2011 TSSTC 14

Référence : Timothy Pearce c. Air Canada Jazz, 2011 TSSTC 14

Date : 2011-06-08 
Dossier : 2010-03
Rendue à : Ottawa

Entre :


Timothy Pearce, appelant

et

Air Canada Jazz, intimée

 

Affaire : Appel interjeté en vertu du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail à l'encontre d’une décision rendue par un agent de santé et de sécurité

Décision : La décision d’absence de danger est annulée.

Décision rendue par : M. Jean-Pierre Aubre, agent d’appel

Langue de la décision : Anglais

Pour l’appelant : M. Timothy Pearce

Pour l’intimée : Mme Gisele Lue, directrice, Santé et sécurité au travail - M. Rajib Roy, directeur, Relations de travail

 

MOTIFS DE DÉCISION

 

[1] La présente affaire concerne un appel interjeté en vertu du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail (le Code) à l'encontre d’une décision d’absence de danger rendue par Francesco Misuraca, agent de santé et de sécurité (agent de SST), le 5 février 2010.

 

Contexte

 

[2] Le 2 février 2010, l’agent de SST Misuraca a ouvert une enquête sur un refus de travailler exercé par l’appelant ce jour-là. Au moment du refus, l’appelant devait commencer son quart de travail habituel, débutant à 17 h 30 et se terminant à 5 h 30 le lendemain matin , en tant que chef de l’équipe de maintenance, à son lieu de travail identifié comme étant  Air Canada Jazz, 6400 Airport Road, Mississauga (Ontario) (l'aéroport de Toronto).

 

[3] Dans l’énoncé de refus de travailler fourni à ce moment-là et repris à l’audience, l’appelant indiquait être atteint d’un état pathologique aggravé par le travail de nuit au point de menacer sa vie. Concernant plus particulièrement cet état pathologique, l’appelant soutenait qu’il était sujet à des épisodes d’endormissement soudain pendant l’accomplissement des tâches habituelles de son emploi, dont 70 % ont été décrites à l’audience comme étant des tâches opérationnelles, ce qui pourrait entraîner un risque de blessure pour lui-même ou autrui.

 

[4] L’agent de SST Misuraca a présenté à l’audience son rapport d’enquête, qui fournit des renseignements généraux complets sur les faits et circonstances qui ont mené à la décision d’absence de danger rendue par l’agent de SST. Il indique que l’appelant est à l’emploi de Jazz Air depuis une dizaine d’années et qu’il occupe les fonctions de chef de l’équipe de maintenance depuis cinq ans. Environ deux ans avant que M. Pearce exerce son droit de refuser de travailler, il a commencé à souffrir d’un état pathologique, il a demandé un avis médical, puis il a reçu le diagnostic d’un trouble qui a nécessité l’établissement d’un plan de traitement. M. Pearce a dû s’absenter du travail à de nombreuses reprises et participer à un programme d’absentéisme volontaire avec la spécialiste des ressources humaines de l’employeur (Lynette James). À cette même époque, l’appelant faisait environ 100 heures supplémentaires par période de 15 jours pendant le quart de nuit, qui débutait à17 h 30 et se terminait à 5 h 30. Cette situation a duré deux ans. Étant donné ces chiffres, M. Pearce a déclaré à l’audience qu’il préférait travailler la nuit et que, n’eût été son état pathologique, il aurait choisi de travailler uniquement la nuit. Il a par la suite  constaté que son état ne lui permettait pas de travailler quatre nuits par semaine sans souffrir de symptômes d’hypersomnie et de fatigue chronique. Cette situation l’a souvent forcé à quitter le travail plus tôt que prévu et à utiliser son solde de crédits de congés accumulés.

 

[5] En novembre 2009, M. Pearce s’est entretenu avec Lynette James, spécialiste des ressources humaines, et a demandé à ce que son horaire de travail soit modifié pour tenir compte de son état pathologique. À cette fin, le 12 novembre 2009 (document E-11), l’infirmière en santé du travail de l’employeur a demandé à M. Pearce de fournir à l’employeur des renseignements médicaux et de signer un formulaire de consentement autorisant la communication de ces renseignements aux Services d’hygiène du travail de l’employeur. Un rendez-vous a été fixé deux semaines plus tard, mais deux jours après avoir demandé un changement d’horaire, M. Pearce a dû se rendre à l’hôpital pour recevoir des soins médicaux d’urgence et un traitement lié à son trouble. À cette occasion, le médecin traitant, dans une note datée du 16 décembre 2009 (document E-6), a recommandé que M. Pearce soit retiré du quart de nuit et affecté à un quart de 6 h à 18 h, selon un régime de quatre jours de travail, quatre jours de congé. L’employeur a répondu à cette recommandation en prenant des mesures d’adaptation temporaires à l’endroit de M. Pearce. Toutefois, M. Pearce avait été informé par l’infirmière en santé du travail de l’employeur qu’une décision sur une mesure d’adaptation permanente en raison de restrictions médicales ne serait prise qu’une fois que des renseignements plus objectifs auraient été fournis, conformément à la politique de l’employeur sur les mesures d’adaptation permanentes. Les renseignements exigés par cette politique comprenaient le diagnostic, le pronostic, les tests et les résultats, les plans de traitement continu, les recommandations/consultations auprès de spécialistes, ainsi que l’avis du médecin sur la nécessité d’une restriction médicale de « travail de jour seulement ». L’appelant a alors estimé que cette demande de renseignements portait atteinte à son droit à la vie privée et a refusé de fournir les renseignements à l’employeur. Devant cette situation, et en attendant d’obtenir lesdits renseignements, l’employeur a choisi d’interrompre les mesures d’adaptation  visant M. Pearce. C’est ce qui a amené M. Pearce à refuser de travailler le 2 février 2010. Ce jour-là, l’appelant a refusé d’exécuter ses fonctions et responsabilités habituelles de technicien d’entretien d’aéronefs et chef d’équipe pendant le quart de nuit, parce qu’il a estimé que son état pathologique pouvait constituer un danger pour lui-même ou d’autres employés pendant qu’il était au travail.

 

[6] L’agent de SST Misuraca a rendu une décision d’absence de danger en s’appuyant sur la preuve recueillie pendant son enquête et une explication confidentielle fournie par M. Pearce sur son état pathologique. Il convient de noter que l’agent de SST Misuraca a indiqué dans son rapport d’enquête et répété dans son témoignage devant l’agent d’appel soussigné que, même si M. Pearce hésitait à donner à son employeur des détails sur la nature réelle de son état pathologique, il avait informé l’agent de SST, de façon confidentielle, de la nature de son état. L’agent de SST Misuraca était donc parfaitement au courant de cet état pathologique lorsqu’il a rendu sa décision d’absence de danger, alors que, comme il a été établi devant le soussigné, l’employeur est resté insuffisamment informé  jusqu’à un certain temps après l’émission de la décision d’absence de danger de l’agent de SST, quand l’employeur a reçu deux notes médicales datées du 1er mars 2010 (document E-7) et du 19 juillet 2010 (document E-8) et des copies des résultats de tests et de consultations. Il importe de souligner ici qu’après avoir fourni ces renseignements médicaux supplémentaires à l’infirmière en santé du travail de l’employeur , à la suite de la décision d’absence de danger rendue par l’agent de SST, comme l’ont reconnu les représentants de l’employeur à l’audience, une recommandation de mesure d’adaptation  a suivi, et M. Pearce a été affecté au quart de jour.

[7] L’agent de SST a conclu à une absence de danger parce que le « danger » présumé n’était pas causé par l’utilisation d’une chose, ni par une situation existant dans le lieu de travail ou l’accomplissement d’une tâche, mais plutôt par une évolution de l’état de l’employé. L’agent de SST a pensé que l’examen du trouble physique de l’employé et de tous les facteurs pertinents ne devait servir qu’à déterminer si le danger était causé, en renvoyant à l’article 128 du Code, par une machine, une tâche ou une caractéristique physique du lieu de travail, et non par l’état pathologique de l’employé. Selon l’agent de SST, [traduction] « la partie II du Code canadien du travail protège les employés contre les dangers qui peuvent exister dans le lieu de travail, mais n’aborde pas la question des employés et de leur propre état pathologique. » Le raisonnement de l’agent de SST était que l’état de santé de l’employé ayant refusé de travailler ne pouvait pas entrer dans l’analyse ou l’évaluation quant à savoir s’il était dangereux pour lui de travailler dans le lieu de travail.

[8] L’agent de SST a fondé sa conclusion sur une courte décision rendue par un autre agent d’appel (M. Dawson et Société canadienne des postes, décision n° TSSTC 02-023) confirmant la décision d’absence de danger prise par une agente de SST, qui avait déterminé que la présence d'une employée à un rendez-vous médical exigé par son employeur afin d'obtenir un avis médical à la suite d’un accident de travail « ne constitu[ait] pas une tâche, au sens établi à la Partie II du Code canadien du travail », qui pourrait constituer un danger pour l’employée. Dans cette affaire, l’agente de SST a estimé que la « "tâche" stipulée dans la Partie II du Code canadien du travail doit être directement liée aux fonctions […] de la plaignante » et donc que le rendez-vous médical ne tombe pas sous la gouvernance de son employeur. L’agent d’appel qui a examiné cette affaire a formulé la brève conclusion suivante :

Malgré mon grand respect pour la situation de santé de Mme Dawson, je suis essentiellement d’accord avec la conclusion énoncée par l’agent (sic) de santé et de sécurité Tran […].  En vertu du Code, on peut tenir compte de l’autisme de Mme Dawson et des facteurs connexes lorsqu’il s’agit d’un danger lié à l’utilisation d’une machine ou d’une chose, lorsqu’une situation dans le milieu de travail ou l’exécution d’une tâche présente un risque. Cependant, lorsque le danger lié à une activité n’est déterminé que par les troubles médicaux de l’employé (…), il ne s’agit pas d’un danger visé par le Code.

 

[9] Comme il a été mentionné précédemment, les tâches de l’appelant ont été décrites comme étant à 70 % opérationnelles.   À cet égard, l’agent de SST Misuraca a déclaré que M. Pearce lui avait dit que sa principale inquiétude concernait le fait que son travail l’obligeait à déplacer et à faire fonctionner de grosses machines, plus particulièrement des aéronefs, et d’autres véhicules, sur l’aire de trafic de l’aéroport de Toronto, et que l’accomplissement de ces tâches pouvait être dangereuse en raison de son état pathologique (endormissement soudain). M. Pearce a lui-même donné un exemple de ce genre de situation dans son témoignage, en indiquant qu’en tant que chef de l’équipe de maintenance, il devait s’assurer que l’entretien des moteurs d’aéronef était effectué de façon satisfaisante et qu’il pouvait, à cette fin, devoir prendre les commandes et faire tourner les moteurs à un niveau de puissance élevé tout en veillant à ce que l’aéronef reste immobile. Il a également fait remarquer qu’en tant que technicien d’entretien d’aéronefs et chef d’équipe, il était le seul membre de son équipe habilité à déplacer des aéronefs sur l’aire de trafic. La description de poste du chef de l’équipe de maintenance qui a été présentée par les représentants de l’employeur à l’audience indique, entre autres responsabilités et titres de compétence, que M. Pearce doit détenir un [traduction] « permis de conduire sur une aire de trafic valable à l’aéroport de Toronto et un permis du Système de permis d’exploitation de véhicules côté piste ». Les deux parties ont choisi de se représenter elles-mêmes à l’audience, et l’agent de SST et M. Pearce ont été les seules personnes à témoigner. Les observations ont été présentées par écrit.

Question en litige

 

[10] En l’espèce, il s’agit de déterminer si, au moment de son refus de travailler, il était dangereux au sens du Code pour M. Pearce de travailler dans son lieu de travail. Toutefois, avant de trancher cette question en ce qui a trait particulièrement à M. Pearce, il faut d’abord déterminer si des circonstances personnelles comme celles décrites dans la présente affaire peuvent, en soi, entrer en considération dans l’évaluation de l’existence d’un danger, au sens du Code, justifiant un refus de travailler.

 

[11] Il importe de noter ici que l’appelant soutient qu’il était effectivement dangereux pour lui de travailler dans le lieu de travail.

 

Observations des parties

 

Observations de l’appelant

 

[12] Dans l’ensemble, les observations de l’appelant peuvent être tirées de sa déclaration préliminaire écrite ainsi que de ses très brèves observations finales. Selon M. Pearce, la preuve montre qu’il souffre d’un état pathologique qui est directement lié à une tâche accomplie au travail, plus particulièrement le travail de nuit. La preuve indique que l’employeur a d’abord pris des mesures d’adaptation relativement audit état, mais qu’il les a ensuite retirées sans démontrer que ces mesures constituaient une contrainte excessive, menaçant ainsi la santé et la sécurité de M. Pearce, ainsi que la sécurité des autres employés. Étant donné la preuve convaincante de la présence de l’état pathologique au moment du refus de travailler et la preuve que cet état était aggravé ou aurait pu être aggravé par une situation qui se produisait au travail, en l’occurrence le harcèlement et la discrimination que constituait le refus de prendre des mesures d’accommodement médical et la décision de l’employeur de modifier son horaire de travail pour passer d’un quart de jour adapté à un quart de nuit, ce qui allait à l’encontre de la recommandation du médecin, M. Pearce était d’avis que la situation qui prévalait dans le lieu de travail justifiait une conclusion de danger, au sens du Code.

 

[13] M. Pearce a fait référence à la décision de l’agente d’appel Katia Néron dans Ian David Tench et Défense nationale - Forces maritimes de l’Atlantique, Nouvelle-Écosse (décision n° TSSTC-09-001), qui indique que le terme anglais « condition » qui est employé dans la définition de « danger » dans le Code, avec renvoi à ce même terme dans les dispositions du Code sur le refus de travailler au paragraphe 128(1), « peut être interprété comme comprenant toute situation qui, au travail, peut avoir un (sic) incidence sur le fonctionnement ou l’existence d’un employé, ce qui comprend les actes de harcèlement ou de discrimination raciale posés à l’endroit d’un employé au travail, lorsque ces actes se répercutent sur la santé mentale de l’employé. ». L’appelant estime que cette interprétation ne se résume pas seulement à la santé mentale quand on tient compte de l’objet de la loi au paragraphe 122.1 du Code.

 

[14] L’appelant estime également que l’agent de SST a agi de façon discriminatoire envers lui puisque l’interprétation limitée que M. Misuraca fait du Code était inappropriée compte tenu de la situation. Selon M. Pearce, le rapport de l’agent de SST montrait que celui-ci était parfaitement au courant du conflit lié à la demande de renseignements médicaux et au refus de l’employeur de prendre des mesures d’adaptation.  De plus, l’agent de SST avait clairement indiqué qu’il savait que les tribunaux avaient statué que les employeurs avaient l’obligation de prendre des mesures d’adaptation, bien qu’il n’ait pas appliqué les principes directeurs de la Loi canadienne sur les droits de la personne à sa propre décision sur le refus de travailler, alors que l’application de toutes les lois canadiennes doit être conforme à la loi susmentionnée.

 

[15] L’appelant a conclu ses observations en lisant le bref commentaire suivant :

 

[Traduction] Air Canada Jazz m’a offert des mesures d’adaptation relativement à une invalidité. Air Canada Jazz et moi avons eu un différend au sujet des renseignements demandés. J’ai exercé mon droit de refuser de travailler, car j’ai estimé que c’était la seule option que j’avais lorsqu’Air Canada Jazz a commencé à abuser de son pouvoir pour forcer le règlement de notre différend. L’agent de santé et de sécurité a fait enquête et conclu à une absence de danger.

 

Je crois que cette décision est erronée. Contrairement à l’agent de santé et de sécurité, je suis d’avis que le Code ne s’applique pas seulement à des circonstances liées à l’environnement physique du lieu de travail. Une situation existait dans le lieu de travail, que ce soit le conflit qui a mené à mon refus, mon état pathologique ou l’horaire de nuit; bref, une situation existait. Je soutiens que mon invalidité était aggravée par une situation qui existait dans le lieu de travail, soit mon affectation au quart de nuit, et je crois que j’ai prouvé cette situation en fournissant des renseignements médicaux. (…)

 

Observations de l’intimée

 

[16] En bref, l’employeur a déclaré dans ses observations écrites que, selon lui, un employé qui, au travail, a des motifs raisonnables de croire que l’utilisation d’une machine ou une situation constitue un danger, peut refuser de travailler, et la jurisprudence indique que le danger perçu par l’employé doit être lié à une machine, une chose ou une caractéristique « physique » du lieu de travail. Selon l’intimée, le Code protège l’employé contre les dangers qui peuvent exister dans le lieu de travail, mais ne semble pas étendre sa protection à l’employé qui pourrait être en danger à cause de son propre état pathologique. Bref, l’employeur estime que le terme anglais « condition » employé dans la définition de « danger » au paragraphe 122(1) et à l’alinéa 128(1)b) du Code ne peut pas être interprété comme comprenant l’état physique ou pathologique d’une personne au travail dans un lieu de travail.

 

[17] L’intimée a fait remarquer que, lorsque M. Pearce a demandé pour la première fois des mesures d’adaptation en raison de son état pathologique en novembre 2009, et également lorsqu’il a exercé son droit de refuser de travailler le 2 février 2010, il a refusé de fournir des renseignements médicaux objectifs, prétendant que la demande de l’infirmière en santé du travail de l’intimée allait à l’encontre de ses droits et responsabilités énoncés dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, et plus particulièrement que la demande de diagnostic de l’intimée portait atteinte à son droit à la vie privée. Au moment du refus de travailler, il n’y avait donc aucune preuve médicale objective présentée à l’appui des restrictions de travail demandées par M. Pearce et, par conséquent, l’employeur n’était aucunement tenu de maintenir les mesures d’adaptation qu’il avait prises précédemment pour M. Pearce. Étant donné le peu de renseignements médicaux objectifs en sa possession au moment du refus, l’intimée ne croyait pas qu’il était dangereux pour M. Pearce ou d’autres employés de travailler dans le lieu, au sens de la partie II du (Code), qui justifie le refus de M. Pearce d’exercer ses fonctions de chef d’équipe le 2 février 2010.

 

[18] L’intimée estime que les allégations de harcèlement et de discrimination faites par l’appelant ne sont ni justifiées ni pertinentes eu égard à la décision prise par l’agent de SST Misuraca au sujet de l’existence d’un danger pour M. Pearce ou ses collègues le 2 février 2010. L’intimée appuie la conclusion de l’agent de SST comme quoi, au moment du refus de travailler le 2 février 2010, aucun danger n’existait en vertu des dispositions de l’article 128 du Code. De plus, aucune preuve médicale objective n’avait été fournie à la date en question pour confirmer l’existence d’une situation exigeant des mesures d’adaptation permanentes, même si l’intimée avait pris certaines mesures d’adaptation visant M. Pearce depuis le dépôt de sa demande en 2009.

 

[19] En conclusion, l’intimée a affirmé que, à la suite du refus de travailler et de la décision de l’agent de SST, l’appelant a choisi de fournir des renseignements médicaux supplémentaires provenant d’un médecin qui ont confirmé l’existence d’un état pathologique; l’intimée a alors pris des mesures d’adaptation pour respecter toutes les restrictions médicales recommandées relativement à M. Pearce, dont le dossier est suivi par les infirmières en santé du travail d’Air Canada Jazz.

 

Analyse

 

[20] Avant d’aborder plus particulièrement les questions soulevées par le présent appel, il convient de souligner que la présente cause concerne la révision d’une décision rendue par un agent de santé et de sécurité à la lumière des renseignements qui ont été fournis à cet agent ou qu’il a recueillis, et non la révision d’une décision prise par l’employeur qui pourrait avoir mené à la continuation d’un refus de travailler par l’employé, et qui a plus tard donné lieu à la participation de l’agent de SST. De plus, en ma qualité d’agent d’appel, je suis habilité à traiter de toute affaire de façon de novo et par conséquent, je peux examiner toute preuve qui n’était pas disponible au moment de l’enquête de l’agent de SST, ainsi que toute preuve qui a été présentée par ce dernier sur laquelle il s’est fondé pour rendre sa décision  ou qui a été obtenue après que ladite décision a été rendue et portée en appel.

 

[21] Comme il a été mentionné plus tôt dans la présente décision, avant de déterminer si les faits établis dans la présente cause, en ce qui a trait particulièrement à l’appelant, justifiaient le refus de travailler, il faut d’abord se demander si les circonstances, faute d’un meilleur mot, de la nature de celles décrites en l'espèce peuvent, en soi, entrer en considération dans l’évaluation de l’existence d’un danger visé par le Code et justifier un refus de travailler, en gardant à l’esprit que la situation qu’a décrite l’employé renvoie à l’alinéa b) du paragraphe 128(1) du Code, à savoir qu’il était dangereux pour lui de travailler dans le lieu. En exposant son point de vue, l’appelant a mentionné que l’accomplissement de ses tâches pouvait représenter un danger pour lui-même ou pour autrui, ce qui pouvait être considéré comme relevant de l’alinéa 128(1)c) quant à l’accomplissement d’une tâche qui constitue un danger. Toutefois, en examinant l’ensemble de ses observations, ainsi que les déclarations de l’agent de SST, je suis d’avis qu’il s’agit simplement d’une autre façon pour l’appelant d’invoquer une situation dans le lieu de travail causée, entre autres, par un état pathologique personnel en vertu de l’alinéa b) du paragraphe 128(1). L’agent de SST qui a rendu la décision d’absence de danger en l’espèce a essentiellement conclu qu’une situation personnelle (médicale), comme celle de l’appelant, ne remplissait pas les critères établis par la loi pour justifier un refus de travailler, puisque seules des circonstances liées à l’environnement « physique » du lieu de travail pouvaient entrer en ligne de compte, une conclusion que je ne puis appuyer.

 

[22] À mon avis, la réponse à la première question soulevée par la présente cause réside dans la compréhension adéquate des termes utilisés dans le Code. Il ne suffit donc pas de considérer de façon générale la disposition concernant le droit de refuser de travailler au paragraphe 128(1), et en particulier à l’alinéa b), mais aussi les termes pertinents employés dans cet alinéa et ailleurs dans le Code, dont certains sont définis dans le Code et d’autres non, ce qui nous oblige à consulter d’autres sources, afin que tous ces termes fondamentaux du Code prennent tout leur sens conformément à la disposition de déclaration de l’objet  du code  qui est de « prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi (…) ». Ces termes sont « danger », « lieu de travail » et le terme anglais « condition ». Il convient également de signaler que les règles d’interprétation des lois stipulent que, lorsque les mêmes termes sont utilisés de la même façon (sans déterminant) dans diverses parties de la même loi, ils ont le même sens et doivent être interprétés de la même façon.

[23] Pour répondre à la question que soulève cet appel, il faut s’attarder au terme « danger », défini en partie au paragraphe 122(1) du Code comme suit : « Situation, tâche ou risque — existant ou éventuel — susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade […] avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée […] ». (Non souligné dans l’original) Dans l’anglais, l’utilisation du mot « any » dans la définition indique que le texte du Code ne limite pas le type de situation ou de tâche qui peut être considérée comme susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade. En fait, le Canadian Oxford Dictionary définit comme suit le mot « any » : [traduction] « chaque élément d’un ensemble indifféremment, peu importe sa quantité, son nombre ou sa nature »; « n’importe quel ».  En outre, la loi ne définit cependant pas le terme anglais « condition » employé dans la définition de « danger » et employé à l’alinéa 128(1)b) sans adjectif qualificatif comme « physique » utilisé par l’agent de SST dans sa décision d’absence de danger qui a donné lieu au présent appel, et par l’employeur dans ses observations.

[24] Même si la définition de « danger » distingue les causes possibles de blessures ou de maladies comme étant une « situation », une « tâche » ou un « risque » sans définir ces termes, il faut répéter que, pour justifier un refus de travailler, le « danger » doit exister dans un lieu de travail, comme le prévoient les dispositions du Code relatives au refus de travailler. Il est vrai que l’alinéa 128(1)b) du Code utilise seulement le mot « lieu » (« place » en anglais). Toutefois, il ne fait aucun doute dans le contexte que le sens qu’on a voulu donner à l’ensemble de l’article 128 est « lieu de travail » (« work place »), expression définie dans le Code et essentielle pour trancher la présente question. Cette définition se lit comme suit : « Tout lieu où l’employé exécute un travail pour le compte de son employeur » (non souligné dans l’original). À la lecture de cette définition, il appert évident que, pour qu’un lieu donné soit considéré comme un lieu de travail en vertu du Code, on doit retrouver trois composantes : un lieu physique, une personne et une tâche accomplie par celle-ci pour le compte d’un employeur. Même si l’on peut dire que la formulation des alinéas a) et c) du paragraphe 128(1) s’applique plus particulièrement à des situations dans un lieu de travail (l’utilisation ou le fonctionnement d’une machine ou d’une chose, l’accomplissement d’une tâche), la formulation de l’alinéa b), le fait qu’il mentionne expressément le lieu de travail (« place ») comme l’endroit où la situation existe (« dans le lieu ») et qu’il attache au terme anglais « condition » un article indéfini (« a »), qui, dans le contexte, a le même sens que « any », mène à mon avis à la conclusion incontournable que la détermination de l’existence d’un danger au sens de l’alinéa b) exige de prendre en considération toutes les trois composantes de ce qui constitue un lieu de travail dans l’évaluation des circonstances propres à une situation donnée.

 

[25] Comme je l’ai mentionné plus tôt, un terme utilisé de la même façon dans diverses parties d’une loi doit avoir le même sens et doit recevoir  la même interprétation dans toute la loi, à moins que la terminologie qui l’accompagne ne permette de croire qu’on a voulu lui donner un sens différent. Dans sa décision, l’agent de SST, en renvoyant à l’alinéa 128(1)b), qui se lit comme suit : « il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu », a réduit la portée de la disposition à une caractéristique physique du lieu de travail de sorte à exclure l’état pathologique de l’appelant comme élément à prendre en considération dans la détermination de l’existence d’un danger en vertu de cet alinéa. Il convient toutefois de souligner, comme je l’ai fait précédemment, que le Code n'accole pas de déterminant au terme anglais « condition », chaque fois que ce terme est utilisé. De plus, la soi-disant « condition » doit être déterminée en fonction de son existence dans le lieu de travail et donc, comme il a été mentionné ci-dessus, en tenant compte des trois composantes qui constituent un lieu de travail. Le Code ne définit toutefois pas le terme anglais « condition » et il faut donc consulter d’autres sources pour en saisir le sens.

 

[26] Le Canadian Oxford Dictionary définit comme suit le terme anglais « condition » : [traduction] « circonstances, en particulier celles qui influent sur le fonctionnement ou sur l'existence de quelque chose ». Par conséquent, en appliquant cette définition à celle de « lieu de travail », je n’aurais aucun mal à conclure qu’il faut tenir compte de toutes les circonstances liées à toutes les trois composantes qui constituent le « lieu de travail » dans leur ensemble pour déterminer si un refus de travailler est justifié conformément à l’alinéa 128(1)b) du Code, et donc j’estime que l’état personnel de l’employé est un élément qui peut et qui doit être pris en considération. Il ne faut pas perdre de vue le fait que cette évaluation repose sur des faits et donc que chaque cas est unique. Autrement dit, un état pathologique touchant un employé au travail ne signifie pas nécessairement qu’il soit dangereux pour l’employé de travailler dans le lieu, même si l’état de l’employé au travail peut être considéré comme étant lié au premier élément de ce qui constitue le lieu de travail, soit l’employé ou la personne. Pour déterminer s’il existe une situation justifiant le refus de travailler, il faut examiner l’état pathologique de l’employé en fonction du travail à exécuter, donc des tâches à accomplir, et du lieu où ces tâches doivent être accomplies pour le compte de l’employeur. C’est ce résultat ou cette combinaison qui peut ou non constituer une « condition », selon le terme anglais, dans un lieu de travail, au sens de l’alinéa 128(1)b) du Code. À cet égard, je partage l’opinion exprimée par ma collègue K. Néron dans la décision I. D. Tench et Défense nationale - Forces maritimes de l’Atlantique, Nouvelle-Écosse (précitée) concernant le sens à donner au terme « situation » employé dans la définition de « danger » et au terme anglais « condition » employé à l’alinéa 128(1)b), qui va comme suit : À mon avis, cela signifie que le terme anglais condition […] peut être interprété comme comprenant toute situation qui, au travail, peut avoir un (sic) incidence sur le fonctionnement ou l’existence d’un employé […].

 

[27] Pour étayer cette conclusion, je renvoie à la décision de mon collègue D. Malanka mentionnée ci-haut (Michelle Dawson et Société canadienne des postes) sur laquelle l’agent de SST Misuraca a fondé sa décision d’absence de danger et qu’il a, selon moi, mal interprétée. S’il est vrai que l’agent d’appel Malanka a indiqué que « lorsque le danger lié à une tâche n’est déterminé que par les troubles médicaux de l’employé […] il ne s’agit pas d’un danger visé par le Code », cette déclaration fait référence à une situation où l’employée prétendait que sa à un rendez-vous médical demandé par son employeur, ce qui n’était donc pas une tâche, constituait un danger du fait de l’état pathologique (autisme) de l’employée, une situation assez différente de celle en l’espèce, où l’on soutient que l’état de santé, en combinaison avec les composantes du lieu de travail, donc les tâches à accomplir et le lieu où elles sont accomplies, a donné lieu à une situation dans le lieu de travail constituant un danger. L’agent d’appel Malanka a toutefois affirmé que, en vertu du Code, on pouvait tenir compte de l’état de santé de l’employé et des facteurs connexes « lorsqu’il s’agit d’un danger lié à l’utilisation d’une machine ou d’une chose, lorsqu’une situation dans le milieu de travail ou l’exécution d’une tâche présente un risque ».

 

[28] J’estime donc que l’état pathologique d’un employé est un élément qui peut entrer en considération dans la détermination de l’existence d’une situation dans le lieu de travail constituant un danger au sens du Code.

 

[29] En ce qui concerne la question à savoir si, en l’espèce, il était dangereux pour l’employé de travailler dans le lieu, la preuve, à mon avis, tend à établir que c’était bien le cas.  Même si je ne peux pas dire qu’on ait passé beaucoup de temps à l’audience à décrire les faits entourant le lieu de travail de M. Pearce ou les tâches qu’il accomplissait pour le compte de l’employeur, je suis néanmoins d’avis que la preuve présentée est convaincante, ne fût-ce que parce qu’elle n’a été ni mise en doute ni contestée. De façon générale, les tâches de l’appelant ont été décrites comme étant à 70 % opérationnelles, comprenant l’utilisation et le déplacement de machinerie lourde, comme des aéronefs, sur l’aire de trafic de l’aéroport de Toronto. Pour exercer ses fonctions, l’appelant doit détenir un permis de conduire sur une aire de trafic valable à l’aéroport de Toronto et un permis du Système de permis d’exploitation de véhicules côté piste. Parmi les responsabilités figurant dans la description de poste présentée à l’audience, on trouve celles-ci : [traduction] « maintenir une présence sur le terrain pour s’assurer que les tâches soient accomplies à temps afin de respecter les temps d’immobilisation prévus » et « accomplir les fonctions conformément aux politiques et procédures établies tout en accordant la priorité à sa sécurité personnelle et à celle des collègues et des clients ».  L’employeur ne met évidemment pas en doute l’état pathologique de M. Pearce. De nombreux documents déposés en preuve, ainsi que les témoignages non contestés de l’appelant et de l’agent de SST, permettent de confirmer ce fait.  Comme il a été décrit précédemment, l’état pathologique de l’appelant le rend sujet à des épisodes d’endormissement soudain lorsqu’il accomplit les tâches susmentionnées, en particulier lorsqu’il travaille la nuit.  Selon moi, la combinaison de ces facteurs représentait une situation dans le lieu de travail qui pouvait amener l’appelant à avoir des motifs raisonnables de croire que l’accomplissement de la tâche constituait un danger pour lui au moment de son refus de travailler.

 

[30] La preuve montre également que, au moment du refus, l’appelant refusait toujours de fournir à l’employeur les renseignements que celui-ci considérait comme suffisants selon sa politique pour justifier la décision de donner suite à la demande de mesures d’adaptation de l’appelant; c’est la raison pour laquelle l’employeur jugeait qu’il ne pouvait pas accéder à la demande de l’appelant concernant un changement d’horaire. Même si je ne peux ignorer ce fait, je dois répéter ce que j’ai dit plus tôt, à savoir que le présent appel ne concerne pas la décision de l’employeur, mais bien celle de l’agent de santé et de sécurité. À cet égard, des éléments de preuve non contestés montrent que, dans le cadre de son enquête sur le refus de travailler de M. Pearce, l’agent de SST Misuraca a été informé de l’état pathologique de l’appelant, ce qui veut dire qu’il était parfaitement au courant de la nature de cet état pathologique au moment où il a pris sa décision. Il aurait dû en tenir compte pour prendre sa décision.

 

 [31] J’ai déjà décidé que l’agent de SST avait commis une erreur dans son raisonnement relatif au refus de travailler en vertu de l’alinéa 128(1)b) du Code. Je conclus également que, lorsque M. Pearce a refusé de travailler le 2 février 2010, il était dangereux pour lui de travailler dans le lieu. L’appel est donc accueilli, et la décision d’absence de danger, annulée.

 

[32] Compte tenu des conclusions qui précèdent, j’estime également inutile de traiter des observations de l’appelant concernant les présumées violations de droits en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne ou la présumée discrimination exercée par l’agent de SST. Je me contenterai de dire qu’il n’a pas été nécessaire d’examiner ces questions pour prendre une décision en l’espèce et que ces questions devraient être réglées par une autre instance. De plus, on ne peut ignorer le fait que, bien que l’appelant ait soutenu qu’il s’agissait d’une violation de son droit à la vie privée, il a quand même fourni les renseignements demandés à l’employeur peu après que l’agent de SST ait rendu sa décision.

 

[33] Ayant conclu qu’un danger existait au moment du refus, une instruction visant à éliminer le danger devait être donnée à l’employeur conformément au paragraphe 145(2) du Code. Cependant, dans ce cas précis, la preuve montre que, peu de temps après la décision d’absence de danger de l’agent de SST, et donc avant que l’affaire ne soit confiée à l’agent d’appel soussigné, l’employeur a obtenu les renseignements qu’il demandait à l’appelant et pris les mesures d'adaptation que réclamait M. Pearce, mesures qui étaient toujours en place au moment du l’audience. Par conséquent, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de chercher à corriger par une instruction une situation que les parties, à tous égards, ont indiqué au soussigné avoir déjà été rectifiée. Pour cette raison, aucune instruction ne sera donnée par suite de la conclusion qui précède.

 

 

 

Jean-Pierre Aubre

Agent d’appel

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