Chapitre 11 - Vers une libéralisation de l'économie iranienne?

Depuis son élection en juillet 2013, le président Hassan Rohani a insisté sur sa volonté de libéraliser l’économie iranienne. Cette ambition s’est traduite par de nombreuses déclarations quant à son intention de développer le secteur privé, de diminuer le poids des réglementations et la taille de l’État, de mettre fin aux monopoles publics et favoriser la concurrence et d’attirer l’investissement étranger. Les autorités iraniennes évoquent d’ailleurs clairement leur ambition de relancer les discussions pour que l’Iran devienne membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il était difficile pour les autorités de mettre en place ce programme tant que les sanctions liées au programme nucléaire n’étaient pas levées. Dans ces conditions, depuis la mise en place officielle de cet accord et le début de la levée graduelle de ces sanctions, on peut penser que les autorités iraniennes vont se concentrer sur ces objectifs.

Il faut savoir que l’économie est un enjeu politique majeur pour Hassan Rohani. L’économie iranienne est toujours en crise. La croissance a été quasiment nulle en 2015. Certes, avec la levée des sanctions, elle devrait atteindre 4 pour 100 à 5 pour 100 cette année. Mais le risque est que ce résultat soit sans lendemain. L’objectif de ces réformes est donc d’installer l’économie iranienne sur un sentier de croissance élevée de 8 pour 100 par an. Seule une croissance forte et régulière permettra de réduire le chômage que l’on peut estimer à près de 18 pour 100 aujourd’hui, avec une part très élevée de jeunes diplômés. De plus, dans une économie dominée par le secteur public à 80 pour 100, seul le secteur privé pourra créer à terme les emplois nécessaires et développer les exportations non pétrolières. Enfin, à terme, l’objectif de ces réformes, en permettant à l’Iran de devenir une nouvelle économie émergente, est de renforcer l’influence de l’Iran dans la région et sur la scène internationale. Le défi est énorme car il faut bien constater que les résultats passés en termes de croissance ont été décevants par rapport à d’autres économies émergentes. L’objectif de cette note est d’estimer si ce programme d’ouverture économique va véritablement être mis en place. Dans un premier temps, on va établir une liste des facteurs favorables qui pourraient permettre à ce programme de se réaliser. Puis, on établira une liste des obstacles.

Les facteurs favorables à l’ouverture économique

L’évolution des mentalités

Le facteur, sans doute le plus favorable au scénario d’une libéralisation de l’économie iranienne, est le fait que la société iranienne est d’une certaine façon prête à une telle éventualité. Il n’est pas nécessaire de revenir ici sur la réalité de la modernisation de la société civile iranienne depuis la révolution (Tableau 1). On peut toutefois mettre en avant plusieurs facteurs liés à cette question de l’ouverture de l’économie iranienne. Un certain nombre de travaux ont mis en évidence la montée de l’individualisme et l’acceptation de la notion de concurrence dans la société civile iranienne, ce qui, a priori, devrait favoriser un programme d’ouverture économiqueNote de bas de page 23. Par ailleurs, sur la base d’une enquête réalisée dans le secteur privé, on a la confirmation de la modernité de la classe moyenne iranienne. Les valeurs qu’elle défend sont en effet la compétence, la concurrence, l’égalité hommes-femmes, le partage du pouvoir entre parents et enfants dans l’entreprise familiale, etc. On note également un certain nombre d’éléments dans la classe politique qui démontrent l’impact de ces évolutions des mentalités. Beaucoup de dirigeants reconnaissent maintenant à quel point les nationalisations juste après la révolution constituaient une erreur. Il y a également un certain consensus dans le personnel politique, sur la nécessité de réduire la taille de l’État (afin notamment de lutter contre la corruption), de favoriser le développement du secteur privéNote de bas de page 24, ainsi que de lutter contre le caractère rentier de l’économie et sa dépendance pétrolière.

tableau 1 - part des filles parmi les étudiants dans les universités publiques dans quelques provinces en 2012 (%)
Esfahan 48.5
Tehran 45.9
Khorasan-Razavi 47.6
Kerman 49.2
Sistan & Baluchistan 46.8
Kordestan 49.1
Khuzestan 51.4

source : centre de statistiques d’iran

Existence d’une base industrielle non pétrolière

Par ailleurs, l’Iran n’est pas qu’une économie pétrolière. Le pays possède une base industrielle et dispose d’un véritable secteur privé (qui contrôle près de 20 % de l’économie). Un élément intéressant par exemple est la forte hausse des exportations non pétrolières ces dernières années (Graphique 1). En 2014, les exportations non pétrolières représentaient près de 35 % des exportations totales de l’Iran contre près de 10 % en Arabie aaoudite. On constate également que les principaux clients de l’Iran sont maintenant situés près de ses frontières ou en Asie (Tableau 2). On peut noter que cet essor des exportations de l’Iran vers l’Asie a sans doute été le résultat des sanctions puisqu’il était plus facile d’être payé par des clients de la région. Du fait des sanctions, les entreprises iraniennes ont compris que les marchés les plus accessibles (culture proche, compétitivité des produits iraniens), étaient les marchés régionaux immédiats. Par ailleurs, on peut considérer qu’une grande partie des entreprises privées iraniennes sont dirigées par de « vrais » entrepreneurs, qui ont développé des qualités de dynamisme et de résilience. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’entrepreneurs « rentiers » en Iran. C’est une réalité dans un pays où l’État a un rôle majeur et où il est parfois difficile d’établir une frontière entre de bonnes relations avec l’État et des relations « clientélistes ». Toutefois, parallèlement, on constate que, dans le secteur privé (et même dans la société), un discours s’est développé qui défend les vrais entrepreneurs et dénonce la présence des « rosulati », c’est-à-dire des entreprises qui sont en apparence privée mais appartiennent en fait au secteur public ou parapublic.

graphique 1 – exportations non pétrolières (milliards de dollars américains)
graphique 1 – exportations non pétrolières (milliards de dollars américains)
source : fmi

tableau 2 - répartition géographique des exportations non pétrolières en 2015Note de bas de page 25 (%)

Chine

21

Irak

18

EAU

16

Afghanistan

8

Inde

8

Turquie

4

Italie

3

Pakistan

2

Turkmenistan

2

Egypte

1

Autres

17

source : douanes d’iran

Le soutien du parlement

Un autre élément favorable est le fait que le parlement iranien devrait plutôt soutenir une telle politique de libéralisation économique. En effet, on peut considérer que, à la suite des récentes élections législatives, les forces modérées disposent d’une majorité relative au parlement (près de 40 pour 100 des élus). On peut également considérer qu’une partie des forces conservatrices que l’on peut qualifier de pragmatiques, devrait également soutenir une politique de libéralisation économique. L’élection récente d’Ali Larijani, membre des forces conservatrices, grâce notamment à des voix de la fraction « modérée », en tant que président du parlement, renforce ce diagnostic. En outre, la proximité d’Ali Larijani du Guide suprême, Ali Khameini, pourrait également permettre de limiter l’opposition du Conseil des Gardiens à des lois visant l’ouverture économique.

Les défis à surmonter

La méfiance du secteur privé vis-à-vis de l’État iranien

Cependant, les défis que devra surmonter le gouvernement pour mener ces réformes sont nombreux. Le premier d’entre eux est lié à la nécessité de rétablir la confiance au sein du secteur privé iranien. Ce dernier est plutôt favorable au gouvernement d’Hassan Rohani. Cependant, il reste fondamentalement méfiant par rapport à l’État. Le secteur privé a été traumatisé par les nationalisations effectuées après la révolution de 1979. Par ailleurs, on entend souvent chez les entreprises privées que les règles du jeu économique sont faussées en faveur des réseaux proches du régime. Beaucoup d’entrepreneurs n’ont ainsi pas confiance dans l’impartialité de la justice commerciale ou du système bancaire. Cette méfiance explique pourquoi les entreprises du secteur privé sont souvent familiales (« Dieu n’a pas de partenaires ») et de petite taille (car il ne faut pas attirer l’attention). On voit donc bien qu’il n’y aura pas de développement du secteur privé sans développement d’une plus grande confiance dans l’Etat iranien et les institutions publiques.

Les réticences des investisseurs étrangers

Il est évident qu’il y a également un problème de confiance du côté des investisseurs étrangers. Or, attirer les investissements directs étrangers (IDE) est vital pour le succès des réformes économiques en Iran. Hassan Rohani a fixé un objectif de 50 milliards de dollars américains par an d’IDE pour atteindre un objectif de 8 pour 100 de croissance. Par ailleurs, il est difficile de voir comment les autorités iraniennes peuvent ouvrir leur économie à la concurrence étrangère sans bénéficier d’un renforcement de la compétitivité de leur économie à travers des transferts de technologie liés à l’investissement étranger (par exemple, dans le secteur automobile). En outre, un rôle plus important des investisseurs étrangers pourrait favoriser le développement (et la confiance) du secteur privéNote de bas de page 26. L’Iran part de loin puisque, ces dernières années, les flux annuels d’IDE en Iran étaient proches de seulement trois milliards de dollars américains. Beaucoup de grands groupes internationaux sont maintenant convaincus du potentiel du marché iranien. Actuellement, c’est surtout la question des sanctions qui continue à les préoccuper. Tout d’abord, un certain nombre d’entreprises craignent de se retrouver engagés dans des partenariats avec des sociétés liées aux pasdarans (ou Gardiens de la Révolution islamique) ou à d’autres groupes, qui sont toujours sous le coup des sanctions américaines. C’est le cas notamment pour les secteurs de l’énergie et des télécommunications. De plus, les grandes compagnies pétrolières attendent une clarification de l’environnement juridique pour les contrats pétroliers. Par ailleurs, ces multinationales doivent faire face aux réticences des banques, notamment européennes, qui rechignent encore à travailler avec l’Iran pour différentes raisons : traumatisme dû à l’amende de BNP-Paribas, impossibilité de travailler en dollars américains avec l’Iran, risque de tomber sous le coup des sanctions américaines. Au total, on peut penser que, graduellement, ces grands groupes vont réaliser un certain nombre d’IDE dans des secteurs comme l’énergie ou l’automobile. Par contre, on peut difficilement s’attendre à des flux de 50 milliards de dollars américains par an tant que les investisseurs étrangers n’auront pas la perception que la politique étrangère de l’Iran se « normalise », notamment pour ce qui est des relations avec les États-Unis. Il ne faut sans doute pas s’attendre à d’importantes avancées dans ce domaine tant que les ultras conservateurs en Iran font d’un tel rapprochement une ligne à ne pas franchir. Par ailleurs, la récente décision de la Cour suprême américaine de saisir deux milliards de dollars américains appartenant à l’Iran risque de limiter, au moins à court terme, les possibilités de rapprochement économique entre ces deux pays. La mise en place d’un environnement des affaires plus attractif permettrait évidemment d’attirer plus d’investisseurs étrangersNote de bas de page 27. Dans tous les cas, on peut penser que le gouvernement joue une partie de sa crédibilité, en interne notamment, sur sa capacité à attirer l’investissement étranger, qui est souvent vue en Iran comme une conséquence logique de l’accord sur le nucléaire. On peut d’ailleurs penser que le gouvernement iranien pourrait se raidir politiquement s’il a le sentiment que les sanctions financières des États-Unis sont un frein trop important à l’investissement étrangerNote de bas de page 28.

La nécessité d’une « normalisation » de la politique étrangère

Une « normalisation » de la politique étrangère iranienne pourrait également jouer un rôle positif dans ces réformes si l’Iran arrive, par sa politique, à réduire les tensions régionales. Plus particulièrement, de meilleures relations avec l’Arabie saoudite et les monarchies arabes du Golfe pourraient permettre à l’Iran d’accroître ses exportations non pétrolières vers ces marchés. Les dernières années ont en effet démontré que les marchés « naturels » de l’Iran sont dans la région (Tableau 2). Par ailleurs, un renforcement des liens avec l’Inde pourrait également conduire à un accroissement des échanges et des exportations avec ce paysNote de bas de page 29. Une plus grande stabilité de l’environnement régional de l’Iran pourrait également permettre à ce pays de devenir un centre commercial régional, ce qui pourrait accroître fortement les revenus liés à la réexportation ou au commerce de transit.

Gérer le coût social de l’ouverture économique

Une autre difficulté sera pour le gouvernement de gérer le coût social, notamment à court terme, d’une libéralisation économique. Le taux de chômage est actuellement en Iran plutôt proche de 18 pour 100 et il touche de nombreux jeunes diplômésNote de bas de page 30. Par ailleurs, il y a eu une paupérisation des classes sociales les plus défavorisées et certaines estimations officielles font état d’un tiers de la population qui se trouverait en situation de pauvreté ou de grande fragilité. Dans un tel contexte, des privatisations d’entreprises publiques qui devraient conduire à une hausse du chômage pourraient être difficiles à gérer politiquement pour les autorités. Il faudrait par ailleurs que les occasions de création d’emplois permettent de compenser de telles pertes d’emplois. Il serait donc préférable d’attendre que la croissance reparte pour procéder à de telles opérations.

Gérer l’opposition politique à l’ouverture économique

L’éventuel coût social d’une politique de libéralisation économique nous amène à parler des oppositions politiques à une telle politique. Tout d’abord, il est clair que la droite radicale qui refuse l’accord sur le nucléaire est engagée dans une politique d’opposition absolue à la politique d’Hassan Rohani. Tous les moyens sont bons pour critiquer cette politique. Parfois, ce courant considère que ce « néo-libéralisme » remet en cause la politique de résistance car il favorise les importations, néglige la production nationale et accorde trop d’avantages aux entreprises étrangèresNote de bas de page 31. Dans d’autres occasions, ces réformes économiques sont décrites comme imposant un mode de vie occidental en Iran. D’autre part, les ultras conservateurs refusent que cette ouverture économique implique une normalisation des relations économiques avec les États-Unis. On peut noter également un discours très critique de courants situés plutôt à gauche qui estiment que des membres du gouvernement de Rohani sont avant tout des affairistes qui profitent de leur proximité avec le pouvoir pour s’enrichirNote de bas de page 32. Ces oppositions pourront être surmontées, surtout si les résultats économiques sont au rendez-vous. Par ailleurs, le rôle d’Ali Larijani, nouveau président du parlement, et des conservateurs pragmatiques pourrait être décisif pour aider Hassan Rohani à surmonter ces oppositions.

On peut également s’attendre à une opposition des pasdarans et des fondations (bonyads) qui ont formé des groupes économiques importants en jouant sur la frontière floue entre secteur public et privé en Iran. Ces groupes peuvent s’opposer au développement de l’investissement étranger si cela gêne leurs activités. C’est notamment le cas des pasdarans qui s’opposent au retour des investisseurs étrangers, notamment dans le secteur de l’énergie, car leur société de construction Khatam al-Anbiya avait obtenu de nombreux contrats d’exploitation de champs gaziers après le départ des compagnies pétrolières internationales du fait des sanctions. Les activités économiques des pasdarans et des fondations pèsent sur le développement du secteur privé du fait de la concurrence déloyale qu’ils lui imposent. Ces groupes peuvent également, comme ils l’ont fait dans le passé, profiter de la privatisation pour racheter des entreprises publiques. Enfin, ces groupes peuvent mobiliser les courants politiques les plus radicaux, dont ils sont proches, pour s’opposer aux réformes économiques du gouvernementNote de bas de page 33. Dans tous les cas, on sait que la lutte d’influence entre le gouvernement et les pasdarans a déjà commencé. Un certain nombre de faits laissent penser que le gouvernement essaie de limiter les activités des pasdarans, notamment dans le secteur de l’énergie. Il ne faut pas cependant négliger le pragmatisme de ces groupes qui sont également capables de s’adapter à un environnement économique plus ouvertNote de bas de page 34.

Un certain nombre de faits laissent penser que le gouvernement essaie de limiter les activités des pasdarans, notamment dans le secteur de l'énergie.

Enfin, il ne faut pas oublier les oppositions internes dans l’appareil d’État, notamment à une politique de privatisations. La presse iranienne a fait état des résistances à la privatisation de plusieurs ministres ainsi que de hauts fonctionnaires. On a le sentiment qu’il y a un fossé entre, d’une part, les discours défendant la privatisation d’Hassan Rohani et de son directeur de cabinet, Mohammad Nahavandian, et, d’autre part, la réalité des mesures prises dans les ministères. On peut penser que ces derniers refusent de perdre, du fait de ces transferts au secteur privé, leur pouvoir politique. On peut rappeler à ce sujet que l’un des plus gros actionnaires de l’économie iranienne est SHASTA, le fonds de pension de l’Organisation de la sécurité socialeNote de bas de page 35.

La modernisation de la société iranienne est un facteur décisif qui devrait graduellement conduire à une ouverture de l'économie.

En conclusion, on voit que la politique d’ouverture économique promise par Hassan Rohani devra surmonter de nombreux obstacles. La modernisation de la société iranienne est un facteur décisif qui devrait graduellement conduire à une ouverture de l’économie. Et c’est d’ailleurs cet élément qui fait sans doute la force de l’Iran et lui donne un avantage comparatif dans sa concurrence régionale avec l’Arabie saoudite. Par ailleurs, des compromis sont possibles dans ce domaine entre les différents courants politiques. Enfin, on voit bien les conséquences politiques d’une ouverture économique. Un secteur privé plus puissant changerait clairement le rapport de forces politiques en Iran. L’ampleur de ce changement dépendra notamment de la capacité du secteur privé à s’organiser de manière autonome par rapport à l’État et de la volonté des forces politiques dominantes d’accepter une telle autonomisationNote de bas de page 36.

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