Rafales Courtes - Reflexions de Lettonie :
I : La survie dans le champ de bataille du XXIe siècle

par Rebecca Jensen, Ph.D.

Note du rédacteur :
Le groupement tactique multinational en Lettonie dirigé par le Canada, la Force opérationnelle Paladin (FO Paladin), comprend des forces de dix pays contributeurs, de même que 438 membres de l’Armée canadienne. L’interopérabilité a rarement été poussée à ce niveau, ni à cette échelle. Pour faire correspondre la démarche d’instruction et la préparation au combat de la FO Paladin, le commandant (cmdt), le lcol Jean-François Labonté, a commencé la rotation par une rencontre d’une fin de semaine pour les chefs. Après une demi-journée de breffages sur l’environnement opérationnel actuel, de petits groupes ont eu la tâche d’élaborer des maximes qui s’inscrivent sous la devise du cmdt « Nous combattons ». Le présent article fait partie de la série de rubriques Rafales courtes : « Réflexions de Lettonie », qui se penche sur certaines de ces maximes, sur leur signification dans la pratique et sur leur importance.

Regardez à gauche, regardez à droite, regardez en haut

Bien que les forces terrestres soient conscientes des deux menaces et du soutien aérien depuis plus d’un siècle, l’utilisation de systèmes d’aéronef sans équipage (les UAS) ou de drones – particulièrement de petits drones bon marché en grand nombre – a changé la dynamique. Ces drones posent une menace aérienne qui échappe aux capteurs conçus pour des aéronefs habités, de gros aéronefs pilotés à distance, comme le Predator, et des missiles. Par conséquent, ils ne sont pas faciles à neutraliser par les mesures défensives actuelles. Souvent, quand on peut les voir ou les entendre, les petits UAS sont déjà assez près pour causer de graves dommages au personnel et à l’équipement. Ils fournissent aussi du renseignement crucial à l’opérateur de drone, qui peut se trouver tout près ou à des milliers de kilomètres.

Tout comme l’on a toujours attendu des soldats qu’ils demeurent à l’affût de qui et quoi se trouve autour d’eux au sol, ils doivent aussi être vigilants par rapport aux menaces potentielles qui sont dans les airs. Les Forces armées ukrainiennes améliorent continuellement leurs défenses contre les UAS ennemis, tout en perfectionnant leur propre utilisation des UAS pour la reconnaissance et les actions offensives. La FO Paladin s’efforce d’intégrer le plus grand nombre possible de leçons. L’on dispose d’un éventail de défenses contre les UAS, lesquelles sont continuellement améliorées, y compris dans le cyberespace et dans le spectre électromagnétique, tout comme la destruction cinétique des plateformes. Au cœur de tout cela, on trouve le besoin d’une vigilance constante et de comprendre que la mort peut émerger à quelques mètres au-dessus de soi.

Il existe aussi une interprétation plus large et moins littérale de cette maxime. La Russie pose des actions sous le seuil contre les pays baltes depuis des années, interférant avec leurs économies et leurs politiques nationales. Le souvenir des horreurs infligées à la Lettonie, à l’Estonie et à la Lituanie pendant la Deuxième Guerre mondiale et sous la régime soviétique est encore frais, et si Poutine assouvit toutes ses ambitions, beaucoup craignent leur retour. Tout conflit actif entre la Russie et l’OTAN dans ce théâtre serait une guerre hybride, dans laquelle des attaques conventionnelles de l’armée russe seraient coordonnées avec des attaques non conventionnelles, et même non létales, menées par des infiltrés et des sympathisants au sein des pays baltes. Il ne suffit plus d’être à l’affût de l’infanterie ou des blindés de l’ennemis qui s’approchent; tout comme les UAS introduisent de nouvelles menaces aériennes, la guerre hybride présente aussi des menaces provenant de directions que les FAC et leurs partenaires de l’OTAN n’attendent pas et ne surveillent pas habituellement. C’est seulement depuis le conflit dans le Haut‑Karabakh que les forces terrestres reconnaissent la nécessité de repérer les UAS à très basse altitude, ce qui signifie que l’instruction doit s’adapter afin d’enseigner cette nouvelle pratique.

Ne vous faites pas voir, ne vous faites pas acquérir

Il va de soi que si on peut vous voir, on peut vous tuer. Il y a maintenant plus de moyens de détecter les forces terrestres que jamais. L’imagerie satellite est l’une des méthodes de détection les mieux connues, et certaines formes de protection, comme le camouflage ou une couverture verticale, peuvent aider à en atténuer l’efficacité. La signature thermique, des plateformes et des soldats, est plus difficile à camoufler. Les capteurs peuvent détecter les sons et la vibration, et le spectre électromagnétique est devenu une vulnérabilité marquée. Si le contenu en information envoyé par radio, satellite ou cellulaire peut être chiffré, il est beaucoup plus difficile de masquer l’origine du signal, particulièrement en dehors des zones urbaines. Pour mise en contexte : des soldats ukrainiens ont même utilisé des microdrones pour chercher des déchets ou des braises indiquant que des soldats russes pourraient se trouver tout près.

Cela signifie que la FO Paladin devient experte dans l’utilisation du camouflage visuel, l’exploitation du couvert naturel et la création d’une dissimulation artificielle. Il existe peu d’outils pour minimiser les signatures infrarouges ou sonores, mais les soldats apprennent qu’elles peuvent être des indicateurs qu’un ennemi attentif exploitera. Par conséquent, ils développent des mesures pour réduire ces habitudes de vie. La FO Paladin fait aussi l’expérience d’un éventail de méthodes, dont certaines sont techniques tandis que d’autres sont plus établies, comme l’utilisation d’estafettes pour transporter des messages, qui éliminent ou réduisent les signatures électromagnétiques qui peuvent identifier les armées et plus particulièrement les postes de commandement.

Cela constitue un tournant majeur par rapport à l’Afghanistan, le dernier théâtre dans lequel les FAC étaient largement engagées. Là‑bas, l’ennemi disposait de peu de moyens de détection outre ce que les Britanniques appellent la « méthode de l’œil nu », il n’avait même pas de lunettes de vision nocturne et encore moins d’équipement nécessaire pour intercepter, et surtout décoder, les communications. Même s’il avait eu ces capacités, il n’aurait pas eu d’armes ayant la portée et la précision permettant d’exploiter l’information. Maintenant, contrairement à la FIAS contre les talibans et Al-Qaeda, la FO Paladin fait face à une menace dont la technologie est semblable à la sienne et, dans certains cas, supérieure. La technologie de communication de fine pointe demeure cruciale, mais l’utiliser intelligemment, ça signifie de l’utiliser différemment et, dans certains cas, l’utiliser beaucoup moins que lors de la guerre en Afghanistan.

Creusez ou mourez

Quelque 80 % des pertes humaines en Ukraine étaient causées par des tirs d’artillerie. Les É.‑U. en particulier ont accès à des systèmes de contrebatterie qui signalent des bombardements imminents et accélèrent la destruction des plateformes d’artillerie de l’ennemi. Jusqu’à maintenant, la FO Paladin a un accès limité à ces capacités. Toutefois, une méthode largement accessible permettant d’atténuer les dommages infligés par l’artillerie russe est l’utilisation de retranchements. Les tranchées et les sillons peuvent conférer une protection au personnel contre le shrapnel et certaines des ondes de choc du pilonnage d’artillerie. De plus, le positionnement de véhicules et d’autres plateformes là où il y a des amoncellements de terre offrant un certain degré de protection semblable.

Il est maintenant courant, dès que des troupes ne changent pas de position durant un exercice, qu’elles se concentrent sur la sécurité en creusant, en exploitant des caractéristiques locales et en créant de nouvelles tranchées et talus pour offrir un abri qui pourrait les aider à survivre au tir d’artillerie à venir. Cela ajoute au fardeau physique des opérations sur les soldats qui travaillent déjà dans des conditions déjà rudes, surtout s’ils doivent transporter des pelles-pioches. Quoiqu’il en soit, cela doit devenir une habitude, autant que l’utilisation de l’équipement de protection individuelle.

La guerre menée par les Russes contre l’Ukraine comporte presque toutes les formes de guerre vues au XXe siècle, en même temps et dans un même lieu. Le retour au retranchement pour la survie illustre cela. Les tranchées et les remblais sont de nouveau pertinents, tout comme les microdrones qui peuvent tuer alors que leur opérateur se trouve à des kilomètres de là. La technologie de l’information signifie que les postes de commandement peuvent avoir plus de renseignements que jamais, plus vite que jamais, et en même temps, la surviabilité peut exiger un retour au téléphone filaire et aux estafettes qui apportent physiquement des ordres ou du renseignement. L’un des défis auxquels fait face la FO Paladin est le besoin de s’adapter, en utilisant le bon outil ou la bonne approche dans toute situation, tout en étant conscient que cela pourrait changer en un instant.

 

À PROPOS DE L’AUTEUR

Mme Rebecca Jensen est chercheuse associée au Royal United Services Institute et professeure adjointe au Collège des Forces canadiennes à Toronto. Elle est actuellement en mission en Lettonie en qualité de conseillère auprès du commandant de la FO Paladin (le groupement tactique multinational), le lcol Jean-François Labonté.


Cet article a été publié pour la première fois en ligne dans la section Rafales Courtes du Journal de l'Armée du Canada (decembre 2024).

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