Commentaire - Réflexions

La surveillance du renseignement et la gestion démocratique des affaires publiques : aperçu des conceptions au canada et à l'étranger

par le professeur Martin Rudner

Par suite des attentats terroristes qui ont secoué le monde au tournant du XXIe siècle, les services de renseignement des démocraties, dont le Canada, ont monopolisé l'attention du public. En régime démocratique, les citoyens comptent sur leurs services de renseignement pour protéger leur sécurité et celle de la nation. Ils misent aussi sur la surveillance (souvent confondue avec le « contrôle ») du renseignement pour assurer un examen public minutieux des activités de ces organismes. La surveillance du renseignement joue un rôle vital pour ce qui est de rendre les services secrets responsables sur la scène politique, et acceptables aux yeux du public; elle est devenue un symbole de bonne gouvernance dans le domaine de la sécurité nationale au sein des régimes politiques démocratiques.

La surveillance du renseignement est structurée et effectuée de diverses manières dans différents pays. Elle peut être assurée par un organe exécutif, législatif ou autonome, soit un organe politique ou bien bipartite ou apolitique et indépendant. Les organes de surveillance peuvent avoir compétence sur un seul service de renseignement ou sur un pan plus vaste du renseignement et de la sécurité. La surveillance ou le contrôle du renseignement peut se faire de façon rétrospective, et scruter des pratiques passées, ou peut supposer la tenue d'enquêtes sur des opérations en cours. Les évaluations au fil du processus de surveillance peuvent porter sur l'efficacité des organismes, y compris l'affectation des ressources et les questions liées à leur optimisation, ou encore sur la conformité des activités de renseignement avec la loi, la politique et les instructions ministérielles, ou leur régularité éthique. Le processus de surveillance peut aboutir ou bien à des directives exécutoires visant à corriger les fautes ou à des recommandations destinées au gouvernement et au service de renseignement afin qu'il prenne des mesures correctives. Cela peut se faire au grand jour ou en secret.

Le Canada, la Belgique et la Norvège ont chacun un comité de surveillance du renseignement, à la fois autonome et apolitique, qui n'a aucun lien de dépendance avec le Parlement. D'autres pays ont choisi de confier plus directement à leur corps législatif respectif les responsabilités en matière de surveillance ou de contrôle du renseignement. Le Congrès américain, le Bundestag allemand, la Knesset israélienne et les parlements australien, italien, suisse et néo-zélandais (entre autres) ont tous des comités particuliers qui ont pour mandat de surveiller la conduite de leurs services de renseignement respectifs. Dans ces pays, la surveillance du renseignement est représentative sur le plan politique, mais elle peut aussi devenir partisane et chargée politiquement. Pour sa part, le Royaume-Uni a tenté de créer un comité du renseignement et de la sécurité alliant représentation parlementaire et principes prescriptifs non partisans, lui conférant ainsi un statut légal unique.

Les gouvernements peuvent aussi recourir à des mécanismes de contrôle par l'exécutif, comme un inspecteur général (Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Suède, Suisse, États-Unis), un conseil exécutif (Suède) ou une commission judiciaire (Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni), pour surveiller la conformité des services de renseignement à la loi et aux politiques. La plupart des pays limitent leur examen minutieux du renseignement à l'examen rétrospectif des activités en ce domaine. Quelques-uns prévoient aussi un contrôle externe des opérations courantes. Les comités du Congrès américain et le Comité norvégien sur les services de renseignement, de surveillance et de sécurité sont deux exemples d'organismes qui exercent de l'extérieur un contrôle sur les opérations de renseignement courantes.

Ces deux approches, l'examen rétrospectif et le contrôle opérationnel, posent de grands défis aux systèmes de sécurité nationale des pays démocratiques. La surveillance du renseignement (et notamment les organes de contrôle) risque la cooptation en raison des relations étroites qui doivent se nouer pour que l'examen soit efficace. En ce qui a trait au contrôle en particulier, il y a risque que la surveillance du renseignement devienne un aval d'opérations en cours, soustrayant les services de renseignement à toute interrogation future quant à régularité de leurs actes. L'examen rétrospectif des activités de renseignement peut aussi comporter des ambiguïtés dans le temps, surtout s'il s'agit d'opérations étalées sur des périodes prolongées. Cela se produit souvent dans le domaine de la lutte contre le terrorisme où les enquêtes et la surveillance de présumés terroristes et de leurs réseaux peuvent durer des années. Au Canada, le CSARS peut entreprendre en tout temps une étude d'activités du SCRS et scruter des opérations toujours en cours, mais seulement de façon rétrospective.

Pendant ses deux premières décennies d'existence, le CSARS a dû prendre garde au changement de cap des activités du SCRS, car le souci premier du renseignement de sécurité est alors passé des préoccupations propres à la guerre froide, axées sur le contre-espionnage et l'antisubversion, aux priorités actuelles : antiterrorisme, criminalité transnationale organisée et prolifération des armes de destruction massive. Le rôle élargi du renseignement de sécurité au cours des deux dernières décennies s'est accompagné d'un accroissement sans précédent du recours à la coopération et au partage d'information entre organismes, à la fois au Canada (avec les autorités de police) et à l'étranger (avec les alliés et les partenaires de la coalition contre le terrorisme). Ces tendances ont de profondes implications sur le plan des mécanismes de surveillance du renseignement et de reddition de comptes. De par la loi, le mandat du CSARS se limite aux activités du SCRS et n'englobe pas les autres organismes qui ont part au renseignement de sécurité.

Pour que la reddition de comptes soit efficace, la confiance doit régner. La collectivité du renseignement et la société civile doivent se rendre compte que le système de surveillance du renseignement est digne de confiance. La collectivité du renseignement doit se fier sur l'appareil de surveillance du renseignement pour appliquer des normes appropriées en matière de reddition de comptes tout en respectant la nécessité de protéger les citoyens du tort que pourraient leur causer des communications répréhensibles, l'ingérence injustifiée ou des jeux politiques partisans. La société civile doit pouvoir compter sur les mécanismes de surveillance du renseignement pour établir si le mandat ayant trait au renseignement est exercé dans le respect de la loi et judicieusement et si les libertés civiles sont sauves.

Il faut du temps pour bâtir la confiance et celle-ci peut être ébranlée par un moment de folie. Et pourtant, c'est précisément la confiance qui habilite les organes de surveillance du renseignement et de reddition de comptes et leur permet d'améliorer la gestion démocratique de l'appareil d'État entourant la sécurité nationale et la confiance du public dans cet appareil.

Le professeur Martin Rudner a été directeur adjoint et directeur de la Norman Paterson School of International Affairs à l'Université Carleton, à Ottawa (Canada) de 1985 à 1999, et il dirige actuellement le Canadian Centre of Intelligence and Security Studies, rattaché à cette école. Auteur de nombreux livres et articles sur des dossiers internationaux, le professeur Rudner est président sortant de l'Association canadienne pour l'étude de la sécurité et du renseignement (CASIS); il est souvent appelé à titre de commentateur par la radio, la télévision et la presse nationales. Il est aussi membre du groupe consultatif de la Commission d'enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar.

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2016-12-02