Chapitre 3 - Le flan oriental de l'OTAN, nouveau champ de bataille

La Russie s’est dotée d’une stratégie de l’information exhaustive dans le but d’accroître son influence sur les États périphériques situés entre la mer Baltique et la mer Noire, tout en augmentant ses chances de réussir ses opérations militaires dans le cadre de tout affrontement futur avec les pays qui se trouvent sur le flanc oriental de l’OTAN. La propagation d’informations ciblées et non idéologiques vise à ébranler la volonté des populations visées de résister à la domination russe tout en discréditant les forces de l’OTAN qui se sont engagées à leur venir en aide.

La Russie a déclaré ouvertement une guerre de l’information contre l’Occident en 2013. La première vague d’attaques a été dirigée contre les États situés entre la mer Baltique et la mer Noire (appelés « Intermarium » ou « entre-mers »), c’est‑à-dire l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et l’Ukraine, soit des pays qui sont demeurés les cibles principales des campagnes d’intimidation et d’agression de la Russie depuis la dissolution de l’URSS en 1991. Par ailleurs, l’oblast de Kaliningrad, enclave russe à l’extérieur de la Russie, fourni une étude de cas unique en son genre illustrant la détermination de la Russie à ériger un « bastion idéologique » anti-occidental au cœur même de l’Europe. Étant donné le rôle essentiel de l’information dans sa vision de la guerre de l’avenir, le Kremlin se sert de sa campagne contre l’Ukraine et les pays baltes comme simple expérience générale en prévision de futurs conflits.

Fabrication d’un cocktail Molotov : la guerre de l’information à la russe

La campagne de désinformation que mène actuellement la Russie contre l’Occident est plus dangereuse et plus évoluée que jamais auparavant, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, la stratégie soviétique dans sa version moderne demeure universelle, souple et intelligente. En outre, elle transcende les frontières. Deuxièmement, les campagnes de piratage, les tentatives de compromission (kompromat), la destruction délibérée d’informations, la corruption éhontée et les cyberattaques la rendent pratiquement impossible à déceler. Troisièmement, conçue à l’intention de cibles au pays et à l’étranger, cette campagne touche différents auditoires en Russie, dans l’espace postsoviétique et au‑delà. Quatrièmement, elle est permanente : sous l’appellation d’« affrontement informationnel », elle est conçue de manière à être efficace aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix. Enfin, elle contient parfois des bribes de vérité, ce qui la rend encore plus difficile à contrer.

La campagne de désinformation russe est extrêmement souple. L’Occident s’évertue à l’inscrire dans un cadre théorique, tandis que la Russie allie théorie et pratique dans une approche multidisciplinaire de militarisation de l’information. Ainsi, à l’ère postmoderne, la guerre de l’information d’inspiration soviétique comporte un volet axé sur la psychologie et l’autre, sur la technologie.

Après l’éclatement de la crise en Ukraine en 2014, les campagnes de désinformation de la Russie ont gagné en complexité et se définissent maintenant en fonction des nouveaux éléments suivants.

Militarisation de l’information. Selon les stratèges militaires russes, la désinformation constituera un élément fondamental des conflits de l’avenir. Des recherches théoriques et des mesures pratiques ont permis la création d’« unités de recherche » et de « cybertroupes ». Selon le ministre de la Défense russe, Sergueï Choïgou, celles‑ci seront beaucoup plus efficaces que le département de contre‑propagande sous l’ère soviétique.

Codification et restauration des mécanismes régissant l’information. L’adoption d’une nouvelle doctrine de l’information en 2016 et d’une stratégie de développement de la société de l’information en 2017 a resserré l’emprise qu’exerce l’État sur le secteur de l’information. En outre, elle a permis de cerner les priorités externes et de confirmer l’état de préparation de la Russie à la guerre de l’information.

Création de la « verticale de l’information ». Chaque citoyen russe, du président à l’exploitant local, fait maintenant partie d’une verticale centralisée qui est responsable de la sécurité de l’information étatique. La mise sur pied de « cyberbrigades » et l’élargissement des responsabilités de la Garde nationale aux domaines de l’information et de la cybersécurité font partie de cette stratégie.

L’Ukraine, laboratoire de la Russie en prévision de futures guerres

La campagne de désinformation agressive de la Russie contre l’Ukraine corrobore le principe de Lénine selon lequel la propagande devrait favoriser l’action plutôt que de se limiter à de belles paroles. Les événements survenus après 2013 devraient être considérés comme une conclusion logique des actions clandestines menées sans relâche par le Kremlin depuis le début des années 90. Lors de l’invasion de l’Ukraine, la Russie a eu recours à une combinaison de méthodes offensives et non offensives simulant un nouveau type de conflit militaire alliant opérations militaires locales (menées par les forces des opérations spéciales), campagnes de désinformation et cyberattaques. La première étape, l’annexion de la Crimée, a servi de tremplin à d’autres opérations dans la région de Donbass. Pour attaquer l’Ukraine et l’Union européenne, la Russie a eu recours à la fois à la guerre axée sur la technologie de l’information (l’occupation du point d’interconnexion Internet de Simferopol et l’interruption des connexions par câble vers le continent qui lui ont permis d’exercer son infodominance sur la péninsule) et à la guerre psychologique. À ce moment, Moscou a mis l’accent sur la tactique du contrôle réfléchi afin de tenter de forcer la communauté internationale à reconnaître la Russie comme un acteur ayant des intérêts particuliers en Ukraine sans pour autant être une partie au conflit. Au cours de la seconde étape du conflit, qui a débuté en avril 2014, la Russie a élargi sa stratégie et a eu recours à des campagnes de désinformation plus intenses, à des cyberattaques, à des armées de trolls, à des réseaux de zombies, à des logiciels de TI et à des moteurs de recherche (surtout Yandex) pour vaincre l’Ukraine, la discréditer et falsifier les informations. En fait, pour discréditer l’Ukraine aux yeux de l’Occident, la Russie a tenté de la présenter comme une « erreur de 1991 », c’est‑à‑dire comme un État déliquescent gouverné par une « junte » illégitime, corrompue, incompétente, russophobe, antisémite et néonazie. En la décrivant ainsi, elle cherchait à atteindre tous les segments de la société occidentale.

La brutalité et les actions du Kremlin reposaient sur les hypothèses suivantes :

  • personne ne le défierait dans le dossier de l’Ukraine;
  • faibles, fragmentées et dépourvues de vision stratégique, les élites politiques ukrainiennes ne sauraient réagir judicieusement; et
  • l’Ukraine n’étant pas un État (homogène), certaines régions appuieraient les actions de la Russie.

Pis encore, pour la majorité des Ukrainiens, l’idée d’être en guerre avec la Russie était inconcevable, attitude que le Kremlin a exploitée dans tout son cynisme. À cet égard, l’exemple ukrainien devrait être reconnu comme un signal d’alarme pour l’ensemble de la communauté européenne et pour les pays baltes en particulier.  

Les pays baltes sont-ils les prochaines cibles?

Les trois pays baltes qui forment la partie nord du flanc oriental de l’OTAN constituent une autre cible de choix de la campagne de désinformation de la Russie. Tout au long des années 1990, les efforts de propagande de Moscou ont porté sur l’interprétation de l’héritage historique de l’Union soviétique, de nombreuses minorités russophones mal intégrées et nostalgiques de cette époque agissant à titre de « fan-club » du Kremlin. Après 2007, l’émergence du concept du « monde russe » a entraîné des changements radicaux : les actions jusque‑là mal organisées et souvent brouillonnes du Kremlin ont progressivement été remplacées par une stratégie systématique, bien coordonnée et cohérente.

Les opérations de désinformation de la Russie contre les pays baltes visent à montrer que la transformation de ces pays à l’ère postsoviétique et leur intégration dans la communauté euroatlantique ont été un échec. La propagande russe insiste énormément sur la « pauvreté endémique », la « dépopulation » et le « statut semi‑colonial » de ces pays ainsi que sur l’idéologie d’extrême droite débridée qu’on y trouve. En outre, les élites locales sont qualifiées de russophobes et de paranoïaques. Toujours selon la propagande russe, ces caractéristiques, auxquelles s’ajoute la « servilité aveugle » envers l’Occident, ne permettent pas aux élites politiques locales de prendre des décisions rationnelles, ce qui nuit à leur économie, les transforme en « cordon sanitaire » contre la Russie et les expose à des représailles du Kremlin.

Un autre thème très important de la campagne de désinformation russe est indissociable du rôle de l’OTAN. Les organes de propagande soutenus par le Kremlin diffusent de fausses informations et de fausses nouvelles (en russe et dans les langues locales) dans l’espoir de créer une image répulsive de l’OTAN, dont ils décrivent les soldats (surtout en Lituanie et en Lettonie) comme une bande sauvage de vandales, de pervers sexuels et de violeurs qui, à l’abri des lois locales, agissent comme des envahisseurs (un parallèle manifeste avec l’armée nazie en territoire soviétique). Ce discours déformé sert les objectifs suivants :

  • mobiliser la population russe autour du régime politique actuel (« la Russie à titre de forteresse assiégée »);
  • présenter la Russie comme une solution de rechange au modèle libéral occidental (« la Russie à titre de gardienne des valeurs conservatrices chrétiennes »);
  • raviver les sentiments antiaméricains et anti-OTAN en Europe; et
  • fragmenter artificiellement l’Union européenne.

Le renforcement massif du potentiel militaire dans le District militaire Ouest (notamment dans l’oblast de Kaliningrad) constitue un autre moyen de présenter l’OTAN sous un jour défavorable. Il permet de créer un climat d’impunité tout en « prouvant » aux pays baltes que l’OTAN n’est pas en mesure de protéger leur souveraineté et leur intégrité territoriale en cas de conflit. Parallèlement, en intensifiant ses mesures militaires, la Russie tente d’insister sur le fait que les dépenses militaires « excessives » constituent un simple gaspillage d’argent (et une condition imposée par l’OTAN) qui pourrait plutôt être investi dans l’économie.

La crise en Ukraine a eu une incidence profonde sur le comportement de la Russie à l’égard de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie. Avec ses plus récentes mesures musclées, le Kremlin a dépeint les pays baltes comme n’étant rien d’autre que le « proche‑étranger », c’est‑à‑dire des entités qui demeurent dans la sphère d’influence de la Russie, n’ayant pas réussi à se joindre à la communauté euroatlantique. Les campagnes de désinformation agressives contre les pays baltes visent aussi à montrer que les tensions croissantes dans la région sont causées par les actions contre la Russie et la russophobie qui se propage dans les pays baltes et en Pologne, ce qui, selon de hauts dirigeants russes, pourrait mener à la troisième guerre mondiale.

Toutefois, la rhétorique belliqueuse et l’intimidation directe ne sont qu’un aspect de l’attitude changeante de la Russie. Depuis 2014, Moscou se sert de plus en plus de Kaliningrad comme d’un instrument lui permettant de diffuser de fausses informations et de s’ingérer de façon agressive dans les affaires intérieures de ses voisins, tout en faisant naître un sentiment anti‑polonais, anti‑lituanien et anti‑OTAN.

Kaliningrad, le phare du « monde russe » en Europe

Différents facteurs limitent la marge de manœuvre de la Russie dans les pays baltes et en Ukraine, et cela pourrait empirer dans le contexte découlant de l’annexion de la Crimée. Situé au cœur de l’Union européenne, Kaliningrad semble être un endroit idéal pour diffuser de la désinformation et exporter des valeurs russes. De premières tentatives infructueuses à cet égard ont été faites de 2003 à 2006. Toutefois, la crise en Ukraine a complètement changé la donne, ayant transformé la perception qu’avait le Kremlin de Kaliningrad et de son rôle dans le conflit idéologique avec l’Occident.

Depuis 2014, l’enclave est à l’avant‑garde de campagnes intensives de désinformation contre les Lituaniens et les Polonais. Exemple le plus notoire, l’épisode scandaleux à Vilnius à la fin de 2016, lorsque l’ambassade de Russie a diffusé des tracts renfermant de fausses données sur le rendement économique de la Lituanie dans le but d’inciter les habitants à quitter le pays à destination de Kaliningrad.

En plus d’alimenter les troubles internes, Kaliningrad est devenu un rempart pour le soi‑disant « monde russe » dans la guerre idéologique contre l’Occident, ses valeurs et ses traditions, un monde dans lequel l’Église orthodoxe russe a acquis beaucoup d’influence. Dans un discours prononcé en mars 2015 à Kaliningrad, le patriarche russe Cyrille a qualifié la région de « phare de la Russie » et de rempart contre l’ennemi. La militarisation d’une intensité à couper le souffle (l’oblast est maintenant l’une des régions les plus redoutables en matière de déni d’accès et d’interdiction de zone) jumelée aux mesures prises par la Russie dans le domaine de la sécurité de l’information a transformé Kaliningrad en laboratoire d’essai de nouvelles façons de faire la guerre qui unit, dans une stratégie intégrée, les deux aspects de l’affrontement informationnel de Moscou.

Que réserve l’avenir?

De la mer Noire à la mer Baltique, le flanc oriental de l’OTAN est relativement faible et fragmenté et se développe de façon inégale. Compte tenu des leçons tirées de l’expérience en Syrie et en Ukraine, Moscou insistera sur l’adoption d’une stratégie fondée sur l’intégration d’éléments militaires et non militaires. Comme l’a indiqué en 2016 le chef d’État‑major général Valéri Guérassimov, « les techniques de guerre s’orientent de plus en plus vers la mise en œuvre complexe, forces militaires à l’appui, de moyens politiques, économiques et informationnels ainsi que d’autres moyens non militaires ». Autrement dit, la sécurité de l’information devrait être considérée comme une partie intégrante de la guerre hybride.

En outre, tout porte à croire que la Russie s’est donné un autre objectif stratégique, c’est-à-dire miner la cohésion entre l’Union européenne et les États membres de l’OTAN et provoquer des conflits et de l’animosité entre l’Ukraine et ses partenaires stratégiques au sein de l’alliance euroatlantique. Divers moyens seront employés à cette fin, qu’il s’agisse de groupes de réflexion, d’ONG et de groupes populistes marginaux soutenus par Moscou ou de médias sociaux et d’organes de presse. Le degré de complexité de la propagande russe oblige l’Occident à élargir sa compréhension, souvent simpliste, de la guerre de l’information.

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