Le pourquoi de la surveillance du renseignement de sécurité au canada - Réflexions
Le pourquoi de la surveillance du renseignement de sécurité au canada
Une campagne de coups fourrés, faite d'effractions, d'incendies criminels et de vols, orchestrée par la police et dirigée contre la presse et les partis politiques gauchisants (dont un parti prêt à former un gouvernement). Un camouflage ultérieur qui a presque réussi – supposant une tromperie qui comportait un mensonge à un ministre au sujet de la campagneNote de bas de page 1 – mais qui a été démasqué par suite des aveux francs de gens qui avaient participé directement aux activités illégales.
De telles histoires peuvent sembler tirées par les cheveux et dignes de l'imaginaire propre aux romans d'espionnage, mais elles sont vraies dans leurs moindres détails. Et tout cela s'est passé... au Canada.
Les révélations entourant une campagne de coups fourrés, menée par la GRC au cours des années 70 et mise au jour au cours des audiences de la Commission d'enquête McDonald concernant certaines activités de la GRC (1981) et dans son rapport ultérieur, ont mené directement à la dissolution du Service de sécurité de la GRC. Elles ont aussi mené à la création d'un nouveau service civil de renseignement de sécurité et du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS), trois ans plus tard.
Il vaut la peine de rappeler l'évolution du service de sécurité canadien. Dans cette démarche, il importe de comprendre que des événements marquants ont précédé le rapport McDonald. Les activités illégales du Service de sécurité de la GRC n'étaient pas des incidents isolés jusqu'à la fin des années 70. Des leçons auraient dû en être tirées, peut-être plus tôt qu'on ne l'a fait, quant à la nécessité de modifier la manière de mener les activités de renseignement de sécurité au Canada. Les circonstances ont simplement atteint un point de rupture tel qu'au tournant des années 80, un service civil du renseignement de sécurité et un cadre de reddition de comptes au public se faisaient attendre depuis longtemps au Canada.
Pendant une bonne partie de son histoire, le Canada (et bon nombre d'autres démocraties à ce jour) n'avait ni loi ni cadre officiel régissant le renseignement de sécurité à l'intérieur de ses frontières. Comme la GRC s'occupait de la sécurité nationale, sans lien de dépendance avec le gouvernement, la responsabilité politique incombait au solliciteur général du Canada (maintenant appelé ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile). Les débats entourant la sécurité nationale se faisaient rares à la Chambre des communes, à la toute fin des années 70 et au début des années 80, ce que confirme le document de travail de 2004 du gouvernement du Canada sur la création d'un comité de la sécurité nationale composé de parlementairesNote de bas de page 2. Avant les travaux de la Commission McDonald, l'appétit des médias et des spécialistes pour la question n'était guère plus aiguisé. Le corpus des écrits spécialisésNote de bas de page 3 et des reportages antérieurs à 1980 était maigre, tout au plus, ce qui a amené au moins un journaliste du Globe and Mail à admettre que « les reportages sur les affaires entourant la sécurité nationale au Canada... n'étaient pas à citer en exemple brillant de journalisme d'enquête aux étudiants en journalismeNote de bas de page 4
».
La sécurité nationale du Canada – la manière de l'assurer, de la gérer et d'y veiller – était une question que l'on passait la plupart du temps sous silence, à presque tous les niveaux du discours civique. La conséquence inhérente et manifeste a été qu'un pan complet du pouvoir de l'État, considérable quant à sa puissance et à son ampleur, était largement exposé et ouvert aux abus. Au sujet de l'importance de la reddition de comptes en matière de renseignement de sécurité, le spécialiste parlementaire C.E.S. Franks, de l'Université Queen's, a mis en garde contre les dangers inhérents d'une culture du secret. « Dans tout organisme d'État, a-t-il écrit, le secret est une invite à l'abus de pouvoir; la libre discussion et la vie politique démocratique peuvent donc s'en trouver menacéesNote de bas de page 5
». En effet, si l'on s'en fie aux seules révélations du rapport McDonald, il était impérieux de démontrer que les libertés civiles et démocratiques pouvaient être sérieusement ébranlées au Canada si on laissait le service de sécurité exercer ses pouvoirs impunément.
Le filtrage de sécurité au Canada pendant l'avant-guerre froide
Bien avant les événements décrits dans le rapport McDonald, on avait déjà tenté de définir le rôle et les limites de la capacité du gouvernement canadien à surveiller le renseignement. Le filtrage de sécurité des immigrants au Canada et des fonctionnaires fédéraux avait été le premier sujet d'étude. Au Canada, le filtrage dirigé par l'État remontait à 1945, au lendemain de l'affaire Gouzenko, incident international historique dans lequel un transfuge russe avait révélé d'importantes activités d'espionnage de la part des Russes au sein du gouvernement canadien et de gouvernements alliés. En réalité, au moins un historien a affirmé que le travail de filtrage avait débuté beaucoup plus tôt, en 1931, époque où les fonctionnaires faisaient systématiquement l'objet de vérifications en ce qui a trait aux actes criminelsNote de bas de page 6.
Ce furent néanmoins les révélations de Gouzenko (et les tensions de la guerre froide qu'elles ont contribué à provoquer) qui ont amené le gouvernement du Canada à recourir au filtrage pour démasquer et supprimer le communisme, adversaire idéologique qui suscita de vives craintes pendant une bonne partie du XXe siècle. Les c4eonséquences des activités fédérales de filtrage sur ce plan sont bien documentées dans The Infernal Machine: Investigating the Loyalty of Canada's Citizens, où l'historien Larry Hannant de l'Université de Victoria affirme : « Lorsqu'il a imposé ce filtrage de sécurité, l'État canadien a violé les libertés civiles de centaines et de milliers de citoyens... la machine infernale avait été conçue sans freins, et elle continuait bel et bien de roulerNote de bas de page 7
».
La Commission MacKenzie
Au milieu des années 60, on a créé la Commission royale d'enquête sur la sécurité, dirigée par Maxwell MacKenzie, entre autres dans le but de moderniser les méthodes de sécurité au niveau fédéral. Elle a présenté son rapport en 1968. Même si bon nombre de ses recommandations clés semblaient viser davantage à maintenir et même à étendre le statu quo concernant le filtrage (préconisant la prise d'empreintes digitales et le contrôle sécuritaire de tous les employés de l'État), le rapport MacKenzie formulait aussi une idée progressiste : retirer complètement à la GRC la fonction relative au renseignement de sécurité. Cette dernière recommandation a suscité des débats et des frictions considérables entre la GRC et le gouvernement. En 1969, on est parvenu à un compromis : la GRC a conservé son rôle touchant la sécurité nationale, mais le diplomate de carrière John Starnes en est devenu le premier directeur civil.
C'était un compromis que Starnes lui-même contestera par la suite. Voici ce qu'il écrira dans ses mémoires, publiés en 1998 : « À mon sens, on aurait dû prêter une attention beaucoup plus grande à la Commission MacKenzie. Le gouvernement aurait dû être beaucoup plus ferme devant les objections en grande partie émotives et parfois peu réalistes de la GRC face à l'idée de se voir amputer de son service de sécuritéNote de bas de page 8
». Fait tout aussi important, il a été franc en jaugeant comme insignifiante la portée de cette nouvelle disposition pour rétablir des relations qui étaient devenues difficiles entre la police et le gouvernement. « Ce que je n'avais pas prévu, c'était la culture assez différente de la GRC et la méfiance qui s'était installée entre... le gouvernement et la GRC. Aujourd'hui, j'estime qu'ils étaient tous deux à blâmer, quoique le traitement plutôt simpliste et dilatoire réservé par le gouvernement (aux recommandations contenues dans le rapport MacKenzie) ait à coup sûr empiré les relations, qui laissaient à désirerNote de bas de page 9
».
La Commission McDonald
Plus d'une décennie s'est écoulée avant que ne refasse surface la recommandation controversée de la Commission MacKenzie, cette fois à la Commission (McDonald) d'enquête concernant certaines activités de la GRC. À ce moment-là, le journalisme d'enquête s'était taillé une place dans les questions de sécurité nationale au Canada. Le journaliste du Vancouver Sun, John Sawatsky, avait publié plusieurs articles sur les méfaits de la GRC, aboutissant en décembre 1976 à une dénonciation à la une où il concluait à un camouflage qui « atteignait les échelons supérieurs de la GRC à OttawaNote de bas de page 10
».
Sawatsky a documenté la manière dont le Service de sécurité de la GRC avait mené, tout au long des années 70, une campagne systématique visant à bouleverser des organisations de Vancouver présumées menaçantes du fait qu'elles épousaient une politique communiste ou d'extrême gauche. Il a par la suite fait observer comment la plupart des membres de la GRC qui avaient trempé dans les coups fourrés ne s'inquiétaient pas de l'illégalité de leurs actes. Il a écrit : « les actes illégaux étaient acceptés avec enthousiasme parce que c'était excitant et bon pour la carrière et que cela contribuait à la lutte contre le communismeNote de bas de page 11
».
D'autres reportages ont paru dans la presse en 1977, y compris des révélations sur le cambriolage des bureaux du journal séparatiste de l'Agence de presse libre du Québec, par la GRC, au début des années 70. Parmi les autres activités du Service de sécurité de la GRC ainsi révélées figure l'incendie d'une grange qui servait de lieu de rencontre, à l'extérieur de Montréal, à des intellectuels québécois soupçonnés d'allégeances séparatistes. À la GRC, le moral s'effondra. Lorsque la Commission McDonald entreprit ses travaux en 1978, le solliciteur général du Canada de l'époque, Francis Fox, s'est retrouvé dans la position peu enviable de devoir faire une série de communications au sujet des activités du Service de sécurité de la GRC et, entre autres, d'admettre que celui-ci commettait des actes illégaux depuis plus de deux décenniesNote de bas de page 12. Le prédécesseur de M. Fox, Warren Allmand, fera par la suite le témoignage suivant aux audiences de la Commission McDonald : « je me suis senti trahi au plus haut point... il semble maintenant que je n'ai pas obtenu des réponses complètes, même lorsque je le demandais expressémentNote de bas de page 13
».
Le rapport de la Commission McDonald, publié en 1981, préludait à un nouveau chapitre de l'histoire du renseignement de sécurité canadien. Il préconisait un nouveau service civil de renseignement et un conseil consultatif, composé de députés et de sénateurs, qui examinerait les activités de ce service. En 1983, lorsque le gouvernement a présenté le projet de loi C-157, le vaste mandat proposé pour le nouvel organisme civil a soulevé un débat politique considérable.
Ce débat a amené le renvoi du projet de loi à un comité sénatorial qui recommanda des changements majeurs, dans un rapport intitulé Équilibre délicat. Le comité prônait un système à deux niveaux pour la surveillance du renseignement de sécurité. Le premier niveau, un mécanisme de surveillance interne, devait être un inspecteur général relevant du solliciteur général adjoint. Ce bureau examinerait le rapport annuel du directeur du SCRS et relèverait directement du Ministre. En fait, il serait le « vigile
» de celui-ci pour ce qui est du SCRS.
Le deuxième niveau de surveillance, un mécanisme externe celui-là, devait être le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS). Ce comité relèverait du Parlement et ses membres seraient nommés par le gouverneur en conseil après consultation entre le premier ministre et les chefs des partis de l'opposition.
La Loi sur le SCRS
En janvier 1984, le gouvernement du Canada a présenté le projet de loi C-9 qui contenait presque toutes les modifications recommandées par le comité sénatorial. Il est ainsi devenu le premier gouvernement démocratique du monde à instaurer un cadre légal pour son service de sécurité. Ce projet de loi révisé a été adopté par la Chambre des communes et le Sénat en juin 1984 et, le 16 juillet suivant, la Loi constituant le Service canadien du renseignement de sécurité était promulguée.
L'un des legs les plus importants de cette loi est qu'elle a marqué la fin d'une époque pour la collectivité du renseignement. Pour la première fois, le Canada avait une loi qui définissait clairement le mandat et les limites du pouvoir de l'État à exercer des activités de renseignement de sécurité. Fait tout aussi important, cette loi instituait un cadre permettant de contrôler ces pouvoirs, et ce cadre a su résister à l'épreuve du temps.