Chapitre 9 - Lutte contre la désinformation en Ukraine
StopFake.org, qui a d’abord été un moyen de réfuter les faux reportages russes sur l’Ukraine, est maintenant devenu un centre international d’information sur la propagande du Kremlin. Son équipe de journalistes a mis en œuvre de nombreux outils pour débusquer les messages de la Russie, discréditer la propagande russe et offrir des programmes de formation axés sur l’éducation aux médias.
Le site StopFake.org consiste en un projet de vérification des faits qui a pour but de débusquer les fausses nouvelles de façon à contrer la désinformation et la propagande russes. Des professeurs, des étudiants et des diplômés de l’école de journalisme de l’Académie Mohyla à Kiev ont lancé le site en 2014 par suite de l’annexion de la Crimée et de la guerre de la Russie contre l’Ukraine dans le Donbass. Au départ, il s’agissait de vérifier les informations et de contrer la désinformation et la propagande dans les médias concernant les événements en Ukraine. Le projet a pris de l’ampleur et s’est transformé en un réseau d’information qui s’emploie à examiner et à analyser soigneusement tous les aspects de la propagande du Kremlin.
Jusqu’à présent, les trente membres de l’équipe ont débusqué plus d’un millier d’articles des médias grand public russes (chaînes de télévision, journaux, agences de presse) en onze langues. Le contenu – des publications texte, audio et vidéo, des émissions de télévision et de radio sous licence, un journal local du Donbass et un documentaire – est suivi par 230 000 abonnés sur les médias sociaux et par de nombreux autres intéressés en personne. Le site StopFake.org détient les archives les plus vastes sur les fausses nouvelles russes, et l’équipe responsable vérifie les faits et effectue des recherches en plus de démystifier, de corriger, de traduire et de diffuser l’information.
Surveiller, débusquer, archiver et préciser les principaux messages
La guerre à laquelle la Russie se livre contre l’Ukraine témoigne des activités modernes de propagande du Kremlin dans le monde tout en s’inscrivant dans le droit fil des méthodes soviétiques, actualisées dans le but d’accroître leur incidence et leur efficacité.
La télévision demeure l’un des principaux outils d’ingérence et de désinformation en Russie et à l’étranger. Margarita Simonian, rédactrice en chef de RT, explique l’importance de ce mode de communication de la façon suivante : « Dans une certaine mesure, si [un pays] n’assure pas une diffusion à l’étranger, c’est comme s’il n’avait pas d’armée. En période de paix, l’armée n’est pas nécessaire. En revanche, si une guerre éclate, il est impossible de monter une armée en une semaineNote de bas de page 49. » Bien avant le début de l’annexion de la Crimée, l’exploitation de la télévision russe constituait un moyen des plus utiles pour influencer l’opinion publique en Ukraine. Toutes les grandes chaînes étaient accessibles librement en Ukraine, et des installations techniques sous le contrôle de l’État ukrainien servaient à transporter et à amplifier les signaux. Le contenu télévisuel russe était très populaire en Ukraine en raison de la proximité linguistique des deux pays et d’une économie des médias partiellement intégrée.
À la même époque, d’autres segments du système médiatique russe dominaient l’univers médiatique ukrainien. Peu à peu, les médias d’information en ligne, les médias sociaux et l’industrie du divertissement partagée, entre autres, ont commencé à faire office d’armes, et les médias russes se sont employés à fabriquer et à diffuser de faux textes, des titres manipulateurs, des images truquées, des allégations trompeuses et des documents contrefaits ainsi qu’à mettre en scène des imposteurs se faisant passer pour des experts, des sources médiatiques et des témoins. Tout ce contenu a donné lieu à une série de faux messages qui ont été relayés en Russie, en Ukraine et partout dans le monde dans le but de déprécier divers aspects de la vie en Ukraine. Pour maximiser les effets de la désinformation, les mêmes messages étaient répétés, traduits et amplifiés dans les médias sociaux.
L’équipe responsable du site StopFake.org a principalement pour but de débusquer les faux messages, de faire connaître ses conclusions à différents auditoires et de créer des archives. Des analyses préliminaires de 500 articles de désinformation produits par des agents de propagande russes sur l’Ukraine en 2014 et en 2015 ont fait ressortir d’importants messages fabriqués de toutes pièces. Voici quelques exemples :
- informations présentant l’Ukraine comme un État fasciste et déliquescent dont le territoire se désagrège continuellement, qui est perpétuellement en conflit ou qui risque toujours d’être annexé par ses voisins et l’Occident;
- fausses informations sur les relations politiques ou économiques de l’Ukraine avec ses partenaires à l’étranger, notamment au sujet de la délégitimisation de l’Union européenne et de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, de l’assistance que prêtent à l’Ukraine des pays étrangers et de leurs intentions là-bas; et
- informations selon lesquelles la Russie ne s’ingère pas dans les affaires de l’Ukraine, dont des messages niant l’occupation russe et l’implication de la Russie dans l’écrasement du vol MH17.
Une analyse approfondie a révélé que Zvezda TV, propriété du ministère russe de la Défense, était à l’origine du plus grand nombre de fausses nouvelles sur l’Ukraine (79 cas). Les deuxième et troisième rangs étaient occupés respectivement par Ukraine.ru (73 cas), un site Web de Russie qui appartient à l’agence de presse Novosti, propriété des autorités russes, et l’agence de presse RIA Novosti elle‑même (62 cas).
Tant les médias qui relèvent de l’État que ceux qui appartiennent au secteur privé (mais sous contrôle de l’État) jouent un rôle dans le système de propagande russe, le rôle principal revenant à la télévision et à Internet. Fait important, les analyses montrent que l’ensemble du système médiatique russe sert l’objectif du Kremlin lorsqu’il s’agit de fabriquer et de diffuser de fausses nouvelles. Ce système représente une pierre angulaire de l’infoguerre à laquelle la Russie se livre en Ukraine.
Démonter les activités d’agitation et de propagande de la Russie et sensibiliser l’opinion publique au pays et à l’étranger
Le Kremlin répand sa propagande dans des langues autres que le russe et partout dans le monde. Les russophones sont certes plus susceptibles de suivre les médias nationaux russes, mais l’agence de presse RT (anciennement appelée Russia Today) mène des activités en cinq langues et l’agence Sputnik, en 31 langues. Qui plus est, des sites Web non retraçables et des trolls sont actifs dans beaucoup d’autres pays et dans une multitude de langues. Comme la propagande russe déborde les frontières linguistiques et géographiques, la sensibilisation du public constitue une grande priorité.
Au début de 2017, une enquête de StopFake.org a mis au jour la perception qu’ont les Ukrainiens de la propagande russe et leur résilience à son égard :
- la majorité des citoyens ukrainiens (58,3 p. 100) croient qu’il y a un risque de propagande russe en Ukraine;
- les Ukrainiens considèrent les chaînes de télévision, les médias en ligne et les réseaux sociaux russes comme les principaux modes de diffusion de la propagande du Kremlin (45 p. 100, 34,5 p. 100 et 19,8 p. 100 respectivement);
- la majorité des citoyens ukrainiens (59,7 p. 100) s’estiment aptes à faire la distinction entre le vrai et le faux dans les médias; et
- dans l’ensemble, 42,1 p. 100 des répondants se sont dits d’avis que la désinformation est un problème grave dans les médias russes.
Le retrait des ondes de 75 chaînes de télévision russes accessibles en Ukraine a grandement contribué à soustraire la population ukrainienne du réseau de propagande du Kremlin. Ce retrait, ordonné par un tribunal ukrainien au début de la guerre du Donbass en 2014, a entraîné une forte baisse du pourcentage de téléspectateurs visionnant les chaînes de nouvelles russes en Ukraine : de 12 p. 100 en 2015, ce pourcentage est passé à 7 p. 100 en 2016 et à 5 p. 100 en 2017.
En outre, la diminution de la popularité des médias russes en Ukraine résulte des restrictions dont font dorénavant l’objet les entreprises de médias sociaux russes là‑bas. En mai 2017, le président ukrainien Petro Porochenko a signé un décret qui prévoit une large gamme de sanctions, dont l’interdiction d’exploitation des réseaux sociaux russes en Ukraine. L’incapacité des fournisseurs de services Internet ukrainiens à offrir l’accès aux réseaux sociaux russes a eu une incidence considérable. En effet, selon SimilarWeb, le nombre de visites par jour sur le site VKontakte en Ukraine a connu une baisse de 60 p. 100 en 2017 – passant de 9,8 millions à 3,8 millions – et le nombre de visites quotidiennes sur le site Odnoklassniki (« camarades de classe ») a chuté de 64 p. 100 – passant de 4,6 millions à 1,6 million. Ces deux sites de réseautage social hébergeaient des milliers de groupes anti‑ukrainiens et diffusaient de la propagande, en plus de servir d’outils opérationnels pour recueillir des fonds et retenir les services de mercenaires en vue de la guerre dans le Donbass.
Le nombre de visiteurs sur le moteur de recherche russe Yandex – qui offre un éventail de services personnalisés et recueille des données de géolocalisation et autres sur les utilisateurs ukrainiens – a diminué de 65 p. 100 : de 5,9 millions, il est passé à 2 millions de visites par jour. Mail.ru, l’un des services de courriel les plus utilisés en Ukraine, a perdu 55 p. 100 de sa clientèle ukrainienne. Les militaires qui composaient la majeure partie de cette clientèle voyaient régulièrement apparaître de fausses nouvelles russes dans la section publicitaire du site.
Diffuser le savoir et promouvoir l’éducation aux médias
En Ukraine, l’équipe de StopFake.org s’emploie également à améliorer l’éducation aux médias auprès de divers groupes cibles, tout particulièrement les habitants du Donbass et de la Crimée (bien qu’il lui soit difficile, pour des raisons évidentes, d’établir un lien avec eux).
En 2015, l’équipe a organisé des formations sur l’éducation aux médias à l’intention du grand public dans l’est et le sud de l’Ukraine. Le projet prévoyait des formations destinées aux formateurs, la conception d’un programme de cours et d’un guide de formation ainsi qu’une série de séances de formation intensives d’une journée pour les groupes susceptibles de faire les frais de la propagande russe. La formation s’accompagnait dans les médias locaux et nationaux (télévision, radio, bannières sur les sites Web de nouvelles et de réseaux sociaux, et publicités à l’extérieur) d’une vaste campagne de promotion de l’éducation aux médias dans le cadre de laquelle les citoyens se voyaient offrir des outils pour vérifier les faits. Le projet a permis à plus de 15 000 personnes de suivre une formation sur les compétences de base nécessaires pour porter un œil critique sur les médias.
Les Ukrainiens ont toujours du mal à comprendre les problèmes associés à l’ère de la postvérité. Selon un sondage de février 2017, la plupart des répondants, surtout ceux parmi les groupes d’âge inférieurs et intermédiaires, connaissaient et comprenaient le concept des fausses nouvelles, mais il s’agissait tout de même d’un concept flou pour bon nombre d’entre eux. Tous les répondants, même les plus jeunes, ont souligné que l’expression ne faisait pas partie de leur langage courant et ont affirmé l’associer à l’argot des jeunes et des adolescents. En revanche, le concept de propagande était compris de la plupart des répondants, surtout ceux des groupes d’âge intermédiaires et supérieurs qui s’étaient intéressés à la politique pendant l’ère soviétique. Comme les jeunes sont les plus susceptibles d’utiliser les plateformes de médias sociaux, de telles conclusions mettent en évidence le caractère essentiel des cours sur l’éducation aux médias.
Pour internationaliser ses travaux, l’équipe de StopFake.org collabore avec de nombreux organismes et réseaux de vérification des faits partout en Europe. Elle entend ainsi faire connaître l’exemple de l’Ukraine, sensibiliser la population mondiale à la désinformation russe et à l’ingérence du Kremlin dans les processus politiques et décisionnels et lancer un débat politique sur la désinformation dans d’autres pays.
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