Chapitre 5 - Examen du Brexit : ascension et déclin d'un réseau de zombies sur Twitter
La recherche sur les réseaux de zombies actifs pendant le référendum sur le Brexit a mis au jour un phénomène de gazouillage hyperpartisan et coordonné qui résultait des activités de deux groupes. Le premier générait automatiquement de grands nombres de gazouillis, publiés ou partagés, tandis que le deuxième communiquait à un auditoire plus ciblé des données générées par les utilisateurs. Le trafic était majoritairement favorable à la sortie de l’Union européenne et interpelait les lecteurs nationalistes et xénophobes. Sans être composé de fausses nouvelles fabriquées, le contenu de ces gazouillis était simpliste et n’était fondé sur aucun fait, imitant le style des tabloïdes et intégrant, en boucle, la rétroaction de l’auditoire. Dans une forte proportion, ces comptes et leur contenu ont été désactivés immédiatement après le référendum.
Le référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne s’est joué sur un fond de réorientations politiques, de polarisation et d’hyperpartisannerie. Les consommateurs de nouvelles eux se sont scindés en deux groupes, suivant leur segmentation démographique, privilégiant dans un cas les médias grand format et dans l’autre les tabloïdes. Pendant toute la période du référendum, les partis populistes et leurs chefs ont stratégiquement tiré parti de ces éléments, qu’ils ont moussés au maximum pour promouvoir « les valeurs culturelles traditionnelles et multiplier les appels au patriotisme et à la xénophobie tout en insistant sur le rejet des étrangers et la préservation des rôles traditionnels liés au sexe »Note de bas de page 22. Ces circonstances et le climat politique ainsi créé ont offert un terreau fertile à l’utilisation de bots pendant le référendum lié au Brexit.
L’analyse qui suit se penche sur les activités d’un réseau de zombies qui a, tout au long du référendum, publié sur Twitter des liens vers toute une gamme de contenus générés ou sélectionnés par les utilisateurs comportant des informations hyperpartisanes. Ainsi, l’analyse a porté sur trente‑neuf mots-clics clairement associés à la campagne du référendum entre avril et août 2016Note de bas de page 23, ce qui représente 10 millions de gazouillis au total. Par la suite, les profils de plus de 800 000 utilisateurs distincts ont été consultés : des techniques de seuillage et de filtrage ont été appliquées pour discerner les utilisateurs en chair et en os des bots. Le recours à diverses méthodes combinées a permis de cerner un vaste réseau de zombies dont les comptes avaient été désactivés par le responsable du réseau ou encore bloqués ou supprimés par Twitter au lendemain du référendum, de déterminer quelle était la campagne soutenue par le gazouillis, d’obtenir le titre des pages Web associées aux URL figurant dans les gazouillis (le cas échéant) et d’examiner la façon dont les gazouillis ont été partagés et dont les renvois @ ont été utilisés.
Des gazouilleurs éphémères
Il a été établi que, sur les 794 949 profils Twitter qui ont envoyé des gazouillis dans le cadre des campagnes Vote Leave (Votez pour partir) et Vote Remain (Votez pour rester), 5 p. 100 ont été désactivés, supprimés, bloqués ou rendus privés après le référendum, ou encore ont changé de nom d’utilisateur. La plus grande part des membres de ce groupe (66 p. 100) ont changé de nom d’utilisateur à la suite du référendum, mais ont continué d’intervenir sur Twitter (comptes réorientés ou recyclés), tandis que 34 p. 100 des membres de ce groupe ont subitement été bloqués ou ont quitté Twitter (comptes supprimés). Le plus souvent, dans les comptes recyclés et supprimés, on trouvait principalement du contenu partagé qui a disparu d’Internet peu après le référendum. En mesurant la fréquence relative des mots‑clés et des mots‑clics associés à chacune des campagnes, il a également été établi qu’une bonne partie de ces comptes soutenaient la campagne Vote Leave. Même si la proportion de messages renfermant des mots‑clics appuyant les campagnes Vote Leave et Vote Remain s’établissait à 31 p. 100 et à 11 p. 100 respectivement, dans les comptes recyclés et supprimés combinés, les mots‑clics liés au référendum étaient employés dans une proportion de 37 p. 100 par rapport à 17 p. 100.
Une analyse de la langue employée dans les gazouillis permet de mieux comprendre cet écart. En examinant les gazouillis qui emploient des marqueurs textuels comme les mots‑clics et les mots‑clés liés aux campagnes Vote Leave et Vote Remain, on constate que la proportion de gazouillis soutenant la campagne Vote Leave est encore plus élevée dans le bassin des comptes supprimés, s’établissant à 41 p. 100 par rapport à 31 p. 100 dans le bassin des comptes actifs, lesquels renferment également une plus grande proportion de gazouillis neutres. Les slogans associés à la campagne Vote Leave étaient également beaucoup plus susceptibles d’avoir été publiés sur Twitter par ce bassin de comptes, dans une proportion de 8 contre 1. Le sous‑groupe de comptes supprimés s’était également montré beaucoup plus actif dans la période précédant le référendum et moins actif à la suite du vote.
Nouvelles hyperpartisanes et hyperéphémères
Lorsque les chercheurs ont tenté de consulter les pages Web partagées par les comptes recyclés et supprimés, ils ont constaté que la plupart des adresses URL partagées (55 p. 100) n’existaient plus, demeuraient sans réponse ou étaient liés à un compte Twitter ou à une page Web qui n’existait plus. Près du tiers (29 p. 100) des adresses URL pointaient vers des statuts, des images ou du contenu multimédia sur Twitter qui n’étaient plus accessibles et dont le compte d’origine avait également été supprimé ou bloqué, ce qui illustre bien la nature périssable du contenu numérique axé sur des enjeux politiques. Par ailleurs, toujours dans le même groupe, 1 p. 100 de tous les liens pointaient vers l’utilisateur @brndstr, l’un des rares comptes figurant dans le réseau de communication des comptes recyclés qui soit encore actif sous le même nom. Ce compte est géré par une entreprise qui se spécialise dans la fourniture de bots en vue de campagnes dans les médias sociaux.
En examinant de plus près les comptes qui fournissaient du contenu au bassin des comptes recyclés, force est de constater le caractère très éphémère du contenu généré par les utilisateurs. Il est ici question de comptes Twitter qui visaient à répandre des nouvelles douteuses émanant d’un circuit fermé où chaque site s’alimentait de l’autre dans une boucle sans fin : une combinaison de blogues d’extrême droite et de tabloïdes traditionnels. Toutefois, d’après les quelques pages Web qui ont pu être consultées, le contenu publié sur Twitter à partir de ce bassin de comptes recyclés et supprimés ne peut être caractérisé comme de la désinformation ou de fausses nouvelles. Le contenu en question s’apparente davantage à une forme de récit, qui vient brouiller les distinctions entre le type de journalisme traditionnel des tabloïdes et le contenu généré par les utilisateurs : ce dernier, souvent anonyme et dépourvu de faits, mise principalement sur la simplification et l’exploitation du caractère spectaculaire du récit. La plus grande part des hyperliens publiés sur Twitter par les comptes recyclés et supprimés pointent vers du contenu généré par les utilisateurs, lequel est souvent mis en page de la même façon que dans les journaux sérieux par l’entremise de services de traitement du contenu et renferme fréquemment des éléments multimédias sur Twitter.
De la même façon, les rares liens qui étaient toujours accessibles six mois après la tenue du référendum pointaient vers un contenu riche en rumeurs, en événements non confirmés et en histoires à dimension humaine jouant sur l’émotion et le populisme, du journalisme propre aux tabloïdes, à la différence que l’auditoire joue un rôle crucial dans le choix et la distribution du contenu, ajoutant du coup un degré de complexité à toute la démarche. Les sources qui ont été inspectées, même si elles ne sont pas représentatives de l’univers beaucoup plus vaste du contenu publié sur Twitter par cette population d’utilisateurs (contenu qui a hélas en bonne partie disparu de Twitter), ont beaucoup en commun avec le journalisme propre aux tabloïdes hyperpartisans, qui met l’accent sur des articles à dimension humaine très accrocheurs et faciles à partager.
Même si 17 p. 100 des hyperliens pointaient vers des comptes Twitter toujours actifs, l’examen d’échantillons choisis de façon aléatoire a démontré qu’il arrive souvent que le message original ne soit plus disponible, ce qui empêche de déterminer la nature du contenu publié au départ. Par exemple, l’un des profils a généré une chaîne de plusieurs centaines de gazouillis partagés, mais un examen a permis d’établir que toutes les publications provenaient d’un seul et même utilisateur actif. Même si le compte à l’origine de la chaîne est toujours actif, le gazouillis original a été supprimé (ainsi que la chaîne de gazouillis partagés s’y rattachant). Comme Internet Archive n’a rien conservé au sujet de ce gazouillis en particulier, il est impossible de savoir en quoi consistait le message véhiculé par l’image d’origine. L’ampleur de la suppression de contenu touche aussi bien les hyperliens que la population visée a publiés dans des gazouillis que les comptes des utilisateurs : il s’agit là d’un phénomène nouveau et inquiétant compte tenu de l’importance du référendum et de la controverse qu’il a soulevée.
Le réseau de zombies du Brexit
Les examens menés après le référendum sur la façon dont les bots ont partagé des gazouillis montrent qu’il existait au moins deux groupes de bots fondamentalement différents. Le premier groupe s’appliquait à reproduire du contenu automatisé, le plus souvent des nouvelles hyperpartisanes, ce qui permettait de propager les chaînes de gazouillis partagés beaucoup plus rapidement que les chaînes de gazouillis partagés générés par des utilisateurs actifs. Le deuxième groupe était quant à lui parfaitement intégré aux activités humaines. L’un et l’autre de ces types de comptes sont parvenus à générer des chaînes de taille moyenne (T>50) et grande (T>100), mais leurs façons caractéristiques de partager des gazouillis montrent qu’ils ont été créés et déployés en vue d’atteindre des objectifs profondément différents.
Le premier sous‑groupe de bots était associé à des comptes qui tiraient parti des habitudes en matière de partage des gazouillis pour amplifier la portée d’un petit groupe d’utilisateurs, mais qui servait rarement, voire jamais, à déclencher une chaîne de partage de gazouillis. À l’inverse, l’autre sous‑groupe de bots œuvrait à moins grande échelle et partageait uniquement les gazouillis d’autres bots du réseau de zombies, de sorte qu’il produisait de son côté de nombreuses chaînes de taille moyenne qui se propageaient beaucoup plus rapidement que les autres chaînes. Même si des bots ont été utilisés dans les deux cas, ceux du premier groupe relayaient uniquement les gazouillis d’utilisateurs actifs, tandis que ceux du deuxième groupe se limitaient aux gazouillis d’autres bots (probablement déployés en même temps que le nœud maître). Chacun des sous-réseaux de bots jouait un rôle spécialisé dans le réseau, et ils alimentaient tous deux le bassin plus vaste des comptes ordinaires qui fournissaient de l’information à @vote_leave, c’est‑à‑dire le compte Twitter officiel de la campagne Vote Leave et la source la plus importante de diffusion de l’information à cet égard.
La rediffusion de gazouillis a principalement eu lieu dans la période menant au vote . Il s’agissait pour la plupart de gazouillis relayés par de véritables utilisateurs, à partir de comptes d’utilisateurs actifs et vers de tels comptes. Les bots ont été employés au cours de la même période, partageant des gazouillis d’utilisateurs actifs comme des gazouillis d’autres bots, principalement pendant la semaine précédant le vote ainsi que la veille du référendum, moment où les partages de gazouillis entre bots ont atteint un sommet. Cette rediffusion a fortement diminué après le référendum, surtout chez les utilisateurs actifs qui ont cessé de lancer des chaînes de partages de gazouillis ou d’y prendre part. Les bots ont mené des activités tout au long de la campagne, mais ont été les plus actifs dans la période du 12 au 15 juillet : ils partageaient d’abord les gazouillis d’utilisateurs actifs, puis reproduisaient du contenu généré par des bots, avant de diminuer graduellement dans les semaines qui ont suivi le retrait, la désactivation ou la suppression du réseau de zombies de la plateforme TwitterNote de bas de page 24. En fait, les nœuds maîtres du sous-réseau bot à bot se sont pour la plupart volatilisés à la suite du référendum. C’est au cours de cette période cruciale que le contenu relayé par ces bots et que les pages Web liées à leur gazouillis sont disparues d’Internet, de la sphère publique de Twitter et des interfaces de programmation d’applications (API) des entreprises.
Conclusions
Le grand nombre de liens pointant vers du contenu généré par des utilisateurs, tout particulièrement des éléments multimédias sur Twitter, ainsi que l’incidence importante des services de traitement du contenu utilisés pour présenter du contenu partagé sur les réseaux sociaux de la même façon que dans des journaux sérieux en ligne, donnent à penser que l’univers des nouvelles hyperpartisanes est conçu selon une approche descendante et s’appuie sur du contenu généré par les utilisateurs. Le contenu publié sur Twitter au sujet du Brexit était davantage axé sur les valeurs nationalistes et nativistes que le contenu publié par la population en général (27 p. 100 par rapport à 19 p. 100). Il demeure cependant que la nouvelle réalité, pour les sites Web hyperpartisans, consiste à tenter de satisfaire les deux extrêmes du spectre politique. Ainsi, ces sites appartiennent souvent à la même entreprise et adaptent les articles en fonction des préjugés de leur auditoire, de façon à conforter les lecteurs dans leur opinion.
Les analyses des réseaux de zombies du Brexit n’ont pas permis de confirmer au moyen de données solides que de « fausses nouvelles » ont été propagées à vaste échelle, mais ont plutôt permis d’établir que des bots avaient été placés de façon stratégique pour produire de l’information hyperpartisane sélectionnée par les utilisateurs. Les résultats de la présente étude ont aussi permis de relever un nouveau jalon dans le journalisme sensationnaliste : la capacité d’intégrer une boucle de rétroaction de l’auditoire, tout en effectuant une transition de l’identité éditoriale d’un tabloïde imprimé traditionnel à du contenu choisi aussi bien généré par les utilisateurs que créé par une équipe de rédaction. Les organes de presses hyperpartisans incarnent donc parfaitement la tendance actuelle : produire du contenu viral, soit des articles courts, très visuels, faciles à partager et accessibles au moyen d’appareils mobiles, du contenu qui, en confirmant les préjugés de son public cible, peut être assimilé à une balkanisation du lectorat en fonction des intérêts de groupes de même tendance.
Détails de la page
- Date de modification :