Chapitre 6 - Décrédibiliser les « fausses informations » sur la Syrie grâce à des méthodes axées sur les sources ouvertes
Lorsqu’elle est intervenue militairement en Syrie, la Russie a protégé le régime Assad tout en rejetant toute accusation d’usage de tactiques illégales et de crimes de guerre dans le secteur. Toutefois, l’étude du cas de la Syrie montre bien qu’il est possible d’utiliser la technologie pour empêcher la Russie de militariser l’information au moyen de cette même technologie. Les sources ouvertes fournissent toutes des fragments numériques qui peuvent être rassemblés et entre lesquels il est possible d’établir des renvois pour réfuter la propagande et fournir des preuves directes des tactiques russes.
De l’analogique au numérique
Fausses nouvelles, intoxication, propagande, quel que soit le terme utilisé, le défi que représente la désinformation a atteint un nouveau degré de complexité dans un monde hyperconnecté. L’époque où les informations ne circulaient que dans une direction, c’est-à-dire des gouvernements, des éditeurs et des diffuseurs vers le public, est révolue. De nos jours, tout utilisateur d’un téléphone intelligent peut être à la fois diffuseur, consommateur, journaliste et lecteur. Il n’y a que dix ans que ce changement radical s’est amorcé, mais déjà plus de 3,8 milliards de personnes ont accès à Internet, 2,9 milliards utilisent les médias sociaux, dont 2,7 milliards sur une plateforme mobile.
Cette révolution, qui fournit de nouveaux outils puissants qui permettent d’étudier les conflits, les crises et la désinformation, incite un mouvement de soi-disant Sherlock numériques à se pencher sur des méthodes pour percer le brouillard de la désinformation. Les articles publiés en ligne permettent maintenant d’avoir accès à des zones de conflit et à des points chauds autrefois hors de portée. Conscients des possibilités qu’offre ce nouveau contexte, les acteurs hostiles de la désinformation travaillent sans relâche pour exploiter ces informations et miner les principes fondamentaux de la réalité.
Rappel des faits dans le conflit syrien
Le rôle joué par la Russie en Syrie montre bien les difficultés qui se posent lorsqu’un acteur étatique utilise la désinformation et la duperie pour soutenir ses activités d’agression. Au cours des dernières années, le recours à de telles méthodes a permis au président russe Vladimir Poutine de passer d’une aventure de politique étrangère à une autre tout en militarisant l’information contre les sociétés occidentales.
En 2014, Poutine a ordonné l’annexion de la presqu’île ukrainienne de la Crimée en supervisant une guerre clandestine dans l’est de l’Ukraine et en soutenant les intermédiaires russes au moyen d’armes, de combattants et d’unités militaires entières. Quand la guerre s’est retrouvée dans une impasse, Poutine a tourné les yeux vers la Syrie. Après une rapide campagne diplomatique et un renforcement tout aussi rapide de ses forces militaires, il a lancé des frappes aériennes contre le pays déchiré par la guerre. La campagne militaire russe a permis aux forces d’Assad de reprendre le terrain perdu, tâche dont elles se sont acquittées avec énormément de brutalité et au prix d’immenses souffrances humaines. Loin de raccourcir la guerre, elle l’a exacerbée et, ce faisant, a envoyé de nouvelles vagues de réfugiés inonder la Turquie et l’Europe. Rien de tout cela n’aurait été possible sans le voile de désinformation sous lequel Poutine et le régime Assad ont dissimulé leurs actions et leurs atrocités.
Le voile
Poutine a affirmé cyniquement que la présence de la Russie en Syrie visait à lutter contre Daech, nourrissant ouvertement le mythe selon lequel Moscou luttait contre le terrorisme, le régime Assad n’avait pas commis d’atrocités et l’Occident était à l’origine du soulèvement syrien. Pour réussir à maintenir le voile en place, il a appliqué trois stratégies :
- Nier les faits. La façon la plus simple de répondre aux allégations de frappes aveugles et de victimes civiles était de nier les faits. Pendant toute la durée du conflit, au mépris des preuves, tant Damas que Moscou ont carrément rejeté toutes ces allégations.
- Militariser les victimes. Parallèlement à la campagne de déni, les représentants officiels de la Syrie et de la Russie ont faussé à maintes reprises la nature de leurs cibles, faisant passer des civils pour des combattants. Ce maquillage de civils en cibles militaires légitimes s’appliquait à des villes complètes comme à de simples immeubles. En brouillant sans cesse la distinction entre les forces liées à al-Qaïda et les autres groupes, Moscou et Damas ont réussi à donner l’impression que tous les groupes qu’ils prenaient pour cible étaient des extrémistes.
- Attaquer les témoins. Il est devenu particulièrement clair pendant le siège d’Alep en 2016 que des témoignages oculaires pourraient discréditer les efforts de la Russie et de la Syrie pour militariser les victimes : des frappes aériennes avaient visé des immeubles civils et tué des civils. Les dirigeants syriens et russes ont donc commencé à attaquer la crédibilité de ces témoins de la souffrance, dont l’un des plus importants était l’organisation d’aide humanitaire d’abord appelée Défense civile syrienne, mais vite surnommée « Casques blancs » en raison de la couleur du casque de ses membres. Lorsqu’ils ont vu le jour à Alep, au début de 2013, les Casques blancs étaient une organisation de secoursNote de bas de page 25. Comme le conflit s’intensifiait et que les journalistes indépendants n’avaient plus accès aux lignes de front, ils sont devenus peu à peu l’une des principales sources attestant la véritable nature des bombardements, publiant des images des frappes aériennes et de leurs conséquences captées au moyen de caméras GoPro. Cela les a menés tout droit à l’affrontement avec le gouvernement et ses alliés.
Ceux qui cherchent à propager de la désinformation laissent une empreinte numérique qui se démarque nettement de celles de la réalité, ce qui donne la possibilité de recueillir des preuves au moyen des sources ouvertes, des médias sociaux et des techniques d’informatique judiciaire qui exploitent la puissance de l’ère numérique et par l’application d’une approche de l’information axée sur les faits et la vérification. Il est alors possible de limiter les opérations de l’agresseur en en exposant la fausseté et en levant le voile qui recouvre ses crimes et ses atrocités.
Lever le voile
Des séquences publiées dans les sources ouvertes montrent l’utilisation répétée de bombes à sous-munitions, pourtant interdites, ainsi que des frappes contre des cibles interdites, dont des mosquées, des hôpitaux et des usines de traitement de l’eau en Syrie. En comparant et en utilisant les masses d’informations disponibles sur ces attaques et ces atrocités, il est possible d’en déterminer le nombre et l’ampleur à l’échelle de la Syrie, de reconstituer la structure de chacun des incidents et d’évaluer les conséquences de multiples attaques sur différentes installations. Cet examen devient un outil particulièrement puissant pour répondre aux fausses affirmations de la Russie, ce qui permet de lever le voile qui entoure la désinformation.
Au cours des dernières semaines du siège de la ville stratégique d’Alep, le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov a soutenu qu’il n’y avait aucune preuve de frappes contre des hôpitaux, et Assad a affirmé qu’il n’existait pas de telle politique de ciblage. Toutefois, des preuves vérifiées (notamment des témoignages, des séquences de nouvelles, des vidéos filmées par des caméras de sécurité et par les sauveteurs ainsi que des photos) donnent à penser que le gouvernement Assad et ses alliés, dont la Russie, avaient effectivement pour politique de viser les hôpitaux syriens. Ainsi, l’hôpital M2 soutenu par la Société médicale syro-américaine (SAMS) dans le quartier d’al-Maadi aurait été victime d’au moins douze attaques entre les mois de juin et de décembre 2016. Un examen des fragments numériques relatifs à l’incident (par exemple, les images et vidéos de sources ouvertes, les images satellitaires des environs de l’hôpital et la séquence du système de télévision en circuit fermé qui a été publiée) permet de confirmer que l’hôpital M2 a été touché à maintes reprises entre les mois de juin et de décembre 2016, les dommages subis étant conformes à l’utilisation de l’artillerie et de bombes parachutées. L’équipement et les véhicules utilisés par l’hôpital ont été endommagés et détruits, et les attaques ont gravement réduit la capacité de l’hôpital de servir la population locale.
Plus le public était sensibilisé à la situation critique des hôpitaux d’Alep, plus les représentants officiels niaient toute responsabilité. Entre le 28 septembre et le 3 octobre 2016, l’hôpital al‑Sakhour soutenu par la SAMS (également connu sous le nom d’hôpital M10) a été la cible de trois frappes distinctes qui ont endommagé les immeubles et tué des employés et des patients. Au cours d’une conférence de presse, le ministère russe de la Défense a nié que l’hôpital ait été la cible d’attaques. Son porte-parole, le lieutenant-général Sergei Rudskoy, a présenté des images satellitaires, qu’il a affirmé avoir été prises entre le 24 septembre et le 11 octobre, et déclaré qu’« il est possible de constater que l’hôpital n’a pas changé, ce qui prouve que toutes les accusations de frappes aveugles proférées par de prétendus témoins oculaires ne sont finalement que des mensonges. » L’évolution des dommages causés à l’hôpital après chaque attaque est cependant très claire dans les images satellitaires de la région et dans les sources ouvertes, ce qui prouve que les images du ministère russe de la Défense étaient trompeusesNote de bas de page 26.
Comme les frappes contre des hôpitaux, les rapports de frappes incendiaires ont été niés vigoureusement. À la fin de 2015, le major-général Igor Konachenkov, porte-parole du ministère russe de la Défense, a explicitement nié l’utilisation de bombes incendiaires et affirmé que le rapport d’Amnesty International qui dénonçait l’utilisation de telles armes était truffé de « fausses informations » et de « clichés »Note de bas de page 27. Toutefois, le 18 juin 2016, RT (autrefois Russia Today) a diffusé une preuve saisissante depuis Hmeimim, base aérienne principalement russe située au sud-est de la ville de Lattaquié. Un reportage sur la visite du ministre russe de la Défense à la base montrait des soldats montant des bombes à sous‑munitions incendiaires RBK‑500 ZAB-2,5S/M sur un bombardier russe Su-34, chasseur d’attaque au sol exploité uniquement par la Russie en SyrieNote de bas de page 28. Cette partie de la vidéo a été retranchée de la version du reportage téléchargée sur YouTube par RTNote de bas de page 29.
À l’instar des frappes contre des hôpitaux, certaines des attaques à la bombe incendiaire signalées ont été solidement documentées et peuvent être vérifiées indépendamment. Une de ces attaques a été commise entre les villes de Rastane et de Talbiseh, dans la province de Homs, dans la nuit du 1er au 2 octobre 2016. Des médias locaux favorables à l’opposition ont téléchargé sur leur page Facebook une vidéo qui montrerait le moment de l’impact de la bombe incendiaireNote de bas de page 30. Dans les jours qui ont suivi, la Défense civile syrienne – les Casques blancs – a publié sur sa page Facebook des photos sur lesquelles il serait possible de voir des fragments d’armesNote de bas de page 31. Au moyen de photos de référence et des inscriptions qui figuraient sur ces vestiges, le Conflict Intelligence Team (CIT), groupe russe d’informatique judiciaire, a établi avec certitude qu’il s’agissait d’une bombe à sous-munitions incendiaires RBK-500 ZAB-2,5S/MNote de bas de page 32.
L’enveloppe de la bombe portait une inscription en caractères cyrilliques : RBK 500 ZAB-2,5S/M. « ZAB » est l’abréviation du terme russe Зажигательная Авиационная Бомба (« bombe incendiaire aéroportée »). De plus, les vestiges de la bombe ressemblaient aux photos de référence de bombes incendiaires et à sous-munitions disponibles dans les sources ouvertes. Un gros fragment ressemblait fortement au couvercle (le nez) et à l’enveloppe cylindrique d’une bombe à sous-munitions de la série RBK-500, et il a été déterminé que les fragments plus petits provenaient de deux types différents de sous-munitions incendiaires : le ZAB-2,5S et le ZAB-2,5(M). Comme ces types d’armes n’avaient pas été répertoriés avant l’intervention de la Russie en Syrie, le CIT en a conclu que la frappe aérienne avait probablement été menée par les Forces aériennes russes. Le CIT n’a pas été en mesure d’établir si les immeubles ciblés étaient habités ou non : s’ils l’étaient, a-t-il soutenu, l’attaque aurait été illégale selon les conventionsNote de bas de page 33.
Les occasions
Même si le conflit en Syrie fait toujours rage et si Vladimir Poutine a réussi à acculer la communauté internationale à une impasse sur la façon de résoudre la crise, la campagne de désinformation de la Russie en Syrie montre des faiblesses qui sont autant d’occasions d’obliger les régimes et les gouvernements autocratiques à rendre des comptes.
À une époque hyperconnectée, réfuter un seul événement à la fois ne permet pas de faire beaucoup progresser la lutte contre la désinformation, sans compter que le problème de base demeure. Se contenter d’exposer les arguments contraires pour contrer la désinformation permet uniquement de traiter les symptômes sans attaquer la source du problème ni les méthodes employées dans les campagnes d’information. De plus, l’absence de résilience numérique, de lignes directrices gouvernementales et de programmes de sensibilisation pour munir les décideurs et les citoyens des outils adéquats laisse les sociétés vulnérables aux forces malveillantes qui savent comment profiter d’un tel vide.
Il est nécessaire d’adopter une démarche qui permette aux gens non seulement de découvrir des informations sur la guerre de Poutine en Syrie, mais aussi de les vérifier eux-mêmes. Une telle démarche est aux antipodes de la campagne de désinformation opaque de la Russie, qui repose sur des discours idéologiques plutôt que sur des faits vérifiables. Les sociétés occidentales doivent s’armer de méthodes qui les aident à faire la distinction entre les faits et la fiction.
Seule une société civile ayant des assises solides peut être à même de dénoncer de façon crédible les crimes commis par des régimes. Plus Internet prendra de l’expansion, plus il sera essentiel d’adopter des solutions hyperconnectées pour entamer une démarche axée sur les méthodes afin de démasquer la désinformation pratiquée par des acteurs comme la Russie au Moyen‑Orient. Plus important encore, plus les maîtres de la désinformation auront recours à l’intelligence artificielle et à l’apprentissage profond, plus il sera crucial de pouvoir compter sur une forte résilience numérique pour les décrédibiliser.
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