Perspectives Octobre 2014

Octobre 2014, Vol.2, No. 1

J’ai le plaisir de vous présenter une nouvelle édition de Perspectives, le bulletin du Comité externe d’examen des griefs militaires destiné aux cadres supérieurs des Forces armées canadiennes (FAC).

Bruno Hamel, Président

Le bulletin Perspectives revient sous un nouveau format afin de tenir compte du changement de nom de l’organisation entré en vigueur en juin 2013. Cependant, l’objectif de cette publication demeure inchangé : attirer l’attention des autorités des FAC sur des points communs à plusieurs dossiers dans le but de contribuer à la compréhension d’un sujet particulier. Perspectives vise aussi à sensibiliser les décideurs aux grandes questions et aux tendances qui retiennent l’attention du Comité lorsqu’il examine des griefs.

Dans ce numéro, le Comité discutera de la question de savoir si certaines pratiques et mesures mises en place par les FAC dans le but d’appliquer la Directive et ordonnance administrative de la Défense (DOAD) 5039-6, Prestation de l’instruction et de l’éducation dans les deux langues officielles, répondent en fait aux exigences de cette DOAD et, à travers elle, aux dispositions pertinentes prévues par la Loi sur les langues officielles. En effet, le Comité a examiné plusieurs griefs dans lesquels des plaignants affirmaient n’avoir pas eu accès à une instruction individuelle et à une éducation dans la langue officielle de leur choix. Cela aurait contribué à leurs échecs dans des cours de formation obligatoires et aurait conduit, pour certains, à leur libération.

Dans plusieurs de ces dossiers, le Comité a relevé des manquements graves à la DOAD 5039-6 et a formulé des recommandations de nature systémique afin d’attirer l’attention du chef d’état-major de la Défense sur la nécessité de combler les lacunes identifiées pour que tous les membres des FAC, quelle que soit leur langue officielle, puissent jouir d’une égalité de chances dans leurs instruction et carrière militaire.

Nous espérons que ce nouveau numéro sera aussi utile et instructif que ceux qui l’ont précédé. Vous trouverez tous les numéros de Perspectives sur notre site Web (www.ceegm-mgerc.gc.ca). Nous attendons également vos commentaires que vous pouvez nous transmettre par courriel (najwa.asmar@mgerc-ceegm.gc.ca) ou par téléphone (613-996-8529, sans frais : 1-877-276-4193).

Bruno Hamel
Président

À propos du Comité

Le Comité est un organisme fédéral, indépendant du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes (FAC). Le Comité examine les griefs militaires qui lui sont renvoyés par le chef d’état-major de la Défense (CEMD) et rend, en temps opportun, et de manière informelle et équitable, des conclusions et recommandations au CEMD et au plaignant ou à la plaignante. En remplissant son mandat, le Comité renforce la confiance des militaires dans le processus des griefs des FAC et en accroît l’équité.

DROITS ET OBLIGATIONS LINGUISTIQUES

Comme le souligne le Commissariat aux langues officielles, « les langues française et anglaise en tant que caractéristiques fondamentales de l’identité canadienne et l’importance des droits en matière linguistique sont clairement reconnues dans la Charte canadienne des droits et libertés enchâssée dans la Loi constitutionnelle de 1982… [La Charte] établit que le français et l’anglais ont égalité de statut ainsi que des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du CanadaFootnote 1 ». La Loi sur les langues officielles (LLO) s’est inspirée de ce droit et s’applique à l’ensemble des institutions fédérales, y compris les Forces armées canadiennes (FAC). Plus précisément, les articles 34 à 38 de cette loi prévoient que « les employés des institutions fédérales ont le droit de travailler dans la langue officielle de leur choix dans les régions désignées bilingues, qu’ils occupent un poste bilingue ou nonFootnote 2 ». Il en découle que les institutions fédérales ont l’obligation d’offrir l’instruction à leurs employés dans leur première langue officielle. Le Commissariat aux langues officielles précise :

Avoir le droit de travailler dans votre langue officielle signifie... : disposer d’outils de travail (par exemple, les ouvrages de référence, les manuels, les claviers, les logiciels informatiques et les systèmes de téléphonie) dans la langue désirée…; avoir accès à la formation la langue désiréeFootnote 3.

Afin de se conformer aux dispositions de la LLO, les FAC se sont notamment dotées de la Directive et ordonnance administrative de la Défense (DOAD) 5039-6, Prestation de l’instruction et de l’éducation dans les deux langues officielles, laquelle prévoit que :

Les militaires peuvent suivre de l’II et E [instruction individuelle et éducation] dans la LO [langue officielle] de leur choix, indépendamment de leur PLO [première langue officielle] … Par conséquent, avant de participer à des activités d’l’II et E, les militaires doivent indiquer la LO de leur choix [au personnel responsable]...

Or, dans plusieurs cas examinés, dont trois sont présentés dans ce numéro, le Comité a identifié des failles dans les pratiques et mesures prises par les FAC, ce qui s’est traduit par des manquements aux dispositions de la DOAD 5039-6. Ces manquements auraient fini par coûter à certains militaires leur carrière dans les FAC.

À noter que dans les trois cas présentés ci-après, d’autres questions particulières à chacun d’eux avaient été soulevées. Cependant, celle du droit des militaires à l’instruction individuelle dans la langue officielle de leur choix est commune aux trois et elle sera traitée dans cette publication.

DROIT À L’INSTRUCTION DANS LA LANGUE OFFICIELLE DE SON CHOIX

Le premier exemple (dossier 2013-067) concerne un militaire qui contestait sa libération à la suite de son échec au cours d’apprenti technicien. Le plaignant attribuait cet échec au fait que son droit de recevoir son instruction individuelle dans la langue officielle de son choix, en l’occurrence le français, n’avait pas été respecté. En effet, le cours, dispensé par un établissement externe privé, était donné exclusivement en anglais et le matériel didactique utilisé n’était pas traduit en français. Pour pallier cette lacune, une assistance linguistique avait été mise à la disposition du plaignant, laquelle consistait à lui assigner une personne francophone chargée de lui traduire les cours en classe et de répondre à ses questions.

Voici un sommaire de ce que le plaignant a rapporté au sujet de cet arrangement assez particulier en matière d’enseignement. Durant les premiers mois de la formation, l’instructeur suspendait le cours quelques instants pour permettre à l’aide linguistique de répondre aux questions que lui posait le plaignant. Au fil de la formation, le débit du professeur était devenu de plus en plus rapide et il ne suspendait plus ses cours. Afin de ne pas perturber le déroulement du cours, le plaignant écrivait ses questions et demandait des explications à l’aide linguistique à la fin du cours. Il est à noter que l’aide linguistique n’était pas qualifié comme traducteur et ne connaissait pas bien les termes techniques du métier enseigné. Il devait souvent interroger l’instructeur avant de fournir des explications au plaignant et, parfois, il ne répondait pas à ce dernier la même journée.

Après avoir examiné les arguments du plaignant et interrogé les parties concernées, le Comité a réuni plusieurs preuves indiquant des manquements importants aux dispositions de la DOAD 5039-6. En effet, les FAC et le fournisseur du cours ont confirmé que le cours en question était donné exclusivement en anglais et que la matière enseignée n’était pas traduite en français, la première langue officielle du plaignant. Or, la DOAD 5039-6 stipule que :

Les commandants des établissements d’II et E doivent veiller à ce que le matériel d’instruction, les examens et les outils (y compris les systèmes électroniques) élaborés et acquis par les FC, ou produits pour elles par une tierce partie, soient offerts aux militaires dans les deux LO.

De plus, le Comité n’était pas convaincu que l’enseignement reçu selon le mode décrit par le plaignant répondait à une autre disposition importante de la DOAD 5039-6, laquelle indique que :

Les commandants doivent également veiller à ce que le contenu didactique du matériel et des outils soit comparable dans les deux LO et de qualité équivalente.

Dans cette affaire, l’aide linguistique ne procédait pas toujours à la traduction simultanée du cours, sans oublier qu’il n’était ni traducteur professionnel, ni expert dans la matière enseignée. Ainsi, comment peut-on raisonnablement croire qu’un étudiant francophone qui doit suivre un cours enseigné dans une langue qu’il ne maîtrise pas, noter ce qu’il n’a pas compris, poser des questions et rattraper plus tard ce qu’il n’a pas saisi, par l’entremise d’un traducteur non spécialisé, recevra un enseignement « comparable et de qualité équivalente » à celui obtenu par ses collègues anglophones?

Finalement, lorsqu’un représentant de l’École du génie militaire des Forces canadiennes (EGMFC), responsable du cours, a été interrogé sur les conditions difficiles dans lesquelles le plaignant avait reçu son instruction, il a invoqué un problème « systémique » de ressources, ainsi que le fait que l’EGMFC était liée par un contrat à un établissement privé qui dispensait le cours. Or, la DOAD 5039-6 est très claire à ce sujet :

Les raisons suivantes ne doivent pas être considérées comme des motifs valables de retarder ou d’empêcher l’exercice, par les militaires, de leur droit de recevoir de l’II et E dans la LO de leur choix : ressources limitées; inconvénients administratifs; moyens limités pour la formation à l’intérieur ou à l’extérieur des FC; emplacement géographique.

Étant donné que le dossier du plaignant indiquait qu’il avait eu des écarts de conduite, le Comité n’a pas pu établir de manière catégorique que son échec était dû uniquement au désavantage linguistique dont il avait pâti. Cependant, il a conclu que le plaignant avait subi un préjudice manifeste en ce qui a trait à son droit à une instruction individuelle dans la langue officielle de son choix. Le Comité a recommandé que le dossier du plaignant soit réévalué afin de déterminer s’il pourrait poursuivre sa carrière au sein d’une autre occupation où il aurait accès à une formation dans la langue officielle de son choix.

DROIT À L’ÉVALUATION DANS LA LANGUE OFFICIELLE DE SON CHOIX

Le Comité a relevé des manquements semblables dans le cas d’un militaire qui contestait sa libération à la suite de quatre échecs consécutifs lors de sa formation en tant qu’officier de génie militaire également à l’EGMFC (dossier 2014-006). Le plaignant a estimé que ses échecs étaient dus principalement au fait qu’il n’avait pas été évalué en français, la langue officielle de son choix. De plus, il avait tour à tour suivi sa formation en format bilingue ou en anglais seulement. Trois de ses quatre évaluations, au cours desquelles il devait recevoir des ordres ou en donner, se sont déroulées en anglais. Seule la quatrième a été conduite en français. Lors de ces évaluations, le plaignant a, de plus, allégué avoir reçu ses ordres en anglais d’un étudiant allophone et indiqué que son évaluateur avait de la difficulté à le comprendre, lui demandant régulièrement de traduire en anglais ce qu’il venait de dire en français. Même si sa quatrième évaluation s’était déroulée en français, le plaignant a estimé, à juste titre, qu’il n’avait été évalué de façon équitable qu’une seule fois, alors que ses pairs avaient été constamment évalués dans la langue officielle de leur choix.

Il était facile de conclure dans ce cas, comme dans celui discuté plus haut, que les FAC avaient failli à leur obligation, pourtant très clairement définie dans la DOAD 5039-6, d’assurer au plaignant une formation et un accès aux examens dans la langue officielle de son choix. Dans ce cas également, les FAC ont invoqué un manque de ressources ce qui, comme il a été mentionné plus haut, contrevient aux dispositions de la DOAD 5039-6.

Ce cas présentait également une anomalie supplémentaire que le Comité a tenu à souligner : l’un des arguments présentés par les FAC était que le plaignant avait une compétence suffisante en anglais lui permettant de « fonctionner » dans les deux langues officielles. Cela confirmait à leurs yeux leur position initiale selon laquelle les échecs du plaignant étaient dus non pas à un désavantage linguistique, mais à des carences en leadership et au fait qu’il ne possédait pas les compétences nécessaires pour réussir en tant qu’officier dans les FAC. Or, la DOAD 5039-6 ne fait aucunement mention que le fait qu’un militaire maîtrise la deuxième langue officielle décharge les FAC de leur obligation primordiale de : « … veiller à ce que le matériel d’instruction, les examens et les outils (y compris les systèmes électroniques) élaborés et acquis par les FC, produits pour elles par une tierce partie, soient offerts aux militaires dans les deux LO.”

À la lumière des conditions dans lesquelles se sont déroulées la formation et les évaluations du plaignant, le Comité ne pouvait pas écarter la possibilité que l’utilisation de la langue anglaise lors de la formation et des examens ait pu contribuer aux échecs du plaignant. Le Comité a donc recommandé que la décision ordonnant sa libération soit réexaminée.

NIVEAU DE CONNAISSANCE D’UNE PREMIÈRE LANGUE OFFICIELLE

Le troisième cas discuté a trait à une militaire allophone qui contestait son retrait du cours élémentaire d’officier des affaires publiques où son rendement avait été jugé insuffisant (dossier 2013-063). La raison invoquée par le centre d’apprentissage concerné était que la plaignante ne possédait pas le niveau requis dans la langue officielle de son choix, le français, pour faire un travail où des compétences linguistiques élevées étaient requises. Cependant, la plaignante a fait valoir que son faible rendement était dû au fait que les FAC ne lui avaient pas assuré la formation en français.

Selon la plaignante, le cours élémentaire d’officier des affaires publiques était enseigné majoritairement en anglais et le matériel didactique disponible en français était très limité. Elle a affirmé avoir dû redoubler d’efforts afin d’assimiler la matière enseignée en anglais qu’elle traduisait en français pour pouvoir exécuter et remettre ses travaux dans sa première langue officielle. Même lorsque les présentateurs étaient bilingues, leurs exposés se déroulaient principalement en anglais. En classe, elle posait ses questions en anglais, parce que la majorité de ses collègues étaient anglophones. À plusieurs reprises, son instructeur lui aurait demandé de cesser de poser des questions, car cela dérangeait le déroulement du cours et qu’en plus il avait de la difficulté à la comprendre en raison de son accent. Pour la plaignante, il ne fait aucun doute que les FAC n’ont pas respecté leur obligation de lui fournir une formation dans la langue officielle de son choix et l’ont empêchée ainsi d’exercer le métier auquel elle aspirait.

Le cas était inédit sous divers aspects et, le jugeant d’intérêt public, le Comité a tenu une audience publique pour en débattre. Le grief présentait également plusieurs complications, non seulement en raison des particularités du métier d’officier des affaires publiquesFootnote 4, où la maîtrise d’au moins une des deux langues officielles est indispensable, mais parce qu’il n’existe aucune politique ou pratique au sein des FAC s’appliquant à un cas semblable. Les FAC ne disposent pas non plus de mécanismes pour évaluer au préalable les militaires qui s’enrôlent dans des groupes professionnels militaires exigeant des compétences linguistiques particulières. Finalement, le cours en question était dispensé selon un format bilingue dont les modalités et la structure ne font l’objet d’aucune politique au sein des FAC, mais qui a été mis au point en s’inspirant de l’esprit de la loi, comme l’a indiqué le directeur des langues officielles du ministère de la Défense nationale et des FAC.Footnote 5

Le Comité a relevé des manquements aux obligations prévues dans les dispositions de la DOAD 5039-6, et ce indépendamment des éléments de preuve et arguments présentés par les FAC pour justifier le retrait de la plaignante de son cours élémentaire d’officier des affaires publiques. En effet, les témoignages et la preuve au dossier indiquaient que la portion du matériel didactique du cours offert uniquement en anglais était trop importante et que la proportion de l’enseignement donné en anglais par rapport à la proportion de l’enseignement donné en français désavantageait clairement le français. De plus, les solutions offertes aux étudiants dont la première langue officielle était le français pour pallier le déséquilibre de la formation, tels que le rattrapage et le mentorat, ne respectaient pas non plus l’obligation de dispenser la formation de manière simultanée dans les deux langues officielles. Lorsqu’il a été consulté à ce sujet par le Comité, le Commissariat aux langues officielles a indiqué que « le fait de soumettre du matériel ou d’expliquer l’information plus tard, dans la première langue officielle de la personne concernée, ne suffit pas pour satisfaire les obligations imposées aux institutions fédérales en vertu de la LLO pas plus que le fait de fournir du mentorat additionnel. La personne doit être à même de suivre la formation dans la langue officielle de son choix au moment où celle-ci est dispensée ».

En raison de ces manquements, le Comité ne pouvait pas conclure que la plaignante avait reçu sa formation dans des conditions favorables et en conformité avec la LLO et la DOAD 5039-6. Il a donc recommandé que la plaignante réintègre le cours et que celui-ci soit dispensé dans un format respectant ses droits linguistiques. Le Comité a constaté que des améliorations substantielles avaient été apportées au cours élémentaire d’officier des affaires publiques dans les dernières années et a estimé qu’il était désormais à 90 pour cent bilingue et répondait aux obligations que les FAC sont tenues de respecter. Par conséquent, le cours peut désormais garantir à la plaignante une formation dans la langue officielle de son choix.

CONCLUSION

Le Comité reconnaît les efforts fournis par les FAC pour respecter les droits linguistiques de leurs membres ainsi que les enjeux liés à l’application de la LLO dans un environnement militaire complexe où l’efficacité opérationnelle et l’accomplissement de la mission restent primordiaux. Cependant, le Comité estime que les FAC doivent s’assurer qu’elles ont en place les mécanismes, les pratiques et les ressources nécessaires pour garantir aux militaires un accès à la formation individuelle dans la langue officielle de leur choix. Une évaluation juste des compétences implique d’offrir aux candidats une égalité de chances à tous les niveaux, y compris et surtout au niveau linguistique. Tant que l’équité en matière de formation n’est pas garantie, des militaires risquent d’être empêchés de servir au sein des FAC, ou de voir leur carrière écourtée ou leur progression ralentie, non pas parce qu’ils sont incompétents ou manquent de motivation, mais parce qu’ils sont désavantagés, ne recevant pas leur instruction individuelle et leur éducation dans la langue officielle de leur choix. Le Comité espère que le CEMD, dont la décision finale dans les trois cas traités ici était toujours attendue à l’heure où ces lignes étaient rédigées, prendra en considération les failles relevées durant l’examen de ces griefs et ordonnera qu’elles soient corrigées.

Footnotes

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