Lupin des ruisseaux (Lupinus rivularis) : évaluation et mise à jour du rapport de situation du COSEPAC : chapitre 6

Biologie

Généralités

Le genre Lupinus est présent en Amérique du Nord et du Sud, en Europe méridionale, autour de la Méditerranée et en Afrique du Nord, où il pousse généralement dans des lieux secs, sur des talus rocheux ou des sols calcaires sablo-loameux (Allen et Allen, 1981). C’est en Amérique du Nord qu’on compte le plus grand nombre d’espèces. L’analyse des espaceurs transcrits internes (ITS) de l’ADN a mené à la séparation des espèces du Nouveau Monde en deux clades : le clade de l’Est du Nouveau Monde et le clade de l’Ouest du Nouveau Monde (Ainouche et Bayer, 1999).

Selon les auteurs, les estimations du nombre d’espèces nord-américaines de lupins varient entre 100 et 600 (Nicholls et Bohm, 1983). Cet écart s’explique par la grande diversité génétique des lupins, en grande partie attribuable aux phénomènes d’hybridation et d’introgression, auxquels s’ajoute la découverte incessante de nouvelles espèces, comme celle, récente, dans les hauts plateaux du Mexique, du lupin arborescent Lupinus jaimehintoniana, espèce pouvant atteindre 30 pi (9 m) de hauteur (Turner, 1995). Qui plus est, les graines de lupin possèdent une grande longévité; elles peuvent germer après avoir été enfouies durant des milliers d’années (Sholars, 2001, comm. pers.).

Il existe une documentation abondante sur la biologie des légumineuses et des lupins, notamment sur l’absence de glandes nectarifères chez ces espèces, mais très peu d’études ont été publiées sur la biologie du L. rivularis en particulier. Voici le peu que nous avons trouvé :

Reproduction

Le lupin des ruisseaux est vivace. Peu de données ont été publiées sur la biologie de l’espèce, mais on pense qu’elle se multiplie, comme beaucoup d’autres lupins vivaces, à la fois par autopollinisation et pollinisation croisée (Ganders, 2001, comm. pers.). Les hybrides sont de toute évidence issus d’une polllinisation croisée. Il est peu probable que l’espèce puisse se multiplier par voie végétative.

Dunn et Gillett (1966) mentionnent que le L. rivularis fleurit en juillet. Cependant, dans la vallée du bas Fraser, des spécimens en fleurs ont été récoltés en mai, et la floraison se poursuit jusqu’en septembre, de sorte qu’il y a production continue de graines durant l’été. Selon Dunn (1956), des températures printanières trop élevées peuvent causer l’avortement d’une partie des fleurs.

Les lupins produisent généralement une grande quantité de graines lourdes qui tombent au pied de la plante mère, donnant ainsi aux populations l’allure de colonies. C’est le cas notamment du L. rivularis. Dans la plupart des sites, nous avons observé de nombreux semis, tous à moins de 3 m d’un pied reproducteur, sauf dans les sites situés le long de voies ferrées, où les travaux de débroussaillage et de désherbage ont dispersé des graines jusqu’à une distance d’une centaine de mètres. Aucune étude n’a été faite pour vérifier si la production de graines chez les populations canadiennes de L. rivularis est normale pour l’espèce.

Bien que le L. rivularis semble produire des graines en abondance, la plupart des populations n’occupent qu’une petite superficie. Cela s’explique peut-être par le fait que l’entretien des emprises de voies ferrées et des digues (fauchage, débroussaillage, épandage d’herbicide) élimine les individus adultes. Cependant, comme ceux-ci sont en grande partie remplacés par les semis qui s’établissent à proximité, les populations survivent.

Nous n’avons trouvé aucune donnée sur la germination du L. rivularis. Cependant, Dunn (1956), qui a étudié la germination chez les lupins du groupe des Micranthi, mentionne que les graines de ces espèces ne germent pas tous les ans et que des colonies disparaissent parfois pendant un certain temps si les conditions climatiques leur sont défavorables. Chez ce groupe, le tégument des graines doit se perforer ou se décomposer pour que la graine germe.

L’hybridation et l’introgression sont des facteurs importants de la biologie et de la reproduction des lupins (Kazimierski, 1961a et b; Phillips, 1955; etc.). À l’heure actuelle, l’hybridation joue peut-être un rôle majeur dans la reproduction du L. rivularis, qui se croise notamment avec le L. arboreus et le L. littoralis (Rhymer et Simberloff, 1996; Riggins et Sholars, 1993; Wozniak, 2000; Sholars, 2001, comm. pers.). La capacité de se croiser avec d’autres espèces pose un réel problème pour la conservation du L. rivularis dans l’ensemble de son aire et notamment pour la conservation des populations canadiennes de l’espèce. Dans les localités où le L. rivularis côtoie le L. arboreus, le risque d’infiltration génétique est élevé, et le L. rivularis pourrait disparaître totalement comme espèce distincte (Sholars, 2001, comm. pers.). Dans la vallée du Fraser, nous avons observé une population mixte de L. rivularis et de L. arboreus. Un spécimen récolté dans la région de Sooke par A. Ceska en 2001 pourrait renfermer quelques gènes hybrides, peut-être de type L. rivularis x L. littoralis, mais le caractère hybride du spécimen reste à vérifier. Rappelons que les graines de lupin demeurent viables durant des milliers d’années, ce qui accroît le bassin génétique de façon stupéfiante (Sholars, 2001, comm. pers.).

Les programmes d’embellissement des municipalités et des routes embrouillent davantage la situation du L. rivularis, dont certaines populations peuvent être issues de « mélanges de fleurs sauvages » Or, les populations de L. rivularis issues de ces semences présentent souvent des caractères hybrides. Nous avons vu au moins trois populations de L. rivularis x arboreus issues de semis, et il en existe sans doute beaucoup d’autres, puisque la pratique de semer des fleurs sauvages connaît une grande popularité tant auprès du public que des services d’entretien des routes et des espaces municipaux.

Certaines espèces annuelles de lupin sont pollinisées par des abeilles, et en règle générale, les lupins sont aussi capables d’autopollinisation (Dunn, 1956). Les données sur la pollinisation du lupin des ruisseaux sont incomplètes, mais nous avons observé dans tous les sites divers hyménoptères butinant les fleurs de l’espèce. Toutefois, la présence d’insectes pollinisateurs ne suffit peut-être pas pour assurer la propagation de l’espèce. Certains chercheurs s’interrogent quant aux chances de survie des espèces rares dont les populations sont petites et isolées, même lorsque la pollinisation se fait de façon adéquate (Michaels, 1999). Selon Michaels, qui étudie actuellement la question, le taux de reproduction chez les petites populations de lupin est faible en dépit d’un taux adéquat de butinage (Michaels, 1999, inédit). Ses travaux sur les lupins devraient être examinés avec attention dans les années à venir.

L’effet de la dépression de consanguinité sur le potentiel de survie à long terme des petites populations fragmentées, bien expliqué par la génétique des populations, a été soulevé par plusieurs auteurs, dont Menges (1991), qui note que les petites populations isolées peuvent être désavantagées à plusieurs égards, étant notamment plus vulnérables face aux « forces extérieures ». La plupart de ces considérations s’appliquent aux populations accusant une trop forte consanguinité, ce qui n’est pas forcément le cas du L. rivularis puisqu’il se croise manifestement avec d’autres espèces. L’hybridation a par contre le désavantage d’altérer le bassin génétique de l’espèce. Menges (1991) se penche également sur le problème de l’érosion génétique que peuvent subir les petites populations fragmentées. Certains chercheurs ont constaté qu’un trop faible effectif peut avoir pour conséquence une réduction de la quantité de graines produites. Costin et al. (2001) soulignent que ce n’est pas toujours le cas, puisque les insectes peuvent être attirés par les fleurs d’autres espèces et butiner par la même occasion celles de l’espèce en détresse. Le nombre d’espèces en fleurs dans l’entourage du L. rivularis a donc une incidence sur la survie de l’espèce. En outre, van Treuren et al. (1991) notent qu’il est possible de contrer l’érosion génétique chez les petites populations. Dans le cas qui nous occupe, il serait facile d’échanger des graines entre toutes les populations connues de l’espèce, dans le cadre d’un programme de rétablissement.

Pollinisation

Aucune étude n’a été publiée sur la pollinisation du lupin des ruisseaux en particulier. Cependant, Dunn (1956) donne une description détaillée de la pollinisation chez les lupins en général. Chez le L. rivularis, il y a manifestement pollinisation croisée et probablement aussi autopollinisation. Les populations canadiennes de l’espèce sont probablement trop éloignées les unes des autres pour qu’il y ait échange de gènes entre elles.

Survie

La survie du lupin des ruisseaux dépend de plusieurs facteurs clés. Dans le passé, il semble que l’effectif de l’espèce se soit amenuisé en conséquence directe de la destruction d’une grande partie de son habitat. L’avenir des populations qui subsistent dans les plaines inondables des cours d’eau secondaires, dans les emprises de voie ferrée et sur les digues est précaire et tributaire de circonstances fortuites. Enfin, la menace d’infiltration génétique liée à la présence du L. arboreus, espèce exotique envahissante, est très réelle et requiert une attention immédiate. Pour les sites subsistant en milieu naturel, la perturbation est aussi un facteur déterminant. En somme, les chances de survie des populations canadiennes de L. rivularis semblent bien minces.

Les populations actuelles se reproduisent, et le taux de germination semble élevé. Dans certains sites, nous avons compté plus de cent semis, et dans la plupart des sites des jeunes individus côtoient des individus adultes. On ne peut pas dire si les populations sont stables, puisqu’il n’y a eu dans le passé aucun suivi de l’espèce au Canada. Cependant, le fait que certains sites subsistent depuis le jour de leur découverte peut être interprété comme un signe de stabilité.

Certaines espèces de lupin servent de nourriture aux chenilles de divers papillons, mais on ne sait pas si c’est le cas pour le L. rivularis. Il est probable que des charançons, des bruches et peut-être d’autres insectes se nourrissent des graines de l’espèce.

Nous avons observé quantité de pucerons sur un grand nombre de pieds de l’espèce, mais aucune fourmi. Dans deux localités, une cténuche, que nous n’avons pas identifiée, se trouvait en grand nombre dans les graminées à proximité du lupin des ruisseaux.

Selon nos observations, il est peu probable que les populations actuelles réussissent à s’étendre naturellement. Toutefois, il est peut-être possible d’augmenter le nombre de sites par une intervention et une gestion appropriées. Le débroussaillage et la fauche favorisent sans doute le lupin des ruisseaux, en réduisant les espèces compétitrices. Toutefois, il est important pour la survie à long terme de l’espèce que ces travaux ne se fassent pas avant qu’elle ait produit ses graines.

Physiologie

Ce lupin vivace montre une préférence marquée pour les sols pauvres où la compétition interspécifique est pratiquement nulle. Dans son habitat très restreint, l’espèce semble vigoureuse, et on peut penser que sa longue période de floraison (de mai à septembre) est une adaptation favorisant la pollinisation. Sa longue racine pivotante semble révéler une résistance à la sécheresse, bien que la partie humide des rives sableuses ou graveleuses des cours d’eau constitue l’habitat d’élection de l’espèce.

Les individus poussant sur l’accotement de chaussées fleurissent et produisent des graines en dépit du fait qu’ils sont périodiquement fauchés.

Déplacements et dispersion

Selon Dunn (1956), la dispersion des lupins est assurée par des oiseaux et des rongeurs. Pour ce qui est du L. rivularis, le fauchage de l’herbe le long des voies ferrées et sur les digues joue aussi un rôle dans la dispersion des graines, les transportant plus loin du pied producteur que ne le font la déhiscence des gousses et les autres agents de dispersion.

Il est possible que les peuples autochtones aient autrefois joué un rôle dans la dispersion de l’espèce, puisqu’ils utilisaient le lupin comme denrée alimentaire. Cependant, il n’existe aucun document sûr attestant l’usage du L. rivularis comme denrée alimentaire. De plus, même si cet usage a eu cours, il n’était probablement pas très répandu, puisque l’aire de répartition de l’espèce est très restreinte. Au chapitre des usages alimentaires, Turner (1998) mentionne le lupin, mais ne nomme pas le L. rivularis. On trouve dans Teit et Steedman (1930) une seule mention de l’usage par les Autochtones du L. rivularis S. Wats., mais cette espèce est différente du L. rivularis Dougl. ex Lindl. et ne se rencontre pas dans l’aire de répartition de celui-ci.

Nous avons constaté que dans la majorité des cas, les graines tombent et germent au pied de la plante mère. Cependant, nous avons observé deux sites constitués d’un unique individu. Ces deux individus doivent donc être issus de graines dispersées loin du pied producteur ou déterrées et transportées par les crues printanières.

Erickson (1999) mentionne que les graines du L. rivularis peuvent être projetées jusqu’à une distance de 26 pi (8 m) lorsque la gousse s’ouvre. Avant lui, Dunn (1956) disait que la déhiscence des gousses de lupin peut projeter les graines de 15 à 20 pi (de 4,5 à 6 m) de distance, de sorte que la colonie peut s’étendre d’une vingtaine de pieds (6 m) en un an. Le principal facteur limitant la dispersion des populations serait la disponibilité d’habitats répondant aux exigences de l’espèce.

Nutrition et relations interspécifiques

La nutrition et les interactions avec d’autres espèces n’ont pas été étudiées chez le lupin des ruisseaux, mais il y aurait lieu de le faire. À cause de sa capacité à fixer l’azote atmosphérique, le lupin est souvent mis en culture pour améliorer les sols (Dunn et Gillett, 1966). Il est bien connu que les lupins sont des espèces pionnières s’établissant sur des sols pauvres, qu’ils rendent favorables à l’établissement d’autres espèces.

Selon certains auteurs, il y aurait eu coévolution du lupin avec d’autres espèces (Whipple, 1998; Breedlove et Erlich, 1968, 1972). Le Lupinus perennis servirait d’hôte à un papillon, la mélissa bleue, dans l’Est de l’Amérique du Nord (Balogh, 1980), ce qui porte à croire qu’il pourrait y avoir d’autres relations de mutualisme entre les papillons et les lupins. Le L. rivularis ne figure pas dans la base de données sur les plantes hôtes des papillons de Californie (XOXEARTH, 2001), mais d’autres espèces de lupin, dont le Lupinus densiflorus, sont mentionnées.

Bien que les légumineuses vivent souvent en symbiose avec des champignons mycorhiziens, cette association semble moins fréquente chez les lupins et totalement absente chez certaines espèces (O’Dell et Trappe, 1992). O’Dell et Trappe (1992) n’ont pas pu déterminer si le L. rivularis forme ou non une association symbiotique avec ces champignons, puisqu’ils n’ont examiné que des fragments de racines et non des systèmes racinaires complets.

Comportement et capacité d’adaptation

Les travaux effectués en 2001 sur les terrains ont permis de constater chez le lupin des ruisseaux quelques caractères prometteurs pour sa survie à long terme, notamment une résistance aux perturbations, en particulier lorsque les espèces compétitrices sont éliminées.

Dans certaines localités, la capacité de l’espèce à se rétablir après une perturbation la rend moins vulnérable aux interventions humaines comme le débroussaillage, le fauchage et l’utilisation d’un coupe-herbe à fil. En fait, dans l’un des sites, bon nombre d’individus qui avaient été coupés, bien que de taille réduite, ont fleuri et produit des graines. Par contre, ce site ne résisterait probablement pas à une transformation radicale du milieu.

Le lupin des ruisseaux fleurit entre mai et septembre et produit continuellement des graines de juin à la fin de la saison de végétation. Nous avons observé des gousses bien formées dès juin. Vu la résistance de l’espèce aux perturbations et son évidente adaptation aux rives fluviales, il est fort probable que les populations survivraient à une catastrophe naturelle telle qu’une forte crue printanière. Les crues risquent certes d’arracher un certain nombre d’individus, mais peuvent par ailleurs déterrer des graines du réservoir enfoui et permettre ainsi l’établissement de nouveaux individus. Le caractère vivace de la plante et sa longue racine pivotante sont des signes qu’elle possède probablement aussi une assez grande résistance à la sécheresse.

Le lupin des ruisseaux est une espèce dont on fait la culture aux États-Unis. On trouve sur Internet quantité d’offres de plants ou de semences à vendre. Le pire danger de ce commerce tient au fait que ces plants et semences peuvent contenir des gènes du L. arboreus et posent alors un risque de contamination du bassin génétique du L. rivularis. En revanche, si ces plants ou semences de L. rivularis sont purs, ils pourraient servir à rétablir l’effectif de l’espèce. Cette situation demande à être examinée plus avant.

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