Les relations de l’Iran en dehors du Moyen-Orient
Si l’Iran adhère au Plan d’action global commun, c’est pour favoriser le transfert de technologie et attirer les investissements en provenance de l’Union européenne – notamment de la part de petites entreprises – au moyen d’un mécanisme de troc. L’objectif des gouvernements européens consiste à empêcher une course à l’armement au Moyen‑Orient. Pour leur part, la Chine, la Russie et l’Inde ont besoin de stabilité pour protéger leurs investissements dans les infrastructures régionales et préserver leurs intérêts dans les secteurs du pétrole, de l’armement et de la technologie nucléaire, mais elles n’entretiennent que des relations ponctuelles avec l’Iran. Quant à l’Iran, sa grande priorité est l’Union européenne.
À plusieurs reprises depuis sa création, la République islamique a connu des périodes de crise et a été frappée de sanctions par de grandes puissances. Elle a aussi dû se battre pour rompre l’isolement et établir de véritables partenariats avec des pays en dehors du Moyen‑Orient.
Aujourd’hui, l’Iran entre dans une nouvelle phase d’agitation politique et économique après que Washington a promis d’exercer une pression maximale contre Téhéran. Le pays tente à nouveau de renforcer les relations qu’il entretient depuis peu avec quelques pays étrangers, tout particulièrement en Europe et en Asie, et peut-être même d’en accroître la portée. L’Iran aura besoin du soutien de ces partenaires pour composer avec les sanctions américaines, éviter l’isolement et stimuler son économie, de façon à satisfaire les besoins fondamentaux d’une population profondément mécontente. Téhéran pourrait aussi devoir envisager de conclure avec eux des ententes de sécurité durables s’il veut résister aux pressions croissantes. Dans ce contexte, la décision des États‑Unis aura vraisemblablement pour effet de renforcer l’influence de la Russie et de la Chine sur l’Iran. En plus de cimenter le statut de Moscou et de Beijing, l’abandon complet de l’accord sur le nucléaire minerait les relations de l’Iran en Europe.
Le regard tourné vers l’Europe
Grâce à l’accord sur le nucléaire de 2015, l’Iran a pu engager graduellement une coopération avec l’Union européenne et ses États membres, coopération qui s’est notamment traduite par des pourparlers réguliers de haut niveau et de nombreuses visites officielles. Sur le plan économique, la grande majorité des États membres de l’Union européenne ont pu accroître leurs échanges commerciaux avec l’Iran. Résultat : la valeur du commerce bilatéral s’est élevée à plus de 18,5 milliards d’euros dans les onze premiers mois de 2017. Le rétablissement des sanctions américaines aura toutefois des conséquences désastreuses pour les liens économiques que Téhéran est parvenu à tisser. De grandes sociétés européennes, dont la pétrolière française Total, ont déjà quitté le marché iranien.
Même s’il n’obtient pas les avantages économiques qui lui ont été promis au départ, l’Iran ne s’est toujours pas retiré de l’accord sur le nucléaire de peur de nuire à ses relations avec l’Europe. En effet, l’Union européenne lui réimposerait des sanctions et pourrait harmoniser sa politique à l’égard de son programme nucléaire avec celle des États‑Unis. Dans un tel contexte, le respect de l’accord peut lui être profitable sur plusieurs plans.
Les investissements étrangers directs, de même que le transfert de technologie et de savoir‑faire, sont absolument essentiels pour l’Iran. Les grandes sociétés européennes ne seront pas en mesure d’investir des fonds suffisants pour soutenir l’économie iranienne, mais des économistes européens ont laissé entendre que les petites et moyennes entreprises (PME) peuvent fournir une aide technologique importante au secteur – très peu efficace – de l’énergie en Iran. Ces entreprises pourraient utiliser le mécanisme de troc que l’Union européenne a mis sur pied afin de contourner les sanctions et d’effectuer des opérations financières avec l’Iran. Une coopération économique viable et féconde est possible si le projet rallie beaucoup de PME européennes de différents secteurs. En pareil cas, de vastes échanges pourraient avoir lieu.
Téhéran a deux autres bonnes raisons de maintenir ses relations avec l’Union européenne. Premièrement, des relations solides réduisent la pression que la Russie et la Chine pourraient exercer sur l’Iran si le pays était isolé. Une situation de dépendance s’accompagnerait de limites stratégiques pour les décideurs iraniens et, comme Téhéran se méfie énormément de Moscou et, dans une moindre mesure, de Beijing, un tel scénario n’a rien pour lui plaire. Deuxièmement, l’Europe pourrait un jour ou l’autre faire office d’intermédiaire et de voie de communication entre l’Iran et les États‑Unis et influencer les échanges futurs entre les deux pays.
L’Iran veut améliorer ses relations avec l’Union européenne en général, mais aussi se rapprocher de l’Allemagne et de l’Italie. Les bonnes relations entre Rome et Téhéran ne datent pas d’hier, et les deux capitales ont maintenu leurs liens diplomatiques même dans les périodes de grande tension entre l’Europe et la République islamique. L’Italie n’a pas les mêmes contraintes que les autres États européens, dont la France et le Royaume‑Uni, tenus de concilier leurs relations avec l’Iran et leurs liens avec des alliés de longue date dans le golfe Persique. Principal partenaire commercial de l’Iran au sein de l’Union européenne, l’Italie a importé du pétrole et du condensat de gaz pour une valeur de trois milliards d’euros de mars 2017 à mars 2018. Compte tenu des sanctions secondaires de l’administration américaine, toutefois, aucun État membre de l’Union européenne n’est susceptible d’importer de grandes quantités de pétrole et de gaz de l’Iran dans un proche avenir. Bien qu’elle risque de perdre des investissements considérables dans les secteurs énergétique et ferroviaire en Iran, l’Italie est déterminée à poursuivre ses relations commerciales dans la mesure du possible.
L’Allemagne constitue l’autre grand partenaire commercial de l’Iran en Europe, les exportations vers ce pays s’élevant actuellement à près de trois milliards d’euros. En général, les citoyens et les décideurs iraniens ont une opinion favorable de Berlin, et leur vif intérêt pour la technologie et les produits allemands ne se dément pas. Le programme de missiles balistiques de l’Iran et les activités de Téhéran dans la région préoccupent Berlin, dont les critiques s’avèrent cependant moins virulentes que celles d’autres capitales européennes comme Paris et Londres, qui entretiennent toujours des relations tendues avec Téhéran. L’Iran continuera de s’appuyer sur l’Allemagne comme élément moteur au sein de l’Union européenne.
Même si leurs avis divergent dans d’autres dossiers stratégiques qui concernent l’Iran, les États membres de l’Union européenne sont unanimes lorsqu’il est question de l’accord sur le nucléaire. Ils craignent que l’échec de l’accord puisse entraîner, dans la région, une course à l’armement nucléaire qui verrait tôt ou tard l’Iran se nucléariser. La fin de l’accord pourrait également donner lieu à une escalade militaire qui risquerait de déstabiliser la région, de laisser le terrorisme prendre de l’ampleur et d’entraîner une autre arrivée massive de réfugiés. En conséquence, l’Union européenne juge que l’accord sur le nucléaire est essentiel pour assurer sa sécurité collective. Au lieu de renoncer à l’accord, les Européens tentent d’en tirer profit. L’Italie et l’Allemagne, de concert avec la France et le Royaume-Uni, ont engagé le dialogue avec l’Iran au sujet des enjeux régionaux. Jusqu’à présent, les intervenants politiques n’ont abordé que la question du Yémen, mais les sujets de consultation pourraient s’élargir pour inclure des questions de sécurité sensibles comme le programme iranien de missiles balistiques. Si les Européens parviennent à mettre en place des modes de paiement fonctionnels qui permettent une coopération économique soutenue, les relations de l’Iran avec l’Union européenne en général pourraient en bénéficier. En revanche, s’ils n’arrivent pas à préserver l’accord sur le nucléaire, les relations risquent de se détériorer rapidement, et l’Union européenne pourrait perdre énormément d’influence auprès de Téhéran.
Le regard tourné vers l’Asie
Comme les sanctions secondaires des États‑Unis entraveront considérablement les relations économiques de l’Iran avec l’Union européenne et que les perspectives de coopération en matière de sécurité sont limitées, Téhéran devra se tourner vers des États qui peuvent satisfaire ses besoins économiques immédiats et mieux servir ses intérêts lorsqu’il s’agit de sécurité. Dans ce contexte, l’Iran cherche à se rapprocher de la Russie, de la Chine et de l’Inde, des pays qui considèrent la République islamique comme une puissance montante dans la région, un pôle pour les projets de connectivité à grande échelle et un acteur essentiel à la stabilité de leur voisinage et, dans certains cas, indispensable pour leur propre sécurité énergétique.
Les exportations de pétrole comptent pour plus du tiers des recettes générales du gouvernement iranien. Téhéran doit donc continuer d’exporter de grandes quantités de pétrole vers ses principaux marchés, tout particulièrement la Chine et l’Inde, s’il veut survivre aux sanctions américaines. Washington a accordé à Beijing et à New Delhi des exemptions les autorisant à importer des quantités grandement réduites de pétrole pour une période de 180 jours, mais la Chine et l’Inde sont peu susceptibles de mettre fin à leurs importations étant donné leurs immenses besoins énergétiques. Cependant, il est fort probable qu’au fil du temps, l’Inde réduise progressivement ses échanges économiques avec l’Iran étant donné ses liens étroits avec les États‑Unis.
En plus d’exporter du pétrole et des produits pétrochimiques, l’Iran devra attirer des investissements substantiels, surtout dans le secteur énergétique, où ses besoins sont évalués à quelque 200 milliards de dollars américains. La Chine sera très bien placée pour combler le vide dans les investissements qui a été laissé par le départ de sociétés énergétiques européennes, comme Total (France) et Wintershall (Allemagne). Beijing participe déjà à des projets d’infrastructures à petite et à grande échelle en Iran, où elle construit des barrages, des aéroports et des autoroutes. Deux grandes sociétés énergétiques, Sinopec et la China National Petroleum Corporation (CNPC), ont investi plusieurs milliards de dollars américains dans des champs pétrolifères à Yadavaran et à Azadegan‑Nord, et la CNPC détient 30 % des actions dans le projet de développement du champ de gaz de South Pars en Iran. La CNPC, une société d’État, pourrait également acquérir les actions que détient Total dans ce projet (51 %).
Le programme « Une ceinture, une route » est le moteur des investissements économiques de Beijing en Iran. La Chine utiliserait l’Iran comme pont terrestre pour rejoindre l’Europe en se servant du corridor économique qui la relierait à l’Asie centrale et occidentale. De même, l’Inde mène elle aussi un projet d’infrastructures régionales en Iran avec le port de Bandar Abbas. Le corridor de transport international Nord‑Sud, dont le port fait partie, offrira à l’Inde un accès essentiel aux marchés de l’Asie centrale, de la Russie et de l’Europe, un projet qui profite par ailleurs aux intérêts russes. L’Inde a également investi dans la construction du port en eau profonde de Chabahar, en Iran, un projet évalué à 500 millions de dollars américains. Grâce à ce port, l’Inde aurait accès à l’Afghanistan et à l’Asie centrale sans avoir à traverser le territoire de son rival, le Pakistan.
L’Iran compte aussi sur la Russie et la Chine pour la croissance de son secteur nucléaire. La Russie participe actuellement à la construction de deux nouveaux groupes réacteurs à Bouchehr – une valeur de 11 milliards de dollars américains – et à la conversion de l’usine d’enrichissement de Fordo en installation de recherche. Aussi, la Chine terminera la construction de deux réacteurs nucléaires en Iran au cours des années à venir. Il convient d’ajouter que la Russie et la Chine comptent parmi les quelques pays fournisseurs d’armes et d’équipement militaire. Les administrations de Moscou et de Beijing, qui se montrent disposées à mettre des technologies militaires à la disposition de Téhéran, se feront vraisemblablement concurrence pour la vente d’armes à l’Iran dès la levée, en 2020, de l’embargo du Conseil de sécurité des Nations Unies interdisant l’exportation d’armes conventionnelles vers ce pays. Elles intensifient leur coopération en matière de sécurité avec Téhéran en menant, par exemple, des exercices militaires et navals en mer Caspienne et dans le golfe Persique.
La sécurité et la stabilité de la République islamique sont importantes pour la Russie, la Chine et l’Inde. L’effondrement du régime ou un conflit militaire pourrait avoir une incidence sur toute la région, où la Chine et l’Inde ont investi des sommes colossales dans les infrastructures. Il faut dire que les deux pays dépendent d’un acheminement de pétrole régulier en provenance du golfe Persique et qu’ils seraient durement touchés si un conflit militaire entraînait une flambée du cours du pétrole. Le risque qu’une déstabilisation du Moyen‑Orient provoque une réaction en chaîne au Sud‑Caucase ou en Asie centrale attise les craintes de la Russie. En outre, tant et aussi longtemps que la Russie mènera des activités en Syrie, Moscou dépendra de son alliance militaire avec l’Iran pour préserver ses intérêts sur le terrain. Enfin, toute escalade militaire au Moyen‑Orient placerait la Chine et la Russie dans une position délicate, car ni l’une ni l’autre ne veut avoir à prendre parti ni risquer de compromettre ses relations avec un acteur important dans la région.
Pour sa part, le régime iranien cherche continuellement à élargir les possibilités qui s’offrent à lui et à compenser l’absence d’ententes formelles en matière de sécurité. Son objectif se veut plus pressant aujourd’hui que jamais, car, en plus de lui imposer des sanctions économiques, les États‑Unis s’emploient à créer une alliance stratégique pour le Moyen‑Orient dans le cadre de laquelle les membres du Conseil de coopération du Golfe, la Jordanie et l’Égypte se coaliseraient contre l’Iran. Des obstacles importants entravent la formation d’une telle alliance, mais sa création et le spectre d’une coopération accrue en matière de sécurité entre l’Arabie saoudite et Israël constituent, pour le régime iranien, une menace grave qui le contraint à réagir.
Forte de son expérience lors du « processus d’Astana », à l’issue duquel l’Iran, la Russie et la Turquie ont formé une alliance pour agir sur le conflit en Syrie, Téhéran a entrepris elle‑même des démarches informelles afin d’aborder avec la Russie, la Chine, l’Inde et l’Afghanistan la question épineuse du conflit afghan. Le premier « forum de dialogue régional » s’est tenu à Téhéran en septembre 2018. Les discussions ont porté non seulement sur l’Afghanistan, mais aussi sur la coopération économique, sur les efforts conjoints pour empêcher le terrorisme de prendre de l’ampleur en Asie centrale et même sur le conflit syrien. Toutes les parties ont convenu de créer un secrétariat et de tenir des rencontres annuelles, ce qui représente un important pas en avant dans les efforts de Téhéran pour créer une plateforme durable. L’Iran continuera vraisemblablement à tenter d’établir des alliances informelles tout en cherchant à préserver le soutien à l’égard de l’intégration régionale par l’entremise d’institutions officielles, comme l’Organisation de coopération de Shanghai (la demande d’adhésion complète de l’Iran est toujours en suspens).
Le régime iranien est déterminé à renforcer ses liens en Asie et à améliorer la coopération militaire et de défense dans la région. Il faut cependant garder à l’esprit que les relations du régime avec la Russie, la Chine et l’Inde sont principalement ponctuelles; il ne s’agit donc pas nécessairement des prémices de partenariats stratégiques en bonne et due forme. Moscou et Beijing, des acteurs de premier plan à l’échelle mondiale, peuvent se retourner contre Téhéran à tout moment. Le régime iranien court donc un risque en entretenant avec eux un fort lien de dépendance. Sans autres possibilités, il s’appuiera sur l’Europe aussi longtemps que possible pour tâcher de réduire ce risque.