Chapitre 12 - L'économie de résistance : évaluation de l'influence de l'armée et des GRI sur l'économie
Genèse de la structure économique des pasdarans
Il n’est pas facile d’établir un profil historique de l’économie des Sepah‑e Pasdaran‑e Enghelab‑e Eslami (Gardiens de la Révolution islamique, ou GRI). Les pasdarans ont vu le jour immédiatement après la révolution de 1979. À la suite du déclenchement de la guerre contre l’Irak en 1980, ils se sont progressivement transformés en une organisation multidimensionnelle exerçant une vaste gamme de fonctions militaires, logistiques et économiques.
La décision de recourir aux pasdarans comme force militaire prédominante en Iran était fondée sur une stratégie politique claire qui visait à affirmer le rôle de ce nouvel acteur militaire révolutionnaire par rapport à l’armée régulière (Artesh). Les pasdarans, qui devaient représenter la nouvelle idéologie militaire de l’Iran, n’ont pas tardé à s’imposer comme les piliers du système de défense du pays et de ses principes révolutionnaires grâce au recrutement et au déploiement au front d’innombrables volontaires et conscrits appelés à défendre leur patrie sacrée et la révolution islamique lors de la guerre contre l’Irak.
L’absence d’une réelle structure administrative régissant la nouvelle unité a vite nécessité la création et l’organisation d’un réseau permettant d’offrir mobilité et ravitaillement au front et d’équiper les forces déployées en Iran. Pour combler cette lacune, que la première offensive irakienne a rendu encore plus insidieuse, l’idée est venue de créer une nouvelle unité logistique qui agirait aux côtés des forces armées traditionnelles, mais dont les membres disposeraient toutefois de moyens, de compétences et d’antécédents différents.
Après huit ans de conflit, cette unité embryonnaire était devenue un outil très efficace et très souple, reposant sur un vaste réseau de structures et de fonctions secondaires qui pouvait alors être considéré comme un système industriel vraiment autonome et autosuffisantNote de bas de page 37.
Soutenue par une structure indépendante complexe capable de pourvoir aux besoins en ressources des militaires, la capacité logistique de l’armée régulière enlisée dans une économie de guerre avait été poussée à ses limites. Plus important encore, elle a aussi permis de générer les ressources économiques voulues pour financer des programmes d’armement et l’intégration des pasdarans dans la nouvelle structure politique et institutionnelle de la République islamique.
La nécessité de créer une structure de commandement autonome pour le secteur de la logistique et l’industrie militaire est née spontanément des lacunes de longue date remontant à l’époque précédant la révolution. En 1963, le shah avait fusionné toutes les industries de défense pour former l’Organisation des industries militaires sous le commandement direct du ministère de la DéfenseNote de bas de page 38, créant ainsi un secteur qui en est progressivement venu à jouer un rôle dans le développement d’armes et d’équipement et dans la production officielle d’armes, d’hélicoptères, de véhicules et de munitions.
La dépendance excessive à l’égard de militaires étrangers a convaincu les autorités iraniennes de la nécessité de restructurer l’industrie militaire. C’est pourquoi elles ont créé, en 1981, l’Organisation des industries de défense (Sazeman sanayeh Defa-e) et lui ont confié la tâche de veiller — tout en restant complètement autonome — à la production d’armes et de munitions à l’appui de l’effort de guerre contre l’Irak.
En quelques années, grâce à la création d’un vaste système de recherche universitaire et à la mise sur pied d’universités relevant directement des GRI — tels que l’Université Imam Hossein, en 1986 —, les forces armées iraniennes et les pasdarans en sont arrivés à fabriquer sur place la plupart des armes et des munitions dont l’infanterie avait besoin et n’ont cessé d’accroître cette capacité au cours des deux décennies qui ont suivi.
En 1988, à la fin du conflit avec l’Iran, le réseau logistique des pasdarans était en mesure de produire tous les types de biens nécessaires à la guerre (armes légères et lourdes, véhicules, munitions, pièces de rechange, équipement individuel, etc.). Ils étaient dispersés partout dans le pays et pouvaient exploiter au maximum le potentiel de la main‑d’œuvre qui avait été disponible pendant la guerre.
L’émergence du réseau des pasdarans n’a toutefois été possible que grâce à la mise sur pied en même temps d’une structure économique et industrielle parallèle capable de générer des revenus, laquelle comprenait à la fin des années 1980 un vaste ensemble complexe d’organismes œuvrant dans des domaines très différents. Un nombre sans cesse croissant d’entreprises ont alors été créées grâce aux fonds et aux investissements des GRI, ce qui a donné naissance à un vaste réseau d’entreprises, de consortiums et de coentreprises qui a contribué à étendre de plus en plus la capacité industrielle et économique des pasdarans. Ces entreprises se sont progressivement transformées en un important conglomérat dirigé par une génération de gestionnaires issus du même milieu que les GRI.
En 1989, dans le cadre de l’importante transformation d’après‑guerre, il a été décidé de fusionner le ministère de la Défense et celui de la logistique militaire pour former l’actuel ministère de la Défense et du Soutien logistique aux forces armées chargé de superviser les GRI. Cette transformation visait non seulement à optimiser les ressources militaires — qui avaient grandement diminué après la fin de la guerre —, mais aussi à tenter de restreindre l’autonomie des GRI et leur influence politique, économique et militaire croissante.
L’ensemble du réseau logistique des GRI a alors été transféré au Ministère, intégré à l’Organisation des industries de défense et mis au service du projet de reprise économique du président de l’époque, Ali Akbar Hachémi Rafsandjani.
La taille de l’aile militaire des GRI a été réduite à la fin du conflit. De très nombreux conscrits et volontaires ont alors été démobilisés, ce qui a donné lieu à la réorganisation des bassidji sur les plans local et social et à la professionnalisation de leurs unités d’élite et de leur appareil du renseignement.
Malgré les efforts du gouvernement pour reprendre son ascendant sur les GRI en les plaçant, de même que leur composante industrielle, sous l’autorité du ministère de la Défense, les pasdarans ont continué de jouir d’une autonomie considérable grâce au soutien des autorités religieuses qui les considéraient comme l’instrument le plus efficace pour restreindre les forces politiques réformistes.
De nos jours, les pasdarans ne sont plus seulement une unité militaire. Ils sont constitués d’un important réseau informel de groupes au sein de leur composante militaire, d’un appareil industriel imposant et d’un vaste système de favoritisme qui a permis à un nombre croissant d’anciens membres de faire leur entrée sur la scène politique pendant la première moitié des années 1990, puis d’atteindre les plus hauts échelons de la classe dirigeante.
Le système économique actuel des pasdarans
Si analyser le rôle politique et militaire des pasdarans demeure un défi de taille vu le manque de sources et de données, évaluer leur potentiel industriel et leur capacité d’influer sur l’économie s’avère encore plus difficile. Ce qui complique davantage les choses, c’est l’abondance de la désinformation produite et diffusée en grande partie sur l’internet par les opposants à la République islamique, mais aussi par les GRI eux‑mêmes, qui cherchent à saboter le plus possible les enquêtes externes et à empêcher toute vérification efficace.
L’intérêt pour la puissance industrielle des pasdarans vient tout particulièrement de leur rôle dans le développement de programmes nucléaire et balistique, alors que le développement de l’infrastructure industrielle et civile, secteurs tout aussi importants dont la taille et les effectifs sont probablement supérieurs à ceux du secteur militaire, ont tendance à être négligés.
Il est tout aussi difficile d’évaluer le rôle des GRI dans le commerce illégal et les activités connexes, dont la nature et la portée ne peuvent que faire l’objet d’estimations.
En ce qui concerne l’industrie militaire des GRI, le principal enjeu est le contrôle de la structure industrielle. S’il est vrai qu’en 1989, à la suite de l’intégration dans le ministère de la Défense de l’appareil logistique et industriel, la main‑d’œuvre industrielle qualifiée des GRI a été transférée à l’Organisation des industries de défense, cette dernière est toujours fermement restée sous la houlette des GRI.
Les Nations Unies et le Département d’État américain ont dressé une liste relativement exhaustive des entreprises faisant partie de l’Organisation des industries de défense, afin de repérer celles qui pourraient être liées aux GRI et qui devraient alors faire l’objet de sanctions. L’Organisation représente actuellement un conglomérat de plus de 300 entreprises de tailles diverses qui emploient près de 40 000 travailleurs très spécialisés, dont certains experts iraniens parmi les plus talentueux. Elle entretient des liens industriels avec de nombreux secteurs différents, compte des usines dans plusieurs grandes villes et est en relation avec des scientifiques et des chercheurs dans des établissements d’enseignement de premier plan partout au pays.
En outre, au cours des vingt dernières années, les GRI ont adopté une stratégie de diversification astucieuse qui a donné lieu à la mise au point d’une vaste gamme d’actifs industriels dans divers autres secteurs, dont ceux de la construction (infrastructures résidentielles, industrielles, civiles et militaires) et de l’import-export, secteur très lucratif s’il en est, dans lesquels ils ne sont pas assujettis à des contrôles douaniers ou à des droits de douane.
Une part importante des principaux projets de grands travaux publics en Iran aujourd’hui est réalisée par le complexe industriel des GRI et, plus particulièrement, par des entreprises comme Khatam al‑Anbiya, une énorme société d’ingénierie et d’exploitation minière qui compte plus de 800 filiales menant des activités dans divers secteurs de génie industriel et mécaniqueNote de bas de page 39.
Khatam al‑Anbiya a été fondée pendant la dernière partie de la guerre contre l’Irak afin de s’occuper de la reconstruction après le conflit et de donner un emploi aux nombreux soldats des GRI démobilisés et réorganisés en un vaste réseau d’entreprises et de consortiums gérés principalement par les bonyads, fondations sur lesquelles repose le système économique des GRINote de bas de page 40.
Pour les GRI, les travaux de construction de routes, de viaducs, de tunnels, d’aéroports et de voies ferrées ainsi que des dizaines d’autres grands travaux publics favorisent le développement économique et constituent une occasion en or d’accroître leur rôle dans le développement économique et industrielNote de bas de page 41. Compte tenu de leur importance stratégique, il ne faut pas oublier non plus leur rôle dans la production et le commerce de ressources pétrolières et gazières et d’autres ressources minérales.
Plusieurs témoins signalent qu’une part importante du trafic de stupéfiants est gérée directement par des éléments des GRI, grâce à leur contrôle de la frontière orientale avec l’Afghanistan et à leur capacité de transporter vers les grandes villes du pays des marchandises provenant des régions frontalières inaccessiblesNote de bas de page 42. Ainsi, les mêmes forces de sécurité gèrent à la fois le trafic de drogues, dont la consommation constitue actuellement un réel problème social en Iran, et la lutte antidrogue. En fait, dans le cadre de leurs tentatives en vue de freiner la circulation de quantités massives de stupéfiants, elles enregistrent chaque année plusieurs centaines de victimes dans les régions frontalières. Des éléments des GRINote de bas de page 43 sont peut‑être aussi liés au commerce d’autres biens sur le marché noir, allant des produits alcoolisés plus inoffensifs aux pierres précieuses et aux armes. Ce commerce est géré par un réseau fermé de courtiers qui alimentent principalement les classes plus riches dans les zones urbaines.
L’administration Rohani et le conglomérat économique des GRI
Les tensions entre le gouvernement et les pasdarans ont atteint leur paroxysme au lendemain de la conclusion de l’accord nucléaire à l’été 2015. Dès son inauguration, Hassan Rohani, qui est en quelque sorte l’architecte du système de sécurité nationale sur lequel il exerce d’ailleurs sa domination depuis plus de deux décennies, s’est engagé dans une intense lutte de pouvoir contre les GRI et leurs fournisseurs. Son objectif est de mettre fin au contrôle rigide que les GRI exercent sur l’économie nationale et, plus particulièrement, à l’hégémonie et au rôle paralysant de leur complexe économique, en favorisant l’entrée de capitaux étrangers, d’organisations, de technologies et, surtout, d’une main‑d’œuvre spécialisée capable de déclencher une croissance économique et de réduire l’importance de certains acteurs nationaux.
Cette attitude de Rohani menace l’existence même de l’ensemble des industries qui ont bénéficié dans une large mesure de leur position monopolistique et d’une économie fermée — que les sanctions ont rendu impénétrable — dans laquelle le système économique des GRI a pu prospérer sans aucune restriction. Il n’est donc pas étonnant qu’un discours « révolutionnaire » et anti‑américain ait rapidement refait surface sur la scène politique dans le but de discréditer le gouvernement et d’appeler les Iraniens à se mobiliser encore une fois contre un ennemi extérieur commun.
La principale mission des GRI est de défendre la révolution islamique et ses institutions, d’assurer la continuité du projet politique de l’ayatollah Khomeini et du système institutionnel qui s’articule autour du velayat-e faqih. Par conséquent, les GRI considèrent toute attaque contre le discours révolutionnaire — ou même une simple dilution de ce discours — comme une menace directe pour leur propre rôle et leur propre continuité, ce qui pourrait déclencher des troubles et des réactions violentes.
Le retour à l’anti‑américanisme découle du besoin de perpétuer une perception de menace extérieure imminente pour le maintien de la République islamique et de ses institutions. Alors que la première génération politique après 1979 était fermement convaincue de la nécessité d’empêcher toute normalisation des relations avec les États‑Unis, jugeant l’ouverture comme extrêmement dangereuse pour les valeurs idéologiques du pays, la deuxième génération n’entretient pas de telles craintes et croit plutôt qu’elle peut tourner cette perception à son avantage.
Si cette menace présumée ne devait pas se concrétiser ou devait être sensiblement réduite, il serait alors justifié d’annuler ou de diminuer de façon importante l’ampleur de bon nombre de programmes d’armement, ce qui drainerait les ressources financières de nombreuses entreprises faisant partie de l’Organisation des industries de défense. Par ailleurs, l’ouverture aux entreprises occidentales et la levée de l’embargo pourraient favoriser la concurrence économique dans un marché qui n’est plus autoréférentiel et impénétrable. Les entreprises nationales moins compétitives seraient certes pénalisées, et on assisterait à l’effondrement d’une part importante des conglomérats dans les domaines de l’infrastructure et de l’industrie dans lesquels les GRI détiennent de vastes intérêts. Les tentatives de Rohani en vue de développer un nouveau marché dont le secteur privé fait la promotion au détriment des industries étatiques sont donc incompatibles avec les efforts des GRI en vue de continuer d’exercer un ferme contrôle étatique sur l’économie nationale.
Détails de la page
- Date de modification :