Chapitre 10 - La rentabilité du faux : les acteurs non étatiques et l'industrie de la désinformation

Les entrepreneurs de fausses nouvelles profitent de la publicité fondée sur le nombre de clics qui vise les lecteurs de nouvelles sensationnalistes et ceux qui consultent l’actualité uniquement sur les sites d’agrégation de nouvelles. Ces entreprises maximisent leur lectorat et leur potentiel de piège à clics en achetant les pages de groupes comptant un nombre suffisant de membres correspondant au profil démographique ciblé. La vérité, la fausseté et la teneur du contenu de leurs nouvelles n’ont aucune importance : leur seul objectif est d’attirer des lecteurs qui verront les publicités.

Le présent rapport repose principalement sur une longue entrevue menée auprès d’un Kosovar dénommé Burim (nom fictif), âgé de vingt-quatre ans, qui est titulaire d’un baccalauréat en informatique. Il a travaillé dans le domaine des technologies de l’information pour une entreprise privée à Pristina, la capitale du Kosovo, de même que dans le domaine de la publicité. Depuis janvier 2016, Burim est le propriétaire-exploitant d’un commerce en ligne spécialisé dans la désinformation et les pourriels.

Réalisée au Kosovo en juin 2017, l’entrevue, qui s’inscrivait dans une vaste démarche, devait servir à mettre en lumière le phénomène de la désinformation, grâce à un aperçu de la vie, des motivations, des croyances et des angoisses d’une personne comme Burim. La production de désinformation est un phénomène sans nul doute étroitement lié aux technologies qui permettent de publier et de consommer du contenu. Or, comme il s’agit également d’un choix qui est fait sciemment, souhaitons que le présent article apporte un éclairage utile sur les motivations profondes des personnes qui agissent ainsi.

Public cible

Le commerce de Burim vise principalement à attirer l’attention, et Facebook est la seule plateforme qu’il utilise pour y parvenir. À tous moments, Burim « possède » environ une dizaine de pages Facebook. L’une d’elles semble être celle d’un groupe évangélique, et un grand portrait du Christ y est bien en évidence. « Je l’ai achetée, affirme-t-il. Cet homme d’Albanie a développé cette page en publiant de l’information religieuse authentique. Il a réussi à obtenir 100 000 mentions “J’aime”. Puis, il m’a transféré la page en échange de 2 000 euros. » Burim possède d’autres pages : une porte sur des endroits abandonnés; une autre vise à mobiliser des collectivités dans une ville du sud des États-Unis; une achetée tout récemment appartenait au départ à un groupe spécialisé dans la communication de conseils et d’informations sur les régimes et le végétalisme; une traitait de minimaisons et une autre encore était une page vérifiée — elle contenait un crochet bleu et un logo — qui avait quelque chose à voir avec la confiance. C’était rendu assez difficile de vraiment savoir de quoi traitait à l’origine la plupart des pages de Burim. Cependant, même si les groupes étaient bizarres en soi, leur public était gigantesque : 90 000 mentions « J’aime », 240 000 mentions « J’aime », 26 000 mentions « J’aime ». Dans sa quête de fidélisation d’un public, Burim pourrait, du moins en théorie, présenter son contenu à près d’un million de personnes.

Il a acquis les groupes de différentes façons. Il avait une page maîtresse qu’il avait lui-même créée et dans laquelle il a investi 20 000 euros en publicité ciblée sur Facebook afin de faire grimper le nombre de membres à un peu plus de 100 000. Cette page, la plus honnête qu’il ait jamais possédée, visait précisément à transmettre au quotidien les histoires virales et en vogue. Or il a acheté la plupart de ses groupes. Dans certains cas, Burim communique directement avec l’administrateur d’un groupe afin de savoir s’il est prêt à vendre : « Quand je tombe sur quelque chose d’intéressant, j’essaie de l’acheter ». Mais la plupart des groupes ont été achetés auprès de réseaux informels qui se livrent eux-mêmes à l’achat et à la vente de pages, dans le but premier de produire des pièges à clics et des pourriels.

« Nous ne savons jamais à l’avance si les groupes fonctionneront, explique Burim. C’est pourquoi nous publions d’abord un peu de contenu, puis nous attendons trois ou quatre heures pour voir combien de personnes seront incitées à cliquer pour en savoir davantage. Voilà comment nous déterminons si une page sera ou non utile. » Burim et son équipe testent chacun des groupes nouvellement acquis; ils vérifient le nombre de clics et de publications partagées que suscite le contenu. Les utilisateurs Facebook ciblés sont « de préférence des Américains sans habileté numérique et habituellement âgés de 30 ans ou plus ». Les groupes dont les publics sont trop jeunes de même que tous les groupes soupçonnés de comporter un trop grand nombre de membres versés en technologie sont délibérément évités. « Nous cherchons à joindre des personnes qui ne comprennent pas le monde numérique ni les pièges à clics. » Si le contenu ne pique pas la curiosité des internautes, le groupe est rapidement vendu, et le capital ainsi libéré peut être investi dans un autre groupe.

Contenu

Burim emploie sept personnes : celles-ci font circuler du contenu par l’entremise de ses groupes, mais n’en rédigent pas. Au plan économique, il n’y a aucun intérêt à créer du contenu alors qu’il est si facile de le voler ailleurs. Ses employés trouvent plutôt du contenu qui a été grandement partagé, habituellement par l’entremise d’un nombre infini de commerces similaires aux leurs, et se l’approprient. Il est particulièrement difficile de retracer l’origine de la plupart des récits qu’ils partagent. Lorsqu’il circule d’un endroit à un autre, le contenu fait souvent l’objet de changements subtils. Il est parfois raccourci, parfois exagéré ou simplifié. Burim compare ce processus à un lave linge : le contenu est sans cesse en mouvement et chaque « lavage » semble le modifier légèrement — rétrécissement, déformation, exagération ou enjolivement—, au point d’en occulter l’origine désormais sans importance.

Le contenu politique n’intéresse pas particulièrement son public cible. « Les récits de meurtres et les histoires scabreuses sont, essentiellement, celles qui obtiennent le meilleur rendement! », d’affirmer Burim, d’un ton jovial. Il fait défiler une longue suite d’articles : « Toiletteur toujours en liberté après avoir brutalisé un chien et lui avoir fracturé toutes les côtes »; « Il sort du coma au bout de douze ans et murmure un terrible secret à ses parents [vidéo] »; « Treize bienfaits pour la santé de feuilles de laurier consumées »; « Déceler rapidement la maladie d’Alzheimer à début précoce avec du beurre d’arachides. À voir absolument! » Certains n’ont été partagés que des centaines de fois par l’entremise de ses groupes, tandis que beaucoup d’autres l’ont été des milliers de fois, voire des dizaines de milliers de fois pour quelques-unes. Selon Burim, il ne fait que donner aux gens les articles sur lesquels ils veulent cliquer, et le contenu en dit long sur les espoirs, les craintes, les plaisirs coupables et les tentations de son public : être en santé (grâce à des trucs et à des conseils faciles); exprimer son indignation à l’égard de situations (clairement) abusives. En somme, le ridicule, le tragique et le sordide.

Qualifier cette activité de « fausses nouvelles », c’est passer à côté de l’essence même de ce phénomène. Les récits ne sont ni délibérément faux, ni délibérément vrais. Ils visent d’abord et avant tout à susciter l’intérêt du plus grand nombre d’internautes. « Je me moque de ce que le groupe fait, a affirmé Burim. Je ne lis même pas le contenu. À vrai dire, c’est la première fois que je le lis. C’est un ramassis d’absurdités. » Que le contenu soit vrai ou faux importe peu. « Je m’en moque », a-t-il répété, tout en continuant de faire défiler le contenu sans fin produit par son commerce. Il s’est arrêté un instant, le curseur immobilisé au-dessus d’un récit provoquant un emballement soudain et immense chez les internautes au point d’être partagé non pas des dizaines, mais des centaines de milliers de fois. « Tout ce qui m’importe, c’est le trafic. »

Argent

Lorsqu’ils cliquent sur l’un des récits que son équipe a publiés, les internautes sont réorientés vers les activités lucratives du commerce de Burim. Il compte environ une dizaine de pages Web ailleurs que sur Facebook et change les adresses URL pour éviter de se faire repérer. Ces pages ressemblent à des versions rudimentaires d’un journal en ligne, les articles complets étant accessibles sous diverses rubriques : « Accueil », « Santé », « Bricolage », « Animaux », « Alimentation », entre autres choses.

La publicité programmatique, en plein essor, élargit l’horizon de Burim et de ses semblables. Elle constitue une solution de rechange à la publicité de marque traditionnelle qui passe par les médias radiotélévisés. Des logiciels sont utilisés pour acheter des espaces publicitaires partout où un membre du public cible apparaît sur Internet, souvent repéré grâce à des témoins, aux données d’identification d’un appareil ou à des fournisseurs spécialisés dans les technologies publicitaires. Le but n’est pas de vendre des espaces publicitaires sur un site Web, et encore moins dans un journal, mais plutôt des espaces publicitaires que verront les personnes visées, où qu’elles se trouvent. Cela étant, Burim n’a pas eu à essayer de vendre des espaces publicitaires directement à des agences. Il pouvait les vendre par l’entremise d’intermédiaires de publicité programmatique et, à l’instar de tout journal (légitime), il a tiré ses revenus principalement de Google AdSense, soit de la publicité paiement au clic.

Burim réalise grâce à ses activités commerciales des gains allant de 400 à plusieurs milliers d’euros par jour; où que l’on soit, de tels revenus constituent un salaire décent, mais au Kosovo, ils représentent une somme très importante. Burim a le sens des affaires et de l’entrepreneuriat. Pour parler des décisions qu’il prend, il emploie les termes « risque calculé », « investissement » et « récompense ». Les pertes qu’il a subies par suite de la fermeture de certains de ses groupes ne constituent à ses yeux que des risques professionnels.

Tendances futures

La concurrence s’intensifie, selon Burim. Pas moins de 200 à 300 personnes exercent des activités similaires au Kosovo, en Macédoine et en Albanie. Même s’il se voit comme l’un des précurseurs de l’industrie, Burim peine de plus en plus à obtenir les clics prisés que ses compétiteurs, dont le nombre ne cesse de croître, et lui se disputent désormais.

Comme c’est le cas dans tant d’autres domaines, une multitude de petits acteurs agiles ont récemment fait leur apparition : de jeunes entreprises spécialisées dans les fausses nouvelles. Un petit nombre d’acteurs prennent de l’expansion et d’autres disparaissent. « Je m’attends à ce qu’il y ait une consolidation », a-t-il affirmé. Il sait également que Facebook s’efforce de contenir le flux incessant des pièges à clics et de le forcer à mettre fin à ses activités. Pour lui, ce n’est qu’un autre risque professionnel.

Le repérage et la publication de contenu, des tâches encore principalement manuelles, seront automatisés davantage et plus axés sur les données si les acteurs prennent bel et bien de l’expansion et sont mieux outillés. Les technologies qui ont été mises en œuvre pour des médias journalistiques légitimes (notamment BBC Trending ou Buzzfeed) permettent de repérer rapidement les récits qui sont largement partagés ou susceptibles (selon des mesures comme la « propagation virale ») de l’être ultérieurement. Il est facile de s’imaginer l’usage que feront de ces technologies des commerces comme celui de Burim pour repérer et republier le contenu le plus viral et le plus facile à partager, et ainsi damer le pion à leurs rivaux.

Conclusions et contre-mesures

De bien des façons, Burim représente l’antithèse du journalisme sérieux. Pour lui, le contenu n’est pas pertinent, la provenance importe peu, le récit se recycle et la vérité est tout à fait accessoire. Or il n’est que le produit de courants beaucoup plus généraux qui ont secoué le journalisme grand public ainsi que des commerces comme le sien. Il va sans dire que les personnes âgées de 55 ans et plus regardent principalement les informations télévisées et consultent pour la plupart d’entre elles différentes sources pour comprendre ce qui se passe dans le mondeNote de bas de page 50. Toutefois, les gens se tournent maintenant surtout vers Internet, plus que vers tout autre médium, pour s’informer, et une majorité accède aux nouvelles par des moyens indirects, c’est-à-dire une passerelle, qui va des moteurs de recherche et des agrégateurs aux sites de réseaux sociaux et aux assistants numériques à commande vocale. Ces recherches sont souvent organisées de façon algorithmique, et ces algorithmes tentent de présenter du contenu précis et calculé le plus susceptible de présenter un intérêt pour le lecteur. D’abord et avant tout, la montée de la publicité programmatique signifie que les revenus sont générés par les clics. Tout le contenu rassemblé sous un même flux, classé en fonction de l’intérêt généré et des clics, fait en sorte que les coûts et les risques rattachés au journalisme sérieux tranchent de plus en plus avec les avantages qui s’y rattachent.

En Occident, les informations de qualité médiocre diffusées en ligne sont assimilées à une atteinte au débat politique et au journalisme sérieux. L’entretien avec Burim a toutefois fait la lumière sur le revers de la désinformation en ligne. En effet, de dire l’interprète en se penchant en avant : « Il a l’accent de la classe ouvrière rurale de Lipjan ». Burim exerce peut-être des activités néfastes, voire dangereuses, pour la vie publique, mais il y voit un ascenseur social, un moyen de se sortir de la pauvreté rurale et la solution la plus prometteuse parmi les quelques-unes qui s’offrent à lui.

Il n’est pas étonnant que des solutions techniques soient envisagées pour faire obstacle à la désinformation en ligne, celle-ci étant perçue comme un problème technique. Or le problème est également d’ordre social et économique. Tant les entreprises de technologie que les gouvernements devraient s’employer à trouver des façons de mettre à profit l’esprit d’initiative et l’intelligence de personnes comme Burim et de mobiliser ces acteurs pour mener des activités à vocation sociale plus utiles à la société.

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