Allocution de la Ministre Jane Philpott - Assemblée extraordinaire des Chefs de l'Assemblée des Premières Nations (APN) sur la législation fédérale

Discours

Le 2 mai 2018 - Hilton Lac-Leamy, Gatineau (Québec)

Tel que prononcé

Merci beaucoup, Harold. Chers amis et collègues, le sujet que je veux aborder avec vous ce matin est sérieux et j'espère vraiment que j'aurai toute votre attention, puisque nous discuterons d'une question qui est de la plus haute importance pour tous les Canadiens, toutes les Canadiennes et toutes les Premières Nations de ce pays : les enfants. Plus précisément, je souhaite profiter de mon allocution ici à l'assemblée extraordinaire des Chefs sur la législation pour discuter notamment de la possibilité d'élaborer conjointement les dispositions législatives sur la protection de l'enfance, et de la possibilité que ces dispositions puissent soutenir le travail de réforme incroyablement important que nous devons effectuer autour des services à la famille et à l'enfance. Ces dispositions pourraient établir et affirmer, en la protégeant dans les lois fédérales, la compétence des Premières Nations en matière de services à l'enfance et à la famille. Elles permettraient également d'enchâsser dans la loi les obligations sur le financement de ces services.

Beaucoup d'entre vous m'ont déjà entendu dire que la protection de l'enfance chez les peuples autochtones de ce pays est une crise humanitaire. J'ai été ridiculisée par certains pour avoir utilisé ces propos potentiellement incendiaires pour parler de cet enjeu. Puis, j'ai commencé à vous en parler et à écouter vos opinions sur la question. Et vous m'avez répondu : vous avez absolument raison. Il s'agit bel et bien d'une crise humanitaire. Et aujourd'hui, je peux affirmer avec une ferme conviction qu'il n'est pas exagéré de parler de crise.

Partout au pays, les statistiques sont très, très éloquentes. Nous avons besoin de meilleures données, mais celles que nous avons sont sans équivoque : les enfants autochtones âgés de 0 à 14 ans représentent 7,7 % de tous les enfants dans ce pays. Mais si vous regardez le nombre d'enfants dans le système de protection de l'enfance partout au pays, en ne comptant que les enfants dans les foyers privés, sans tenir compte des enfants dans les foyers de groupe, 52 % de ces enfants sont des Autochtones. Il s'agit bel et bien d'une crise humanitaire.

Aujourd'hui, comme à tous les jours dans ce pays, un bébé ou un enfant est retiré de la garde de ses parents. Une mère qui arrive à l'hôpital peut ne même pas savoir qu'elle a dans son dossier une alerte de naissance. Il semble qu'il n'y a aucune obligation d'informer au préalable la mère ou le père qu'une alerte de naissance se trouve au dossier, et ce, pour des raisons qui sont complètement hors du contrôle de cette mère. Ce peut être, par exemple, parce qu'elle a grandi en famille d'accueil, et cette alerte de naissance établit qu'elle est ainsi vouée à l'échec. Une personne peut alors s'appuyer sur la présence de cette alerte et, sans avoir à démontrer qu'elle a essayé toutes les autres solutions possibles, elle peut simplement enlever cet enfant à sa mère. Cela se passe aujourd'hui même. Cela se passe tous les jours, ici même, dans notre pays.

Et vous savez ce que cela entraîne. Vous connaissez les liens entre les enfants qui grandissent dans le système de protection de l'enfance et leur surreprésentation parmi les personnes disparues au pays, leur surreprésentation parmi les sans-abri au pays et qui se font ensuite incarcérer, et tous les autres effets des traumatismes qui peuvent survenir quand un enfant est séparé de sa famille.

J'ai rencontré de nombreuses familles qui ont été séparées et j'ai entendu des récits qui m'ont profondément émue. J'ai aussi eu l'occasion de voir ce qui arrive quand les familles sont réunies. J'ai rencontré une de ces familles à Winnipeg il y a quelques semaines à peine. Je n'oublierai jamais ce merveilleux couple, une mère et un père, avec leurs quatre enfants. Ils m'ont raconté ce qui leur est arrivé. Ils ont dit qu'ils avaient un enfant de trois ans qui est mort tragiquement, parce que l'enfant avait eu une urgence médicale et qu'ils étaient si loin du centre de santé, où ils auraient pu obtenir de l'aide pour cet enfant de trois ans, qu'il en est décédé.

Et quelle a été la réponse de notre système? La réponse n'a pas été d'offrir tout le soutien nécessaire à cette famille qui a si tragiquement perdu un enfant de trois ans. Non! La réponse du système a été de retirer les quatre autres enfants de la garde des parents. Dans quel genre de pays vivons-nous pour que survienne ce genre de situation? Nous devons changer cela. Heureusement pour cette famille, le dénouement a été positif. Le bureau du défenseur des familles des Premières Nations de Winnipeg a appuyé la famille et a réussi à faire en sorte que ces quatre enfants retrouvent leurs parents et qu'ils soient aujourd'hui rassemblés.

Mais des histoires comme celle-là, il y en a d'innombrables. Nous n'en connaissons même pas le nombre. Nous, le chef national et moi-même, estimons qu'il pourrait y avoir 40 000 enfants autochtones qui sont séparés de leur famille aujourd'hui. Vous savez que cette situation est profondément liée à certaines politiques du passé. En fait, le rapport final de la Commission de vérité et réconciliation a affirmé, et je cite :

« Les pensionnats ont fermé leurs portes, mais les foyers d'accueil existent encore et nos enfants nous sont encore arrachés. Les services de protection de l'enfance du Canada ne font que poursuivre le processus d'assimilation entamé sous le régime des pensionnats indiens. »

Chers amis et collègues, il est scandaleux de maintenir le statu quo en ce qui concerne la protection des enfants autochtones, mais je crois fermement que l'on peut résoudre ce problème, et je pense que c'est ce que vous croyez aussi. Qu'avons-nous fait jusqu'à maintenant? Grâce au travail effectué avec beaucoup d'entre vous dans cette salle, je crois que nous avançons dans la bonne direction. La plupart d'entre vous savent, je pense, que nous avons convoqué une réunion d'urgence à ce sujet en janvier. Nous avons réuni des dirigeants des Premières Nations, des Inuits et des Métis de partout au pays. Des aînés se sont joints à nous. Des jeunes se sont joints à nous – notamment des jeunes qui ont grandi dans le système de placement familial.

Il y avait aussi des représentants d'organismes offrant des services aux enfants et aux familles des Premières Nations, ainsi que des spécialistes de la protection de l'enfance. Lors de cette réunion, le gouvernement fédéral a présenté six mesures, six engagements, que nous avons pris envers vous et envers les autres. Premièrement, nous avons dit très clairement que nous mettrons en œuvre toutes les ordonnances du Tribunal canadien des droits de la personne. Nous travaillons en étroite collaboration avec l'Assemblée des Premières Nations et tous les autres intervenants dans cette affaire pour veiller à ce que chacune de ces ordonnances soit mise en œuvre, notamment en nous assurant d'établir clairement qu'il ne devrait y avoir aucune discrimination. Il n'y aura pas de discrimination, et nous paierons les coûts réels que doivent débourser les organismes de services à l'enfance et à la famille, et ce, pas seulement à partir de maintenant, mais rétroactivement à compter de janvier 2016.

À cette fin, j'espère que vous avez vu dans le plus récent budget fédéral qu'un montant de 1,4 milliard de dollars était prévu pour veiller à combler toutes ces lacunes en matière de protection de l'enfance. Quant à notre deuxième engagement, il consiste à mettre l'accent sur la prévention. Cet argent, donc, et le message qui l'accompagne, servent à vous dire, à vous, les organismes, que vous devez avoir la capacité de payer ce qu'il en coûte réellement pour empêcher que des enfants soient retirés de la garde de leurs parents. Les fonds ne seront plus versés en fonction du nombre d'enfants que vous prenez en charge.

Il s'agit d'un système horrible qui est toujours en place dans de nombreux endroits. Des milliers de dollars sont versés chaque mois à des familles non autochtones, et plus on recueille d'enfants, plus l'argent coule. Cela doit changer. D'un bout à l'autre du pays, dans tous les organismes, nous devons nous assurer que le système met l'accent sur la prévention et non sur la prise en charge.

Le troisième engagement que nous avons pris consiste à discuter avec vous de la possibilité d'élaborer conjointement les dispositions législatives fédérales, et c'est ce dont nous parlerons aujourd'hui. La compétence des Autochtones serait enchâssée dans ces dispositions législatives, mais je reviendrai sur cette question dans une minute.

Notre quatrième engagement vise l'adoption d'une approche fondée sur les distinctions, car nous reconnaissons que les enjeux sont différents pour les Premières Nations, les Inuits et les Métis, et je travaille en étroite collaboration avec les Inuits et les Métis sur les questions qui les touchent également.

Le cinquième engagement consiste en une stratégie en matière de données et de rapports. J'espère que vous savez tous, et que vous avez remarqué, que les cinq premiers appels à l'action de la Commission de vérité et réconciliation portent sur la protection des enfants. Et les commissaires vous diront que ce n'est pas une erreur. Ce n'est pas le fruit du hasard. Ces cinq premiers appels à l'action portent sur le bien-être des enfants pour une raison. C'est pour refléter l'importance de cet enjeu, et l'un de ces appels porte sur la nécessité de s'appuyer sur de meilleures données pour produire les rapports nationaux, et nous y travaillons.

Enfin, notre sixième engagement porte sur l'organisation de tables tripartites et techniques dans toutes les provinces et tous les territoires pour régler ce problème.

Nous faisons des progrès sur chacun de ces points. Mais permettez-moi de revenir à la Commission de vérité et réconciliation et, plus précisément, à l'appel à l'action no 4. C'est ce dont je veux maintenant vous parler.

L'appel à l'action no 4 demande au gouvernement fédéral de promulguer une loi sur la protection des enfants autochtones établissant des normes nationales et incluant des principes pour faire trois choses :

Numéro 1 : Confirmer le droit des gouvernements autochtones de maintenir en place leurs propres organismes de protection de l'enfance.

Numéro 2 : Exiger de tous les organismes et de tous les tribunaux qu'ils tiennent compte dans leurs décisions des séquelles laissées par les pensionnats.

Numéro 3 : Exiger que les placements d'enfants autochtones soient effectués dans des milieux adaptés à leur culture.

Nous avons l'obligation de donner suite à cet appel à l'action. J'aimerais donc connaître vos points de vue, et je veux que vous les exprimiez clairement, en ce qui a trait à la possibilité d'élaborer conjointement des dispositions législatives qui répondraient très précisément à cet appel à l'action numéro 4 et qui confirmeraient vos droits, des droits qui sont clairement énoncés dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et dans la Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant.

Une telle loi élaborée conjointement pourrait renforcer la compétence des Premières Nations. Vous avez déjà cette compétence, mais en l'enchâssant dans la législation fédérale, nous affirmerons haut et fort aux autres ordres de gouvernement que cette compétence existe et qu'elle doit être respectée. Elle pourrait aussi entraîner ce que nous voyons dans d'autres gouvernements, comme aux États-Unis, où une loi fédérale confirme le rôle des lois et des tribunaux autochtones et reconnaît le rôle potentiel des tribunaux des Premières Nations, par exemple.

Nous constatons partout au pays que bon nombre d'entre vous font déjà le travail nécessaire pour exercer votre compétence. Je cite souvent à titre d'exemple le travail réalisé à Splatsin, où il existe un règlement pris en vertu de l'article 81 de la Loi sur les Indiens, et nous travaillons actuellement à un protocole d'entente tripartite avec Splatsin pour appuyer l'exercice de cette compétence.

Nous voyons, dans des endroits comme Carcross/Tagish et la Nation Anishinabek, qu'on élabore ou qu'on a élaboré à bien des endroits des lois sur la protection de l'enfance, et que des négociations sont en cours avec les provinces, les territoires et le gouvernement fédéral pour appuyer la mise en œuvre de ces lois. Avec l'Assemblée des chefs du Manitoba, par exemple, nous avons signé un protocole d'entente pour appuyer la reconnaissance, l'affirmation et la mise en œuvre de la compétence en matière de protection de l'enfance.

Quel est l'objectif ultime? L'un de ces objectifs, selon la CVR, est de réduire le nombre d'enfants pris en charge. Mais le véritable objectif ultime est que les enfants des Premières Nations soient avec leur famille. Ils ont besoin d'être sur leurs terres, d'être entourés de leur langue, avec leurs grand-mères et leurs grands-pères, avec leurs tantes et leurs oncles, et d'apprendre à connaître leur culture. L'objectif ultime est de réunir les enfants et les familles.

Mais je tiens à vous faire comprendre très clairement que nous ne sommes pas dans un monde où le gouvernement fédéral va imposer des lois. Si nous voulons adopter une loi, elle doit avoir votre soutien et elle doit être rédigée conjointement. Voilà donc la question que je vous pose, ici, devant cette assemblée. Si vous croyez que l'affirmation des droits des enfants et des familles devrait être enchâssée dans une loi fédérale élaborée conjointement, et si vous voulez que cela soit fait d'ici les prochaines élections fédérales, j'ai besoin de connaître vos opinions afin que nous puissions passer ensemble aux prochaines étapes.

Je crois que nous avons une occasion unique devant nous. Quand je rencontre des chefs et d'autres personnes dans les collectivités, je leur demande souvent : si nous étions des dirigeants à l'époque où les pensionnats étaient en pleine effervescence, que ferions-nous? Je crois que dirions : c'est assez! Arrêtez tout, maintenant! Arrêtez de prendre nos enfants, et les enfants que vous avez, ramenez-les à la maison le plus rapidement possible. Nous avons l'occasion, aujourd'hui, de faire la même chose. Je crois que nous devrions le dire, haut et fort : c'est fini! Fini le retrait des enfants autochtones de leur foyer, à moins qu'il n'y ait absolument aucune autre option pour assurer la sécurité d'un enfant, à moins qu'il n'y ait aucun moyen de fournir aux parents le soutien dont ils ont besoin pour régler leurs problèmes de santé, de logement et de pauvreté. Fini le placement d'enfants, à moins qu'il n'y ait aucun autre membre de la famille ou de la collectivité, dans la culture de cet enfant, qui soit prêt à prendre soin de lui et à être soutenu pour le faire.

Pour les enfants et les familles qui sont déjà séparés, je dis : ramenons vos enfants à la maison. Ramenons ces enfants chez eux. Les commissaires de la Commission de vérité et réconciliation ont demandé au gouvernement fédéral de mettre en place une loi en ce sens. Pour les enfants qui ont été amenés ailleurs, pour les parents qui sont restés derrière, je crois que nous avons le devoir de réagir et je veux savoir ce que vous en pensez. Merci beaucoup. Thank you very much. Chi-Miigwetch.

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2018-05-03