Chapitre 2 - La Russie, l’Occident et les aspects géopolitiques de la désinformation
La campagne de désinformation menée par le Kremlin et par les réseaux d’oligarques qui y sont liés descend en droite ligne des « mesures actives » du KGB, et la technologie moderne ne fait qu’en augmenter l’ampleur, la vitesse et la puissance. Elle vise à contrôler l’opinion publique en Russie et à miner les démocraties occidentales en fomentant des divisions à l’intérieur de groupes ciblés. Des pirates informatiques, des usines de trolls et des sites Web largement dispersés masquent en partie l’origine commune de nouvelles fausses et déformées.
Un siècle et demi avant que le directeur du KGB, Iouri Andropov, ne fasse de la désinformation un élément central des activités de renseignement des SoviétiquesNote de bas de page 9, William Blake signalait qu’« une vérité que vous énoncez avec de mauvaises intentions bat tout mensonge que vous pouvez inventer »Note de bas de page 10. Toute désinformation à proprement parler contient fondamentalement des bribes de vérité communiquées avec de mauvaises intentions, et c’est la raison pour laquelle elle est aussi difficile à endiguer.
Dans la présente analyse, plutôt que les mots « Russes » ou « Russie », le terme « Kremlin » ou d’autres termes liés à Vladimir Poutine et à ses acolytes serviront, dans la mesure du possible, à désigner l’adversaire. Personne n’a intérêt à ce que les activités du Kremlin soient présentées comme un conflit entre la Russie et l’Occident. En fait, le principal adversaire du Kremlin a toujours été et demeure la Russie. Pratiquement toutes les mesures prises par le Kremlin contre l’Occident ont d’abord été mises en œuvre en Russie, contre le peuple russe et contre de nombreuses minorités ethniques, nationales et religieuses. Le Kremlin comprend non seulement l’administration présidentielle, mais aussi les réseaux de chefs d’entreprises, de caïds du crime organisé, d’anciens officiers et d’agents et de sources des services de renseignement soviétiques qui ont un lien avec Poutine et ses plus proches collaborateurs. Cet État à l’intérieur d’un État, qui influe sur les éléments officiels du gouvernement de la Fédération de Russie tout en restant indépendant, a été qualifié d’adhocratieNote de bas de page 11. L’administration présidentielle vit un roulement de personnel constant; les gens accomplissent ce qu’on demande d’eux, puis tour à tour, acquièrent ou perdent la couverture – ou l’air de légitimité – que peut leur offrir une association directe avec l’État russe.
Peu importe l’entité qui s’y livre, la désinformation constitue une forme agressive de marketing de l’information à l’appui d’objectifs politiques. Le modèle axé sur la segmentation, le ciblage et le positionnement est un élément fondamental de la recherche en marketing et des pratiques connexes depuis au moins les années 1970Note de bas de page 12. Les médias sociaux augmentent de façon radicale la quantité d’informations permettant de cerner des segments de marché et de mettre au point le contenu le plus susceptible d’influencer le public cible. En l’occurrence, la nouveauté ne repose pas tant sur les techniques que sur la facilité et la rapidité avec lesquelles la désinformation peut être dirigée simultanément vers différents segments de la population d’un pays, et ce, à très peu de frais, sans surveillance ni réglementation gouvernementale, ou presque. Un autre facteur important entre en jeu, à savoir la naïveté des entreprises technologiques, des futurologues, de la population en général et des décideurs publics, qui n’arrivent pas à saisir tout à fait le préjudice qu’un adversaire peu scrupuleux peut causer aux démocraties occidentales.
Essentiellement, les méthodes de désinformation s’apparentent aux pratiques de marketing modernes. Toutefois, les objectifs politiques visés et l’absence de contraintes morales ou éthiques les différencient et en sont au cœur. Andropov lui‑même a défini ainsi la désinformation en fonction de ses effets observables : « La désinformation, c’est comme la cocaïne. Consommée une fois ou deux, elle ne risque pas de changer votre vie. Toutefois, une consommation quotidienne fera de vous un toxicomane, et donc, une tout autre personne »Note de bas de page 13.
Andropov voulait peut-être laisser entendre que la désinformation comportait un aspect physiologique, c’est‑à‑dire qu’elle pouvait retenir l’attention et compromettre la capacité mentale de ceux qui la consomment. Il s’agit toutefois d’une question qui mérite d’être approfondie. C’est comme si le cerveau humain comportait un « récepteur de la désinformation » qui, une fois stimulé, le convainc qu’il en veut davantage. En raison de leurs nombreux effets, négatifs pour la plupart, la communication par ordinateur et les expériences connexes viennent sans doute amplifier ce présumé aspect physiologique de la désinformation. L’histoire de l’emploi du terme « désinformation » par les Soviétiques constitue en soi un exemple de désinformation. Il a bel et bien été inventé en Russie, mais, au début des années 1950, les services de renseignement de l’Union soviétique et leurs alliés ont reçu l’ordre de propager la rumeur selon laquelle le terme était d’origine française et décrivait une arme de la guerre de l’information déployée par l’Occident capitaliste contre l’URSS et les démocraties populaires partout dans le mondeNote de bas de page 14.
Le Kremlin demeure sans contredit un adversaire de l’Occident. Poutine et ses acolytes sont les enfants d’Andropov, ayant été recrutés par le KGB dans les années 1970 dans le cadre des efforts réalisés par Andropov pour régler les nombreux problèmes qui accablaient l’État soviétique en apportant du sang neuf et des idées nouvellesNote de bas de page 15. Même si la technologie de l’information en général et le Web en particulier créent de nouvelles occasions de pratiquer la désinformation, les règles du jeu n’ont pas beaucoup changé. À l’instar des normes du jazz, qui demeurent reconnaissables peu importe les musiciens et les arrangements, les campagnes de désinformation finissent par se ressembler. Lors de l’éclatement de l’Union soviétique, les services de renseignement occidentaux avaient déjà accumulé une somme impressionnante de connaissances relatives à la désinformation et aux techniques plus vastes connues sous le nom de « mesures actives ». Les défections qui ont suivi la chute du bloc communiste et la déclassification d’anciens rapports secrets permettent d’aborder cette nouvelle ère d’antagonisme en comprenant bien mieux ce que fait le Kremlin, comment il s’y prend et à quelles fins.
L’objectif des mesures actives n’était pas la collecte de renseignements, mais bien la subversion. Elles visaient à fragiliser les pays occidentaux de l’intérieur ainsi qu’à fomenter des divisions entre ces pays, entre les pays membres de l’OTAN et les États neutres d’Europe et entre les pays développés d’Europe et d’Amérique et les pays en développement d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latineNote de bas de page 16. Les mesures actives des Soviétiques visaient les dirigeants politiques, d’autre figures influentes, les médias, les chefs d’entreprises et les membres du grand public des pays occidentaux. Les méthodes employées allaient bien au‑delà du simple marketing de l’information ou de la simple promotion de l’idéologie communiste. De fausses informations délibérément destinées à tromper ont été publiées dans les médias; des documents volés ou falsifiés ont été diffusés grâce à des intermédiaires de confiance; les mouvements politiques perturbateurs ont été dotés de moyens d’action plus efficaces ou ont purement et simplement été créés; des experts ont été formés pour influencer les politiques de manière à servir les intérêts du Kremlin. Les couvertures diplomatiques, commerciales, universitaires et journalistiques ont été utilisées de façon audacieuse. Autant les mesures actives ne peuvent être dissociées de la désinformation, autant elles font partie intégrante des méthodes de gouvernance du KremlinNote de bas de page 17. Plus ça change, plus c’est pareil.
Cependant, l’adhocratie actuelle au Kremlin offre de nouvelles possibilités à l’Occident, auparavant aux prises avec un État soviétique monolithique. Malgré toute l’attention accordée à une seule usine de trolls du Kremlin à Saint‑Pétersbourg, il est possible de constater qu’une bonne partie de ce qui peut être observé en matière de désinformation et de mesures actives en ligne peut tout aussi bien provenir, par exemple, d’une agence de publicité de Zurich. À la demande d’officiers actuels du renseignement militaire russe (GRU) à Moscou, un club de « journalisme patriotique » à Omsk, en Russie, peut créer un site Web parallèle qui prétend couvrir les conflits au Moyen‑Orient. Les femmes à Omsk, qui relèvent d’un conseil d’administration formé d’anciens officiers des Spetsnaz du GRU, ont recours aux services de pirates informatiques d’origine russe en Espagne qui disposent de serveurs dans un centre de données à Amsterdam et d’une adresse de complaisance à Hong Kong, et ce, en vue de mettre en ligne un site Web à l’intention d’une équipe dont les membres ont été recrutés parmi des analystes à la retraite de services de renseignement de signataires du Pacte de Varsovie. Ce scénario n’est pas rare, et même s’il peut être long de remonter la filière jusqu’à Moscou, la nature hétérogène du personnel impliqué dans de telles opérations a pour conséquence que les techniques employées ne sont pas uniformes, parfois même peu systématiques, ce qui ouvre la porte à des enquêtesNote de bas de page 18.
Que faut‑il faire? Il existe plusieurs moyens de s’attaquer à la désinformation. Il est possible d’en atténuer les effets les plus pernicieux et de rendre les populations visées plus résistantes. Il est aussi concevable d’en arriver à affronter les acteurs, qu’ils soient ou non parrainés par un État, et à les convaincre d’une manière quelconque de cesser leurs activités. Toutefois, tant et aussi longtemps que les humains seront conditionnés à accepter la désinformation et à voir le pire chez les autres, la victoire totale restera hors de portée. L’attrait pour la désinformation semble être directement lié à l’attrait pour l’autoritarisme. Le pluralisme démocratique en Occident est vulnérable pour les mêmes raisons qu’il est utile. Il ne survivra pas sans effort. Il importe d’inculquer certaines notions dans l’esprit de chaque génération, la première étant que la vérité existe vraiment, c’est-à-dire qu’il existe une réalité objective qui ne peut être éliminée simplement parce qu’on le souhaite. Il importe aussi de comprendre comment la technologie exacerbe le problème de la désinformation et, si possible, de trouver des moyens de modifier la façon dont l’information est communiquée afin d’agir sur la manière dont chacun l’accueille et en fait l’expérience. Tant au pays qu’à l’étranger, les ennemis qui se servent de la désinformation pour porter atteinte à la démocratie et à l’État de droit doivent être affrontés et démasqués pour ce qu’ils sont : des éléments subversifs. Il a tout de même fallu des siècles d’efforts concertés pour élever l’humanité en l’amenant à résister à ses bas instincts et à ses tendances à la destruction et à l’intolérance. Enfin, ceux qui étudient la désinformation et qui abordent la question publiquement ainsi que les acteurs étatiques et non étatiques qui se livrent à cette activité doivent garder à l’esprit qu’il n’existe pas d’observateurs passifs. Il s’agit d’une guerre totale, sans front, qui ne connaît pas la neutralité. Diviser les gens est sans aucun doute l’un des objectifs du Kremlin, si bien qu’il incombe à chacun de tout faire pour ne pas faire office de pion dans son jeu.
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