Conséquences pour la sécurité des mégadonnées et du système de crédit social

Les mégadonnées permettent au Parti d’étendre son emprise déjà tentaculaire sur la vie des citoyens chinois. Le système de crédit social qu’il instaure lui permettra d’effectuer une collecte de données exhaustive pour mesurer la loyauté de chacun envers l’État. Comme des données peuvent être recueillies sur des entreprises et des individus à l’étranger, les pays qui voudront se mettre à l’abri du système de contrôle social de la Chine auront fort à faire. La stratégie de mégadonnées de la Chine pourrait renforcer le contrôle politique sans améliorer la qualité réelle de la gouvernance.

Le Parti communiste chinois (PCC) se sert de la technologie moderne pour automatiser les processus de consolidation et de renforcement de son pouvoir. Cet objectif est explicite dans le Plan d’action 2017 pour le développement des mégadonnées, qui établit un lien entre les progrès réalisés dans le domaine des mégadonnées et la « gouvernance sociale », processus utilisé par le PCC pour assurer la sécurité nationale en amont. Grâce aux progrès réalisés dans le domaine des mégadonnées, le PCC est mieux en mesure de prévenir, d’identifier et d’évaluer les risques qui pèsent sur la sécurité de l’État-parti. Les applications pratiques des métadonnées devraient aussi améliorer l’intégration, l’échange et l’utilisation des données entre les entités de l’État-parti. Le tout nouveau système de crédit socialNote de bas de page 72  , qui mise sur la technologie pour contraindre et inciter les gens à participer à leur propre gestion, s’inscrit dans le processus de gouvernance sociale du PCC. Les mégadonnées et le crédit social ne remplacent toutefois pas le Parti à titre d’autorité centrale. Les progrès réalisés dans ces domaines renforcent les processus actuels de contrôle social et politique, qui sont hébergés de façons visibles et invisibles dans les activités économiques et sociales de tous les jours. Il ne s’agit pas ici de créer de nouvelles méthodes de contrôle, mais plutôt d’installer des composants matériels et logiciels à niveau pour améliorer l’efficacité du système politique de la République populaire de Chine (RPC).

Les mégadonnées et le crédit social dans la stratégie de sécurité de la Chine

Le processus de « gouvernance sociale » du PCC, aussi appelé « gestion sociale », est la méthode qui sous-tend la façon dont le Parti s’autogère et gère ses relations avec la sociétéNote de bas de page 73  . La gouvernance sociale exige une adaptation constante aux circonstances toujours changeantes et est conçue pour renforcer la stabilité. Cette dernière n’est pas l’absence absolue de problèmes ou de menaces, mais plutôt la capacité de gérer les problèmes et les menaces afin qu’ils ne s’aggravent pas au-delà de la faculté du Parti d’en venir à bout.

La gouvernance sociale mobilise une grande quantité des ressources du Parti. La stabilité est un concept dynamique. La gouvernance sociale doit donc l’être aussi et pouvoir s’attaquer à des problèmes souvent contradictoires. La technologie est considérée comme susceptible d’aider à renforcer ce processus de contrôle en automatisant les objectifs de gouvernance sociale qui autrement accaparent énormément de ressources du Parti, à savoir : a) corriger et prévenir les erreurs, b) optimiser les opérations quotidiennes et c) atténuer et contrer les menaces éventuelles et réelles.

La gouvernance sociale est un système autogéré : elle peut s’adapter automatiquement pour aider le Parti à consolider et à renforcer son pouvoir. Les dirigeants du Parti doivent être souples pour superviser le développement de la Chine dans la mesure où ils ont la haute main sur l’ensemble du processus. Le pouvoir de coercition d’une armée solide ou de services de sécurité publique puissants ne sont qu’une partie du système de gouvernance sociale. D’autres organismes y participent également, comme le ministère du Commerce, le ministère de la Culture, le ministère des Affaires civiles et le ministère de l’Industrie et de la Technologie de l’information.

Le processus de gouvernance sociale vise à assurer ce qui maintient le PCC au pouvoir : le régime de sécurité nationale. Le concept de la « sécurité nationale holistique » de la RPC (mis en évidence, mais pas nouveau, sous Xi Jinping) combine sécurité intérieure et extérieure. La façon dont Beijing conçoit la sécurité nationale n’est pas totalement différente de celle d’Ottawa. Elle s’en distingue cependant parce que les termes intérieur et extérieur ne renvoient pas exclusivement aux frontières géographiques de la Chine, ni simplement à la politique de sécurité nationale et étrangère. En RPC, les termes intérieur et extérieur renvoient aussi à la composition même du PCC. Le Parti protège un espace d’idées qu’aucune frontière géographique ne limite. La sécurité nationale ne protège pas la Chine à l’extérieur du Parti communiste, elle la protège uniquement sous la direction du Parti. La loyauté envers les dirigeants du Parti est nécessaire, et les idées qui offrent une solution de rechange à son discours doivent être récusées. Du point de vue du PCC, c’est pour cette raison que la gouvernance sociale en amont est essentielle.

Voici comment les progrès réalisés dans les domaines des mégadonnées et du système de crédit social consolident et renforcent le pouvoir du PCC.

  • Ils optimisent les ressources de l’État-parti et synthétisent une grande quantité d’informations et de ressources (du marché et des sources gouvernementales) pour imposer l’intégration verticale et horizontale des entités gouvernementales.
  • Ils réduisent l’exposition de l’État-parti aux risques tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières géographiques de la Chine.
  • Ils transforment les exigences de développement économique et de gestion urbaine en principaux moyens de renforcer le rôle de l’État dans la vie économique et sociale de tous les jours.
  • Ils améliorent l’intégration logistique et les capacités d’atténuation et de règlement des crises.
  • Ils orientent et gèrent les exigences et les attentes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières géographiques de la Chine, face aux dirigeants de l’État‑parti.
  • Ils créent des moyens de pression, grâce aux relations du marché et du gouvernement, sur des entités et des gouvernements étrangers, augmentant de ce fait la portée de l’espace idéologique du PCC.

Dans le projet d’appliquer les mégadonnées à la gouvernance sociale, la priorité est accordée aux progrès réalisés dans le développement du cybergouvernement et des villes intelligentes. Dans ces deux concepts, l’utilisation des mégadonnées améliore la circulation des informations. En fait, le cybergouvernement crée l’architecture sur laquelle les villes intelligentes pourront compter. De leur côté, les villes intelligentes combinent l’analytique des mégadonnées avec les dispositifs de l’Internet des objets pour soutenir le processus décisionnel en temps réel. Si les villes intelligentes sont bien conçues, l’intégration croissante du cybergouvernement entraîne une certaine décentralisation. Cela peut sembler contradictoire, mais ce système vise à réduire les pressions excessives exercées sur les ressources des dirigeants de l’État-parti tout en renforçant leur contrôle sur l’ensemble du système et du processus.

Même à ses tout débuts, lorsque le cybergouvernement était habituellement décrit comme une ressource qui améliorerait la responsabilisation officielle, il était sous-entendu que le Parti à tous les niveaux serait tenu de rendre compte des priorités et des exigences aux hauts dirigeants. En Chine, le cybergouvernement n’a pas été conçu pour assurer la transparence et la responsabilisation des organismes gouvernementaux. Au départ, il visait à améliorer l’intégration des ministères. Les Projets d’or, lancés officiellement en 1993, prévoyaient des efforts en plusieurs étapes, comme le Bouclier d’or intégrant le ministère de la Sécurité publique et ses bureaux au niveau local. De même, les Douanes d’or assuraient l’intégration électronique des douanes. Les activités de ces cybergouvernements existants ont soutenu l’intégration des ministères et organismes. Le Parti a décrit le perfectionnement futur des mégadonnées comme une façon d’imposer une intégration verticale et horizontale plus complète.

Les villes intelligentes sont une façon de renforcer visiblement et invisiblement le pouvoir du Parti. Ce concept, qui a été piloté dans plus de 800 villes en Chine, est un moyen d’identifier les forces et les faiblesses d’un secteur défini géographiquement. Ici, le terme « risques » englobe tout, des problèmes de circulation aux risques environnementaux en passant par l’agitation sociale. Les technologies mêmes que le gouvernement utilise pour suivre et contrôler les individus sont aussi conçues pour soutenir le processus décisionnel gouvernemental et optimiser l’utilisation des ressources.

Ce n’est pas parce que le cybergouvernement et les villes intelligentes ont des objectifs politiques que leur rôle dans l’accélération du développement économique est secondaire. Le développement économique est une source de légitimité, mais aussi un moyen pour l’État-parti de s’immiscer dans la vie économique et sociale de tous les jours. En fait, les plans du gouvernement d’utiliser les ressources technologiques pour exercer un contrôle politique et social simultanément stimulent la demande de recherche et de développement en technologies qui assurent le maintien du développement économique de la Chine.

Dans la méthode de gestion du PCC, le rôle du crédit social est d’automatiser la « responsabilité individuelle », concept selon lequel il incombe à chaque citoyen de défendre la stabilité sociale et la sécurité nationale. Le crédit social automatiserait la responsabilité en utilisant la technologie pour perfectionner les méthodes de coopération et de coercition que l’État-parti utilise pour exercer un contrôle politique et social. La mise en œuvre de la responsabilité individuelle ne vise pas simplement à détecter l’« irresponsabilité » et à la punir, par exemple au moyen d’une liste noire du crédit social. Elle vise aussi à prévenir la prise de décisions irresponsables en encourageant, par la coopération ou la contrainte, la prise de décisions responsables. Plus précisément, le crédit social est conçu pour bâtir la « confiance ». Dans ce cas-ci, il ne s’agit pas uniquement d’améliorer la fiabilité des transactions sociales et commerciales des individus et des entreprises, mais aussi de déterminer si une personne ou une entreprise est digne de continuer de soutenir le Parti communiste chinois. La récompense, en termes simplifiés, est le maintien de la participation au développement économique et social de l’État-parti avec les avantages que cela comporte.

Les exigences de localisation des données associées à la Loi sur la cybersécurité qui est entrée en vigueur en 2017 sont un avertissement clair. À mesure que le système de crédit social se développe et que la participation augmente, les firmes qui sont engagées dans des coentreprises avec des sociétés chinoises, les compagnies qui font des affaires en RPC ou les individus qui vivent dans des entités chinoises ou qui travaillent avec elles pourraient être tenus ou obligés de prendre part au système. Les pressions politiques n’ont rien d’inédit, il suffit de penser aux entreprises qui ont été contraintes de désavouer l’indépendance de Taïwan ou du Tibet après avoir été accusées d’avoir manqué de respect à l’égard de la souveraineté ou de l’intégrité territoriale de la Chine par exemple. Le système de crédit social élargirait néanmoins la capacité du gouvernement d’orienter leurs processus décisionnels. Il lui permettrait aussi d’exercer un contrôle accru sur ses citoyens qui vivent et voyagent à l’étranger.

Un examen de la « solution chinoise » en matière de gouvernance et de développement mondial aide à décrire l’incidence des progrès technologiques sur les pays autres que la Chine. Les écrits chinois sur le programme « Une ceinture, une route », par exemple, donnent à penser que les données recueillies de sources à l’étranger peuvent soutenir le processus décisionnel en matière d’économie et de sécurité. Les mégadonnées sont considérées comme une ressource stratégique directement liée à la sécurité nationale. Il a été avancé explicitement que les Instituts Confucius, le commerce électronique et les services de transport, entre autres, peuvent être des sources de données. Si on ne sait pas au juste comment les données seraient utilisées et recueillies à l’étranger, on sait pourquoi : pour atténuer les risques et intervenir en cas d’urgence. Sur la scène intérieure, les applications technologiques dans des secteurs comme la gestion du réseau électrique sont également conçues pour mobiliser la société et les forces de sécurité sur les plans de l’idéologie et de la logistique à titre de méthodes d’atténuation et d’intervention en cas d’urgence. À l’échelle internationale, les mégadonnées pourraient aider le gouvernement à mieux comprendre les enjeux et soutenir la prise de décisions dans un contexte opérationnel.

Conséquences

  • Les progrès réalisés dans les domaines des mégadonnées et du crédit social renforcent la conception chinoise de la sécurité nationale qui intègre les ressources utilisées dans la vie économique et sociale de tous les jours. Les analystes devraient apprendre à appliquer la conception chinoise de la sécurité nationale à l’élaboration des politiques, surtout dans le domaine technologique, afin d’apporter des réponses stratégiques crédibles aux efforts de la Chine pour accroître sa puissance.
  • Les citoyens chinois au Canada et ailleurs continueront d’être jugés en fonction de leur crédit social. Leurs données personnelles ne sont pas nécessairement toujours protégées lorsqu’ils sont à l’étranger.
  • Il sera essentiel de comprendre l’incidence des progrès facilités par la technologie sur les individus et les entreprises qui entretiennent des relations avec la Chine. Le processus décisionnel des entreprises canadiennes et étrangères pourrait être perturbé si elles étaient jugées au moyen de systèmes comme le crédit social. Autrement, elles risqueraient de perdre leur accès aux services offerts en Chine ou au marché chinois.
  • Les économies développées doivent accorder une attention soutenue aux technologies stratégiques et nouvelles qui pourraient être utilisées pour renforcer le contrôle social et la sécurité nationale en Chine, et pour perfectionner les contrôles connexes. Les compagnies chinoises qui investissent dans des entreprises de technologie canadiennes ou étrangères ne sont pas toutes des extensions de l’État, mais elles sont en concurrence pour contribuer aux objectifs auxquels le PCC accorde la priorité.

Perspectives

Les progrès réalisés dans les domaines des mégadonnées et du crédit social sont mis en œuvre sous la forme de matériel informatique et de logiciels qui améliorent l’efficacité du système politique de la RPC. La technologie ne résout pas les problèmes de l’État-parti : elle en atténue certains et en aggrave d’autres. Les progrès dans les domaines des mégadonnées et du crédit social ne permettront pas d’atteindre les objectifs de la sécurité nationale si le système sous-jacent ne fonctionne pas efficacement (tel que défini par les dirigeants de l’État-parti). Il est donc important de se demander si le Parti peut suffisamment s’autogérer pour permettre à la technologie d’automatiser et de faciliter l’exercice de ses fonctions quotidiennes. Les mégadonnées n’amélioreront pas la mise en commun des ressources si les représentants officiels au niveau des gouvernements locaux responsables de leur intégration utilisent mal le système. Pour le PCC, les progrès technologiques rendent plus indispensables que jamais des tâches fondamentales comme la propagande et la confirmation de la loyauté envers le Parti.

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