et l’ingérence directe dans la politique nationale des États souverains. » Bien qu’il se dise attaqué, le Kremlin a en fait un grand avantage dans ce jeu parce qu’il peut utiliser différents outils de façon intégrée : des radiodiffuseurs internationaux aux sociétés énergétiques, en passant par les oligarques qui financent des opérations clandestines, l’Église orthodoxe russe et la popularité des partis d’extrême droite dans toute l’Europe. La propagation de fausses nouvelles et de théories du complot constituait une part importante des mesures actives, et à l’ère d’Internet, il est plus facile que jamais de répandre de fausses nouvelles pour faire du tort à ses ennemis : ce n’est pas tant la guerre de l’information qu’une « guerre à l’information » (comme l’a adroitement exprimé le journaliste Robert Coalson).

Au cœur de la réflexion du Kremlin figure l’idée qu’il est possible de ravager psychologiquement un autre pays sans nécessairement le toucher physiquement. Comme toujours lorsqu’on joue à la guerre des nerfs, le premier défi est de s’assurer que sa réaction ne fait pas le jeu de l’adversaire.

Dans les pays qui comptent de grandes communautés russophones, par exemple, le Kremlin cherche à accentuer les clivages ethniques et linguistiques. Ces fractures peuvent être très graves. De nombreux russophones vivent dans une réalité dictée par la propagande du Kremlin et ne décolèrent pas parce qu’ils ont l’impression d’avoir perdu leur statut depuis la fin de la guerre froide. Selon une nouvelle étude de l’Académie de défense de la Lettonie, 41,3 p. 100 des Russo-Lettons – environ le cinquième de la population totale – croient que [traduction] « la violation des droits et des intérêts des russophones en Lettonie est d’une telle ampleur qu’une intervention de la Russie est nécessaire et justifiée ». Lorsque les politiciens lettons répondent avec des initiatives visant à tester la loyauté des professeurs de russe et appellent à l’expulsion des russophones, ils ne font qu’aider à accentuer les clivages sur lesquels le Kremlin joue.

Dans le cas de l’élection américaine, Donald Trump s’est lui-même présenté comme l’« outsider » qui s’oppose à la classe dirigeante mondiale et à ses valeurs libérales. Il était ouvertement bien disposé à l’égard de Vladimir Poutine, lui-même ennemi des élites libérales et de l’ordre mondial : quelle meilleure façon de snober Washington que de se ranger du côté de son ennemi juré? Lorsque les Démocrates lui ont reproché d’être la marionnette de Poutine, ils n’ont fait que renforcer les images de Poutine et de Trump comme étant des rebelles opposés au système.

Au lieu de réagir instinctivement, il faut examiner la dynamique sociale plus profonde en jeu. En Lettonie, il faudrait peut-être appuyer des mouvements politiques et sociaux capables de transcender les clivages ethniques. Aux États-Unis, il aurait peut-être fallu faire plus d’efforts pour comprendre les préoccupations des électeurs. Le gagnant est celui qui comprend le mieux son public.

Prenons le cas d’Odessa, en Ukraine. Après l’annexion de la Crimée et l’invasion du Donbass, la ville portuaire multiethnique et russophone d’Odessa semblait être la prochaine cible sur la liste du Kremlin. Au printemps 2014, après qu’une bataille entre groupes pro‑Russes et pro‑Ukrainiens eut provoqué un incendie accidentel dans un bâtiment dans lequel quelque 40 pro‑Russes ont trouvé la mort, le Kremlin a inondé de désinformation les radiodiffuseurs et les médias sociaux, affirmant que le feu avait été allumé exprès et que des escadrons de la mort ukrainiens munis de masques à gaz avaient exécuté des centaines de personnes à l’intérieur. Perdus dans un brouillard de mensonges et de peurs, les habitants de la ville étaient prêts à sombrer dans une guerre civile. Certains ont appelé le Kremlin à les envahir.

Toutefois, certains des employés les plus vifs d’esprit du service d’information de l’administration locale étaient convaincus de mieux connaître leur ville que Poutine. L’argument du Kremlin était que les divisions ethniques se révéleraient décisives, mais ils avaient l’impression eux que la prospérité et la sécurité intéressaient davantage les Odessites. Port commercial ravagé par les guerres du XXe siècle, Odessa n’était pas vraiment enclin au conflit. Ce n’était pas leurs identités ethniques russe ou ukrainienne qui tiraillaient les gens, mais plutôt leur désir de savoir quel côté pourrait garantir à leur ville un avenir de carrefour commercial international. Ils ont donc axé leur campagne d’information non pas sur les divisions ethniques ou des discours nationalistes, mais sur la pauvreté, la destruction et l’isolement causés par l’invasion russe au Donbass. Pari gagné : l’appui au maintien en Ukraine a monté en flèche lorsqu’il a été assimilé à la sécurité et à la prospérité.

L’essence de la guerre de l’information consiste donc à comprendre des dynamiques sociales et psychologiques complexes. En ce sens, il n’est pas particulièrement utile de la décrire comme une guerre. L’application de la pensée militaire au tissu subtil des sociétés pose un problème intrinsèque. Cela crée une illusion de solutions : « si l’autre côté a pris cette montagne d’information », soutient la logique militaire, « alors nous pouvons prendre ce plateau d’information pour l’attaquer de là. » C’est une façon de penser qui ne rime à rien et qui, en fin de compte, fait plus de tort que de bien.

La métaphore de la guerre est inutile à d’autres égards également, parce qu’elle ouvre la porte à la possibilité de balayer les critiques en disant qu’elles font partie de la « guerre de l’information » russe. Ainsi, le premier ministre de la Lituanie a prétendu que les grèves du Syndicat des enseignants de son pays étaient influencées par Moscou. Le président de l’Ukraine a affirmé qu’un éditorial du New York Times qui critiquait son manque de réformes s’inscrivait dans la « guerre hybride » que la Russie mène contre l’Ukraine, tandis que son ministre de l’Intérieur, Arsen Avakov, a qualifié les journalistes ukrainiens indépendants qui ne suivent pas la ligne du gouvernement de « séparatistes-libéraux » (les journalistes ont reçu des menaces de mort).

Quand on excuse ses propres problèmes de cette façon, en les mettant sur le compte de la guerre de l’information, on finit par adopter la mentalité du Kremlin. En Russie, la guerre de l’information est souvent allée bien au-delà des opérations concrètes menées par des services de sécurité : c’est un mythe qui justifie tous les échecs historiques du pays. Vue sous cet angle, la chute de l’Union soviétique n’a pas été causée par un très mauvais système, mais était entièrement attribuable à des « opérations d’information » d’inspiration occidentale comme la « liberté d’expression » et la « réforme économique ». Dans le monde de la guerre de l’information, tout est un complot : les « droits de la personne » ou la « liberté de la presse » n’ont aucune valeur intrinsèque. Cela permet au Kremlin de faire abstraction des véritables problèmes de la Russie. De son côté, la guerre de l’information du Kremlin contre l’Occident pourrait être soit un moyen utile de mettre l’accent sur les problèmes de l’Occident, auxquels le Kremlin s’attaque continuellement – comme la corruption ou la montée des fausses nouvelles –, soit une excuse pour les occulter et les laisser suppurer. Toutefois, si les démocraties finissent par utiliser la guerre de l’information comme excuse pour éviter d’apporter des réformes, elles finiront par faire du tort à leurs systèmes plus rapidement que le Kremlin ne pourrait y arriver : M. Poutine peut toujours avoir recours à la force pour se maintenir au pouvoir. L’arme la plus importante dans la guerre de l’information de la Russie pourrait donc être l’idée même de la guerre de l’information.

Les démocraties se retrouvent dans une impasse : comment contrer la guerre de l’information sans la reprendre à son compte? Dans l’examen des réactions possibles, il est important de tenir compte des points suivants.

  • De nos jours, le monde des médias et de l’information est profondément fragmenté. Chaque caisse de résonance a sa propre dynamique. Pendant la guerre froide, il suffisait d’avoir le dernier mot dans un monde de l’information limité. Maintenant, il faut communiquer de différentes façons avec différentes personnes, même à l’intérieur des pays. À cause de la radiodiffusion transfrontalière, des blogues et des médias sociaux, des publics complets ne peuvent plus être joints au moyen des médias grand public. Pendant la guerre froide, il suffisait de prouver aux principaux journaux et radiodiffuseurs que le Kremlin pratiquait la désinformation lorsqu’il disait, par exemple, que la CIA avait fabriqué le virus du SIDA. Mais maintenant, les campagnes de démystification et les vérifications des faits effectuées par les journaux grand public n’atteignent qu’un certain public et probablement pas celui que le Kremlin vise de toute façon.
  • S’il existe un dénominateur commun entre les nombreux discours du Kremlin, c’est le recours aux théories conspirationnistes et à la désinformation comme arme stratégique pour discréditer le monde de l’information, ébranler la confiance, accroître la polarisation et miner l’espace public consacré au débat démocratique : il s’agit d’une guerre à l’information plutôt que d’une guerre de l’information. À cet égard, le Kremlin s’adapte aux changements que connaissent la société, la politique et les médias occidentaux, où on fait moins confiance aux institutions publiques et aux médias grand public, où des mouvements autrefois marginaux se consolident et où l’espace de débat public diminue.
  • Contrairement à ce qui se passait pendant la guerre froide, lorsque la Russie se proposait comme solution communiste séduisante pour remplacer l’Occident, aujourd’hui le Kremlin veille surtout à aggraver les fissures existantes en Occident et à exploiter les sentiments anti-immigration, anti-États-Unis ou anti-Union européenne pour servir ses propres objectifs. La Russie se présente toujours comme une solution de rechange intéressante aux russophones des anciennes républiques soviétiques comme l’Ukraine et les États baltes, mais même alors les motivations des publics de Louhansk et de Narva, par exemple, peuvent être très différentes.

Bref, lorsque nous nous demandons comment relever le défi que nous lance le Kremlin, nous sommes placés devant un paradoxe : d’une part, la nécessité de parler à différents publics et caisses de résonance de différentes façons; d’autre part, celle de rétablir la confiance entre des groupes polarisés afin de rebâtir la confiance générale. Voici certaines mesures initiales que nous pourrions prendre.
 
Analyser systématiquement le contenu et le public. À l’heure actuelle, aucun organisme spécialisé n’analyse systématiquement les répercussions de la désinformation russe (ou autre). Pourquoi les publics sont-ils réceptifs à la désinformation? Les efforts actuels de démystification parviennent-ils à neutraliser les campagnes de désinformation ou contribuent-ils plutôt à leur succès en accroissant la polarisation?
 
Établir de nouveaux organismes, une nouvelle coopération. Aux États-Unis, certains appellent à la reconstruction de la US Information Agency. Les sénateurs Chris Murphy et Rob Portman ont déposé un projet de loi bipartisan visant à créer un « Center for Information Analysis and Response » interinstitutions. En Europe, Jakub Janda du groupe de réflexion Valeurs européennes se prononce en faveur de services de communications stratégiques dans toute l’Union européenne. Quoi qu’il en soit, les gouvernements occidentaux doivent trouver une façon constructive d’interagir avec les médias et les organismes non gouvernementaux (ONG), en favorisant un appareil d’enquête transnational critique et digne de confiance. Ils se montreraient peut-être plus disposés à échanger des preuves de crimes financiers, des vidéos d’opérations militaires clandestines et des interceptions audio.

Déconstruire la désinformation. L’équivalent d’organismes comme Global Witness, Transparency International et l’Organised Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) pourrait faire enquête sur les campagnes hybrides et de désinformation et déboulonner les mythes pour les publics importants qui sont réceptifs aux arguments fondés sur des faits. Il pourrait utiliser la technologie pour automatiser la vérification des faits et le repérage des trolls, former les professionnels des médias et attribuer des « cotes de désinformation » afin de dénoncer les organes médiatiques qui sont victimes d’attaques de propagande russe (ou qui y sont associés).

Créer un groupe de travail sur le traumatisme historique. Un des thèmes de propagande les plus efficaces du Kremlin exploite l’héritage héroïque de la Deuxième Guerre mondiale. Moscou emploie de faux syllogismes comme « Staline s’est battu contre les nazis, donc quiconque s’est battu contre Staline était un nazi », puis établit des liens avec le présent : « Tous ceux qui s’opposent à la Russie maintenant sont des fascistes. » Un groupe de travail composé de psychologues, d’historiens, de sociologues et de spécialistes des médias devrait créer une usine à idées pour trouver des façons d’aborder le traumatisme historique et psychologique et de mettre en évidence d’autres discours.

Réinventer la radiodiffusion publique. Dans un paysage médiatique fragmenté, un radiodiffuseur public indépendant et fort pourrait devenir le médium auquel les gens font le plus confiance, non seulement parce qu’il établit des normes journalistiques, mais aussi parce qu’il traite des enjeux sociaux et civiques.

Ouvrir une usine à contenu en russe. Les téléspectateurs en Ukraine, dans les États baltes et dans le Caucase écoutent la télévision du Kremlin parce qu’elle est plus racoleuse et divertissante. Le Foreign Office britannique appuie l’idée d’une « usine à contenu » pour aider l’Union européenne et les États baltes à créer une nouvelle programmation divertissante en russe. D’autres donateurs pourraient soutenir cette cause.

Créer un centre ou un fil de presse en russe. Aucun organe de presse russophone ne diffuse des nouvelles toujours fiables et exhaustives. D’après l’European Endowment for Democracy, une « proto » agence de presse ferait le travail pour les organes de presse de toute la région.

Favoriser une bonne connaissance des médias. Apprendre aux consommateurs de médias à détecter la désinformation est une importante priorité à long terme. Des projets pilotes en Ukraine, menés notamment par l’International Research and Exchanges (IREX), révolutionnent tant par les techniques utilisées que parce qu’ils dépassent les milieux universitaires. Les futurs projets de connaissance des médias devraient être offerts en ligne et dans la presse parlée.

Mener des campagnes de boycottage. Les publicitaires occidentaux financent des chaînes qui diffusent un discours haineux et diabolisent les communautés LGBT, tandis que les sociétés de production occidentale vendent du contenu divertissant. Une campagne soutenue pourrait être nécessaire pour les obliger à éviter de tels clients et entreprises.

Politique étrangère de la Russie : scénarios éventuels

C’est à dessein que la Russie privilégie un certain effet de surprise pour la mise en œuvre de sa politique étrangère. Il ne s’agit pas d’une simple réaction opportuniste aux événements. Cette tactique permet de soutenir une politique plus ferme qui vise à accroître l’importance de la Russie en tant que puissance régionale et mondiale. Bien qu’il soit difficile de prévoir ce qu’envisage la Russie, il est possible d’examiner ses objectifs globaux et de déterminer quelles pourraient être ses cibles et ses stratégies. De nombreuses tensions internationales peuvent être exploitées. Ensemble, ces tensions, l’imprévisibilité d’autres dirigeants et le comportement inattendu de la Russie feront augmenter les risques de mauvais calculs et d’escalade vers une crise.

La politique étrangère de la Russie a pris des tournures inattendues au cours des dernières années. Il suffit de penser à l’annexion de la Crimée, à l’intervention militaire en Syrie, au rapprochement soudain avec la Turquie et à l’éclosion de relations avec les talibans. Il serait faux de voir ces changements comme une simple réaction à l’évolution de la situation ailleurs dans le monde. Certains événements ont ouvert des possibilités que le Kremlin a su exploiter avec doigté, alors que d’autres ont été perçus comme préjudiciables aux intérêts nationaux et nécessitant donc une réaction ferme de la part de la Russie. Le régime cultive aussi une image d’imprévisibilité qui lui permet de mieux saisir les occasions grâce à un élément de « surprise stratégique ».

Des facteurs internes contribuent aussi à façonner la politique étrangère du Kremlin. Grâce à un processus décisionnel hautement centralisé et à l’absence de débats publics, Moscou est en mesure d’agir rapidement et avec force et de se lancer dans des aventures très risquées. De même, les sources de légitimité changeantes du régime aident à expliquer ses actions à l’étranger. Pendant bien des années, l’appui accordé au président Vladimir Poutine reposait sur la solide performance économique du pays, laquelle a contribué à améliorer le niveau de vie de segments de plus en plus importants de la population. Toutefois, la chute marquée des cours du pétrole, l’échec des réformes économiques et l’imposition de sanctions par les États‑Unis et l’Union européenne ont miné le modèle économique du pays. En réaction, le régime s’est tourné vers la politique étrangère comme nouvelle source de légitimité, ramenant à l’avant‑scène l’image traditionnelle de la Russie comme puissance mondiale et se vantant de réussites telles que la « réunification avec la Crimée ». De telles « prouesses » ne sont exploitables que pour un temps et nécessitent une quête constante d’initiatives particulièrement réussies permettant à M. Poutine de maintenir sa popularité.

L’Occident a du mal à évaluer les calculs coûts-avantages du Kremlin en matière de politique étrangère, et l’opacité du processus décisionnel en Russie n’est pas le seul facteur qui explique cette difficulté. Même si le comportement de Moscou est évident depuis quelque temps déjà, les politiciens occidentaux en savent de moins en moins sur la Russie, car ils ont eu tendance à se concentrer sur le Moyen‑Orient et les multiples crises au sein de l’Union européenne qui ont éclipsé les développements en Europe de l’Est et en Eurasie. Les illusions et les idées fausses ont aussi embrouillé leur vision des choses. Par exemple, en qualifiant la Russie de simple « puissance régionale », le président américain Barack Obama a contribué à sous‑estimer les moyens de la Russie et sa volonté à étendre son influence à l’extérieur de ses sphères d’intérêt proclamés. En outre, la vision que l’Union européenne a d’elle‑même en tant qu’instrument de paix l’a aveuglée aux tensions géopolitiques croissantes en Europe de l’Est. Par ailleurs, pour ce qui est de la prise de décisions stratégiques rapides, les politiciens occidentaux n’arrivent pas à la cheville de M. Poutine. Les États membres de l’Union européenne se heurtent à des obstacles structurels : des processus décisionnels démocratiques et la nécessité de coordonner une partie de leur politique étrangère en tenant compte des besoins de l’Union européenne ou de l’OTAN, voire des deux.

Cygnes gris

Le présent document se fonde sur les recherches prospectives effectuées par l’Institut allemand de politique internationale et de sécurité (SWP) qui, à partir des tendances actuelles observées au chapitre de la politique étrangère du Kremlin, extrapolent des situations qui pourraient se produire dans les années à venir. Le but n’est pas d’imaginer de nouvelles situations, mais plutôt de se pencher de près sur les structures et les événements actuels. Cette façon de procéder met l’accent sur les « cygnes gris », c’est‑à‑dire les tendances qui se dessinent sur une longue période et qui revêtent de l’importance pour les décideurs sans toutefois être encore considérées comme prioritaires.

Politique étrangère plus audacieuse, outils améliorés et possibilités

Pour analyser la politique étrangère de la Russie, il y a lieu de tenir compte d’un certain nombre de grands enjeux, le premier étant l’influence croissante du pays dans la région. Même s’il se voyait comme une puissance mondiale au début des années 1990, Moscou concentrait ses efforts uniquement sur l’espace post-soviétique, la zone euro‑atlantique et la Chine. Toutefois, depuis le milieu des années 2000, la Russie a réussi à diversifier et à renforcer ses relations avec d’autres pays d’Asie, dont le Japon et le Vietnam, et avec des institutions telles que l’Association des Nations de l’Asie du Sud‑Est (ANASE) et l’Organisation de coopération économique Asie‑Pacifique (APEC). L’intervention militaire russe en Syrie, qui a débuté en 2015, a changé la donne en ce qu’elle a effectivement transformé le Kremlin en un acteur influent au Moyen‑Orient. Bien qu’elle soit actuellement moins active en Afrique et en Amérique latine, la Russie pourrait profiter des possibilités que lui offre l’élection du président Donald Trump aux États‑Unis pour renforcer ses relations avec ces régions, du moins avec Cuba.

Deuxièmement, la Russie applique une politique étrangère beaucoup plus audacieuse, surtout dans l’espace post‑soviétique, où elle a non seulement multiplié ses projets d’intégration régionale, mais a eu recours à la menace et à la force militaire pour modifier des frontières reconnues par la communauté internationale. En exploitant cette position de force, Moscou cherche maintenant à rebâtir l’ordre de sécurité euro‑atlantique selon ses propres règles. Pour ce faire, il mène des activités visant à affaiblir la cohésion interne entre l’Union européenne et l’OTAN dans le but de façonner un ordre européen axé sur les relations bilatérales entre les grandes puissances régionales plutôt que sur les institutions multilatérales.

Troisièmement, comme il a déjà été mentionné brièvement, la politique étrangère et la politique intérieure russes sont de plus en plus reliées entre elles. Au cours des dernières années, la stratégie adoptée par Moscou a été de plus en plus dictée par des objectifs intérieurs. Les « révolutions de couleur » et les manifestations de masse à Moscou et à Saint‑Pétersbourg en 2011 et en 2012 ont modifié la perception qu’avait le Kremlin de l’Union européenne. Alors que, depuis sa création, l’OTAN était perçue comme la principale menace pesant sur la Russie, l’Union européenne est maintenant de plus en plus considérée de la même façon étant donné que les changements sociopolitiques et économiques engendrés par l’association ou l’adhésion à celle‑ci de républiques de l’ex‑Union soviétiques sont plus importants que ceux découlant de l’adhésion à l’OTAN. Ces changements limitent la portée et l’efficacité des activités de la Russie dans ce qu’elle prétend être sa sphère d’influence. Par ailleurs, le Kremlin considérait les « révolutions de couleur » comme des tentatives dont l’objectif ultime était de modifier le régime russe. C’est pourquoi l’affaiblissement de l’Union européenne et la restriction des relations entre l’Europe (et d’autres pays occidentaux) et la société russe sont devenus une priorité de la politique étrangère de la Russie.

Dans le contexte des élections présidentielles de mars 2018, on peut s’attendre à ce que le régime cherche à étayer sa légitimité en adoptant des positions en matière de politique étrangère qui tiennent compte encore davantage des besoins internes. Ainsi, la Russie pourrait envisager différents scénarios : adopter une attitude plus ferme à l’égard de l’Union européenne et de l’OTAN afin de soutenir son image de forteresse assiégée et susciter ainsi le ralliement de la population autour de son chef; annoncer la conclusion d’ententes importantes avec d’autres régimes autoritaires non occidentaux comme la Chine ou la Turquie pour montrer qu’elle est une grande puissance capable de refaçonner l’ordre mondial; lancer des campagnes de relations publiques qui font appel à la fierté nationale. En outre, les mesures visant à stimuler la croissance économique pourraient donner lieu à une politique d’engagement pratique avec l’Union européenne, mais seulement si des technocrates réformistes sont promus à des postes haut placés au sein du gouvernement.

Quatrièmement, la Russie dispose d’un plus vaste éventail d’outils lui permettant de poursuivre les objectifs de sa politique étrangère. Grâce aux réformes militaires amorcées à l’automne 2008, qui ont permis aux forces armées d’accroître leur capacité de faire la guerre, hybride ou classique, Moscou est mieux placé pour proférer des menaces ou recourir à la force militaire afin d’atteindre ses objectifs. C’est surtout vrai face aux États de l’ex‑Union soviétique et, dans une mesure beaucoup moindre, aux pays membres de l’OTAN. Les capacités militaires accrues contribuent à multiplier les moyens d’influence non militaires. Les instruments servant à l’exercice de la soi‑disant « puissance douce » comprennent la subversion, la mobilisation de minorités ethniques et d’alliés par procuration ou l’exploitation de dépendances économiques. Certains de ces instruments ont été mis au point au départ à des fins nationales, puis ont été ajoutés à la trousse d’outils de la politique étrangère. À cet égard, pensons aux techniques de gestion de la perception (propagande, désinformation, kompromat) ou aux cyberattaques. Nous pouvons nous attendre à une coopération accrue entre les régimes de même tendance pour améliorer la gamme et l’efficacité de leurs instruments servant à l’exercice d’une puissance douce. Par exemple, la Russie et la Chine pourraient accroître leur coopération dans le cyberespace en s’isolant de l’internet mondial et en créant leur propre « internet eurasiatique ».

Des événements externes contribuent également à façonner la politique étrangère du Kremlin. Plusieurs possibilités s’offrent à M. Poutine en 2017 et en 2018. En raison des multiples crises qui frappent l’Union européenne, du Brexit et des campagnes électorales en perspective, il est garanti que les décideurs européens resteront concentrés sur leurs problèmes internes. Si les forces nationalistes de droite (favorables à M. Poutine) l’emportent dans un pays clé, il sera difficile pour l’Union européenne de maintenir sa politique commune à l’égard de la Russie et donc plus facile pour le Kremlin d’engager des relations bilatérales avec certains pays membres de l’Union. Toutefois, la principale inconnue réside dans la politique à l’égard de la Russie qu’adoptera Washington sous la nouvelle administration Trump. L’imprévisibilité de M. Poutine sur le plan tactique trouve son égale en celle de M. Trump, ce qui fait augmenter les risques de mauvais calculs et d’escalade involontaire. La Russie pourrait interpréter la déclaration de M. Trump selon laquelle l’OTAN est « obsolète » comme une invitation à mettre à l’épreuve la cohésion de l’Alliance par une démonstration de force ou par le lancement d’une forme de guerre hybride dans les pays Baltes.

Scénarios envisageables au cours des deux prochaines années

Espace post‑soviétique : menaces militaires et expansion territoriale

Même si, pendant cette période, ni l’OTAN ni l’Union européenne ne proposeront d’autres accords d’association ou d’adhésion susceptibles de compromettre la position de la Russie dans l’espace post‑soviétique, un certain nombre de républiques de l’ex‑Union soviétique remettent en question l’influence que Moscou prétend exercer dans la région. Les présidents du Bélarus et du Kazakhstan jouent de plus en plus la carte nationaliste et tendent la main à d’autres partenaires dans l’espoir de défendre leur souveraineté. En réaction, la Russie pourrait recourir à la force. Au cours du vaste exercice militaire prévu en septembre 2017 (Zapad 2017), plus de 30 000 soldats russes se trouveront sur le territoire du Bélarus. La Russie pourrait invoquer une menace possible de la part de l’OTAN pour justifier un séjour prolongé de ses troupes dans ce pays, l’objectif étant de convaincre Loukachenko de lui permettre d’y installer en permanence une base aérienne. Le recours à la force militaire face au Kazakhstan ne serait logique que si les dirigeants kazakhs se détournaient de Moscou. En pareil cas, la Russie pourrait avoir recours aux Russes de souche dans le nord‑ouest du Kazakhstan ou orchestrer un incident préjudiciable à la Russie qui justifierait alors une intervention militaire. Toutefois, une campagne militaire, même restreinte, au Kazakhstan ne serait pas dans l’intérêt du Kremlin vu que les opérations en Ukraine et en Syrie ont déjà presque poussé ses unités prêtes au combat aux limites de leurs capacités. Toutefois, des exercices d’envergure à la frontière, conjugués à une mobilisation tacite des alliés par procuration, pourraient servir à rappeler utilement la puissance de la Russie.

Autre élément de « surprise stratégique » : le lancement d’une campagne de relations publiques dans le cadre de laquelle Moscou accepterait une réunification de l’Ossétie du Sud avec la république russe d’Ossétie du Nord. Il s’agirait alors d’une autre réussite dont pourrait se vanter Moscou à l’approche des élections présidentielles. Par ailleurs, une telle mesure contribuerait à étouffer encore plus les velléités d’adhésion à l’OTAN de la Géorgie. Étant donné le présumé manque d’intérêt de M. Trump à l’égard de l’espace post‑soviétique et les crises internes de l’Union européenne, le Kremlin pourrait espérer remporter une victoire rapide et facile.

Union européenne : ingérence dans les campagnes électorales

Étant donné l’ingérence de la Russie dans la campagne électorale des États‑Unis, une telle ingérence sur le théâtre européen ne peut plus être considérée comme un « cygne gris ». Il existe déjà des preuves d’une telle intrusion, et les événements qui se produisent invitent à une ingérence encore plus grande. Les campagnes visant à discréditer les rivaux des candidats d’extrême droite pourraient mener à la victoire de forces eurosceptiques favorables à M. Poutine. Dans une telle éventualité, l’Union européenne se trouverait embourbée dans une crise encore plus grave et Moscou serait en bien meilleure position pour dialoguer directement avec les principaux acteurs dans la région.

Même si une victoire des forces de droite semble peu probable en Allemagne, tout affaiblissement de la position de la chancelière Angela Merkel serait avantageux pour le Kremlin. Les cyberattaques contre le Bundestag allemand en 2015 et en 2016 pourraient être suivies de campagnes de piratage informatique et de fuite de données comme celles qui ont visé les États‑Unis. En outre, la Russie pourrait tenter de mobiliser les Germano-Russes. À la suite des leçons tirées de l’affaire Lisa F.Note de bas de page 2, à l’avenir, Moscou n’interviendra probablement pas ouvertement dans les manifestations contre le gouvernement, mais se servira plutôt de ses liens avec des partis de droite et de gauche pour fragiliser le gouvernement allemand. Étant donné l’embellie de ses relations avec M. Erdogan, la Russie pourrait aussi contribuer à la coordination des manifestations des Germano‑Russes et des membres de la diaspora turque qui appuient les « valeurs familiales traditionnelles ». Une autre possibilité qui s’offre au Kremlin serait d’encourager encore davantage la promotion de l’image de l’Allemagne en tant que nouveau quatrième Reich ou qu’hégémonie pernicieuse, en lançant des campagnes médiatiques coordonnées en Grèce, en Italie et en Pologne.

Les relations entre la Russie et les États‑Unis : possibilité d’une escalade ou d’une désescalade

Étant donné l’imprévisibilité des dirigeants des deux pays, on peut s’attendre autant à une collaboration accrue qu’à un scénario d’affrontement. D’une part, le fait que M. Trump ne fera vraisemblablement pas la promotion de la démocratie dans le cadre de sa politique étrangère ni n’accordera beaucoup d’attention à l’espace post‑soviétique pourrait réduire de façon importante les risques de conflit. Washington et Moscou pourraient même accroître leur collaboration dans la lutte contre le terrorisme. D’autre part, le nouveau président américain pourrait alimenter les tensions avec la Russie en ne la considérant pas comme partenaire à parts égales dans l’important dossier des armes nucléaires. En déclarant vouloir surpasser les autres puissances nucléaires, M. Trump met en doute un pilier essentiel de l’identité de la Russie en tant que grande puissance. S’il refusait d’acquiescer aux demandes de la Russie en matière de défense antimissiles, Moscou pourrait réagir en se retirant du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. Comme il reste des obstacles structurels à la coopération, tels que les relations commerciales anémiques, la relation bilatérale deviendra encore plus fragile et est susceptible de prendre des virages inattendus.

Dépendance accrue à l’égard de la Chine et dialogue avec le Japon

Étant donné les tensions croissantes entre les États‑Unis et la Chine, la Russie risque d’y voir une occasion d’accéder au statut d’État clé, capable d’amener à s’entendre des parties qui s’opposent en obtenant des compromis de chacune d’elles. Toutefois, un tel scénario n’est pas prometteur étant donné que la Russie a peu à offrir à l’une ou l’autre des parties et qu’elle dépend de plus en plus de la Chine. Si Moscou n’arrive pas à diversifier davantage ses relations avec d’autres pays d’Asie, sa dépendance à l’égard de Beijing ne fera que s’accroître. Dans le cas d’une escalade entre les États‑Unis et la Chine, Beijing pourrait demander à son « partenaire stratégique » de prendre parti. Ainsi, pour accroître sa marge de manœuvre, le Kremlin pourrait chercher à améliorer ses relations avec le Japon en proposant un compromis dans le dossier des îles Kouriles.

Promotion d’un nouvel ordre régional au Moyen‑Orient

La Russie sera très vraisemblablement plus active au Moyen‑Orient au cours des années à venir. Maintenant reconnu comme étant doté d’un droit de veto dans le conflit en Syrie, Moscou est de mieux en mieux placé pour établir un nouvel ordre régional. Avec des partenaires de longue date et des partenaires ponctuels, tels que l’Iran, la Turquie, Israël et le Pakistan, il pourrait continuer d’établir de nouvelles stratégies de règlement des conflits régionaux qui mettent l’Occident sur la touche. C’est déjà le cas en ce qui a trait à la Syrie (négociations d’Astana) et à l’Afghanistan (pourparlers avec le Pakistan, la Chine et les talibans). Par ailleurs, les efforts de M. Trump en vue de renégocier l’accord nucléaire avec l’Iran pourraient offrir à la Russie une autre occasion d’accroître sa coopération avec l’Europe.

Annexe A - Ordre du jour

Visions russes du monde

Rapports de force nationaux et comportement à l’étranger

Atelier non classifié organisé par le programme de liaison-recherche du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS)

Le 20 mars 2017, à Ottawa

PROGRAMME

8 h 30 – 8 h 45                   Mot d’ouverture : mise en contexte et objectifs de l’atelier
8 h 45 – 9 h 30                   Module 1Conception russe de la relation avec l’État et du rôle de la Russie dans le monde
9 h 30 – 10 h 15                 Module 2Configuration changeante du régime Poutine et influence grandissante du FSB

10 h 15 – 10 h 30               Pause

10 h 30 – 11 h 15               Module 3Désinformation et autres outils non militaires pour accroître l’influence de la Russie dans le monde
11 h 15 – 12 h 00               Module 4Politique étrangère de la Russie et autres scénarios
12 h 00 – 12 h 15               Récapitulation de l’animateur

12 h 15                                 Fin de l’atelier

Annexe B – La Liaison-recherche au SCRS

Le renseignement dans un monde en évolution

On dit souvent que le monde évolue de plus en plus rapidement. Analystes, commentateurs, chercheurs et autres – associés ou non à un gouvernement – acceptent peut-être ce cliché, mais la plupart commencent seulement à comprendre les conséquences très réelles de ce concept pourtant abstrait.

La sécurité mondiale, qui englobe les diverses menaces pour la stabilité et la prospérité géopolitiques, régionales et nationales, a profondément changé depuis la chute du communisme. Cet événement a marqué la fin d’un monde bipolaire organisé selon les ambitions des États-Unis et de l’ancienne URSS et les tensions militaires en résultant. Détruisant rapidement la théorie de « fin de l’histoire » des années 1990, les attentats terroristes contre les États-Unis en 2001, ainsi que des actes terroristes subséquents dans d’autres pays, ont depuis modifié ce qu’on entend par sécurité.

La mondialisation, l’évolution rapide de la technologie et la sophistication des moyens d’information et de communication ont eu une incidence sur la nature et le travail des gouvernements, y compris des services de renseignement. En plus des conflits habituels entre États, il existe désormais un large éventail de problèmes de s&eacuteeacute;curité transnationale découlant de facteurs non étatiques, et parfois même non humains. Ces problèmes vont du terrorisme, des réseaux illégaux et des pandémies à la sécurité énergétique, à la concurrence internationale pour les ressources et à la dégradation mondiale de l’environnement. Les éléments de la sécurité mondiale et nationale sont donc de plus en plus complexes et interdépendants.

Notre travail

C’est pour mieux comprendre ces enjeux actuels et à venir que le SCRS a lancé, en septembre 2008, son programme de liaison-recherche. En faisant régulièrement appel aux connaissances d’experts au moyen d’une démarche multidisciplinaire, axée sur la collaboration, le Service favorise une compréhension contextuelle des questions de sécurité pour le bénéfice de ses propres experts ainsi que celui des chercheurs et des spécialistes avec qui il s’associe. Ses activités visent à établir une vision à long terme des différentes tendances et des divers problèmes, à mettre en cause ses hypothèses et ses préjugés culturels, ainsi qu’à affiner ses moyens de recherche et d’analyse.

Pour ce faire, nous :

  • nous associons activement à des réseaux d’experts de différents secteurs, dont l’administration publique, les groupes de réflexion, les instituts de recherche, les universités, les entreprises privées et les organisations non gouvernementales (ONG), tant au Canada qu’à l’étranger. Si ces réseaux n’existent pas déjà, nous pouvons les créer en collaboration avec différentes organisations;
  • stimulons l’étude de la sécurité et du renseignement au Canada, favorisant ainsi une discussion publique éclairée à propos de l’histoire, de la fonction et de l’avenir du renseignement au Canada.

Dans cette optique, le programme de liaison-recherche du Service emprunte de nombreuses avenues. Il soutient, élabore, planifie et anime plusieurs activités, dont des conférences, des séminaires, des études, des exposés et des tables rondes. Il participe aussi activement à l’organisation du Global Futures Forum, un appareil multinational du renseignement et de la sécurité qu’il soutient depuis 2005.

Nous n’adoptons jamais de position officielle sur quelque question, mais les résultats de plusieurs de nos activités sont publiés sur le site Web du SCRS au www.csis-scrs.gc.ca. Par la publication des idées émergeant de nos activités, nous souhaitons alimenter le débat et favoriser l’échange d’opinions et de perspectives entre le Service, d’autres organisations et divers penseurs.

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