2011 TSSTC 9

Référence : Société canadienne des postes c. Heather Manuel, 2011 TSSTC 9

Date : 2011-05-03
Dossier : 2011-12 et 2011-26
Rendue à : Ottawa

Entre :

Société canadienne des postes, demanderesse

et

Heather Manuel, intimée

Affaire : Demande de suspension de la mise en œuvre de deux instructions
Décision : La demande de suspension de la mise en œuvre des instructions est rejetée
Décision rendue par : M. Richard Lafrance, agent d’appel
Langue de la décision : Anglais
Pour le demandeur : M. Peter MacTavish, avocat - Bird Richard
Pour l’intimée : Mme Heather Manuel, représentante de l’employée - FFRS

 

MOTIFS DE DÉCISION

[1] Il s’agit de deux demandes de suspension de la mise en œuvre d’instructions soumises le 17 février et le 6 avril 2011 respectivement par Postes Canada conformément au paragraphe 146(2) du Code.  Les instructions ont été données par l’agent de santé et de sécurité (Ag.SST) Daniel Roy, le 20 janvier et le 9 mars 2011.

 

Contexte

[2]   Les instructions visées par l’appel ont été données par l’Ag.SST à l’issue de son enquête sur les refus de travailler de factrices et de facteurs ruraux et suburbains (FFRS).

[3]   Dans sa demande d’appel datée du 6 avril 2011, Postes Canada demandait que les deux appels (2011-12 et 2011-26) soient instruits simultanément, puisqu’ils portaient tous deux sur la même question et que l’enquête avait été effectuée par le même Ag.SST. De plus, M. MacTavish, l’avocat de Postes Canada, demandait que la mise en œuvre des instructions soit suspendue en entendant que les causes soient instruites et qu’une décision soit rendue par un agent d’appel.

[4]   Lors d’une audience qui s’est tenue par téléconférence le 12 avril 2011 afin d’entendre les arguments sur la demande de suspension, j’ai décidé de réunir les deux appels aux fins de statuer sur la demande de suspension. J’ai cependant indiqué que la demande visant à ce que les deux causes soient instruites simultanément au fond serait tranchée à l’occasion d’une téléconférence qui aurait lieu à une date ultérieure avec toutes les parties en cause.  

[5]   Étant donné que chaque appel porte sur deux instructions et que Postes Canada demande la suspension de la mise en œuvre des quatre instructions, ma décision sera divisée en deux parties.  La première portera sur les instructions données en vertu du paragraphe 145(2) dans les deux appels et la seconde sur les instructions données en vertu de l’alinéa 145(1)b) du Code canadien du travail (le Code).

 

Analyse

[6]   Le paragraphe 146(2) du Code est libellé comme suit :

À moins que l’agent d’appel n’en ordonne autrement à la demande de l’employeur, de l’employé ou du syndicat, l’appel n’a pas pour effet de suspendre la mise en œuvre des instructions.

[7]   Puisque je tire mon pouvoir du Code, je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire de manière à favoriser la réalisation de son objet, c.‑à‑d. veiller à la protection des employés en matière de santé et de sécurité. 

[8]   Afin d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de suspendre la mise en œuvre des instructions, j’ai appliqué les critères suivants :

1)      le demandeur doit démontrer à la satisfaction de l’agent d’appel qu’il s’agit d’une question sérieuse à traiter et non pas d’une plainte frivole et vexatoire;

2)      le demandeur doit démontrer que le refus par l’agent d’appel de suspendre l’application de l’instruction lui causera un préjudice important (appréciable);

3)      le demandeur doit démontrer que dans l’éventualité où une suspension serait accordée, des mesures seraient mises en place pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise dans le lieu de travail.

 

Instructions données en vertu de l’alinéa145(2)a) dans les deux appels

[9]   Une instruction a été donnée aux termes du paragraphe 145(2) du Code pour chaque appel.  Les instructions sont en tous points identiques dans les deux appels, sauf en ce qui concerne la cadence de distribution du courrier et le temps requis pour distribuer le courrier par la fenêtre latérale droite avant.

[10]           Je reproduis les deux instructions ci-dessous, en indiquant les passages qui sont différents :

[Traduction]

Ledit agent de santé et de sécurité estime que l’accomplissement de la tâche en cause constitue un danger pour l’employé au travail.

                Les employés ne peuvent pas se déplacer de façon sûre du siège du conducteur à celui du passager dans leurs véhicules pour distribuer le courrier dans les boîtes aux lettres rurales sans se livrer à des contorsions ou des flexions répétitives et inhabituelles.

[Cause no 2011-12] Cette activité est effectuée en moyenne, pour les sept employés, à la cadence de plus 12,5 BLR à l’heure.

[Cause no 2011-26] Cette activité doit être effectuée 105 fois durant une période de trois heures.

Par conséquent, il vous est ORDONNÉ PAR LA PRÉSENTE, en vertu de l'alinéa 145(2)a) du Code canadien du travail, de modifier immédiatement l’activité qui constitue un danger.

 

S’agit-il d’une question sérieuse à juger par opposition à une prétention frivole et vexatoire?

[11]           Je conviens avec M. MacTavish, l’avocat de l’appelante, qu’il s’agit d’une question ayant des répercussions en matière de santé et de sécurité et qu’à ce titre, elle n’est ni futile, ni vexatoire. J’estime que la décision pourrait dans tous les cas avoir une incidence sur la manière dont les questions d’ergonomie ayant trait à la distribution du courrier dans les BLR par les FFRS seront effectuées à l’avenir. Je conclus dès lors qu’il s’agit d’une question sérieuse à juger.

 

Le demandeur subira-t-il un préjudice important (appréciable) si la mise en œuvre des instructions n’est pas suspendue?

[12]           Sur ce point, M. MacTavish a plaidé que Postes Canada subira un préjudice important si la mise en œuvre des instructions n’est pas suspendue parce que cela aura une incidence sur l’intégrité du processus mis en place pour traiter les plaintes portant sur des questions d’ergonomie.  Il a également expliqué qu’un comité mixte spécial existait depuis plus de deux ans pour traiter les plaintes portant sur ces questions et que cela donnait de très bons résultats.

[13]           M. MacTavish a de plus déclaré que même si la question du préjudice pécuniaire n’est pas censée entrer en ligne de compte pour déterminer si la mise en œuvre d’une instruction doit être suspendue, il n’en demeure pas moins que fournir les services d’adjoints en ergonomie aux FFRS pourrait occasionner des frais substantiels; l’expérience ayant démontré que Postes Canada pourrait subir un préjudice important si la mise en œuvre des instructions n’est pas suspendue parce que cette question pourrait entraîner d’autre refus de travailler ailleurs au Canada.

[14]           Je ne partage pas l’avis de M. MacTavish sur ce point; la suspension de la mise en œuvre d’une instruction n’enlève pas aux autres employés le droit de refuser de travailler s’ils ont un motif raisonnable de croire qu’ils sont exposés à un danger.

[15]           M. MacTavish a soutenu que, selon la prépondérance des probabilités, les FFRS sont bien protégés par le processus d’évaluation actuel et qu’aucun préjudice ne leur sera causé, contrairement à Postes Canada, qui sera particulièrement touchée par une décision l’obligeant à fournir les services d’adjoints, à modifier le fonctionnement du comité spécial qui s’occupe de ces questions d’ergonomie et à fragiliser le processus qui existe déjà.

[16]           Je ne partage pas non plus l’opinion de M. MacTavish sur ce point parce que, selon la représentante des employés, les FFRS sont généralement en désaccord avec les évaluations du comité, car ils estiment que distribuer le courrier par la fenêtre latérale droite avant les expose à un danger. Le fait qu’il y a maintenant deux refus de travailler et que Postes Canada s’attend à en recevoir d’autres ailleurs au Canada m’indique que le processus d’évaluation comporte des lacunes.

[17]           J’estime que si j’ordonnais la suspension de la mise en œuvre des instructions, ce sont les employés qui subiraient vraisemblablement le préjudice le plus important, puisqu’ils seraient obligés de distribuer le courrier par la fenêtre latérale droite avant de leur véhicule et qu’ils seraient exposés à un risque potentiel qui a jusqu’ici été désigné et décrit comme un danger par l’Ag.SST.

[18]           Le terme « significant » (important) est défini dans le dictionnaireFootnote 1  comme suit : [traduction] « évident, à un degré appréciable; d’une très grande importance, qui a de graves conséquences, digne de mention, évident ».  Cela signifie pour moi que le préjudice important devrait être décrit en utilisant les termes ci-dessus : un préjudice d’une très grande importance ou ayant de graves conséquences.  Jusqu’à maintenant, le seul préjudice que Postes Canada semble avoir subi est celui d’avoir été obligé de fournir les services d’un adjoint en « ergonomie », à titre provisoire, aux employés nommément désignés dans les deux causes. Cela ne constitue pas, selon moi, un préjudice de très grande importance ou ayant de graves conséquences.

[19]           Cela m’amène à conclure que Postes Canada ne remplit pas le deuxième critère. Puisque le demandeur doit remplir les trois critères pour que la mise en œuvre d’une instruction soit suspendue, il n’est pas nécessaire que j’examine le troisième critère.  

[20]           J’appliquerai les mêmes critères aux instructions données en vertu du paragraphe 145(1) du Code pour déterminer si la mise en œuvre des instructions doit être suspendue.

 

Instructions données en vertu du paragraphe 145(1) dans les deux appels

[21]           Les instructions données en vertu du paragraphe 145(1) indiquent ceci :

[Traduction]

Ledit agent de santé et de sécurité est d'avis que les dispositions suivantes de la partie II du Code canadien du travail ont été enfreintes :

l’alinéa 125(1)u) de la partie II du Code canadien du travail

L’employeur doit veiller à ce que le lieu de travail, les postes de travail et les méthodes de travail soient conformes aux normes réglementaires.

également, l’article 19.4 du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail

L’employeur recense et évalue les risques professionnels, y compris ceux liés à l’ergonomie, conformément à la méthode élaborée aux termes de l’article 19.3 et en tenant compte des éléments suivants :

a.1) dans le cas de risques liés à l’ergonomie, tout facteur lié à l’ergonomie tel que :

(i) les exigences physiques des tâches, le milieu de travail, les méthodes de travail et l’organisation du travail ainsi que les circonstances dans lesquelles les tâches sont exécutées;

(ii) les caractéristiques des matériaux, des biens, des personnes, des animaux, des choses et des espaces de travail, ainsi que les particularités des outils et de l’équipement.

L’employeur n’a pas effectué une évaluation des risques pour chaque employé qui distribue et ramasse du courrier dans les boîtes aux lettres rurales par la fenêtre latérale droite avant, avec la collaboration du comité d’orientation et du comité de santé et de sécurité au travail.  Cette évaluation aurait dû porter, sans s’y limiter, sur les risques potentiels que constituent les torsions et flexions répétées et inhabituelles auxquelles les employés se livrent pour prendre et trier le courrier situé à l’arrière du véhicule, le ramener sur le siège droit avant et s’étirer par la fenêtre latérale droite avant pour déposer le courrier dans la boîte aux lettres rurales ou l’en retirer.  L’évaluation aurait dû tenir compte de l’anthropométrie des FFRS (c.‑à‑d. les différences dans les mensurations et le degré de force et d’endurance) et des écarts saisonniers.

Par conséquent, il vous est ORDONNÉ PAR LA PRÉSENTE en vertu de l’alinéa 145(1)b) de la partie II du Code canadien du travail de prendre immédiatement les mesures nécessaires pour empêcher la continuation de la contravention ou sa répétition.

 

S’agit-il d’une question sérieuse à juger par opposition à une réclamation frivole et vexatoire?

[22]           Je souscris de nouveau aux arguments de M. MacTavish selon lesquels il s’agit d’une question ayant des répercussions en matière de santé et de sécurité et qu’à ce titre, elle n’est ni futile, ni vexatoire. J’estime également que la décision pourrait dans tous les cas avoir une incidence sur la manière dont les questions d’ergonomie ayant trait à la distribution du courrier dans les BLR par les FFRS seront effectuées à l’avenir. Je conclus dès lors qu’il s’agit d’une question sérieuse à juger.

 

Le demandeur subira-t-il un préjudice important (appréciable) si la mise en œuvre des instructions n’est pas suspendue?

[23]           Selon l’agent de santé et de sécurité, l’employeur n’a pas évalué correctement les risques qui sont présents sur le lieu de travail, y compris les risques liés à l’ergonomie, et il lui a ordonné d’effectuer cette évaluation en collaboration avec le comité d’orientation et le comité de santé et de sécurité au travail.

[24]           M. MacTavish a produit deux affidavits à l’appui de la demande de suspension de la mise en œuvre des instructions. L’un des documents émanait de M. John Thomas, directeur des relations de travail à Postes Canada; l’autre émanait de M. Marnie Armstrong, directeur de la sécurité de la distribution rurale du courrier. Les deux directeurs ont déclaré qu’ils étaient au courant de la situation en cause.

[25]           M. Thomas a fourni des détails sur une plainte de pratique déloyale de travail que les Travailleurs et travailleuses des postes (STTP) ont déposée contre Postes Canada devant le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI).  Cela m’indique seulement  que les parties ont conclu une entente avec l’aide d’un médiateur pour constituer (temporairement) un conseil mixte chargé d’examiner les plaintes portant sur des questions d’ergonomie. À part m’indiquer de quelle manière les parties en sont venues à constituer ce comité mixte, ce document n’est d’aucune utilité, à mon avis, pour statuer sur la demande de suspension.

[26]           M. Armstrong fournit les mêmes renseignements dans son affidavit, mais il explique en plus de quelle manière les plaintes des FFRS portant sur des questions d’ergonomie sont traitées par le comité et de quelle manière il met en œuvre la décision définitive de Postes Canada sur le dossier. M. Armstrong observe que si Postes Canada est obligée de se conformer aux instructions de l’Ag.SST, […] cela causera un important préjudice aux parties et aux opérations de Postes Canada.

[27]           M. Armstrong affirme que si le processus en place est invalidé, Postes Canada sera obligée de fournir les services d’un adjoint en ergonomie à tous les FFRS qui en font la demande. Il estime que cela occasionnerait des coûts exceptionnels à Postes Canada dont les dépenses annuelles s’élèvent déjà à 13 millions de dollars pour l’ensemble du Canada. Il a également indiqué que la suspension de la mise en œuvre des instructions de l’Ag.SST éviterait de causer un préjudice important au processus du comité spécial et permettrait aux parties de poursuivre leurs efforts communs pour évaluer les demandes de services d’adjoint en ergonomie.

[28]           M. MacTavish a défendu la position que les instructions étaient inutiles, car l’employeur évalue déjà les plaintes portant sur des questions d’ergonomie avec la collaboration d’un membre du comité d’orientation.  Si la mise en œuvre des instructions n’est pas suspendue et que le comité spécial doit mettre un terme à ses évaluations ergonomiques, ce n’est pas seulement Postes Canada qui subira un préjudice, mais le personnel aussi. M. MacTavish a déclaré que le comité est mieux placé et mieux qualifié que n’importe qui d’autre pour effectuer les évaluations.  Il a émis l’hypothèse que le travail accompli par le comité spécial déjà en place offrait une meilleure protection aux employés que les demandes contenues dans les instructions.

[29]           Compte tenu de ce qui précède, je ne crois pas que Postes Canada subirait un préjudice important si je suspendais la mise en œuvre des instructions.

[30]           Les instructions s’appliquent à un seul bureau postal situé au 203 Waggoners Road à Fredericton. Elles n’empêchent pas le comité de poursuivre son travail dans les autres bureaux postaux au Canada. J’admets que cette situation pourrait se généraliser si le problème n’est pas réglé rapidement. Cela dit, il s’agit pour l’heure d’un problème local et le préjudice causé est, à mon avis, minime.

[31]           M. MacTavish ne m’a pas convaincu que le préjudice subi par Postes Canada serait d’une très grande importance ou aurait de graves conséquences si je suspendais la mise en œuvre des instructions.

[32]           Ayant conclu que Postes Canada ne remplit pas le deuxième critère et comme le demandeur doit remplir les trois critères pour que la demande de suspension soit accueillie, il n’est pas nécessaire que j’examine le troisième critère.

 

Décision

[33]           La demande de Postes Canada de suspendre la mise en œuvre des instructions données par l’agent de santé et de sécurité (Ag.SST) Daniel Roy le 20 janvier et le 9 mars 2011 est rejetée.

 

 

Richard Lafrance
Agent d’appel

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